Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLVIII

Garnier Frères (p. 113-115).

LETTRE XLVIII

Ce lundi, 29 août 1774.

Vous savez que M. Turgot est contrôleur général ; mais ce que vous ne savez pas, c’est la conversation qu’il a eue à ce sujet avec le roi. Il avait eu quelque peine à accepter le contrôle, quand M. de Maurepas le lui proposa de la part du roi. Lorsqu’il alla remercier le roi, le roi lui dit :

— Vous ne vouliez donc pas être contrôleur général ?

— Sire, lui dit M. Turgot, j’avoue à Votre Majesté que j’aurais préféré le ministère de la marine, parce que c’est une place plus sûre, et où j’étais plus certain de faire le bien ; mais dans ce moment-ci, ce n’est pas au roi que je me donne, c’est à l’honnête homme.

Le roi lui prit les deux mains, et lui dit :

— Vous ne serez point trompé.

M. Turgot ajouta :

— Sire, je dois représenter à Votre Majesté la nécessité de l’économie dont elle doit la première donner l’exemple ; M. l’abbé Terrai l’a sans doute déjà dit à Votre Majesté.

— Oui, répondit le roi, il me l’a dit ; mais il ne l’a pas dit comme vous.

Tout cela est comme si vous l’aviez entendu, parce que M. Turgot n’ajoute pas un mot à la vérité. Ce mouvement de l’âme de la part du roi fait toute l’espérance de M. Turgot ; et je crois que vous en prendriez comme lui. M. de Vaines est nommé à la place de M. Leclerc ; mais il n’en aura pas le faste : point de jeu, point de valet-de-chambre, point d’audience, en un mot, la plus grande simplicité, c’est-à-dire au ton de M. Turgot. Oui, je vous le répète, vous manquez bien ici ; vous auriez partagé les transports de la joie universelle. On commence à avoir besoin de se taire pour se recueillir, et pour penser à tout le bien qu’on attend. Reste actuellement l’intérêt personnel, qu’il faut bien compter pour quelque chose. — Le chevalier d’Aguesseau vient de contenter le mien, et de le choquer tout à la fois : il sait que vous avez été vingt-quatre heures à Chanteloup, que vous vous portiez bien, et que vous êtes arrivé à Bordeaux le 22. D’après cela, il est tout simple que vos amis aient eu de vos nouvelles le 27. Je ne me plains point de la préférence que vous leur avez donnée ; mais, mon ami, il me serait doux d’avoir à me louer de vous, et d’avoir à vous remercier d’un soin que j’aurais si bien senti, et dont mon âme avait besoin ! Adieu. Voilà trois lettres en bien peu de temps. Si je n’en ai pas de vous mercredi, je crois que je pourrai me taire. Tous mes amis m’ont demandé de vos nouvelles avec intérêt, M. d’Alembert surtout.

Je ne crois pas vous avoir dit le succès que le chevalier de Chatelux a eu dans un voyage de quatre jours qu’il vient de faire à Villers-Cotterets : il y a fait six lectures ; il n’avait que quatre pièces, mais il a répété la lecture de deux. Il croit que les Prétentions n’ont pas été senties, j’en ai grondé l’archevêque de Toulouse, qui était un de ses auditeurs. Si vous saviez comme il s’est justifié ! c’est à faire mourir de rire. Le chevalier m’a raconté avec naïveté ses succès. J’en ai joui ; mais je suis fâchée du mauvais visage qu’il a ; je crois sa santé bien menacée. — M. Wattelet est assez malade de la poitrine ; il est au lait d’ânesse. Je suis fort souffrante ces jours-ci ; mais c’est presque mon état habituel : la durée des maux ôte jusqu’à la consolation de s’en plaindre. Adieu, encore une fois. Est-ce que je ne vous aurais pas dit que j’ai entendu chanter Milico ? c’est un Italien. Jamais, non jamais, on n’a réuni la perfection du chant avec tant de sensibilité et d’expression. Quelles larmes il fait verser ! quel trouble il porte dans l’âme ! j’étais bouleversée : jamais rien ne m’a laissé une impression plus profonde, plus sensible, plus déchirante même : mais j’aurais voulu l’entendre jusqu’à en mourir. Oh ! que cette mort eût été préférable à la vie !