Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre VI
LETTRE VI
Mais, mon Dieu ! êtes-vous mort, ou auriez-vous déjà oublié que votre souvenir est vif et douloureux dans l’âme de ceux que vous avez quittés ? pas un mot de vous, depuis le 24 mai ! il est bien difficile de croire que ce ne soit pas un peu votre faute. Si cela est, vous ne méritez ni le regret que mon cœur sent, ni le reproche qu’il vous fait. J’ai su que M. d’Aguesseau n’avait pas eu de vos nouvelles. Je m’intéresse à vous d’une manière si vraie et si sensible, que j’aurais été ravie, si j’avais pu apprendre que vous lui eussiez donné la préférence sur moi : il la mérite sans doute à tous égards ; mais ce n’est pas la justice qui règle le sentiment ; croyez-vous que si cette vertu me gouvernait, je dusse être inquiète de votre silence, et avoir besoin des témoignages de votre amitié ? Hélas ! non, je ne saurais même m’expliquer pourquoi je m’occupe de vous dans ce moment-ci. J’ai appris hier une nouvelle qui a abîmé mon âme de douleur ; j’ai passé la nuit dans les larmes, et quand ma tête et toute ma machine ont été épuisées, quand j’ai pu avoir un mouvement qui ne fût pas de douleur, j’ai pensé à vous, et il me semblait que, si vous aviez été ici, je vous aurais mandé que je souffrais, et peut-être que vous n’auriez pas refusé de venir ; dites-moi si je me trompe ? quand mon âme souffre, ai-je tort de chercher de la consolation dans la vôtre ? au milieu de tant de mouvements, de tant d’intérêts si différents de celui qui touche et attendrit, entendez-vous encore une langue qui est si étrangère à la plupart des gens entraînés par la dissipation, ou enivrés par la vanité ? elle n’est guère mieux connue par ceux qui, comme vous, sont occupés du désir de savoir, et de l’amour de la gloire. Vous êtes si persuadé que la sensibilité est le partage de la médiocrité, que je meurs de crainte que votre âme ne se ferme tout à fait à ce mouvement bien plus déchirant qu’il n’est consolant. Il y a quinze jours que je vous ai écrit, et je croyais hier que je ne vous écrirais que lorsque j’aurais reçu de vos nouvelles. La souffrance a amolli mon âme et je lui cède. J’ai pris à cinq heures du matin deux grains d’opium ; j’en ai obtenu du calme qui vaut mieux que le sommeil ; ma douleur est moins déchirante : je me sens accablée avec moins de ressort. On vient à bout de modérer la violence de l’âme : je puis vous parler, je puis me plaindre ; hier je n’avais point d’expression. Je n’aurais pas pu prononcer que je craignais pour la vie de ce que j’aime ; il m’aurait été plus facile de mourir que de proférer des mots qui glacent mon cœur. Vous avez aimé : concevez donc ce que font de pareilles alarmes ; et jusqu’à mercredi je serai dans une incertitude qui fait horreur, et qui cependant me commande de vivre jusque-là ! oui, il n’est pas possible de mourir quand on est aimé, et cependant il est affreux de vivre ; la mort est le besoin le plus pressant de mon âme, et je me sens garrottée à la vie. Plaignez-moi ; pardonnez-moi d’abuser de la bonté que vous m’avez montrée. Est-ce dans vous ou dans moi que je trouve la confiance qui m’entraîne ? On dit que vous n’aurez pas trouvé le roi à Berlin ; aurez-vous été le rejoindre à Stettin, où il devrait être jusqu’au 20 ? Mais je suis inquiète : il me semble qu’on pourrait avoir de vos nouvelles de Berlin. Que vous seriez coupable si vous aviez la moindre négligence ! et vous savez bien que vous m’avez donné votre parole d’honneur de me faire écrire, si vous étiez malade. N’allez pas vous servir de ce prétexte, qui contente les amitiés ordinaires, qu’on ne veut pas inquiéter : cela est détestable ; je ne veux pas être ménagée ; je veux souffrir par mes amis, pour mes amis ; et je chéris mille fois plus les maux qui me viennent par eux, que tout le bonheur qui est sur la terre, et qui ne tient pas à eux. Bonjour ; j’ai encore l’opium dans la tête : il rend ma vue incertaine : peut-être me rend-il encore plus bête que de coutume ; mais qu’importe ? ce n’est pas mon esprit, ce sont mes maux qui vous ont intéressé.