Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XCIX

Garnier Frères (p. 229-232).

LETTRE XCIX

Mardi, onze heures du soir, 1775.

J’ai refusé d’aller passer la soirée avec deux personnes qui s’aiment, pour parler à ce que j’aime, pour m’en occuper avec plus de repos et de plaisir que j’en aurais eu avec du monde. On n’aurait pas eu le pouvoir de me distraire tout à fait ; mais c’est un mal que d’être détourné de ce qui plaît et intéresse. Mon ami, la solitude a un grand charme pour une âme occupée. Oh ! mon Dieu ! que l’on vit fort lorsqu’on est mort à tout, excepté à un objet qui est l’univers pour nous, et qui s’empare tellement de toutes nos facultés, qu’il n’est plus possible de vivre dans d’autres temps que dans le moment où l’on est. Eh ! comment voulez-vous que je vous dise si je vous aimerai dans trois mois ? Comment pourrais-je, avec ma pensée, me distraire de mon sentiment ? Vous voudriez que, lorsque je vous vois, lorsque votre présence charme mes sens et mon âme, je pusse vous rendre compte de l’effet que je recevrai de votre mariage ; mon ami, je n’en sais rien, mais rien du tout. S’il me guérissait, je vous le dirais, et vous êtes assez juste pour ne m’en pas blâmer. Si, au contraire, il portait le désespoir dans mon âme, je ne me plaindrais pas, et je souffrirais bien peu de temps. Alors vous seriez assez sensible et assez délicat pour approuver un parti qui ne vous coûterait que des regrets passagers, et dont votre nouvelle situation vous distrairait bien vite ; et je vous assure que cette pensée est consolante pour moi : je m’en sens plus libre. Ne me demandez donc plus ce que je ferai lorsque vous aurez engagé votre vie à une autre. Si je n’avais que de la vanité et de l’amour-propre, je serais bien plus éclairée sur ce que j’éprouverai alors. Il n’y a guère de méprise aux calculs de l’amour-propre, il prévoit assez juste : la passion n’a point d’avenir ; ainsi en vous disant : je vous aime, je dis tout ce que je sais et tout ce que je sens. Je n’attache aucun prix à cette constance que commandent la raison et plus souvent encore de petits intérêts de société et de vanité que je méprise de toute mon âme. Je n’estime guère davantage ce plat courage qui fait souffrir lorsqu’on peut l’empêcher, et qui fait employer sa raison et sa force pour convertir un sentiment vif en une habitude froide. Tout ce manège avec soi-même, toute cette conduite avec celle que l’on aime me paraît l’exercice de la fausseté et de la dissimulation, les ressources de la vanité et les besoins de la faiblesse. Mon ami, vous ne trouverez rien de tout cela en moi ; et ce n’est pas la suite de la réflexion, c’est l’habitude de ma vie, de mon caractère, de ma manière d’être et de sentir ; en un mot, c’est toute mon existence, qui me rend la société et la contrainte impossibles. Je sens bien que si vous aviez à créer en moi une disposition, ce ne serait pas le résultat de tout ceci qui la composerait : vous me formeriez un caractère plus analogue au parti que vous allez prendre ; ce n’est pas de la raideur et de la force qu’on veut trouver dans les victimes, c’est de la faiblesse et de la soumission. Oh ! mon ami, je me sens capable de tout, excepté de plier ; j’aurais la force d’un martyr, pour satisfaire ma passion ou celle de la personne qui m’aimerait : mais je ne trouve rien en moi qui me réponde de pouvoir jamais faire le sacrifice de mon sentiment. La vie n’est rien en comparaison, et vous verrez si ce ne sont là que les discours d’une tête exaltée. Oui, peut-être ce sont là les pensées d’une âme exaltée, mais à laquelle appartiennent les actions fortes. Serait-ce à la raison qui est si prévoyante, si faible dans ses vues, et même si impuissante dans ses moyens, que ces pensées pourraient appartenir. Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférents. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’âme, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère et à la maison d’Alb… ! Voilà comme le monde juge, comme il voit. Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; tout entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force, ni honnêteté pour supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel, l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà ce que je voudrais sentir, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent tous les sots et tous les automates dont nous sommes environnés. — Mon ami, quand j’ai pris la plume, c’était dans l’intention de continuer de vous peindre, et voilà que, par une personnalité détestable, j’ai changé d’objet, et que je me suis peinte moi-même, en me laissant aller, comme une insensée, à tout ce qui m’anime : mais c’est par vous que je le suis, c’est par le sentiment le plus vif et le plus tendre ; j’ai donc bien fait de m’y livrer. Je ne sais pas si je vous enverrai, ou si je vous remettrai ce long bavardage ; oui, je vous le remettrai. Si j’envoyais, je craindrais que vous ne m’apprissiez que vous dînez chez M. de Beauvau ; que cela serait mal !