L’Âme nue/Texte entier

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. np-278).


EDMOND HARAUCOURT




L’ÂME NUE


Regardez en vous comme votre juge vous regarde, et voyez ce qu’il y voit : ce nombre innombrable de péchés.

Bossuet.
ὦ φύσις· ἐκ σοῦ πάντα, ἐν σοὶ πάντα, εἰς σὲ πάντα.
Marcus Aurelius Antoninus.



PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
13, RUE DE GRENELLE, 13
1885






I


LA VIE EXTÉRIEURE


LES LOIS — LES CULTES — LES FORMES






LES LOIS





LE BUSTE


à charles leconte de lisle




Là, descendu pour moi de cent milliers de lieues,
Un rayon de la lune entre, glissant au mur,
Et verse la fraîcheur de ses caresses bleues
Sur un buste qui luit, tout seul, dans l’air obscur.


Et ma chambre s’emplit de la froideur du marbre,
Tandis que lumineuse et roide en son ennui,
Levant son cou plus mince et plus droit qu’un jeune arbre,
La vierge aux reflets clairs se dresse dans la nuit.



Or, toujours elle est là, comme une conscience,
Fixant ses regards blancs sur mon impureté,
Témoin silencieux de chaque défaillance,
Qui m’écoute et qui juge avec tranquillité.


Elle lit sous mon masque et voit mon âme nue,
Elle sait mes regrets et compte mes remords,
Elle connaît les vœux que la chair m’insinue,
Et j’entends les conseils couler de ses yeux morts :


— « Garde dans ton cœur fier le dégoût du mensonge !
Superbe de cynisme et de triste impudeur,
Montre à tous comme à moi le cancer qui te ronge ;
Déshabille ta vie et fais voir ta laideur.


« Tant pis si l’on te hue et si la foule infâme,
Pour se punir sur toi te choisissant martyr,
Vient souffleter son âme au miroir de ton âme !
Le monde ne vaut pas qu’on daigne lui mentir.



« Mentir, c’est dégrader ses vices et sa honte !
Tout nu, marche tout nu ! Sois l’apôtre du vrai ;
Dans les tentations que ta faiblesse affronte,
Défends à ton orgueil de dire : « Je vaincrai. »


« Pauvre néant ! Héros d’hier ! Combats sans trêve ;
Combats encore, après avoir tant combattu !
Baigne dans l’idéal les splendeurs de ton rêve !
Qui sait ce que demain fera de ta vertu ?


« Tout le mal est en vous, dans des recoins intimes
Il dort ; mais l’égoïsme est un soleil puissant
Qui fait sourdre le germe intérieur des crimes :
L’âme de tout l’Enfer nage dans votre sang !


« L’homme est lâche, pétri de luxure et d’envie ;
Il est traître et voleur, assassin s’il le faut !
Et pas un seul n’est sûr, quelle que soit sa vie,
De ne jamais porter sa tête à l’échafaud.



« Chaque désir coupable est un pas vers la chute :
L’austérité des bons devrait hurler d’effroi,
Car la volonté s’use aux longueurs de la lutte ;
La seule force humaine est d’avoir peur de soi !


« Il court tant de poison dans l’air que tu respires !
Il entre tant de mal dans le bien que tu fais !
Les meilleurs d’entre vous sont les frères des pires,
Et votre probité confine à leurs forfaits.


« Donc, tiens haut ton mépris de toi-même et des autres ;
Contemple les méchants sans haine et sans courroux ;
Sois doux aux scélérats : leurs cœurs, ce sont les vôtres,
Et nul n’est assez pur pour pousser leurs verrous.

 
« Ce qui les a hantés vous hanterait peut-être
Si l’idée en flambait sous vos crânes malsains ;
Et devant la justice infaillible du maître,
Les plus grands criminels sont tout près des grands saints ! »






L’IMMUABLE


à auguste sainte-beuve



Ah ! les mondes éteints et les globes détruits !
Rêve, et nombre la poudre innombrable des astres
Qui, croulant tour à tour dans le chaos des nuits,
Ont fécondé les cieux en semant leurs désastres !


Tout passe au vent des jours ! Lorsque les temps sont mûrs,
La mort vient balayer les cités jadis pleines
Qui couvraient l’horizon des ombres de leurs murs,
Et qui peuplaient de bruit l’immensité des plaines.



Les bois qui s’étageaient sur la pente des monts
S’affaissent ; l’Océan submerge les prairies,
Tandis que, surgissant du sable et des limons,
Les continents nouveaux sortent des mers taries.


Les pôles dégelés roulent vers le soleil ;
Les dieux qu’on adorait sont remplacés par d’autres ;
Les empires houleux s’endorment sans réveil,
Et les cultes vieillis lapident leurs apôtres.

 
Les lois chassent les lois dont un peuple était fier ;
Un fleuve de mépris vient en laver les traces :
Nous punirons demain ce qui fut juste hier,
Et nos propres vertus feront rougir des races.


Chaque fleur qui fleurit porte déjà son deuil ;
Le vrai n’existe pas : nous changeons et tout change.
L’immortel n’est qu’un mot créé par notre orgueil
Rêvant pour oublier qu’il est né sur la fange.



Tout, les masses sans nom et les fronts radieux,
Ce qui fut notre amour ou qui fit notre envie,
L’œuvre de notre esprit comme l’œuvre des Dieux,
Tout revient au néant qui doit nourrir la vie !

 
Et le cercle éternel tourne dans l’infini,
Entraînant sans repos la matière et les formes,
Et toujours, puis encor, l’univers rajeuni
Naît pour mourir et meurt pour naître, au gré des Normes.


Seule, et fière, et debout, sans ployer devant rien,
Au milieu du fatal effondrement des âges,
La Raison nous regarde hésiter vers le bien,
Et sereine, immuable, elle compte les sages.



CHANSON À BOIRE


Par Bacchus et Noé, je crois que je suis ivre !
J’aurai donc, pour un soir, connu l’amour de vivre,
Reconquis mes gaîtés, mes douceurs et ma foi,
Et posé ma croix lourde aux rochers du calvaire…
— Or, pourquoi ? Pour un peu de mousse dans du verre,
    Et je deviens meilleur que moi !

Ô ma pensée ! Orgueil unique de mon être !
Que vaux-tu donc, si tout te fait changer ou naître ?
C’est toi qui rutilais dans l’éclat des cristaux
Et scandais en chantant le hoquet des bouteilles ;
C’est toi qui mûrissais dans les grappes vermeilles,
    Sur le flanc lointain des coteaux !



Aux mois d’automne, aux mois rubiconds des vendanges,
C’est mon cœur qu’on foulait dans les pressoirs des granges ;
Et quand la vie intime et chaude crépitait
Sous la pulpe des fruits qui bout au fond des cuves,
Quand l’air lourd des hangars se saturait d’effluves,
    C’est mon rêve qui fermentait…

Mon rêve ! Fils bâtard des forces que j’héberge !
Dieu les accouple en moi comme dans une auberge,
Puis, né de la matière aveugle et du hasard,
Un feu court dans mon sang comme un torrent de lave,
Et libre, en moi, sans moi, sous mon crâne d’esclave,
    S’allume le brasier de l’art !


Ma volonté, néant, et mes cultes, fumée !
Je suis moyen ; je suis la brute désarmée ;
Je suis le point fatal où s’accomplit la loi,
Furtive éclosion d’un germe involontaire,
Atome, inconscience errant dans le mystère :
    Rien n’est à moi, pas même moi !

 
Semblable au bois qui brûle, au bruit vain des tempêtes,
Aux nuages, aux blés fauchés, semblable aux bêtes,
Je tourne dans la roue immense du destin.
Je vais sans voir : je suis le frère du brin d’herbe ;
Et s’il plaît au zéphyr d’écraser ma superbe,
     C’est fini du soir au matin !


Mon corps se renouvelle avec le vent qui passe ;
Je nais et meurs un peu chaque jour, et l’espace
Me tient comme la mer tiendrait un grain de sel.
Je suis la goutte d’eau dans le déluge énorme ;
Je suis un des creusets sans nombre, où se transforme
      L’être de l’Être universel.

 
Et j’ai beau m’épuiser à crier vers les nues :
— « Soleils des cieux profonds, planètes inconnues,
« J’arrive, attendez-moi : car j’étouffe ici-bas ;
« J’ai soumis la matière et ses lois à mon signe ! »
— La terre fait mûrir le raisin dans ma vigne
   Et la terre ne m’entend pas.



Mais elle va sonner, l’heure des glas funèbres
Où l’orgueil dessillé voit clair dans les ténèbres :
Les Règnes, doucement, reprendront mes lambeaux ;
Ils en feront des fleurs pour nourrir les abeilles,
Et mon sang rajeuni coulera dans les treilles
    Pour griser des peuples nouveaux !







