Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LIV

Garnier Frères (p. 132-135).

LETTRE LIV

Lundi, 26 septembre 1774.

Mon ami, j’ai désiré hier toute la journée de vous écrire : mais la force m’a manqué. J’ai été dans un état de souffrance qui m’a ôté le pouvoir de parler et d’agir. Je ne puis plus manger : les mots de nourriture et de douleur sont devenus synonymes pour moi. Mais c’est de vous que je veux parler, c’est de vous que je suis occupée, que je suis inquiète. Hélas ! je l’avais voulu croire ! — c’est encore une méprise, quoique je ne sois plus susceptible de plaisir et de bonheur, mon âme semble toute neuve pour la elle s’accroît de ce que vous souffrez. Je vous vois malade : j’ai à me reprocher de vous avoir causé quelques moments de tristesse ; sans me flatter que vous attachiez un grand intérêt ni à mon sentiment, ni à moi, cependant j’ai pu troubler votre repos, et j’en suis désolée. Mon ami, c’est vous qui m’avez appris à affliger, à tourmenter ce que j’aimais. Ah ! que j’en ai été cruellement punie ! si le ciel me réservait !… Mais mon sang se glace, je mourrai avant. Cette pensée est mille fois plus affreuse que ne pourra jamais être la mort la plus violente. Vous voudriez ne pas vous réveiller, et c’est vous, et c’est à moi que vous confiez ce dégoût de la vie. Que les mots qu’on m’écrivait en mourant sont différents ! « J’allais vous revoir, il faut mourir, quelle affreuse destinée ! mais vous m’avez aimé, et vous me faites encore éprouver un sentiment doux. Je meurs pour vous, etc., etc. » Mon ami, je ne saurais tracer ces mots sans fondre en larmes : le sentiment qui les a dictés était le plus tendre et le plus passionné qui fût jamais ; le malheur, l’absence, la maladie, rien n’avait pu ébranler ni refroidir cette âme de feu. Ah ! j’ai pensé mourir hier, en lisant une lettre de M. de Fuentes. Il me mande que sa douleur ne lui a pas encore permis de rien voir de ce qui fut cher à son fils, qu’il conservera pour moi la plus tendre, la plus vive reconnaissance des preuves d’amitié que j’ai données dans tous les temps à M. de Mora ; que je le soutenais dans son malheur, et que tout ce que son fils me devait, il voudrait l’acquitter au prix de sa vie. Il ose, en son nom, au nom de ce fils qu’il pleure, me demander une grâce : c’est d’engager M. d’Alembert, qui fut son ami, à lui écrire une espèce d’éloge funèbre qui honorera la mémoire de son fils, qui fera sa consolation le peu de jours qui lui reste à vivre, qu’il lira à sa famille comme un monument honorable pour elle, et qui servira d’encouragement à la vertu pour ses autres enfants. Et cette prière si touchante finit par des larmes. Oh ! combien elle m’en a fait répandre ! et je ne crains point de vous ennuyer en vous faisant un récit qui ne serait pas froid dans un roman. Mon Dieu ! j’adore M. de Fuentes : il était digne d’avoir un tel fils. Quelle perte, en effet, et pour lui et pour tout ce qui l’a aimé ! et cependant nous vivons tous ! Son père, sa sœur et moi nous aurions été trop fortunés de mourir au même instant qu’il nous a été enlevé. Ah ! mon ami, plaignez-moi ! ayez pitié de moi ! vous seul dans la nature pouvez faire pénétrer quelques moments de douceur et de consolation dans mon âme mortellement blessée. Je le sens, votre présence aurait soulagé le poids dont je suis accablée : depuis que je ne vous vois plus, je suis égarée ; mon âme ne connaît plus que les excès, et vous en avez jugé par la violence que j’ai mise dans ma conduite avec vous. Mon ami, remettez-moi dans la bonne route. Soyez mon guide, si vous voulez que je vive. Ne m’abandonnez pas. Je n’ose plus dire : je vous aime ; je n’en sais plus rien. Jugez-moi dans le trouble où je vis. Vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je ne sais si c’est vous ou la mort que j’implore : j’ai besoin d’être secourue, d’être délivrée du malheur qui me tue. — Mon ami, si je n’ai pas de vos nouvelles aujourd’hui, si je n’en sais pas, au moins, je ne vois pas comment je pourrai attendre à mercredi ! Quelle affreuse conformité les mercredis et les samedis ! Je ne vivais que pour arriver à ces deux jours-là. Me voilà encore agitée et dans la même attente. Mon Dieu ! concevez-vous, pouvez-vous atteindre à tout ce que je sens, à tout ce que je souffre ? Croirait-on jamais que j’aie pu connaître le calme ! Eh bien ! mon ami, il est vrai que j’ai vécu vingt-quatre heures séparée de votre pensée ; et puis j’ai été bien des jours dans une apathie totale ; je vivais, mais il me semblait que j’étais à côté de moi. Je me souvenais d’avoir eu une âme qui vous aimait : je la voyais de loin, mais elle ne m’aimait plus. Hélas ! si vous êtes malade, ou si vous êtes comme ce malheureux qui n’aime rien, vous ne m’entendrez pas ; si ce langage ne va pas à l’âme, il est mortellement froid : ce sera à moi de vous plaindre de la fatigue et de l’ennui que je vous aurai causés. Bonjour. Je ne fermerai ma lettre qu’après l’arrivée du facteur. Au nom de Dieu ! faites que je n’aie pas besoin d’avoir recours à mon ami de la poste pour avoir mes lettres de meilleure heure. — Mon ami, ne prenez pas trop du quinquina : il fait mal à la poitrine, et quand il guérit trop vite la fièvre, on a presque toujours des obstructions ; enfin, songez qu’il ne vous est pas libre de négliger votre santé : mon repos, ma vie en dépendent. Mon ami, dites-moi si je vous aime, vous devez vous y connaître ; moi, je ne me connais plus à rien : par exemple, dans ce moment-ci, je sens que je désire avec passion de vos nouvelles ; et je sens aussi, mais d’une manière active, que j’ai besoin de mourir. Je souffre de la tête aux pieds. Mon âme est exaltée et mon corps affaissé. De ce manque d’accord résultent le malheur et presque la folie. Mais il faut m’arrêter. Adieu. Je voudrais bien aller au-devant du facteur.


Lundi, quatre heures.

Le facteur est arrivé. M. d’Alembert n’a point de lettres, et cependant le courrier de Montauban arrive lundi, mercredi et samedi. Mon ami, je suis bien malheureuse : ou vous êtes bien malade, ou vous êtes bien cruel de me laisser dans cette inquiétude. Vous savez si ma santé, si mon état peuvent supporter une augmentation de trouble et de douleur. Ah ! mon Dieu ! que faire, que devenir d’ici à mercredi ! Je vais envoyer chez le chevalier d’Aguesseau.