Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLIX

Garnier Frères (p. 115-120).

LETTRE XLIX

Jeudi, 15 septembre 1774.

Peut-être ne lirez-vous jamais ce que je vais écrire ; peut-être aussi le recevrez-vous incessamment : c’est, je crois, la réponse que j’attends samedi, qui me déterminera, soit à brûler, soit à vous envoyer cette lettre. Écoutez-moi : il me semble que toutes les passions de mon âme se sont calmées : la voilà revenue, la voilà rendue à son premier et son unique objet. Oui, mon ami, je ne m’abuse point : mes souvenirs, mes regrets même me sont plus chers, plus intimes et plus sacrés que le sentiment violent que j’ai eu pour vous, et que le désir que j’avais de vous le voir partager. Je me suis recueillie ; je suis rentrée dans moi-même ; je me suis jugée, et vous aussi : mais je n’ai prononcé que contre moi ; j’ai vu que je prétendais à l’impossible, à être aimée de vous. Par un bonheur inouï, et qui ne devait jamais arriver, la créature la plus tendre, la plus parfaite et la plus charmante qui ait existé, m’avait donné, abandonné son âme, sa pensée et toute son existence. Quelque indigne que je fusse du choix et du don qu’il m’avait fait, j’en jouissais avec étonnement et transport. Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur ; et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais. Non, jamais, la beauté, l’agrément, la jeunesse, la vertu, le mérite n’ont pu être flattés et exaltés au degré où M. de Mora aurait pu faire jouir mon amour-propre ; mais il voyait mon âme : la passion qui la remplissait, rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre. Je vous dis tout cela, mon ami, non par une faiblesse qui serait trop bête et trop indigne des regrets qui déchirent mon cœur, mais c’est pour me justifier auprès de vous, oui, me justifier. Je vous ai aimé avec transport ; mais cela n’a pas dû excuser auprès de vous le souhait que j’ai osé former de vous voir partager mon sentiment : cette prétention a dû vous paraître folle. Moi fixer un homme de votre âge, qui joint à toutes les qualités aimables, les talents et l’esprit qui doivent le rendre l’objet des préférences de toutes les femmes qui ont le plus de droit à plaire, à séduire et à attacher ! Mon ami, je suis remplie de confusion, en pensant jusqu’à quel point vous avez dû croire mon amour-propre aveuglé et ma raison égarée. Oui, je m’en accuse avec douleur : le goût que vous m’inspiriez, le remords qui me tourmentait, la passion qui animait M. de Mora, tout cela ensemble m’a conduite dans une erreur que j’abhorre : car, il faut vous l’avouer, j’ai pensé plus que cela encore ; j’ai été persuadée que vous pouviez m’aimer ; et cette persuasion si folle, si vaine, m’a entraînée dans l’abîme. Sans doute il est bien tard, trop tard de m’aviser de mon égarement. Je le déteste, et en me méprisant, je voudrais vous haïr ; en effet, vous aviez excité en moi cet horrible mouvement : je vous ai même écrit dans cette disposition ; c’était le dernier effet et le dernier effort de la passion qui m’agitait. Je suis loin de me faire un mérite du calme où je suis revenue : c’est encore un bienfait de l’homme que j’adorais. Je ne vous expliquerai point tout ce qui s’est passé en moi depuis quinze jours, mais il suffit de vous dire que je ne me reconnais plus : ce n’est plus votre pensée qui m’occupe : et si le remords n’était pas à côté de ma douleur, je crois que vous seriez bien loin de moi : non que je cesse jamais d’avoir de l’amitié pour vous, et de l’intérêt pour votre bonheur : mais ce sera en moi un sentiment modéré qui pourra, si vous y répondez, me faire goûter quelques moments de douceur, sans jamais troubler ni tourmenter mon âme. Oh ! de quelles horreurs elle a été remplie ! il me paraît miraculeux de n’avoir pas succombé au désespoir où j’ai été réduite ; mais cette secousse, en affaissant ma machine, a remonté mon âme : elle est restée sensible ; mais elle est sans passion. Je ne connais plus ni la haine, ni la vengeance, ni… Ah, mon Dieu ! quel mot j’allais prononcer ! il n’est plus lié dans ma pensée qu’au souvenir de M. de Mora. Hélas ! je lui devrai encore ce que mon cœur sentira de plus consolant et de plus doux, des regrets et des pleurs. Tous les détails que vous m’avez mandés ont été inondés de larmes, je vous en remercie : je vous devais une sensation que je préfère au plaisir qui ne viendrait pas de la pensée de M. de Mora. — J’ai lu, j’ai relu vos lettres, celle de Bordeaux et celle du 8, de Montauban. Je vous plains sincèrement d’être agité et tourmenté sans en avoir une raison absolue ; mais en même temps, les douleurs vagues ne sont que passagères ; du moins je l’espère : car je désire de toute mon âme votre repos et votre bonheur. Je ne pouvais troubler ni l’un, ni l’autre ; mais votre délicatesse vous faisait peut-être souffrir du mal que vous m’aviez fait. Je vous le pardonne du fond de mon cœur : perdez-en le souvenir ; ne m’en parlez jamais, et laissez-moi croire que vous m’avez trouvée encore plus malheureuse que coupable. Ah ! vous n’êtes pas obligé de me croire, et j’ai perdu le droit de vous persuader, mais j’oserais presque dire comme Jean-Jacques : mon âme ne fut jamais faite pour l’avilissement. La passion la plus forte, la plus pure, l’a animée trop longtemps ; celui qui en était l’objet était trop vertueux : il avait l’âme trop grande, trop élevée pour qu’il eût voulu régner sur la mienne, si elle avait été abjecte et méprisable. Sa prévention, sa passion pour moi m’élevait jusqu’à lui. Mon Dieu ! combien je suis déchue ! mais il l’a ignoré. Mon malheur est affreux ; il l’aurait partagé. Il est mort pour moi. Je l’aurais fait vivre de douleur… « Ô mon ami ! si dans le séjour des morts vous pouvez m’entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J’ai été coupable, je vous ai offensé ; mais mon désespoir n’a-t-il pas expié mon crime ? Je vous ai perdu ; je vis, oui, je vis ; n’est-ce donc pas être assez punie ? » Pardonnez-moi le mouvement qui m’a entraînée vers l’objet que je voudrais suivre. Adieu. Si je reçois de vos nouvelles samedi, j’ajouterai un mot ; mais je vous pardonne d’avance tout ce que vous pouvez m’avoir dit d’offensant ; et je rétracte avec tout ce qui me reste de force et de raison, tout ce que je vous ai écrit dans les convulsions du désespoir. C’est aujourd’hui que je dépose dans vos mains ma profession de foi : je vous promets, je m’engage à ne plus rien exiger ni prétendre. de vous. Si vous me conservez de l’amitié, j’en jouirai avec paix et reconnaissance ; et si vous veniez à ne m’en pas trouver digne, je m’en affligerais sans vous trouver injuste. Adieu, mon ami : c’est l’amitié qui prononce ce nom ; il n’en est que plus cher à mon cœur, depuis qu’il ne peut plus le troubler.


