Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLI

Garnier Frères (p. 97-98).

LETTRE XLI

1774.

Cela serait bien doux, bien aimable, si cela disait que je vais vous voir ; mais ce doute détruit l’impression sensible que j’aimerais tant à recevoir de ce que vous me dites. Mon Dieu ! que vous troublez ma vie ! vous me faites éprouver dans l’espace d’un jour les dispositions les plus contraires : je suis à la fois entraînée par le mouvement le plus passionné, et puis glacée par l’idée que vous ne me répondez pas. Alors cette réflexion me donne de l’humeur contre moi, et pour retrouver un peu de calme, je m’abandonne au souvenir déchirant de ce que j’ai perdu. Bientôt après, mon âme se pénètre d’un sentiment plus doux, et je suis en état de m’occuper des moments de bonheur que j’ai goûtés en vous aimant. Toutes ces pensées, qui devraient m’éloigner de vous, m’en rapprochent bien vite. Je sens que je vous aime, et assez pour ne pouvoir espérer de repos que dans la mort. C’est mon seul appui, le seul secours que j’attends, et dont je sens le besoin dans presque tous les instants de ma vie. Mon ami, vous avez mis du baume sur la petite plaie que je me suis faite hier soir, puisque vous en avez remarqué le moment : cela prouverait la vérité de ce que disait M. d’Alembert, qu’il y a telle circonstance où la douleur n’est point douleur. — Oui, vous aurez avant minuit l’éloge ; je vais renvoyer chez l’archevêque de Toulouse. Bonjour. Encore une fois, mon ami, c’est vous qui faites ma tristesse, mon silence, mon malheur ; en un mot, c’est vous qui animez mon âme, et c’est elle qui m’entraîne. Je n’ose point vous dire à quel point je vous aime.