Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXXII

Garnier Frères (p. 202-203).

LETTRE LXXXII

Quatre heures, 1775.

Mon ami, voulez-vous que je vous dise de mes nouvelles ? Je souffre, je ne peux pas dormir et j’ai la fièvre. Je suis dans le feu, et l’activité de mon âme est dans ma tête : dans cette disposition que la vie m’est pénible ! qu’elle m’est douloureuse ! Mon ami, je ne sais par quelle fatalité je suis ramenée sans cesse au désespoir d’avoir perdu M. de Mora, je voudrais m’occuper de vous, et je suis entraînée par le désir, par le besoin de le suivre, ou plutôt par celui de me délivrer d’un regret qui me déchire. Mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous commandé de vivre ? pourquoi me faites-vous trouver encore quelques moments de douceur à vous aimer ? pourquoi me soutenez-vous ? pourquoi me retenez-vous entre la vie et la mort ? Ah ! laissez-moi achever de mourir, ou faites que mon âme soit assez remplie de vous pour ne plus sentir le vide affreux qu’y a laissé M. de Mora, mais, mon ami, je me reproche de vous laisser voir tout ce que je souffre ; pouvez-vous me plaindre ? oui, vous me plaindrez, parce que vous savez bien que je vous aime, et que je ne suis retenue à la vie que par ce sentiment.

Mon ami, si je ne vous vois pas aujourd’hui, je serai bien malheureuse. Les souffrances physiques ne me sont à charge que parce qu’elles affaiblissent mon âme : elles augmentent le besoin de voir ce que j’aime, et cependant je serais désolée de vous contraindre une minute, et de vous priver de la seule espérance du plaisir ; ne faites donc point d’effort, mon ami, encore moins de sacrifice : je vous verrai quand vous pourrez, et je vous désirerai toujours.

Pardonnez-moi de vous dire que je tremble que cette lettre ne se trouve dans les mains de la première personne qui voudra l’ôter des vôtres. Ce billet d’hier matin ! mon ami, plaignez-moi d’avoir à me défier de ce que j’aime à la folie, et du seul homme à qui je m’abandonne sans cesse. Adieu.