Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXIX

Garnier Frères (p. 92-96).

LETTRE XXXIX

Onze heures du soir, 1774.

Je n’ai point eu de vos nouvelles ; je n’en espérais guère, et cependant j’en attendais. Ah ! mon Dieu ! comment pouvez-vous dire que la douleur n’est plus dans mon âme ? J’en mourais hier ; j’ai eu un accès de désespoir qui m’a donné des convulsions qui ont duré quatre heures. Mon ami, s’il faut vous dire ce que je crois, ce qui est vrai, c’est que, lorsque je vous vois, je vous aime à la folie, et au point de croire que je n’ai jamais mieux aimé ; mais j’ai besoin de vous pour vous aimer, tout le reste de ma vie est employé à me souvenir, à regretter et à pleurer. Oui, partez, dites-moi que vous en aimez une autre ; je le désire, je le veux, j’en ai un mal si profond, si déchirant, que je n’espère plus de soulagement que de la mort. Celui que vous m’apportez a l’effet de l’opium ; il suspend mes maux, mais il ne les guérit point, au contraire, j’en suis plus faible et plus sensible. Vous avez raison, je ne suis plus capable d’aimer, je ne sais plus que souffrir. J’avais espéré en vous, je m’y étais abandonnée, je croyais que le plaisir de vous aimer calmerait mon malheur. Hélas ! vainement je le fuis ; il me rappelle sans cesse, il m’entraîne et il ne me présente plus qu’une ressource. Ah ! ne me parlez pas de celle que je trouve dans la société : elle n’est plus pour moi qu’une contrainte insupportable ; et si je pouvais déterminer M. d’Alembert à ne pas être avec moi, ma porte serait fermée. Comment pouvez-vous croire que les productions de l’esprit auront plus d’empire sur moi que le charme, que les consolations de l’amitié ? J’ai les plus dignes amis, les plus sensibles, les plus vertueux. Chacun, à sa manière et selon son accent, voudrait arriver jusqu’à mon âme ; je suis pénétrée de tant de bontés, mais je reste malheureuse ; vous seul, mon ami, pouvez me faire connaître le bonheur. Hélas ! il me retient à la vie en invoquant la mort ! Mais pourquoi avez-vous mis quelque prix à être aimé de moi ? Vous n’en aviez pas besoin ; vous saviez bien que vous ne pouviez pas me répondre. Vous seriez-vous fait un jeu de mon désespoir ? Remplissez donc mon âme, ou ne la tourmentez plus : faites que je vous aime toujours, ou que je ne vous aie jamais aimé ; enfin, faites l’impossible, calmez-moi ou je meurs.

Dans ce moment-ci que faites-vous ? Vous portez le trouble dans une âme que le temps avait calmée, vous m’abandonnez à ma douleur. Ah ! si vous étiez sensible, vous seriez à plaindre, mon ami ; vous connaîtriez le remords, mais au moins si votre cœur ne peut pas se fixer, livrez-vous à votre talent, occupez-vous, travaillez de suite, car si vous continuez cette vie dissipée, agitée, j’ai peur que vous ne soyez réduit à dire un jour : le besoin de la gloire a fatigué mon âme.


Samedi au soir.

Ce n’est que ce matin que j’ai eu de vos nouvelles, et je ne sais par où ni comment elles sont venues : ce n’est pas par la poste. Jugez-moi folle si vous voulez, croyez-moi injuste, enfin tout ce qu’il vous plaira : mais cela ne m’empêchera pas de vous dire que je ne crois pas avoir, de ma vie, reçu une impression plus sensible, plus flétrissante que celle que m’a faite votre lettre. Et, avec la même vérité, je vous dirai que l’espèce de mal que vous m’avez fait, ne mérite guère d’intérêt, parce que je crois que c’est mon amour-propre qui a souffert, mais d’une manière qui m’est tout à fait nouvelle. Je me suis sentie si accablée d’avoir pu donner à quelqu’un le droit de me dire ce que je lisais, et de me le dire avec tant de naturel, que j’en devais conclure qu’il n’avait fait que verser son âme en me parlant, et sans même se douter qu’il m’offensait. Oh ! que vous avez bien vengé M. de M... ! que vous me punissez cruellement du délire, de l’égarement qui m’ont entraînée vers vous ! que je les déteste ! Je n’entrerai dans aucun détail ; vous n’avez ni assez de bonté, ni assez de sensibilité pour que mon âme puisse se soumettre à la plainte : mon cœur, mon amour-propre, tout ce qui m’anime, tout ce qui me fait sentir, penser, respirer, en un mot, tout ce qui est en moi est révolté, blessé et offensé pour jamais. Vous m’avez rendu assez de force, non pour supporter mon malheur (il me paraît plus grand et plus accablant que jamais), mais pour m’assurer de ne pouvoir plus être tourmentée ni malheureuse par vous. Jugez, et de l’excès de mon crime, et de la grandeur de ma perte ; je sens, et ma douleur ne me trompe point, que si M. de M... vivait, et qu’il eût pu lire votre lettre, il m’aurait pardonné, il m’aurait consolée, et il vous en aurait haï. Ah ! mon Dieu ! laissez-moi mes regrets ; ils me sont mille fois plus chers que ce que vous appelez votre sentiment ; il m’est affreux, son expression est du mépris, et mon âme le repousse avec tant d’horreur, que cela seul me répond qu’elle est encore digne de la vertu. Dussiez-vous croire que vous ne m’avez fait que justice, j’aime mieux vous laisser cette opinion, que d’entrer en explication. C’en est donc fait ; soyez avec moi comme vous pourrez, comme vous voudrez, pour moi, à l’avenir (s’il y a un avenir pour moi), je serai avec vous comme j’aurais dû toujours être ; et si vous ne laissiez point de remords dans mon âme, j’espérerais bien vous oublier. Je le sens, les plaies de l’amour-propre refroidissent l’âme. Je ne sais pourquoi je vous ai laissé lire tout ce que je vous avais écrit avant que de recevoir votre lettre : vous y verrez toute ma faiblesse, mais vous n’y aurez pas vu tout mon malheur ; je n’espérais rien de vous, je ne voulais pas être consolée. Pourquoi donc me plaindre ? Ah ! pourquoi ? parce qu’un malade qui est condamné attend encore son médecin, parce que ses yeux se lèvent encore sur les siens pour y chercher de l’espérance, parce que le dernier mouvement de la douleur est la plainte, parce que le dernier accent de l’âme est un cri. Voilà l’explication de mon inconséquence, de ma folie, de ma faiblesse… Oh ! que j’en suis punie !…