Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LIII

Garnier Frères (p. 128-131).

LETTRE LIII

Vendredi, 23 septembre 1774.

Mon ami, je vous fais victime : je vous écris jusqu’à vous accabler. C’est la seule occupation qui me fasse croire que je suis encore en vie ; et quoique je pense que d’être tout à fait morte soit le meilleur état, cependant, en souffrant, je trouve de la douceur à me tourner encore vers vous. Si vous ne m’entendez pas, vous m’écouterez du moins, vous me répondrez : car il est bien triste de n’avoir point de lettre de vous. Voilà deux courriers de perdus, lundi et mercredi, et c’est moi qui me suis fait ce mal-là : car, sans m’aimer, vous auriez continué à m’écrire exactement. Eh ! bon Dieu ! à quel excès j’ai été portée ! Je vous ai aimé et haï avec fureur : c’était sans doute le dernier élan d’une âme qui allait s’évanouir pour jamais ; car, en honneur, je n’en ai plus entendu parler, je ne sais ce qu’elle est devenue depuis. — Je croyais que vous auriez écrit mercredi à M. d’Alembert : en rentrant, mon premier mot fut de lui demander s’il n’avait point eu de lettre, et s’il n’en savait rien ; car il a pour bonne habitude de n’ouvrir ses lettres que le lendemain matin. Je sus bientôt qu’il n’en avait pas reçu de vous, et mon état de souffrance s’en augmenta d’une manière si sensible, que je fus obligée de prendre un calmant ; et puis, à force de raison et de raisonnements, j’en vins non pas à ne point m’en soucier, mais à ne pas m’en faire un tourment. Pourquoi donc dites-vous que vous ne recevez qu’une fois la semaine des lettres, tandis qu’elles arrivent trois fois la semaine à Paris ? Mais à quoi cela m’est-il bon, si vous ne m’écrivez point, si samedi je suis encore comme mercredi et lundi ? Mais il n’y a que l’indifférence qui soit muette ; si vous étiez mécontent, si même vous me haïssiez, vous devriez avoir du plaisir à me le dire. Enfin, mon ami, il faut que vous m’ayez condamnée, si vous n’avez pas besoin de me confondre.

Vous savez que M. de Muy se marie ces jours-ci avec madame de Saint-Blancard, une chanoinesse d’Allemagne que vous avez peut-être connue pendant la guerre dernière. On dit qu’elle est aimable, qu’elle a été jolie et qu’elle aime M. de Muy. Ce mariage me donne bien bonne opinion de l’honnêteté de M. de Muy : voilà un excellent emploi de sa fortune. — M. le comte de Broglie est à Ruffec, est-ce bien loin de Montauban ? Je serais fâchée que vous y allassiez ; il agiterait votre tête, et ne vous donnerait aucun moyen de mener à bien les projets de fortune qu’il vous ferait concevoir. Mon ami, il faut arrêter votre pensée, il faut voir beaucoup M. de Muy. Il faut qu’il vous connaisse, et s’il a de l’esprit, il voudra s’aider de vos lumières et de vos talents. Surtout ramenez M. votre père, sa présence vous sera utile ; et d’ailleurs, si sa fortune est susceptible d’amélioration, il faut bien qu’il se montre : on ne va point chercher le mérite qui se cache. J’applaudis fort à l’horreur que vous avez pour le séjour de la province : mais la campagne n’est pas la province : j’aimerais mieux le séjour d’un village, la compagnie des paysans, que la ville de Montauban et la bonne compagnie qui la compose. Mais, mon Dieu ! au milieu de Paris, il y a tant de villes de province ; il y a tant de sots, tant de faux importants ; en tout, partout, le bon est si rare, que je ne sais si ce n’est point un grand malheur que de l’avoir connu, et d’en avoir fait son pain quotidien. On pourrait dire de l’habitude de vivre avec des gens d’esprit et de mérite, ce que M. de La Rochefoucauld disait de la cour : ils ne rendent point heureux, et ils empêchent de se trouver bien ailleurs ; voilà précisément ce que j’éprouve toutes les fois que je me trouve dans une autre société. — Mon ami, devinez si vous pouvez, mais il faut que je vous dise que ce n’est point un bonheur, que ce n’est point un plaisir, que ce n’est pas même une consolation que d’être aimé, mais fort aimé, par quelqu’un qui a peu, mais très peu d’esprit. Ah ! que je me hais de ne pouvoir aimer que ce qui est excellent ! que je suis difficile ! Mais voyez si c’est ma faute ; voyez quelle éducation j’ai reçue. Madame Du Deffand (car pour l’esprit elle doit être citée), le président Hénault, l’abbé Bon, l’archevêque de Toulouse, l’archevêque d’Aix, M. Turgot, M. d’Alembert, l’abbé de Boismont, M. de Mora, voilà les hommes qui m’ont appris à parler, à penser, et qui ont daigné me compter pour quelque chose ; le moyen après cela que la tête tourne d’être aimé par… ! Mais, mon ami, croyez-vous qu’on puisse aimer, quand on n’a point, ou qu’on n’a que peu d’esprit ? Je vois bien que vous me croyez folle ou imbécile, mais il n’importe. J’avais sur le cœur tout ce que je viens de vous dire. Bonsoir : je garde une petite place pour vous dire demain que je n’ai point eu de vos nouvelles. Mon ami, pardonnez-le-moi, cela me paraît impossible.


Samedi, après la poste.

Vous êtes malade, vous avez la fièvre. Ah ! mon ami, ce n’est pas mon intérêt que cela réveille : c’est de l’effroi que cela me cause : je crois que je porte malheur à ce que j’aime. Oh ! mon Dieu ! s’il me fallait craindre, s’il me fallait sentir encore les alarmes et le désespoir qui ont consumé deux ans de ma vie, pourquoi m’avez-vous empêchée de mourir ! vous ne m’aimez pas et vous m’avez enchaînée ! Si lundi je n’avais pas de vos nouvelles !…