LA RÉPONSE DE LA TERRE


à henri bouley




J’ai crié vers la Terre : « Aïeule, ô bonne aïeule !
Déesse de nos dieux, toi la Rhée et l’Isis,
Toi qui fais refleurir les bleuets dans l’éteule
Et susurrer la source au fond des oasis ;


« Toi qui donnes aux nids le dais mouvant des feuilles,
Et qui verses ta sève aux arbres jaunissants ;
Qui nourris les oiseaux des graines que tu cueilles,
Et qui berces les mers entre tes seins puissants !



« Pitié, prends en pitié les martyrs que nous sommes :
Notre effort épuisé trébuche à chaque pas.
Aïeule, est-ce que tout souffre autant que les hommes ? »
— Mais la Terre m’a dit : « Je ne te connais pas.

 
« Ai-je compté les fleurs, les mouches, les nuages,
Les formes de la chair, des plantes, du métal,
Les cris du vent, l’écume ou le sable des plages ?
Et qu’es-tu donc, sinon leur frère et leur égal ?


« Rien ! Et je ne sais rien de ceux que je renferme,
Pas plus que tu ne sais l’angoisse ou les gaîtés
Des millions de corps qui vibrent sous ton derme,
Infiniment petits et toujours habités !

 
« J’ignore tout, les noms et le nombre des races
Qui pullulent de moi pour courir sur mes flancs,
Et mon indifférence efface jusqu’aux traces
De ceux qui sont passés depuis cent fois mille ans ! »



— J’ai crié vers la Terre : « Aïeule, ô dure aïeule !
Ô marâtre ! Du moins, si ton cœur reste clos
Au râle de tes fils écrasés sous la meule,
Et si ton vieux mépris n’entend pas nos sanglots :


« Nous diras-tu quel est le terme de la route,
Quel mystère est caché dans la nuit du trépas,
Et si c’est bien fini quand la chair est dissoute ? »
— Mais la Terre m’a dit : « Ta mort n’existe pas.


« N’être plus ! Vanité d’un germe qui croit vivre !
Présomption d’atome errant dans le plein ciel !
Orgueil stupide et fou ! Rêve de frelon ivre !
Ce n’est pas toi qui vis, c’est l’Être universel.


« L’Être total, matière et force, esclave et maître,
L’immortel incréé, le Dieu, le seul vrai Dieu,
En qui rien ne saurait venir ou disparaître
Car il est infini dans le temps et le lieu !



« Seul, il vit. Et que font un brin d’herbe qu’on mange,
Un soleil qui s’effrite, un homme qui s’endort ?
Le Dieu sent palpiter sa vie énorme : il change,
Il respire, et son souffle est fait avec la Mort.

 
« La Mort, c’est la formule unique de la Vie,
Le passage alterné des corps dans d’autres corps,
C’est le mouvement calme et dont rien ne dévie,
La résurrection des faibles dans les forts.

 
« C’est la rajeunissante et la réparatrice,
Aurore après le jour, printemps après l’été,
La mère inépuisable et l’auguste nourrice
Dont le travail fécond peuple l’éternité.

 
« C’est la chaîne d’amour et d’hymen qui nous lie :
C’est par elle que tout se fond et se confond,
Naît, se croise, renaît, court et se multiplie,
Dans les bouillonnements de l’espace sans fond.



« Elle accouple, elle brise, elle épure, elle émonde ;
Nous sommes tous égaux pour elle, et je ne suis
Qu’un globule de sang dans les veines du monde,
Un point d’ombre dans l’ombre insondable des nuits.


« Je m’éparpillerais dans la poussière immense,
Sans troubler un instant la paix de l’ordre ancien,
Et l’astre dont je suis la quinzième semence,
Le Soleil s’éteindrait sans que rien en sût rien ! »








L’ÉTAPE




La terre incandescente a rugi dans l’abîme
Où tournoyait la ronde ardente des soleils,
J’étais. Et dispersé, nombreux, mon être infime
      Bouillait dans les bouillons vermeils.


J’ai couru dix mille ans dans le cycle des choses,
Chassé du Nord au Sud et de l’Ouest au Levant,
Et roulant au hasard dans les métamorphoses
     Comme un grain de poussière au vent.



J’ai vécu dans la vie immense et multiforme ;
Et comme saint Lazare exultant du tombeau,
Je renaissais de moi dans mon cercueil énorme,
     Toujours épars, toujours nouveau.


Poudre innomée, essence instable et vagabonde !
Les nuages m’ont bu, les volcans m’ont craché,
Éphémère immortel dans la masse du monde,
    Tour à tour visible et caché !


Mon cœur errant et froid s’est figée sur les pôles ;
Ma chair torride a cuit au brasier des déserts ;
Les Atlas m’ont senti neiger sur leurs épaules ;
    L’aigle m’a traîné par les airs !

 
J’ai fleuri dans les fleurs, j’ai chanté dans les brises,
Et mon âme a vibré dans les blés des moissons ;
Je fus le duvet chaud dont les fauvettes grises
     Ouataient leurs nids sous les buissons…



J’ai fait l’azur de l’air et la pâleur des brumes ;
Mon sang, dans l’eau du fleuve, a courbé les roseaux,
Et la mer a salé ses flots et ses écumes
     Avec tous les sels de mes os.


Dix mille ans j’ai vagi dans l’ombre et la lumière,
Dans tout ce qui se meut et dans tout ce qui dort !
Dix fois mille ans, depuis ma jeunesse première !
     Dix mille ans de lutte et d’effort !


— Pour venir à la fin coucher mon frond stupide,
Ô femme, sous ton pied méprisant et banal,
Et plonger dans le ciel malsain de ton œil vide
     L’essor de mon rêve idéal !









LES ATOMES


à fernand icres



Rien n’était. Le Néant s’étalait dans la nuit ;
Nul frisson n’annonçait un monde qui commence :
Sans forme, sans couleur, sans mouvement, sans bruit,
Les germes confondus flottaient dans l’ombre immense.


Le froid stérilisait les espaces sans fin ;
L’essence de la vie et la source des causes
Sommeillaient lourdement dans le chaos divin.
L’âme de Pan nageait dans la vapeur des choses.



L’originelle Mort, d’où l’univers est né,
Engourdissait dans l’œuf l’innomable matière,
Et, sans force, impuissant, le Verbe consterné
Pesait dans l’infini son œuvre tout entière.


Soudain, sous l’œil de Dieu qui regardait sans but,
Frémit une lueur vague de crépuscule.
L’atome vit l’atome ; il bougea : l’Amour fut,
Et du premier baiser naquit la molécule.


Or, l’Esprit, stupéfait de ces accouplements
Qui grouillaient dans l’abîme insondé du désordre,
Vit, dans la profondeur des nouveaux firmaments,
D’infimes embryons se chercher et se mordre.


Pleins de lenteur pénible et d’efforts caressants,
Les corps erraient, tournaient et s’accrochaient, sans nombre.
L’Amour inespéré subtilisait leurs sens ;
La lumière naissait des frottements de l’ombre.



Et les astres germaient. O splendeurs ! O matins !
Chaudes affinités des êtres et des formes !
Les soleils s’envolaient sur les orbes lointains,
Entraînant par troupeaux les planètes énormes !


Des feux tourbillonnants fendaient l’immensité,
Et les sphères en rut roulaient leurs masses rondes :
Leurs flancs, brûlés d’amour et de fécondité,
Crachaient à pleins volcans la semence des mondes.


Puis, les éléments lourds s’ordonnaient, divisés :
Les terres s’habillaient de roches et de plantes ;
L’air tiède enveloppait les globes de baisers,
Et les mers aux flots bleus chantaient leurs hymnes lentes.


C’est alors qu’au milieu du monde épais et brut,
Debout, fier, et criant l’éternelle victoire,
Chef-d’œuvre de l’Amour, l’être vivant parut !
— Et Dieu sentit l’horreur d’être seul dans sa gloire.



CLAIR DE LUNE


à émile guiter



Jadis, aux jours du Feu, quand la Terre, en hurlant,
Roulait son bloc fluide à travers le ciel blanc,
Elle enfla par degrés sa courbe originelle,
Puis, dans un vaste effort, creva ses flancs ignés.
Et lança, vers le flux des mondes déjà nés,
     La Lune qui germait en elle.


Alors, dans la splendeur des siècles éclatants,
Sans relâche, sans fin, à toute heure du temps,
La mère, ivre d’amour, contemplait dans sa force
L’astre enfant qui courait comme un jeune soleil :
Il flambait. Un froid vint l’engourdir de sommeil
      Et pétrifia son écorce.

Puis, ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents :
La Lune se peupla de murmures vivants ;
Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,
Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux ;
Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux,
     Et, lentement, rentra dans l’ombre.


