Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XLVI

Garnier Frères (p. 104-110).

LETTRE XLVI

Jeudi soir, 25 août 1774.

Oui, mon ami, ce qui a le plus de force et de pouvoir dans la nature, c’est assurément la passion ; elle vient de m’imposer une privation, et elle me la fait supporter avec mille fois plus de courage que ne pouvaient jamais inspirer la raison et la vertu : mais cette passion est un tyran absolu, elle ne fait aussi que des esclaves qui, tour à tour, haïssent et chérissent leur chaîne, et qui n’ont jamais la force de la briser. Elle me commande aujourd’hui une conduite absolument contraire à celle que je me suis prescrite depuis quinze jours. Je reconnais mon inconséquence, j’en suis confuse, mais je cède au besoin de mon cœur. Je trouve de la douceur à être faible, et dussiez-vous en abuser, mon ami, je vous aimerai, et je vous le dirai quelquefois avec plaisir, plus souvent avec douleur, lorsque je croirai que vous ne me répondez pas. Écoutez tout ce que j’ai souffert depuis que vous m’avez quittée. Une heure après votre départ, j’appris que vous m’aviez caché que madame de… était partie la veille. Alors je crus que vous n’aviez retardé le vôtre que pour elle. Vous ne m’aviez pas vue la veille, et je crus que c’est parce que vous aviez été trop affligé de vos adieux, pour me voir le moment d’après ; enfin, que vous dirai-je ? Je vous jugeai avec une passion dont le vrai caractère est de ne jamais voir les objets tels qu’ils sont. Je vis donc, et je crus tout ce qui pouvait m’affliger davantage ; j’étais trompée, vous étiez coupable, vous veniez dans le moment même d’abuser de ma tendresse : cette pensée soulevait mon âme, irritait mon amour-propre ; je me sentais au comble du malheur, je ne pouvais plus vous aimer ; j’abhorrais les moments de consolation et de plaisir que je vous devais. Vous m’aviez enlevée à la mort, la seule ressource, le seul appui que je m’étais promis, lorsque j’avais tremblé pour les jours de M. de Mora. Vous m’aviez fait survivre à un malheur affreux, vous remplissiez mon âme de remords, vous me faisiez éprouver un plus grand mal encore, celui de vous haïr ; oui, mon ami, vous haïr. J’ai été plus de huit jours animée par cet horrible sentiment ; cependant je reçus votre lettre de Chartres. Le besoin de savoir comment vous vous portiez me fit manquer à la résolution que j’avais prise de ne plus ouvrir vos lettres. Vous me disiez que vous vous portiez bien ; vous m’appreniez que vous aviez, malgré ma volonté, quelques-unes de mes lettres, et vous citez un vers de Zaïre, qui semblait braver mon malheur ; et puis, ce qu’il y avait de sensible, les regrets exprimés dans cette lettre me parurent vagues, et plus faits pour épancher votre âme que pour toucher la mienne ; en un mot, je fis du poison de tout ce que vous me disiez, et je formai plus que jamais le projet de ne vous pas aimer, et de ne plus ouvrir vos lettres. Je l’ai tenue cette résolution qui a déchiré mon cœur, qui m’a rendue malade. Depuis votre départ, je suis changée et abattue comme si j’avais eu une grande maladie. Eh ! en effet, cette fièvre de l’âme qui va jusqu’au délire, est une cruelle maladie : il n’y a point de corps assez robuste pour résister à une telle souffrance. Mon ami, plaignez-moi, vous m’avez fait mal. Je ne reçus votre lettre de Rochambeau que samedi ; je ne l’ouvris pas et en la mettant dans mon portefeuille j’eus un violent battement de cœur, mais je me commandai d’être forte, et je le fus. Ah ! combien il m’en a coûté pour garder cette lettre ! combien de fois j’ai lu l’adresse ! combien de temps je l’ai eue dans mes mains ! la nuit même j’avais besoin de la toucher : dans l’excès de ma faiblesse, je me disais que j’étais forte, et je résistais au plus grand bien, au plus grand plaisir, et voyez quel genre de folie ! Je vous aimais avec plus de force que jamais ; rien, pendant six jours, n’a pu me distraire de cette lettre cachetée : si je l’avais ouverte au moment où je l’avais reçue, l’impression n’aurait été ni si vive, ni si profonde. Enfin, enfin hier, abîmée de tristesse, ne voyant point arriver de lettres de Chanteloup, d’où vous m’aviez promis de m’écrire, je fus frappée de l’idée que vous étiez peut-être malade à Rochambeau ; et sans savoir ce que je faisais, ni à quoi je cédais, votre lettre était lue, relue, mouillée de mes larmes, avant que j’eusse pensé que je ne devais pas la lire. Ah ! mon ami, combien j’aurais perdu ! j’adore votre sensibilité. Ce que vous dites de Bordeaux fait saigner une plaie qui n’était pas fermée, qui ne le sera jamais. Non, ma vie ne sera pas assez longue pour regretter et pour chérir l’homme le plus sensible et le plus vertueux qui exista jamais. Quelle affreuse pensée ! J’ai troublé ses derniers jours ; en craignant d’avoir à se plaindre de moi, il exposait sa vie pour moi, et son dernier mouvement a été une action de tendresse et de passion. Je ne sais si je retrouverai jamais la force de relire ses derniers mots ; si je ne vous avais aimé, mon ami, ils auraient suffi pour me tuer. J’en frémis encore ; je les vois, et c’est vous qui m’avez rendue coupable : c’est vous qui faites que je vis ; c’est vous qui portez le trouble dans mon âme, c’est vous enfin que j’aime, que je hais, et qui déchirez et charmez tour à tour un cœur qui est tout à vous. Mon Dieu ! ne craignez pas d’être triste avec moi : c’est mon ton, c’est mon existence que la tristesse ; vous seul, oui vous seul avez le pouvoir de changer ma disposition ; votre présence ne me laisse ni souvenir, ni douleur ; j’ai éprouvé que vous faisiez diversion aux maux physiques. Je vous aime, et toutes mes facultés sont employées et charmées, lorsque je vous vois.


