Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CLXXVIII

Garnier Frères (p. 372-373).

LETTRE CLXXVIII

Dix heures du matin, 1776.

Mon ami, vous m’avez vue bien faible, bien malheureuse. Ordinairement votre présence suspend mes maux, et détourne mes larmes. Aujourd’hui je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus de mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. — Je viens de me souvenir que vous m’avez dit que vous aimiez à rester chez vous les mardis et les jeudis. Votre bonté vous l’a fait oublier, mais je vous rends votre parole. Mon ami, jamais je n’ai moins désiré que vous me fissiez des sacrifices. Hélas ! vous voyez si je suis en état de jouir de rien ! je vous crie seulement : ne déchirez pas ma plaie. Voilà où se bornent tous mes désirs. Il me semble que, si vous le vouliez bien, vos voyages à Versailles seraient un peu moins fréquents. — Mon ami, si je vous vois demain, apportez-moi le reste de votre voyage et ma brochure bleue : si vous l’avez sous la main, donnez-la à mon domestique. — Mon ami, avez-vous envoyé mon billet au propriétaire de ma maison ? Mon Dieu, je regrette souvent la peine que je vous donne pour ce logement. Adieu. Je n’ai pas, en vérité, la force de tenir ma plume ; toutes mes facultés sont employées à souffrir. Ah ! je suis arrivée à ce terme de la vie où il est presque aussi douloureux de mourir que de vivre. Je crains trop la douleur ; les maux de mon âme ont épuisé toutes mes forces. Mon ami, soutenez-moi ; mais ne souffrez pas : car cela deviendrait mon mal le plus sensible. Je vous le répète bonnement, simplement, n’enlevez pas la soirée de demain à votre famille ; demain c’est mardi.