Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXI

Garnier Frères (p. 186-188).

LETTRE LXXI

1774.

Votre lettre de jeudi matin était dure et injuste ; celle d’une heure avant était accablante par l’excès de vérité et d’abandon avec lesquels vous me disiez que vous ne m’aviez jamais aimée, et que désormais vous ne pouviez plus vivre pour personne, etc. etc. Mais savez-vous bien que cet aveu a fait de mes remords de la bonté ? Je n’ai plus osé penser à moi sans horreur, et j’ai détourné ma pensée de vous : je ne voulais ni vous juger, ni vous haïr. Hier, vous êtes venu si tard, vous étiez si pressé de vous en aller, qu’en effet vous m’avez prouvé que vous n’aviez fait que céder à mon billet, et cela me paraît tout simple. Je ne vous en parle que pour vous dire que je sais bien que vous ne serez pas contrarié de ne pas me voir ce matin. —

J’attends M. l’archevêque d’Aix : il a à me parler. Ma porte sera fermée. Je vais cet après-dîner faire des visites et je ne rentrerai qu’à huit heures. Demain je dîne chez M. le comte de C......... et je ferai des visites jusqu’à huit heures. Je vous dis mes arrangements, non pas que je croie qu’ils doivent influer sur les vôtres, mais seulement pour vous épargner la peine de songer à me voir ou à m’éviter. La personne qui dispose de vous et de votre temps, ne vous laissera pas vous livrer au dégoût que vous avez du monde et de la société. Vous trouverez la dissipation, la paix, le plaisir, le bonheur avec elle et chez elle ; et vous n’éprouverez plus le dégoût mortel qui doit être attaché au malheur de tromper ce qu’on aime le plus. Ah ! ce n’était pas la peine ! Vous devez vous trouver bien coupable envers elle ; du moins abandonnez-vous cette fois-ci sans retour au penchant invincible qui vous entraîne, et ne l’offensez plus, en mettant quelque parité entre le sentiment que vous lui devez et celui que d’autres peuvent vous inspirer. Mais, mon Dieu ! je ne sais pourquoi je vous parle de ce qui vous occupe, c’est sans doute par l’habitude où je suis d’aimer à vous plaire.

Nous avons lu hier au soir un Éloge de la Raison qu’on a trouvé excellent ; j’aurais voulu que vous l’eussiez entendu. La lecture n’a fini qu’à près de dix heures.