Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre LXXXVIII

Garnier Frères (p. 209-211).

LETTRE LXXXVIII

Sept heures, 1775.

Hier à cette heure-ci, mon ami, je vous attendais et je souffrais ; aujourd’hui mon âme est abattue et triste, parce qu’elle n’est pas soutenue par l’espérance de vous voir. Ce que je ressens me rappelle ces vers de M. de La Harpe :

Ah ! que ne puis-je encor l’attendre,
Dût-il encor ne pas venir !

Mon ami, que je vous plains de ne pas pouvoir partager le sentiment qui m’anime ! vous connaîtriez encore une fois le bonheur, mais ce bonheur qui donne l’idée du ciel, et qui donnerait la force de l’acheter par les tourments de l’enfer. Oui, je le sens, mon âme n’est faite que pour les excès ; aimer faiblement m’est impossible : mais aussi, si vous ne me répondez pas, si mon âme ne peut entraîner la vôtre, si vous voulez vivre partagé, s’il vous suffit d’être agité et jamais heureux, je me sens encore assez de ressort pour renoncer tout à fait à vous. Mon ami, vous le savez : toutes les fois qu’on se sent la force et même le désir de mourir, on peut tout prétendre, tout exiger ; on ne se donne pas le temps de mériter, d’acquérir par le temps et par des moyens lents, ce qu’on a besoin d’obtenir sur-le-champ. Ce n’est pas le prix de mon bonheur que je mets à être aimée de vous : c’est celui de ma vie ; à cette condition, il serait honteux de me tromper, et il y aura de la générosité à ne me point laisser d’espérance. Mais ce n’est pas un mot de tout cela que je voulais vous dire lorsque j’ai pris la plume : voyez comme on est libre lorsqu’on a l’âme agitée. Je voulais que vous fussiez averti de ne pas venir demain avant midi, parce que je me suis souvenue que j’ai un coiffeur, et qu’il m’est odieux de vous voir avec cette importunité ; je serai quitte à midi et demi au plus tard. Fâchez-vous-en, si vous voulez ; mais je ne saurais vous exprimer combien je me suis trouvée heureuse que vous vous soyez en allé ce matin : dix minutes plus tard, je ne sais ce que je serais devenue. M. de Magallon est arrivé ; et peu de temps après son départ, je me suis trouvée tout à fait mal : j’ai eu une violente attaque de convulsion ; ma machine ne peut plus soutenir les mouvements de mon âme. Je n’en suis ni effrayée, ni inquiète : je ne crains ni la douleur, ni le terme de la douleur ; mais, mon ami, expliquez-moi ce qui donne cette force au comble du malheur. Est-ce que les situations désespérées fortifieraient et élèveraient l’âme ? en ce cas, il faudrait subir son sort et ne pas se plaindre. — J’ai dans ma chambre une conversation où je ne suis pas tentée de prendre part, mais elle m’importune. Adieu, mon ami. Vous n’aviez pas besoin de me retrouver ce soir, et moi je n’ai pas pu vous quitter de la journée. Quelque dissipé que vous ayez été, quelque plaisir que vous ayez eu, je ne vous envie rien : j’ai été en meilleure compagnie. J’ai été occupée de Catinat : j’en ai relu une partie, et j’en suis plus charmée, plus contente que je ne peux l’exprimer. À coup sûr l’auteur ira loin. Ce n’est pas assez dire qu’il a du talent, de l’âme, de l’esprit, du génie : il a ce qui manque presque à tout ce qui est bon, cette éloquence et cette chaleur qui fait qu’on le sent avant de le juger. C’est ce qui fait que, sans présomption, je puis louer, approuver avec autant de vérité que si j’avais de l’esprit et du goût. Je ne sais ni disserter, ni mesurer rien : mais ce qui est beau, enlève mon âme, et alors j’ai raison, quoique vous en puissiez dire. Adieu, adieu donc.