Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXXIII

Garnier Frères (p. 203-205).

LETTRE LXXXIII

À midi, 1775.

Une conduite indigne et commune serait de vous laisser à votre colère, et à l’opinion que j’ai pu vouloir vous offenser. Mon ami, connaissez-moi mieux, et croyez que je ne saurais craindre, comme vous le dites, d’être compromise, ni même d’être trahie : songez donc que pour quelqu’un qui ne craint pas la mort, et qui loin de la craindre, n’a pas passé vingt-quatre heures, depuis six mois, sans trouver en soi le désir et la force de la prévenir : songez, mon ami, que dans cette disposition, mon âme ne peut connaître qu’une espèce de crainte, et elle tient à ma tendresse pour vous : je crains de vous déplaire ; je crains de vous affliger : mais, en honneur, je ne crains rien pour moi : car il y a des moments où je voudrais, au contraire, que vous me réduisiez au désespoir. Voyez si, après cela, je puis avoir ces petites craintes qui ne sont excitées que par une plate vanité qui fait désirer l’estime qu’on ne mérite pas. Non, mon ami, je vous le répète, je ne crains rien dans la nature que ma conscience ; comme je ne puis la calmer, ni étouffer mes remords, je voudrais mourir ; et mon seul regret, en mourant, serait de vous avoir offensé. Jugez-moi d’après cet aveu sincère du sentiment qui m’anime : et voyez si votre âme doit rester ulcérée d’un mouvement condamnable, sans doute, s’il n’était pas un effet des deux maladies qui consument ma vie, et qui déchirent mon cœur. Mon ami, je vous l’ai répété souvent, il faut absolument que vous ayez beaucoup, mais beaucoup d’indulgence pour moi ; pardonnez-moi donc, non pas mon intention, non pas mon sentiment (car assurément ils ne peuvent avoir besoin de pardon, à moins que ce ne soit pas l’excès de passion qui les anime) ; mais pardonnez-moi un accès de folie que je n’ai pu retenir. Votre lettre est injuste : mais elle ne m’a pas ôté l’espérance d’aller encore jusqu’à votre cœur. Dites-moi qu’il m’est fermé à jamais, et je vous rendrai grâce : car avec ces mots, vous briserez le seul lien qui me retienne à une vie remplie de regrets, de remords, et où je ne me promets plus d’autre intérêt, ni d’autre plaisir, que celui de vous aimer, sans espérer que vous puissiez partager mon sentiment. Mais du moins soyez sûr que je ne troublerai point votre bonheur, ni votre dissipation. Je ne vous demanderai jamais des moments que vous croirez mieux employer ; et vous serez libre de ne me voir que rarement, sans craindre l’importunité de mes reproches. Mon ami, répétez-moi que vous ne me verrez jamais : c’est, je crois, le mot que mon âme est le plus avide d’entendre. Ah ! non, je ne crains que de vivre je mets au pis toute la nature ; je me sens si forte, et en même temps si faible, que je vous demande du fond de mon âme ou d’achever de m’accabler, ou de venir à mon secours. Adieu, mon ami.

Je ne vous dis pas : venez me voir, mais je vous avertis seulement que je ne ferai rien de ce que j’avais projeté : je rentrerai à cinq heures, et si je savais où vous dînerez, j’irais vous prendre. J’envoie chez vous, mais vous n’y serez pas ; si vous daignez me répondre, je donne ordre qu’on m’apporte votre lettre chez madame de Meulan, où je dîne.