Depuis, rien ne sent plus son baiser jeune et chaud ;
La Terre qui vieillit la cherche encor là-haut :
Tout est nu. Mais, le soir, passe un globe éphémère,
Et l’on dirait, à voir sa forme errer sans bruit,
L’âme d’un enfant mort qui reviendrait la nuit
    Pour regarder dormir sa mère.








L’AGONIE DU SOLEIL


à guy de maupassant



La Terre est morte ; morts Uranus et Saturne ;
Mars et Vénus, Pallas, Mercure et Jupiter,
Tous morts : et dans l’effroi de leur route nocturne,
Les spectres sidéraux gravitent sur l’éther.


Dans leur pâleur cendrée, ils gravitent encore,
Rapprochant du soleil leurs cycles somnolents ;
Et l’aïeul qui n’a plus l’espoir d’aucune aurore
Sent le feu génital s’éteindre dans ses flancs.

Horreur ! Voici grouiller sur lui l’âpre vermine
Des océans, des bois et des vivants furtifs :
Un ennui moribond l’attarde ; il s’achemine,
Et le vent frais l’endort dans des râles plaintifs.


Qu’ils sont loin, les soleils ! Comme c’est froid, les brises !
Et l’énorme mourant contemple avec mépris
Le fantômal troupeau de ses planètes grises
Qui tournent mornement autour d’un grand ciel gris.








L’OCÉAN


à françois coppée



— C’est l’Océan ! Vois-tu déferler les étoiles,
La mer, la vaste mer immobile à nos yeux,
Où vogue avec ennui, comme un vaisseau sans voiles,
La lune, nef d’argent qui glisse sur les cieux ?


Loin ! Vois-tu poudroyer, très loin, des vapeurs blondes,
Tourbillon d’astres clairs dans les gouffres vermeils,
Flot dont l’écume ardente est faite avec des mondes,
Houle insondable où bout la mousse des soleils ?

Regarde ! L’ombre bouge… Entends-tu le silence,
Le silence que font ces milliards de bruits ?
Tout se tait : c’est la mer astrale qui s’élance
Et gronde immensément dans l’abîme des nuits.


Viens ! Monte ! Enlève-toi sur la crête des vagues,
Pareil aux alcyons emportés dans leurs nids !
— Oh ! là-haut, oh ! là-bas, indéfiniment vagues.
Je vois des golfes d’or sourdre des infinis…

 
— Viens ! — J’ai peur ! — Cette lame, ô nain, c’est la première,
La seule dont notre œil devine les remous :
C’est là, mais c’est si loin qu’un rayon de lumière
Court des siècles, avant d’arriver jusqu’à nous !

 
— Loin ! Dans la perspective innombrable et confuse,
Un tranquille brouillard commence à s’azurer…
— Passe : il est si profond que l’Éternité s’use
À brûler des soleils sans pouvoir l’éclairer !

— Des mers ! Des mers ! — Ce n’est qu’un reflux de comètes :
Passe. — Nul horizon ! La mer moutonne encor…
Et des mers ! Et partout, sous nos pieds, sur nos têtes,
Tournoie et s’élargit le monstrueux décor !


— Ce n’est qu’un point du ciel et qu’un chiffre du nombre !
Marche, tu n’as rien vu, marche. — Je suis fourbu :
Quand donc trouverons-nous la fin, les murs de l’ombre ?
— Cours mille fois mille ans et tu n’auras rien vu !


Va l’infini de temps dans l’infini d’espace !
Toujours le feu des feux gronde et rugit sur toi :
Et tout s’entraîne, fuit, disparaît, vient, repasse
Et roule éperdument dans les vents de la Loi !


Et tout peuplé, vivant, pensant, créant des rêves,
Lançant des cris d’espoir et des soupirs de deuil,
Aimant, souffrant, croyant, et sans buts, et sans trêves,
Sans rien savoir, sans rien voir… — Et j’ai de l’orgueil !


LES CULTES





LE CHANT DU DÉPART




Chantez, chantez la patrie !

Chantez. — Un corbeau vole autour de son blason :
Oh ! les fils derniers-nés de la race appauvrie,
Dépravés de vertus, de vice et de raison !
C’est l’heure de pleurer sur la gloire latine.
Aux Barbares ! La mort nous veut, la mort s’obstine :
J’entends le bruit des pas qui tremble à l’horizon…

Chantez, chantez la patrie !


Chantez. — Voici venir l’ère des longs repos,
Temples, palais, les murs ont croulé ; le vent crie
Dans la forêt qui houle où claquaient vos drapeaux…
Ô Carthage, ô Sion ! Ninive et Babylone !
Du sable ! Le chacal hurle dans le cyclone,
Et le pâtre tremblant éloigne ses troupeaux…


Chantez, chantez la patrie !


 
Chantez. — L’Océan blême a bondi sur les monts :
L’Atlantide surgit de la mer qui charrie
Des archipels de glace et des flux de limons !
La barque et le requin glissent sur les collines,
Et nos dieux sont couchés dans les mousses salines
Où le corail fleurit entre les goémons…


Chantez, chantez la patrie !


Chantez. — La Terre est morte : il fait froid, il fait nuit ;
Les volcans sont éteints et la mer est tarie ;
Plus d’air, plus de couleur, rien ne bouge, nul bruit,
Et le ciel uniforme a des teintes de cendre.
C’est la fin : le Soleil nous regarde descendre,
Et la Terre descend, et le Soleil languit…


Chantez, chantez la patrie !









CONSEIL DU MAÎTRE


à lucien rosselet



L’homme a dit : « Je défends, » où j’avais dit : « Je veux. »
Vos lois ont raturé les mots du livre austère
Où la Mère éternelle avait écrit ses vœux.



À force d’idéal vous dépravez la terre ;
Vous créez des vertus que dément la raison,
Et la nature en deuil a fini par se taire.

 
Assez, fils ! Il est temps d’élargir l’horizon :
Voici les jours virils où la révolte gronde
Et l’esclave vengé sort roi de sa prison !



Crie et frappe à ton cœur, jusqu’à ce qu’il réponde ;
Quand il aura parlé, marche vers ton devoir
Sans souci de la foule et sans crainte du monde.



Va-t’en, froid comme un dieu, sans entendre, sans voir.
Les enfants et les sots riront sur ton passage :
Tout droit ! Laisse aboyer les chiens sans t’émouvoir.



Ose avoir l’air d’un fou si tu veux être un sage !









LES GALOUBETS


à armand gouzien


 
Les pauvres galoubets qui pleurent la patrie
S’en vont si tristement le long du trottoir brun !
Loin des âges rêvés, en lente théorie,
J’entends mes vieux regrets cheminer un par un.



S’en vont si tristement le long du trottoir brun,
Berçant leur col, sonnant leur clochette, les chèvres !
J’entends mes vieux regrets cheminer un par un,
Honteux du siècle pâle et de ses vertus mièvres ;

Berçant leur col, sonnant leur clochette, les chèvres
Et les chevreaux quêteurs suivent le chevrier…
Honteux du siècle pâle et de ses vertus mièvres,
Mon cœur sauvage et fier s’est lassé de crier.



Et les chevreaux quêteurs suivent le chevrier,
Rêvant du mont, des rocs, de la lande et du gave.
Mon cœur sauvage et fier s’est lassé de crier
Mais je garde à mon joug une haine d’esclave.



Rêvant du mont, des rocs, de la lande et du gave,
Ruminant leur tristesse, ils s’en vont, les troupeaux.
Mais je garde à mon joug une haine d’esclave
Du fond de cet exil sans terme et sans repos.



Ruminant leur tristesse, ils s’en vont, les troupeaux…
Et j’écoute gémir dans mon âme attendrie,
Du fond de cet exil sans terme et sans repos,
Les pauvres galoubets qui pleurent la patrie.







LE VASE


à joseph villeneuve



Superbe et pur, le Monde est un vase d’argent
Où l’art a ciselé des formes long vêtues
Qui dansent deux à deux sur un rythme changeant.


Les aèdes, autour des antiques statues,
Chantent en vers pieux la gloire des guerriers,
Et font sauter le plectre aux cordes des tortues.

Les vierges aux bras fins glissent sous les mûriers,
Et, remplissant de fleurs le treillis d’or des cistes,
Mêlent le myrte pâle aux roses des lauriers.


Les éphèbes, debout près des fûts ronds des xystes,
S’écartent pour livrer passage aux vieillards lents,
Qui s’en vont, les pieds lourds, le front bas, les yeux tristes.


Sous l’autel de Vénus, les femmes aux beaux flancs
S’arrêtent, présentant les couples de colombes
Qui palpitent, frileux, dans le nid des seins blancs.


