Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LII

Garnier Frères (p. 125-128).

LETTRE LII

Commencée jeudi, 22 septembre 1774.

« Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures ;
« Je crains votre silence, et non pas vos injures. »

Mon ami, si j’avais de la passion, votre silence me ferait mourir ; et si je n’avais que de l’amour-propre, il me blesserait, et je vous en haïrais de toutes mes forces : eh bien ! je vis, et je ne vous hais plus. Mais je ne vous cacherai pas que j’ai vu avec chagrin, quoique sans étonnement, que c’était uniquement mon mouvement qui vous entraînait : vous aviez à me répondre. Vous ne savez plus me parler, et lorsque vous croyez que mon sentiment a cessé, vous ne sentez aucun regret, et vous ne trouvez rien en vous qui vous donne le droit de réclamer ce que vous avez perdu. Eh bien ! mon ami, je suis assez calme pour être juste : j’approuve votre conduite, quoiqu’elle m’afflige ; je vous estime de ne rien mettre à la place de la vérité. Et en effet, de quoi vous plaindriez-vous ? je vous ai soulagé ; il est affreux d’être l’objet d’un sentiment qu’on ne peut pas partager, l’on souffre et l’on rend malheureux : aimer et être aimé c’est le bonheur du ciel ; quand on l’a connu et qu’on l’a perdu, il ne reste qu’à mourir.

Il y a deux choses dans la nature qui ne souffrent pas la médiocrité, les vers et… Mais je ne m’abuse point, le sentiment que j’avais pour vous n’était point parfait. D’abord j’avais à me le reprocher, il me coûtait des remords ; et puis, je ne sais si c’était le trouble de ma conscience qui renversait mon âme, et qui avait absolument changé ma manière d’être et d’aimer ; mais j’étais sans cesse agitée de sentiments que je condamnais ; je connaissais la jalousie, l’inquiétude, la défiance ; je vous accusais sans cesse, je m’imposais la loi de ne pas me plaindre : mais cette contrainte m’était affreuse ; enfin, cette manière d’aimer était si étrange à mon âme, qu’elle en faisait le tourment. Mon ami, je vous aimais trop et pas assez, ainsi nous avons gagné tous les deux au changement qui est arrivé en moi : et ce n’est ni votre ouvrage ni le mien. J’ai vu clair un moment, et dans moins d’une demi-heure, j’ai senti le dernier terme de la douleur, je me suis éteinte, et j’ai ressuscité ; et ce qui est incontestable, c’est qu’en revenant à moi je n’ai plus retrouvé que M. de Mora, l’affaissement qui était arrivé à mon cerveau en avait effacé toute autre trace. Vous, mon ami, qui, un quart d’heure avant, remplissiez toute ma pensée, j’ai passé plus de vingt-quatre heures sans que vous vous y soyez présenté une seule fois ; et puis j’ai vu que mon sentiment n’était plus qu’un souvenir. J’ai resté plusieurs jours sans retrouver la force de souffrir, ni d’aimer ; et puis j’ai enfin repris ce degré de raison qui fait apprécier tout à peu près à sa juste valeur, et qui me fait sentir que, si je n’ai plus de plaisir à espérer, il me reste bien peu de malheur à craindre. J’ai retrouvé le calme, mais je ne m’y trompe point, c’est le calme de la mort ; et dans quelque temps, si je vis, je pourrai dire comme cet homme qui vivait seul depuis trente ans, et qui n’avait lu que Plutarque, on lui demandait comment il se trouvait : mais presque aussi heureux que si j’étais mort. Mon ami, voilà ma disposition : rien de ce que je vois, de ce que j’entends, ni de ce que je fais, ni de ce que j’ai à faire ne peut animer mon âme d’un mouvement d’intérêt ; cette manière d’exister m’était tout à fait inconnue, il n’y a qu’une chose dans le monde qui me fasse du bien, c’est la musique, mais c’est un bien qu’on appellerait douleur. Je voudrais entendre dix fois par jour cet air qui me déchire, et qui me fait jouir de tout ce que je regrette : J’ai perdu mon Eurydice, etc. Je vais sans cesse à Orphée, et j’y suis seule. Mardi encore, j’ai dit à mes amis que j’allais faire des visites, et j’ai été m’enfermer dans une loge. En rentrant chez moi le soir, j’ai trouvé un billet du comte de C…, qui me disait qu’il avait eu une lettre de vous la veille. Je l’attendis le lendemain, et je le trouvai heureusement chez madame Geoffrin. Il me lut votre lettre, vous y parlez de moi et vous y revenez trois fois, cela est bien honnête, mais beaucoup plus froid que si vous ne m’aviez pas nommée. Cependant, mon ami, je suis contente, c’est justement comme je vous veux. Mon Dieu ! comment serais-je difficile, moi qui ne sais plus, qui ne peux plus aimer qu’avec une raison et une modération que je n’avais jamais connues ? — J’ai vu M. Turgot, je lui ai parlé de ce que vous craignez sur les domaines. Il m’a dit qu’il n’y avait point encore de parti pris sur cet article, que M. de Beaumont, intendant des finances, s’en occupait, et qu’en attendant, les compagnies que M. l’abbé Terrai avait créées pour cette besogne avaient défense d’agir. M. Turgot m’a ajouté que, dès qu’il serait instruit par M. de Beaumont, il me dirait s’il y avait quelque chose de projeté ou d’arrêté sur les domaines, mais qu’en général il aurait un grand respect pour les propriétés. Je ne m’en tins pas là, je dis votre affaire à M. de Vaines, et il me répondit nettement : « Qu’il soit bien tranquille, le projet de l’abbé Terrai ne sera jamais exécuté par M. Turgot, j’en réponds ». Voilà, mon ami, la réponse de deux hommes qui doivent vous rassurer ; et quoiqu’elles ne soient pas conformes, cependant cela veut dire, ce me semble, la même chose. Je vous envoie l’arrêt dont je vous ai déjà parlé ; je crains que votre intendant ne soit pas fort pressé de le répandre, et je joins à cet arrêt une lettre de M. de Condorcet, que je trouve si bien que je l’ai fait copier. Mon ami, ne me remerciez point du soin que j’ai de vous envoyer ce qui me fait plaisir ; ce n’est pas pour vous, c’est pour vous en entendre parler, car il me reste beaucoup de goût pour votre esprit : il est excellent et bien naturel. Adieu.