Vendredi matin, 26 août 1774.

Mon ami, je fus interrompue hier. Il y a tant de nouvelles, tant de mouvements, tant de joie, qu’on ne sait lequel entendre ; je voudrais être bien aise, et cela m’est impossible. Il y a quelques mois que j’aurais été transportée et du bien qu’il y a à espérer, et du mal dont on est délivré : actuellement je ne suis, que par la pensée et par réflexion, au ton de tout ce que je vois et de tout ce que j’entends. Vous savez que M. Turgot est contrôleur général, il est entré dans le conseil ; M. Dangevillers a les bâtiments ; M. de Miromesnil est garde des sceaux ; M. le chancelier est exilé en Normandie ; M. de Sartine a la marine, et l’on dit que ce n’est qu’en attendant le département de M. de la Vrillière ; M. Lenoir est lieutenant de police ; M. de Fitzjames ne va pas en Bretagne : c’est M. le duc de Penthièvre qui va tenir les États avec M. de Fourqueux. Mais en vérité, me voilà aussi piquante que M. Marin, à qui l’on ôte la gazette pour la donner à un abbé Aubert, qui a fait de mauvaises fables. Pour n’y plus revenir, il faut ajouter que le baron de Breteuil va à Vienne, et M. de la Vauguyon à Naples. — À présent passons aux nouvelles de société. M. d’Alembert a eu hier le plus grand succès à l’Académie. Je n’en ai pas été témoin, j’étais trop souffrante ; je n’ai tout juste de force que ce qu’il en faut pour être sur mon fauteuil. Il a lu l’Éloge de Despréaux, et des anecdotes sur Fénelon, qu’on dit ravissantes. Je n’ai pas voulu les entendre ces jours passés ; je n’avais dans la tête que la lettre que je ne lisais pas ; il faut du calme pour écouter, aussi j’écoute bien peu. Mon ami, on imprime une vie de Catinat, l’auteur est un M. Turpin, qui a fait la vie du grand Condé. M. d’Alembert a lu cette vie, et selon ce qu’il dit, cela n’ôtera, ni le piquant, ni le mérite de votre éloge ; cependant, dès qu’elle paraîtra, je vous l’enverrai. J’ai vu, j’ai beaucoup vu Mme de Boufflers depuis votre départ, et je vais bien humilier ou bien exalter votre vanité, en vous disant qu’elle ne vous a pas nommé. Si cela est naturel, cela est bien froid ; s’il y a du projet, cela est bien vif. Nous avons passé une soirée avec elle ; nous avons été à la foire ensemble, elle est venue chez moi ; nous devons aller au catafalque. Mais ce qui n’est que pour moi, ce sont des ananas excellents, et une lettre de quatre pages sur les affaires présentes, sur la gloire dont s’est couvert M. le prince de Conti, sur sa belle-fille ; et puis, des louanges très flatteuses pour moi. Enfin, je vous ferai mourir de jalousie quelque jour, en vous lisant tout cela ; mais jusqu’alors, vous allez tant faire de coquetteries, tant plaire, tant séduire, que tous mes succès ne seront plus rien, et qu’il faudra redevenir gros Jean comme devant. Mais, mon ami, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit de Chanteloup ? est-ce que déjà vous n’aviez plus rien à me dire ? La poste part tous les jours, et puis qu’importe ? la lettre reste à la poste, et l’on n’est pas un siècle privé du plaisir de parler à ce qui nous aime ; car remarquez que je n’ose pas dire à ce qu’on aime. Si vous êtes arrivé mardi après le courrier de Bordeaux, il faudra attendre jusqu’à mercredi ; et c’est me mettre dans les limbes, après m’avoir mise quinze jours en enfer.