Les prêtres vénérés parent les hécatombes,
Tandis que, prosternant au loin leurs chers regrets,
Les veuves en longs deuils pleurent au bord des tombes.


Des groupes enlacés montent vers les forêts :
Les lèvres des amants ont des rires d’extase
Qui font fuir l’albe lune au fond des cieux discrets.

.

— Mais le cœur ténébreux de l’urne est plein de vase,
Et par-dessus le pampre et les volubilis
Qui rampent sveltement sur les marges du vase,


Le Mensonge fleurit, calme et blanc, comme un lis.








FUIR !


à léon cladel



Assez du monde ! Assez de nous ! Assez de moi !
Race de l’impuissance orgueilleuse et guindée,
Haine à ton œuvre, à tes justices, à ta loi,
Haine à la vanité stupide de l’idée !


Assez du moule antique où l’on coule les dieux,
Assez de la raison qui change au vent qui change !
Je plonge dans le pire à chaque espoir du mieux ;
Chaque effort vers le ciel m’enlize dans la fange !

Déformer la nature, inventer des vertus,
Penser, chercher, vouloir, se tordre dans un rêve,
Battre comme des flots les rocs déjà battus,
Et ne pas déplacer un sable de la grève !



Et toujours des essors, des vœux, des pleurs, des cris,
Des douleurs sans motifs et des rages d’homme ivre ;
Toujours de faux espoirs qu’on cloue aux piloris !
— Je suis las de songer, moi qui suis né pour vivre !



Je suis las. Je voudrais renaître aux temps anciens !
Où sont les bois touffus qu’on peuple autour des sources,
Les antres de granit sous la garde des chiens,
Les enfants bruns couchés dans le poil brun des ourses ?



Les femmes qui, prenant la main des inconnus,
Graves, sans impudeur ni pudeur, et farouches,
Livrent abondamment leurs flancs et leurs seins nus
Avec de grands baisers qui font saigner les bouches ?

Sur quels bords, les pays de l’antique bonheur
Où l’homme en souriant suit l’instinct qui le mène,
Où les mots criminels de justice et d’honneur
N’ont pas souillé la langue et meurtri l’âme humaine ?



Ah ! retrouver les beaux Édens, les Édens morts,
Courir les monts avec les fils des races mortes,
Et, nu sous le plein ciel, n’avoir froid qu’à son corps,
Et brute, n’avoir peur que des brutes plus fortes !



Encor, toujours, les loups errent sous les forêts ;
Les tigres accroupis dans les roseaux des jungles
Et les lions couchés au seuil des antres frais
Lèchent leur large patte en regardant leurs ongles…



Ceux que nous méprisons dorment au grand soleil ;
Quand leur chair n’a plus faim leur âme est assouvie.
Pas de chimère ! Ils ont l’amour et le sommeil :
Dors, aime ! Et c’est assez pour leur bénir la vie !

Ah, malheur sur nos lois, malheur sur la raison !
Qui donc saura, parmi les damnés que nous sommes,
Arracher ses barreaux et brûler sa prison ?
Il faudrait être brute ou dieu ! Malheur aux hommes !




LES FRÈRES



Aux bois, aux monts, aux champs ! Viens fouiller les chenils
Où l’amour et la faim aiguisent les dents blanches ;
Lis dans l’œil des vaincus, quand l’espoir des revanches
Grogne sournoisement dans les coins embrunis.

Regarde les coucous rôder autour des nids,
Les mésanges en sang se chasser sous les branches,
Et le large taureau qui, fier, fouettant ses hanches,
Déchire les gazons sous ses sabots jaunis.

Guette, quand le grand bouc cornu des bergeries
Mène ses lents troupeaux d’épouses aux prairies ;
Écoute au fond des nuits bramer les cerfs jaloux.

Vois l’âpre fourmilière entasser ses conquêtes.
Tais-toi : prête l’oreille aux hurlements des loups…
Tu vas comprendre l’homme en connaissant les bêtes !



LE CHEVAL DE FIACRE


à alfred grévin

 
Le jour, la nuit, partout, glissant sur le verglas,
Suant sous le soleil, ruisselant dans l’averse,
Tendant avec effort son nez que le vent gerce,
Trottant sa vie, il souffle, éternellement las.

Sa crinière aux poils durs qui tombe en rideaux plats
Tape son long cou sec que la fatigue berce ;
Sa peau, sous le harnais battant, s’use et se perce ;
Son mors tinte, et le suit comme son propre glas.

Ouvrant ses grands yeux ronds, doux comme sa pensée,
Il court, en ruminant dans sa tête baissée
L’oubli de la douleur et le pardon du mal.

Et la foule, devant ce héros qu’on assomme,
Passe sans regarder le sublime animal
Dont nous ferions un saint si Dieu l’avait fait homme !








SUR UN BERCEAU


à roger de francmesnil



Enfant, pauvre petit qui tends tes deux poings roses,
Comme deux fleurs d’hiver sur la neige des draps,
Être vague qui ris et qui pleures sans causes,
Enfant, la vie est dure et tu la connaîtras.



Dure et longue, la vie, hélas ! la vie humaine,
Et demain, dès l’aurore, il faudra marcher seul,
Pour faire avant le soir la grand’route qui mène
Des plis du berceau blanc vers les plis du linceul.


Debout ! Le jour a lui sur la côte escarpée :
L’or du soleil, dans les lointains, crépite et bout.
Va : c’est l’heure ; voici la cuirasse et l’épée,
Et souviens-toi d’aller sans faillir, jusqu’au bout !


 
Fausses vertus, lois sans raison, devoirs factices,
Efface de ton cœur les mensonges dévots :
Cherche la vérité par-dessus nos justices ;
Crois en Dieu si tu peux, crois en toi si tu vaux.



Chéris la mer, la grande impuissante éternelle
Qui console des vœux déçus et des regrets :
La nature bénit ceux qui vivent en elle,
Le calme naît au cœur du calme des forêts.


 
Crains l’homme, aime ton âme et méprise l’insulte ;
Sois humble avec toi seul et sois fier devant tous.
Bons ou mauvais, défends tes amis et ton culte ;
Pardonne aux criminels et respecte les fous.

Laisse l’être à tous ceux que ta force te livre ;
Ne rougis pas ta main dans la chair des mourants :
Car tous sont tes égaux devant le droit de vivre,
Et les plus outragés sont parfois les plus grands.



Ne daigne point haïr ; sois fidèle à tes pactes ;
Sois franc ; ris peu ; sois doux pour ceux qu’on fait souffrir,
Mais garde de juger les raisons ou les actes,
Car rien n’est absolu que l’espoir de mourir.







LORSQUE J’ÉTAIS ENFANT




Lorsque j’étais enfant, j’allais dans les guérets :
Je prenais une pierre, un fruit, et je l’ouvrais,
Brusquement, puis, d’un coup, je me penchais, rapide,
Écarquillant mes yeux dans un désir avide
Pour voir ce que personne, avant moi, n’avait vu.



Car je ne savais pas que le soleil a bu
Dans les coupes de l’air l’âme et le suc des arbres :
Que les vents ont roulé la poussière des marbres,
Et que la mer les a pétris ; qu’ils ont couru
Et glissé sur la mousse aux sauts chantants du ru ;
Qu’ils ont été des flots, de grands bœufs et des roses ;
Et que l’Être, dans l’orbe incalculé des choses,
Va, passe, vient, revient et mue infiniment.

Et j’ignorais que tout nous échappe et nous ment ;
Que nos efforts sont fous, que nos forces sont faibles
Comme le mauvais vin rougi du sang des hièbles ;
Que nos calculs, nos vœux sans fin, nos volontés
Sont des Ilotes soûls rêvant des royautés ;
Que ce que nous créons est vieux dès sa naissance,
Et que tout notre orgueil est peuplé d’impuissance !




LE SOU




L’homme, gueux d’une idée, esprit de ruminant,
Rêve, rêve et refait son rêve, allant, venant :
Chaque conception ramène la première,
Mais il croit, dès qu’il touche un rayon de lumière,
Manier des soleils et brasser l’infini.
Alors, vers ses deux mains, penchant son front jauni,
Il pèse avec amour ses trésors chimériques.
Ainsi l’enfant qui vient sur les marches de briques,
L’enfant pauvre qui vient sur les marches, s’asseoir,
Et qui compte son sou de l’aube jusqu’au soir.






LE PEU DE FOI QUE J’AI



Le peu de foi que j’ai, ma raison me l’enlève,
Tout ce que j’ai de beau, ma raison me le prend…
Oh ! sois fou si tu peux, pauvre être, atome errant !
Tous nos paradis morts, l’extase nous les rend :
Rêve et monte, plus haut toujours, plus haut sans trêve,
Et tu reconnaîtras que ton rêve était grand
Si tu te sens petit au sortir de ton rêve !








