Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXIV

Garnier Frères (p. 256-257).

LETTRE CXIV

Mardi, 4 juillet 1775.

J’en suis bien fâchée ; mais, mon ami, pourquoi me demandez-vous l’impossible ? donnez-moi l’occasion de vous être utile dans ce que vous croirez juste, je vous réponds que cela se fera, et sans que je m’en mêle : vous n’aurez qu’à parler. Si vous saviez ce qu’il m’en coûte pour vous taire quelque chose qui me comblerait de joie, si mon âme en était encore susceptible ! mais c’est un bien, c’est un plaisir qui contente ma réflexion, et qui fait jouir tout ce qu’il y a d’honnête et de sensible en moi. Oh ! mon ami, si vous étiez là, je ne serais pas discrète ; car je vous confierais un secret que je dois garder. Il faut qu’on se doute de mon attrait pour vous, puisqu’en me disant l’importance du secret, on a ajouté : Mais pour tout le monde, pour Monsieur de G… J’ai ri de cette condition, et j’ai dit : Il n’est donc pas compris dans tout le monde ? Non, non, il ne l’est pas pour vous ; et vous voyez qu’on avait bien raison : car il n’y a que vous dans le monde, à qui je puisse dire que je meurs de regret de ne pouvoir parler.

J’ai eu cet éloge de Catinat, je vais le lire. Mon Dieu ! que les passions ont une morale relâchée ! Me voilà en reconnaissance de la marque de confiance que me donne l’auteur, me voilà à désirer que son ouvrage soit bon, mais à ce degré qui ne permette pas le doute entre vous et lui. Mon ami, je vous dirai vrai, mais je ne vous réponds pas que ce soit la vérité : vous savez bien que je n’ai point de goût et bien peu de sens commun, ainsi vous jugerez mon jugement comme il le méritera. — Que dites-vous de ce torrent d’écriture ? Ne seriez-vous pas mieux fondé à vous plaindre de l’excès que de la disette ? Bonjour. Si je n’ai pas une lettre demain, il n’y a point de justice à attendre de vous.