Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLII

Garnier Frères (p. 98-99).

LETTRE XLII

Dix heures, 1774.

Vous ne vous souciez pas de me trouver encore aujourd’hui ; mais je vous suis assez indifférente pour ne pas craindre de troubler les intérêts qui vous agitent. Écoutez-moi donc, et faisons l’un avec l’autre ce que proposa madame de Montespan à madame de Maintenon. Étant forcée de faire un voyage assez long avec elle tête à tête : Madame, lui dit-elle, oublions nos haines, nos querelles, et soyons l’une et l’autre de bonne compagnie, etc., etc. Eh bien ! je vous dis : « Oublions nos mécontentements mutuels, et soyez assez facile pour m’apporter ce que je vous ai demandé ». Oui, c’est moi qui vous parle, et je ne suis pas folle : au moins, à cet égard, ma folie est d’un genre moins sec et moins malheureux. Bonsoir. Vous étiez presque triste tantôt, j’en étais fâchée sans me le reprocher : car, comme vous savez, il faut se croire aimé pour se croire infidèle. Le chevalier m’a expliqué votre tristesse, et je vous ai plaint du fond de mon cœur. Ne me refusez pas ce que je vous demande ; je vous promets en récompense ce mauvais synonyme de pleurs et de larmes : il est mauvais, mais il est d’une sensibilité qui fera couler les larmes de ce que j’aime ; et il ferait pleurer d’ennui un homme d’esprit et de goût : mais aussi ce ne sont pas ces gens-là à qui j’ouvre mon âme. Bonsoir. Où êtes-vous ? à coup sûr vous êtes bien : vous êtes gai, animé, intéressé, et tout entier à ce que vous voyez : voilà ce que nous appelons être aimable par excellence. Tancrède !… oh ! cela est bien beau ! il y a des vers qui retentissent jusqu’au fond de l’âme ; mais rien n’est au ton d’une âme active, souffrante et agitée elle doit vivre sur elle-même. Adieu donc.