ARMA VIRUMQUE


à jules barbey d’aurevilly



Orgueil ! Cuirasse d’or, casque d’airain poli ;
Armure surhumaine à la taille de l’homme ;
Heaume fait de dédains, de pardons et d’oubli ;
Flamme qui luis dans l’œil des Fiers, dès qu’on les nomme !



Baudrier de la foi ! Virilité du cœur !
Orgueil, consolateur fraternel du génie,
Qui fis Satan vaincu plus grand que Dieu vainqueur !
Baume dans le combat, chrême dans l’agonie !

Intime avènement des gueux qui sont nés rois !
Lumière astrale, aux fronts divins souillés d’insultes ;
Nimbe étoilé des saints et des martyrs en croix ;
Orgueil, bourreau du doute et réconfort des cultes !



Béni sois-tu, péché plus beau que la vertu,
Toi qui venges les Forts de la force du nombre :
Géant maudit des nains, Orgueil, béni sois-tu,
Toi qui pleus des soleils sur l’envie et sur l’ombre !








L’INSULTE




Las, mourant, demi-nu, les pieds souillés de boue,
Jésus montait : un Juif lui cracha sur la joue.
Christ, levant ses yeux bleus au ciel doucement bleu,
Pria pour qu’une injure encore fût absoute ;
Puis, s’essuyant la face, il poursuivit sa route,
Et pendant deux mille ans on en a fait un dieu !

— Maître, ferme ton âme aux clameurs de l’envie ;
Laisse crier la rue, et marche : c’est la vie.
Puissant comme ton vers, reste impassible et doux.
La haine meurt ; poursuis ton œuvre, et sans relâche.
Quand les hommes comme eux auront fini leur tâche,
Les hommes comme moi courberont les genoux !




UN POÈTE



Égoïste rêveur qui rythmait des sanglots,
Il s’écoutait pleurer pour chanter sa torture,
Mais jamais le soupir qui sort de la nature
Ne vibra dans son cœur orgueilleusement clos.

Amantes, il scandait vos douleurs et vos los :
Sa poésie avait son remords pour pâture ;
Il chantait, redressant sa superbe stature,
Et ses strophes avaient l’ample douceur des flots.

Comme un lac d’harmonie où les peuples vont boire,
Son vers se déroulait dans l’orgueil de sa gloire,
Et sa vie impassible et lente s’achevait.

Mais lorsqu’elle sonna, l’heure du vrai martyre,
Lorsqu’un vrai désespoir s’assit à son chevet,
Grand dans sa douleur grande, il mourut sans rien dire.











À ALFRED DE VIGNY






Maître au bras fort, géant de bronze et de granit,
Cœur taillé dans l’airain, front moulé pour les heaumes,
Demi-dieu survenu dans le siècle des gnomes,
Près du cercueil ouvert d’un monde qui finit !



O poète ! Du fond des ombres où nous sommes,
Je t’aime et te salue avec un respect saint,
Toi qui portas la mort dans l’orgueil de ton sein
Sans pousser un seul cri d’angoisse vers les hommes.

Tu mis ta large main sur ta poitrine en feu,
Emprisonnant ton cœur dans sa torture intime,
Et trop fier pour vouloir un renom de victime
Tu gardas ton secret pour toi seul et pour Dieu.



C’est jusqu’au dernier jour que ta douleur s’est tue :
Les ans s’accumulaient sur les ans ennemis,
Tant qu’à la fin, brisé d’effort, tu t’endormis,
Grave, immobilisant ton calme de statue.



Tels, crispés de superbe et de rage, hagards,
Dans le carcan des rois ou sous le fouet de l’ange,
Les farouches damnés que sculptait Michel-Ange
Arrêtent la pitié sur le bord des regards.



Leur chair se fend ; le fer se tord pour les étreindre :
Mais eux, debout, hautains, et sans voir les bourreaux,
Songent ; et quand la mort descend sur ces héros,
Ils paraissent si grands qu’on n’ose pas les plaindre.


SONNETS DE SANG

à josé maria de heredia

I

FAMILLE


En ces temps, Gédéon, vainqueur de Jesraël,
Était Juge ; il avait des vignes dans les plaines,
Ses coffres étaient lourds, ses granges étaient pleines,
Et tous les siens étaient bénis dans Israël.

Ses soixante-dix fils, vaillants et chers au ciel,
Unis pour être forts, et forts, vivaient sans haines :
Mêmes vœux dans les cœurs, même sang dans les veines,
Et leur gaîté chantait dans le Bait paternel.

Mais voici que le maître est mort, qui sera maître ?
À qui l’or, les troupeaux que cent bergers font paître,
Et le peuple à genoux, et l’orgueil de juger ?

L’amour, tout meurt ! La pierre et la hache sont prêtes ;
Le frère rit de voir les mouches voltiger
Sur le tas rouge et noir des soixante-neuf têtes.


I I

HONNEUR


L’arome des réveils court dans l’air du matin ;
Le ciel rit. Les témoins ont tiré les épées.
Le vent chante ; les fleurs encor toutes trempées
Déplissent au soleil leurs jupes de satin.

Le torse mi-vêtu, l’œil froid, le front hautain,
Les hommes ont jeté leurs gants dans les cépées :
Des sifflets et des vols d’oiseaux, par échappées,
Filent ; un angélus tinte dans le lointain.

L’acier grince, luit, fuit, suit, se choque et crépite ;
Le sol brun se fleurit d’une pourpre subite,
Et des frissons d’amour font vibrer la forêt.

Puis, un fiacre s’en va, très lent, les vitres closes,
Criant, glissant sur les graviers, et disparaît,
Blondi dans la vapeur des perspectives roses…


I I I

SOCIÉTÉ


La foule, ivre du sang promis, trépigne et hue,
Battant des mains, jetant des cris et des chansons.
L’air flambe ; l’échafaud, droit sur ses étançons,
Se hausse comme un phare et luit sur la cohue.

Voici qu’un flot d’enfants et de femmes se rue :
Fusils, faux, sabres nus, piques, estramaçons.
L’acier brille ; les gueux trônent sur les arçons,
Et le chariot tourne à l’angle de la rue.

Il vient, pesant… Chénier monte sur l’échafaud.
« À mort ! À mort ! » Superbe, il attend, le front haut :
Un vers harmonieux chante dans sa pensée.
 
Il passe avec lenteur ses doigts fins à son cou,
Rêve sur l’homme, songe à l’œuvre commencée,
Et sa tête aux yeux clairs tombe au panier, d’un coup.


IV

JUSTICE


Il pleut : l’air est froid comme au fond d’un puits ;
Un reflet mouillé luit sur la potence.
La lune se brouille et le pendu danse ;
L’averse le gifle à tout petits bruits.

Voilà quinze jours et quatorze nuits
Qu’un grand homme rouge a lu sa sentence.
Il pleut : ses doigts verts gouttent en cadence ;
Son Juge s’endort en vidant les muids.

Les rats du gibet trottent dans la boue,
Tandis qu’un corbeau lui mange la joue.
— Son crime ? Il eut faim : le pain veut du sang.

Il était superbe, ardent, gai, robuste :
Le corbeau repu tourne en croassant :
« Tue au nom du bien ! Tue au nom du juste ! »


V

RELIGION


Hommes, femmes, vieillards, enfants à la mamelle,
Les frêles innocents qui pouvaient croire en Dieu,
Les vierges qui rêvaient dans un calme sans vœu
Et dont l’âme riait dans des yeux purs comme elle ;

Tous, les chiens, les troupeaux, en tas, noirs, pêle-mêle,
Liés, mitrés, meurtris, hurlent, voués au feu :
Et la flamme, alentour, court dans un brouillard bleu,
Comme un loup affamé qui rôde et qui grommelle.

Le bois craque, la chair crépite, la poix bout ;
Un moine brun, la crosse en main, calme et debout,
Fait des signes de croix vers le bûcher qui fume.

Le peuple à genoux, loin, chante en levant les bras ;
Et l’incendie, au fond des cieux roussis, allume
De longs reflets de sang sur des nuages gras.


VI

PATRIE


Morts ou mourants, et l’arme au poing, et par centaines,
Saignants comme des chairs sur l’étal des bouchers,
Bleus sous la nuit, le front blafard, ils sont couchés,
Ceux de Philippe et ceux de Thèbes et d’Athènes.

Les enfants blonds, les vieux guerriers, les capitaines,
Tous sont là : les chevaux râlent sur les archers ;
La rouge fleur du crime empourpre les rochers ;
Le lac berce des corps dans ses vagues lointaines.

Partout, emplissant l’air chargé d’exhalaisons,
Un sanglot vibre et roule autour des horizons,
Comme le bruit d’un trait qui tremble dans la cible.