Si vous recevez cette lettre à Bordeaux, comme je n’en doute pas, je me rétracte, et je vous demande d’aller voir ce consul ; je saurai peut-être de nouveaux détails. Il vous parlera de la plus aimable, de la plus intéressante créature, que j’aurais dû aimer uniquement, et que je n’aurais jamais offensée, si, par une fatalité que je déteste, je pouvais échapper à quelque genre de malheur ; il n’y en a point que je n’aie éprouvé. Quelque jour, mon ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost, ni ceux de Richardson. Mon histoire est un composé de circonstances si funestes, que cela m’a prouvé que le vrai n’est souvent pas vraisemblable. Les héroïnes de roman ont peu de chose à dire de leur éducation, la mienne mériterait d’être écrite par sa singularité. Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un écrit qui vous intéresserait, si vous le trouviez dans un livre ; mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine. Ah ! combien les hommes sont cruels ! les tigres sont encore bons auprès d’eux. Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée : j’ai beaucoup aimé et bien peu haï. Mon Dieu ! mon ami, j’ai cent ans ; cette vie qui paraît si uniforme, si monotone, a été en proie à tous les malheurs et en butte à toutes les vilaines passions qui animent les malhonnêtes gens. Mais où vais-je m’égarer ?… tout entière à vous que j’aime, qui soutenez, qui défendez ma vie, pourquoi vais-je jeter les yeux sur tous les objets qui me l’ont fait détester ? — Je ne fermerai ma lettre qu’après l’arrivée du facteur : que je serai comblée de plaisir s’il m’apporte une lettre de vous ! Mais vous serez arrivé trop tard, vous ne faites rien à temps ; ce que vous ne voyez pas, existe à peine pour vous. Enfin, vous êtes justement comme il faut être pour faire le tourment d’une âme sensible ; et moi, je suis justement tout ce qu’il faut pour prouver que la folie n’exclut pas l’imbécillité. Figurez-vous que je vous parle comme si j’étais à samedi. J’attends le facteur qui n’arrivera que demain, et ce n’est pas votre faute, mon ami, ce n’est pas la mienne non plus, si ma tête est troublée, si le besoin que j’ai d’être consolée, me fait perdre l’ordre et la mesure du temps. Hélas ! je ne sais s’il n’aurait pas mieux valu ne pas nous connaître, ne pas vous aimer ; il y a trois mois que je serais comme j’étais il y a cent ans ; je ne souffrais point, je n’avais besoin ni de vous, ni de vos lettres ; mais n’êtes-vous pas assommé par la longueur de celle-ci ? Mon ami, accoutumez-vous à cette importunité.