Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XXXVIII

Garnier Frères (p. 91-92).

LETTRE XXXVIII

Quatre heures, 1774.

Je vous quittai hier au soir, parce que je craignais vous fatiguer en vous parlant aussi longtemps de moi. Vous m’étiez tellement présent que je souffrais de ce que vous ne m’interrompiez pas ; mais écoutez-moi aujourd’hui : c’est de vous que j’ai à vous parler ; mais avant tout, croyez, je vous prie, que ce ne sont point des reproches que je veux vous faire : je ne crois pas en avoir le droit, et je serais désolée de vous déplaire. L’intérêt que je vous porte me fait souffrir de mille choses qui ne sont d’aucun prix pour vous : il faut aimer pour être averti du mal qu’on fait à ce qui nous aime : l’esprit ne donne point la délicatesse dont il faut user avec une âme malade et malheureuse ; mais les exordes sont ennuyeux, venons au fait. Mon ami, vous vouliez me faire un secret de votre voyage ; si c’est un bon motif qui en est l’objet, pourquoi craignez-vous de me le dire ? et si ce voyage doit offenser mon cœur, pourquoi le faites-vous ? Si vous ne me devez pas de m’aimer, vous vous devez à vous-même d’être délicat et de ne pas me tromper. Jamais vous n’avez avec moi l’abandon de la confiance ; il semble que ce que vous me dites vous échappe, et qu’à peine vous y consentez. Vous êtes parti hier, et je n’ai pas pu savoir où vous alliez ; je ne sais pas où vous êtes : je suis dans l’ignorance de vous, de vos actions. Mon ami, est-ce là le procédé de l’amitié la plus commune ? et croyez-vous que je puisse penser sans douleur que, de votre plein gré, vous serez douze jours sans entendre parler de moi ? Et croyez-vous aussi que je n’aie pas été sensiblement affligée de ce qu’en pensant me quitter, vous n’ayez pas voulu me donner la dernière soirée que vous deviez passer à Paris ? Si vous m’aimiez, vous auriez vu le mal que vous me fîtes lorsque vous dites samedi au soir que le lendemain vous iriez chez madame d’Arcambal. Je ne trouvai pas un mot à répliquer, mais je souffris.