Et la brise des soirs joue avec les roseaux,
Et Phœbé qui sourit dans le ciel impassible
Met des glacis d’argent sur l’émail bleu des eaux.







LA TÊTE DU PAGE


à mademoiselle alice haraucourt



— « Ô mon brave écuyer, c’est-il loin de Paris ?
— Las, Madame, bien loin : n’y verrons pas l’aurore. »
Et les chevaux suaient d’ahan dans le froid gris.


— « Ô mon brave écuyer, c’est-il bien loin encore ? »
Les bons chevaux s’allaient mourant à tous relais.
— « Loin, dis-nous ? — N’y viendrons pour voir le jour éclore…


— Ah ! malheur sur le Roi, son duc et ses varlets
Qui mènent à trépas les pages de grand race,
Les beaux fils qui la veille atornaient leur palais ! »

Un mont passa. Le temps fuyait. — « Si n’ai sa grâce,
Mon frère sera mort avant qu’il soit demain,
Mort, mon doux petit frère avant que je l’embrasse…»


Le col du destrier se tendait sous sa main,
Blanc d’efforts. L’air sifflait. — « Est-ce loin que nous sommes ? »
Et les sabots de fer claquaient sur le chemin.


— « As-tu pris mes joyaux, de l’or en larges sommes ?»
Un lac passa. — « Maudits les rois, les rois maudits,
Et que Dieu juge un jour ceux qui jugent les hommes ! »


Hop ! Hop ! L’aube teinta le bord des cieux blondis…
— « Des murs, là-bas, vois-tu ? — Non, c’est un bois qui houle…
— À qui le sauvera je rends mon paradis ! »


Le jour montait. — « J’entends les clameurs de la foule,
Des voix, des pas, le son des cloches au lointain !
— Madame, c’est le bruit d’un grand fleuve qui coule. »

Ils vont, l’aurore, ouvrant ses tentes de satin,
Pose à leurs cheveux froids des baisers de rosée,
Et la ville apparaît dans l’air flou du matin.


Ils ont passé sous la voûte fleurdelisée.
— « La prison ? Le palais ? » Une vieille, à mi-voix,
Dit : « Pauvre enfant, sa tête était toute frisée… »


— « Que font ces gens autour de ces piliers de bois ?…
Mon frère ! » L’homme rouge a retroussé ses manches,
— « Grâce ! Arrêtez ! » Le crâne a rebondi deux fois.


Déjà la dame était à genoux sur les planches :
Elle prit dans ses doigts le front pourpre et glissant ;
Blanche, elle mit sa lèvre aux lèvres déjà blanches,


Et la face sourit dans ses larmes de sang.






LE CHARRON


à constant coquelin



Necker est expulsé du royaume. À Versailles,
L’Étrangère et la cour rêvent de représailles,
Besenval a les murs et quatre régiments.
Le vieux Broglie, avec trente mille Allemands,
Tient la plaine, et la tient en province conquise,
Saccageant, n’attendant qu’un vœu de la marquise
Pour étrangler Paris d’un seul coup de lacet.

Donc, la ville, on l’affame, et son bon roi le sait ;
Le peuple, on le trahit ; la patrie, on la pille.
Alors un cri tonna dans l’air : « À la Bastille ! »
Et formidablement tout Paris se leva.

Point de canons, point de fusils. N’importe : on va.
On veut. Poussant son flux et remuant sa houle,
Ce flot des volontés, cette mer d’âmes, roule.
À chaque rue, aux quais, aux ponts, aux carrefours,
Multipliant sa masse écrasante, et toujours
Plus profonde, et toujours plus dense et plus serrée,
Elle élargit l’ampleur de sa lourde marée.
L’air tremble ; et tout au fond des horizons, là-bas,
Un retentissement effroyable de pas,
Sous la clarté des cieux, gronde comme un tonnerre.


Il peina deux mille ans, ce Peuple débonnaire :
Il en est las, et l’heure a sonné de finir.
C’est le Passé, c’est le Présent, c’est l’Avenir
Qui vont : c’est l’unanime humanité qui marche ;
Et la mer de vengeance apporte aussi son arche,
Arche sainte arrachée au déluge des rois :
La Liberté !
Sinistre, avec ses hauts murs droits,
La Bastille, debout, dans sa robe de pierre,
Hausse rigidement sa masse calme et fière

Sur laquelle Justice et Haine n’ont rien pu.
Le bloc royal attend : tel un lion repu,
Superbe, et tout entier ramassé sur son torse,
Dort dans la majesté terrible de sa force.

L’Océan d’hommes va, déferle au pied des tours,
Reflue, et, noircissant au loin les alentours,
S’étale en nappes, chaud comme un torrent de lave.
Aux créneaux, les canons dardent leur grand œil cave ;
Les meurtrières sont luisantes de fusils,
Et, guettant les élus qu’elle a déjà choisis,
La mort veille. Hurlant de rage et d’impuissance,
L’orage humain se jette, et recule, et s’élance,
Et fait tourbillonner le remous de ses flots
Qu’il brise au choc des murs invinciblement clos.


Or, dans ce grondement de fureur populaire,
Un homme s’avança ; sans un cri, sans colère,
Calme, s’étant frayé doucement un chemin.
Il franchit les fossés, une hache à la main.
Et seul, les deux bras nus, vint prendre la Bastille.

On le vit sur le mur et les pieds dans la grille
Chercher son équilibre au haut du pont-levis.
Il se mit à son œuvre : et, détournant les vis,
Faisant sauter les clous hors des poutres de chênes,
Broyant les gonds, tranchant l’anneau rouillé des chaînes,
Il travailla longtemps, car l’ouvrage était dur.
— Feu !
Les balles heurtaient et déchiraient le mur
Et faisaient des trous ronds dans la blouse volante.
— Feu !
Tout autour de lui la mort passait, sifflante,
Et ses souffles vibrants l’effleuraient tout entier.
Mais le charron, sans plus frémir qu’à son chantier,
Levait et rabaissait sa hache, lent et grave.

 
Ô jours ! Race des forts ! Siècle où l’on était brave,
Âge auguste où le sol enfantait des Titans !
Le vil Peuple, oublié dans l’abîme des temps,
Se dressait tout à coup de sa terre féconde,
Et, la justice en main, balayait le vieux monde !
Salut à vous, manants, roturiers et vilains !

Inutiles héros dont nos champs étaient pleins,
Salut ! Athlètes nés et conçus dans l’épreuve,
Vaillants régénérés de l’humanité neuve !
— Nous partons, nous, les fils d’un monde agonisant
Dont les siècles vécus ont épuisé le sang…
Peuple, peuple ! Sur les débris des nobles races,
Germez, multipliez, croissez, rameaux vivaces !
Épanouissez-vous sous le ciel libre et pur !
Serfs de l’ère passée et rois du temps futur,
Voilà que ce charron a commencé la tâche,
Et taille l’avenir humain à coups de hache !

Le pont-levis grinça sur ses gonds. Un moment,
Dans l’air, il hésita, puis, d’un bloc, lourdement,
Tomba, dans le bruit sourd d’un monde qui se brise.
« En avant ! En avant ! »
Rois, la Bastille est prise.

— Le charron rabaissa sa manche. Il dit : « Voilà, »
Puis, simple, ayant défait vingt siècles, s’en alla.






L’ÎLE VIERGE


à francis pittié


 
L’île, en son nonchaloir de courtisane hellène,
Dort sur son lit d’azur où la mer a mêlé
Des éclats de satin et des blancheurs de laine.

Son lit chante et l’endort dans un baiser salé ;
L’arome chaud des thyms tremble et rôde autour d’elle,
Comme le filet bleu qui sort d’un narguilé.

Le myrte, le jasmin, la rose et l’asphodèle,
Balançant sous l’éther leurs frêles encensoirs,
Font monter des parfums vers le soleil fidèle.

Et librement, dans l’air des matins ou des soirs,
Partout, dans tous les coins, hasard, où tu les jettes,
Les fleurs avec les fleurs dressent des reposoirs.
 
Les genêts, sur les rocs, agitent leurs vergettes ;
Les aloès, autour des pins aux lourds cimiers,
Hérissent leurs poignards et dardent leurs sagettes.

Et les bois d’orangers près des bois de palmiers,
Pointillés des fruits d’or dont l’hiver les parsème,
Cachent des nids où vont roucouler les ramiers.
 
Chaque mois est le mois des lis. La ruche essaime,
Et le miel blond déborde à chaque lunaison ;
Tout rit, tout est joyeux, tout est pur et tout s’aime…

— L’homme étant venu là bâtit une prison.