Samedi, 11 heures du soir.

Voilà votre réponse : elle est telle que j’aurais pu la souhaiter, froide et modérée. Mon ami, nous allons nous entendre : mon âme est au ton de la vôtre ; cette lettre ne vous a point offensé ; vous en avez sûrement jugé à merveille ; vous avez eu sur moi l’avantage d’un homme raisonnable sur une créature passionnée ; vous étiez de sang-froid, et j’avais le délire : mais c’était la dernière crise d’une maladie effroyable, dont il vaudrait mieux mourir que guérir, parce que la violence des accès de cette fièvre flétrit et abat les forces du malheureux malade, au point de ne pouvoir plus se promettre du plaisir de l’état de convalescence ; mais en voilà assez, trop sans doute, sur ce que vous appelez mes injustices, et votre délicatesse. Mon ami, savez-vous ce qui est délicat ? c’est de n’avoir pas supprimé les six ou sept pages que vous m’aviez écrites avant que de recevoir ma lettre. Quelle supériorité la raison a sur la passion ! comme elle règle la conduite ! elle porte et répand la paix sur tout ; en un mot, elle a tellement de la mesure, que je dois vous rendre grâce aujourd’hui et de ce que vous me dites, et de ce que vous ne me dites point. Mon ami, votre lettre du vendredi est aimable : elle est douce, obligeante, raisonnable ; elle a le ton et le charme de la confiance ; mais elle est triste, et je suis fâchée que ce soit la disposition de votre âme. Je n’ai pas en moi de quoi vous distraire ; je n’ai pas même la force de vous parler ce soir : je suis trop souffrante ; si je puis, je reprendrai votre lettre pour le courrier de mardi. Adieu. Vous n’attendez plus de mes nouvelles ?