Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre L

Garnier Frères (p. 120-123).

LETTRE L

Lundi au soir, 19 septembre 1774.

Je veux vous écrire. Je voudrais vous répondre ; si je manque le courrier de demain, il faudra attendre à samedi, et cependant mon âme est morte. Je viens de relire votre lettre ; j’ai cru qu’elle me ranimerait, et point du tout : je me sens d’une stérilité effroyable, et si je me laissais aller, voici ce que je vous répondrais : toutes les réflexions que vous faites sur votre situation présente sont fort raisonnables ; mais si vous vous occupez de l’avenir, vous êtes encore plus fondé à trouver des sujets d’espérance, que des motifs de crainte. Il me semble que jamais les hommes de mérite n’ont eu si beau jeu ; et avec de la vertu, des lumières et du talent, ils doivent prétendre à tout. Ce n’est donc pas le moment de se décourager, mais bien plutôt de venir avec confiance, non pas demander des grâces, mais se faire connaître et se faire rendre justice. À l’égard de ce bouleversement dans les domaines, j’ai bien de la peine à croire que M. Turgot puisse, en rien, suivre ou exécuter les projets de M. l’abbé Terrai. Si cependant, par impossible, il venait à vouloir agir d’après ce plan, M. de Vaines serait à portée de vous rendre service. Il ferait l’impossible pour vous obliger : il a un attrait particulier pour vous ; il ne me voit jamais sans me demander de vos nouvelles ; le jour de votre départ, j’en reçus un billet, où étaient ces mots : « Je vous supplie de me faire dire de vos nouvelles et de celles de M. de G…, qui intéresse beaucoup ceux qui aiment une âme ardente, et qui, de tous côtés, s’élance vers la gloire ». Je voulais vous envoyer ces mots, et puis j’en fus détournée par un intérêt qui ne permet pas de causer. Vous devriez écrire à M. de Vaines, non pas sur sa fortune : car c’est justement le contraire ; il a sacrifié son intérêt à son amitié pour M. Turgot, et à son amour pour le bien public : en un mot, il a été entraîné par le désir de concourir au bien ; il a eu l’activité de la vertu : mais un peu plus calme, il a vu qu’il s’était chargé d’une triste besogne. — Je ne combats point vos projets pour l’avenir : il n’existe pas pour moi ; d’après cela, vous croyez bien que je ne peux guère m’échafauder pour prévoir ou craindre pour les autres. En général, je crois que vous ferez bien de ne pas vous marier en province. Cependant, ce serait une manière de fixer toutes vos incertitudes ; mais aussi ce serait un malheur qui vous priverait du plus grand bien, qui est l’espérance. Mon ami, je ne conçois pas comment vous n’avez pas assez de force pour supporter la mauvaise fortune. Paris est le lieu du monde où l’on peut être pauvre avec le moins de privations : il n’y a que les ennuyeux et les sots qui ont besoin d’être riches. — Vous voyez bien que c’est de la folie que de croire qu’il faut que vous fassiez le tour du monde pour faire un bon ouvrage. Commencez-le toujours, et avant qu’il soit fini vous serez peut-être assez riche pour voyager. Enfin, je voudrais que vous ne regardassiez le défaut de fortune que comme une contradiction, et non comme un malheur. Mon ami, si je voyais de la lune, je préférerais votre talent aux richesses de M. Beaujon : j’aimerais mieux le goût de l’étude que la charge de grand écuyer de France. En un mot, étant condamnée à vivre, et n’ayant pu choisir le sort d’un bon fermier de Normandie, je demanderais d’avoir l’esprit et le talent de M. de G… ; mais à la vérité, je voudrais qu’on me permît d’en faire plus d’usage. — Ce que vous dites des enfants de madame votre sœur est plein d’intérêt et de délicatesse ; mais, mon ami, vous voilà encore à vous tourmenter de l’avenir. Ils sont bien à présent, ces enfants, vous voyez ce qu’ils ont perdu, et cela vous tourmente. Le sort du petit garçon est moins embarrassant : vous savez mieux que moi que l’éducation d’un collège de province est tout aussi bonne, ou tout aussi mauvaise que celle d’un collège de Paris ; et puis, mon ami, pour entrer à seize ans dans un régiment, en vérité, il est tout à fait égal d’avoir été élevé à Bordeaux ou à Paris. Que nos idées sont fausses sur le premier intérêt de la vie, sur le bonheur ! Oh, bon Dieu ! est-ce en aiguisant l’esprit, est-ce en étendant les lumières, qu’on fait le bonheur d’un individu ? car je crois bien que cela peut être utile en général ; mais pourquoi faut-il que votre neveu soit heureux à votre manière ? Je sens que je réponds bien sèchement, bien bêtement à tous les détails où votre amitié et votre confiance vous ont fait entrer ; mais que voulez-vous faire ? Il ne me vient rien : mon âme est un désert, ma tête est vide comme une lanterne. Tout ce que je dis, tout ce que j’entends, m’est plus qu’indifférent ; et je dirai aujourd’hui comme cet homme à qui on reprochait de ne pas se tuer, puisqu’il était si détaché de la vie : je ne me tue pas, parce qu’il m’est égal de vivre ou de mourir. Cela n’est pourtant pas tout à fait vrai : car je souffre, et la mort serait un soulagement ; mais je n’ai point d’activité.