LE BEAUPRÉ



à joseph carriès




Au large, dans un cercle absolu de mer libre,
Berçant sous le plein ciel son puissant équilibre,
Tranquille, arrondissant l’ampleur de ses flancs creux,
Un navire, bardé de fer comme les preux,
Cinglait royalement vers des guerres lointaines.
Ses mâts bruns, ses haubans, ses drisses, ses antennes
Tailladaient de traits fins les ors chauds du couchant.
En le léchant, les eaux d’argent brisaient leur chant
Sur le tranchant penchant de sa proue, et les brises
Sifflaient et zézayaient autour des cordes grises…

Le vent baisait les pieds et le col empourpré
D’un pendu qui tordait son hart sous le beaupré.
L’homme se balançait, maigre, dans sa vareuse,


Avec un rictus bleu sur sa lèvre glaireuse,
Le front crispé, l’œil fou, la langue entre les dents :
Et le roulis faisait danser ses bras pendants…


Les oiseaux avaient fui les terreurs de son râle ;
Les requins, alentour, glissant leur ventre pâle,
Guettaient ; et les flots verts montaient pour l’engloutir.
Quel crime avait-il donc commis, ce long martyr
Qui, la face gonflée et les prunelles vides,
Ouvrait de désespoir ses paupières avides
Vers des pays perdus et chers, vers des là-bas ?…


— Punir ! Un droit que Dieu lui-même n’aurait pas !





LES VERGES


 
 
L’enfant qui ne sait rien sait le vrai mieux que nous,
Et dans l’étonnement craintif de ses yeux doux,
On voit trop qu’il comprend déjà, comme les bêtes.
Combien nos cœurs sont durs et nos lois déshonnêtes.
Il pense, il cherche, il erre… Allons, verges en main !
Et tape sur ton fils : il comprendra demain.
Va ! Ta force est un droit, et ta rage est auguste.
L’enfant vaut mieux que toi ? N’importe ! Au nom du juste !
N’es-tu pas le devoir, la règle, la vertu,
Et ton bras n’est-il pas le plus fort ? Que crains-tu ?
S’il défendait sa chair, ce torturé qui t’aime,
Les passants indignés crieraient à l’anathème.
Sus ! Frappe et frappe, afin qu’il apprenne par toi
La honte d’être un homme et l’horreur de la loi !






FILLE DU MAL


à maurice barrès



 
— « Dieu ne me connaît pas : je suis l’œuvre de l’homme ;
Mais l’homme en me créant a dit : « Fille du ciel, »
Et c’est Fille du ciel que le peuple me nomme.
 
Pour poser sur le monde un ordre artificiel,
J’ai déformé vos corps, refondu l’âme humaine
Et mis devant l’amour un mur pénitentiel.

La nature me fuit ; l’homme est mon seul domaine ;
Et tout ce qui surgit de mal au nom du bien,
C’est mon vœu qui l’enfante et ma loi qui le mène.

 
Je hais le beau, le vrai, le nu ; je n’aime rien.
Partout, de tout, je suis la constante ennemie
Qui se lève sur vous comme un fouet sur le chien.

Je fais pâlir vos fleurs dans la vierge anémie,
Filles aux yeux bistrés, blêmes adolescents,
Et j’emporte au tombeau votre angoisse endormie.
 
Je stérilise l’âme et torture les sens ;
Je glace tout espoir, je châtre toute envie,
Et le vice hypocrite allume mon encens.

Je trouble et je dissous, j’infirme et je dévie ;
J’appelle le remords dès qu’un cœur a battu,
Et, si je le pouvais, j’étoufferais la vie !

Mon but est la douleur, et mon nom la Vertu.




VIERGES MORTES


à georges charpentier



Œillets blancs, lilas blancs et violettes blanches :
Et le char sépulcral s’en va vers les caveaux,
Sinistre et chaste, au pas rythmique des chevaux
Qui bercent les grands draps déployés sur leurs hanches.
 
Ô vierges ! D’autres Mais fleuriront les pervenches,
Les baisers écloront dans les Avrils nouveaux
Et la brise des Juins grisera les cerveaux :
Mais vos corps sans désirs dormiront sous les planches.

Toujours ! Et c’est fini sans être commencé !
Votre avenir d’hier a mille ans de passé :
Vos cœurs immaculés sont morts avant de naître.

Lilas blancs, œillets blancs… Vous vous en retournez
Vers l’immense sommeil des choses, sans connaître
Le seul bien que la vie accorde à ses damnés !




LE CLOÎTRE


à mademoiselle any. m.


Un crucifix de fer tend ses bras sur le seuil.
De larges remparts gris ceignent le cloître austère,
Où viennent se briser tous les bruits de la terre,
Comme des flots mourants aux angles d’un écueil.

Le saint lieu, clos à tout, gît comme un grand cercueil,
Plein de silence, plein d’oubli, plein de mystère.
Des vierges dorment là leur sommeil volontaire,
Et sous le voile blanc portent leur propre deuil.

Tous les ressorts humains se sont rompus en elles.
Dans l’éblouissement des choses éternelles,
Elles marchent sans voir, hors du Temps, hors du Lieu.

Elles vont, spectres froids, corps dont l’âme est ravie,
Êtres inexistants qui s’abîment en Dieu,
Vivantes dans la mort, et mortes dans la vie.



FILLE


à louis marsolleau


La vierge, ignorant tout, même sa pureté,
Couvrait le monde entier d’une tendresse blanche ;
Ses jours, comme des nids sous l’ombre d’une branche,
Chantaient dans leur tranquille et naïve bonté.

Qui l’a prise ? Qui l’a flétrie un soir d’été ?
Car la moisson d’amour frissonne sous sa hanche,
Et son front virginal, désolément, se penche
Vers ses flancs violés par la maternité.

Le rire des passants lascifs la crucifie :
Voilà qu’elle a compris et lu toute la vie
Dans le regard du monde hypocrite et moqueur.

Personne, ici, qui lui pardonne ou qui la venge !
Alors, froide, et buvant ses dégoûts à plein cœur,
Majestueusement, elle entra dans la fange.










PREMIER ORAGE


à catulle mendès



Et le soleil croula, tout rouge, dans la mer.
L’eau houlait, morne et sombre, au large. Un souffle amer
Siffla sur les rochers et convulsa les plantes,
Long, chaud, lourd, et dans des ondulations lentes,
Vint mourir sur le front des coteaux et des bois.
Sur tout l’Eden, le ciel noircit. Au loin, des voix
Ronflaient sinistrement dans le creux des montagnes.
Et le premier éclair s’alluma : les campagnes
Blêmirent, le tonnerre ébranla l’horizon.

L’Homme, hagard, sentant tournoyer sa raison,

Tomba sur les genoux, la face dans les roches.

Les nuages passaient, grondaient, roulaient, si proches
Qu’il croyait les sentir effleurer son dos froid ;
Toujours croissant, toujours allant plus loin, tout droit,
Plus vite, ils se chassaient dans le vent du désordre,
Et la mer leur lançait ses vagues pour les mordre,
Et les tigres pleuraient dans l’effroi de la nuit.
Clameurs, échos, des chocs, des cris, le large bruit
Des lames qui brisaient leur rage sur les côtes,
Le râle monstrueux et sourd des forêts hautes,
Des fracas, le passage affolé des oiseaux,
L’horreur du vent, l’horreur du ciel, l’horreur des eaux,
Tout se mêlait : la foudre éclata, brusque aurore,
Devant l’Homme. Et voilà qu’il se traîne ; il implore,
Levant ses deux bras gourds vers le ciel qui fut bleu :
— « Pitié ! Grâce ! » Et voilà qu’il imagine Dieu,
Et demande pardon des fautes non commises !

Puis, au jour, il choisit les victimes promises,
Et les tua, sous l’œil du matin clair et doux.

                                  ⁂



Maudite soit la Peur qui courbe nos genoux,
La Peur, mère des dieux, source de la prière,
L’aveugle sans pitié, la sourde meurtrière
Qui poignarde la vie au nom de la vertu !
Maudit le premier cœur qui jadis a battu
Pour la conception d’un crime expiatoire !
Maudits les temples froids, maudite leur histoire,
Et maudits les saints lieux, fournaises, échafauds,
Charniers, où pour la gloire auguste des Très-Hauts
Le ventre des martyrs a fumé vers les nues !
Le fer siffle ; le sang jaillit, et les chairs nues
Fondent sur le brasier crépitant des autels…
Arrière ! Écartez-vous ! Voici les immortels,
Odin et Jéhovah, Jupiter et les onze,
Bel, Ormuzd et Moloch, dieux de marbre ou de bronze,
Morbide invention des cauchemars humains
Dont la fureur sacrée a rougi nos deux mains !
Voici les dieux du ciel qui descendent sur terre,
Tous les fils de la Peur, de l’ombre et du mystère !
Voici les dieux buveurs de sang ! Écartez-vous !
Renforcez les prisons et doublez les verroux !

