Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXX

Garnier Frères (p. 274-275).

LETTRE CXX

Jeudi, 24 juillet 1775.

Mon ami, j’aimerais à vous chercher et à vous rencontrer partout, à vous parler sans cesse, à vous voir, et à vous entendre toujours. Je vous ai écrit à Bordeaux, à Montauban, et encore aujourd’hui à Bordeaux, et tout cela peut-être inutilement : car si vous devez être ici le premier, vous serez en route le 26 ou le 27. Tant mieux. Vous n’aurez pas mes lettres ; mais je vous verrai, et j’ai bien de la peine à croire que ce plaisir ne me fasse que du mal : vous êtes si doux, si sensible, si aimable, que peut-être je ne sentirai que cela. Mais pourquoi n’ai-je pas eu de vos nouvelles le dernier courrier ? est-ce que le temps doit jamais manquer pour venir au secours de ce qui souffre ? Oh ! oui, je souffre, et beaucoup : j’ai des entrailles qui font de leur mieux pour me distraire des maux de mon âme. J’ai eu hier des douleurs effroyables ; j’ai passé la matinée dans le bain ; j’en ai obtenu un peu de calme. Mon ami, arrivez ; mais cependant je ne vous verrai guère : une femme, une tragédie à faire jouer, des devoirs ; que pourra-t-il rester à une malheureuse créature qui n’existe que pour aimer et souffrir ? Oui, je le sens, je suis condamnée à vous aimer tant que je respirerai : quand mes forces sont épuisées par la douleur, je vous aime avec tendresse ; et quand je suis animée, que mon âme a du ressort, je vous aime avec passion. Mon ami, le dernier souffle de ma vie sera encore une expression de mon sentiment. Adieu. Si vous me lisez, répondez-moi, et ne croyez point arriver plus tôt que votre lettre. Mon ami, gardez-vous de venir chez moi dans un moment où je serais avec du monde. Je vous quitte, j’ai des douleurs affreuses. Adieu, adieu, je vous aime, et je crois que ce n’est pas parce que je vous ai aimé.