C’est l’heure de juger les vengeances divines,
Meurtres, viols et complots, guet-apens et rapines,
Tous les crimes bénis que la foule adorait !
Et cherchez s’il existe un juge qui pourrait,
Devant ces contempteurs du bien, rois de la foudre,
Arracher de sa gorge un mot pour les absoudre !

.


RÉSIGNATION

à laurent tailhade


C’est Dimanche. Le vent court des landes aux roches ;
La douce mer d’Arvor joue avec les écueils,
Et les horizons gris tremblent du son des cloches :
Mais le village est noir comme un drap de cercueils.


Tout est brûlé : les toits, les celliers, les étables,
Les salles, les hauts lits enchâssés dans les murs,
Les vieux dressoirs, les bancs rangés autour des tables,
Les granges qu’embaumaient les foins et les fruits mûrs.

Il a crevé les fûts et bouilli dans les outres,
Le beau cidre écumant de rire et de chansons ;
Les grands bœufs calcinés sont couchés sous les poutres,
Et les vents ont vanné la cendre des moissons.


Les flammes ont taillé des gibets et des scies
Dans les arbres joyeux qui bombaient leurs arceaux,
Et les petits enfants, avec des mains noircies,
Sur les brasiers éteints se creusent des berceaux.


Tels les champs de bataille au soir des grands massacres ;
On croirait que tout veut mourir, mourir enfin,
Et l’on sent palpiter sur tout, dans les airs âcres,
La désolation, la misère et la faim !


Seule, l’église luit, claire entre les murs sombres :
Par-dessus le hameau funèbre, au plein milieu,
Comme un ange d’espoir qui surgit des décombres,
Rose et blanche, elle monte et rit vers le ciel bleu.

Et voici, rayonnant, venir, dans les cantiques,
Les bannières de soie et les saints d’or bruni,
Et le peuple en haillons chante autour des portiques :
« Soyez béni, Seigneur ; Seigneur, soyez béni ! »









LE NAZARÉEN


à madame m. haraucourt





À quoi sert d’insulter une figure douce ?

— Ô Christ, va ton chemin, et pose sur la mousse
Tes pieds blancs où fleurit la corolle de sang ;
Ouvre, dans la bonté d’un geste bénissant,
Tes deux bras et tes mains que les clous ont trouées,
Et lève, vers la foule errante des nuées,
Ton front aux cheveux roux et tes longs regards bleus…

Tu vins, rêveur épris de bonheurs fabuleux,

Dans un siècle d’ennui qui ressemblait au nôtre,
Poète, âme de vierge, et tu te fis apôtre
Pour chanter la douceur, les pardons et la mort.

Tes paroles d’enfant semaient le réconfort
Dans les cœurs épuisés de l’infirme et du triste :
Tu leur parlais d’un monde où la justice existe,
Où les bons sont guéris de tous les maux soufferts,
Et les méchants livrés au remords des Enfers.
Les vieillards s’asseyaient sous ton ombre, dans l’herbe,
Et les femmes pleuraient en écoutant ton verbe.
Tel tu passais, allant de bourgade en cité,
Versant autour de toi la paix et la clarté,
Consolant la douleur et pardonnant la faute....
 
Puis, un soir, tu montas sur la colline haute,
Doutant du ciel, croyant au repos du trépas,
Et priant vers un Dieu qui ne répondait pas ;
Et tu mourus, dans la torture et dans l’insulte.
 
Qu’importe, si ma race a dépravé ton culte

Et dressé des bûchers en l’honneur de ta croix ?
Qu’importent la fureur des papes ou des rois,
Les murs croulants, le choc des masses sur les heaumes,
Et les peuples entiers râlant au chant des psaumes ?

Tu ne soupçonnais rien du soir, toi l’Orient !
Barde éploré, mystique et ténébreux Voyant,
Poète du tombeau, poète du martyre,
C’est sur nous seuls qu’il faut pleurer, sans te maudire !










MAGNIFICAT


à théodore de banville



Les dogmes sont perdus qui consolaient la terre ;
Les âmes des rêveurs sont des étangs bourbeux
D’où monte vers la brume un sanglot solitaire
Comme un cri de crapaud écrasé par des bœufs.


Et l’antique tristesse élargit son empire,
Ajoutant jour par jour les regrets aux regrets ;
Et chacun de nos maux nous en engendre un pire
Ainsi que les forêts qui naissent des forêts.

Tout s’en va. La raison tremble, l’amour s’effare,
Et le monde, toujours plus souffrant et plus vieux,
Entassant ses chagrins, grossit comme un avare
Le trésor de douleurs légué par les aïeux.


Donc, puisque nous voilà tout nus dans la nature,
Orphelins de la foi, seuls avec nos rancœurs,
Salut à toi, Beauté, religion future,
Dernier secours des dieux, recours dernier des cœurs !


Beauté, vertu palpable, esprit de la matière,
Sœur de la vérité, vierge mère de l’art ;
Beauté, splendeur du bronze et gloire de la pierre,
Culte saint des fervents qui sont venus trop tard !


Âme des corps sans âme et règle sans caprice ;
Germe et terme de tout ; force, but et moyen ;
Loi douce qui défends que l’univers périsse,
Suprême et seul amour qui fasses croire au bien !

Sagesse des couleurs, mysticité des choses ;
Majesté de la vie et sacre de la chair ;
Terre promise, Éden des yeux, Paradis roses,
Astre qui nous conduis et rends le soir plus cher !


Arc-en-ciel apparu sur l’orage de larmes
Que versait notre angoisse en attendant sa fin ;
Aurore de la joie et couchant des alarmes,
Manne d’idéal pur dont notre rêve a faim !


C’est toi le vrai sauveur et toi le vrai messie,
Rédemption des sens, crèche des voluptés,
Verbe que promettait l’antique prophétie,
Seul don de Jéhovah à ses déshérités !


Salut ! Nous dresserons dans des châsses d’ivoire
De blancs socles d’argent sous tes pieds immortels,
Et l’homme, ayant des dieux auxquels il puisse croire,
Rajeunira son cœur en baisant tes autels.

Nous, tes prêtres émus, apôtres et prophètes,
Chanterons l’hosannah sur des rythmes joyeux ;
Les vierges tresseront des myrtes pour tes fêtes,
Et la paix fleurissante embaumera les cieux !


Mais si je meurs trop tôt pour saluer ton temple
Et voir grandir nos fils dans l’amour de ta loi,
J’aurai du moins l’orgueil et l’honneur de l’exemple,
Moi qui brûle ma vie à n’adorer que toi !


LES FORMES






ALMA PARENS


à charles morice




Puis, un rayon posé sur un toit de chaumière,
Un bois où le ciel bleu fait des trous de lumière,
Un nuage qui court vers le soleil levant ;
Et là, paisible et pur, comme un saint dans sa fierte,
Droit dans sa châsse d’ombre aromatique et verte,
 Un muguet qui se berce au vent ;

Puis, la fuite indécise et blonde des collines,
Où de blanches vapeurs traînent leurs mousselines,
Comme des jours de Pâque aux marches des parvis ;
Et la mare aux tons d’huile où s’endorment les raines,
Et l’herbe où deux pinsons vont picoter des graines
 Autour d’un brin de chènevis ;


Et, sur l’inclinaison des ravines fleuries,
C’est un ruissellement de folles pierreries :
La plaine, sous l’éclat des bijoux et des fards,
Regarde en souriant pendre sa robe neuve,
Dont la frange se mouille aux vasques du grand fleuve
 Qui descend sous les nénuphars.


Et c’est la mer, là-bas, la mer omnicolore,
La vaste fleur que chaque aurore fait éclore,
L’immense voyageuse aux somptueux courants
Qui joue avec la lune et qui chante aux étoiles,
Et qui tout en chantant jette ou porte les voiles
 Sur des mondes exubérants :

 
Sur des pays où l’or micace les rivières,
Où l’éclair des oiseaux fait trembler les paupières,
Où l’on entend sonner dans l’air lourd de parfums
Et glisser le beau corps onduleux des crotales,
Où les corolles ont de si larges pétales
 Qu’on y peut coucher les défunts ;


Et c’est l’immensité des déserts et du pôle,
Les forêts de bambous où le tigre miaule,
Les steppes où s’enfuit le troupeau des bisons ;
C’est le miroitement limpide et bleu des glaces
Et le soleil qui tourne avec des lenteurs lasses
 Sur l’argent mat des horizons.


Feu des soirs, bleu des nuits, midis blancs, matins roses,
C’est la communion de l’air avec les choses !
C’est l’hymne hyménéal et l’éternel Avé
Des formes aux senteurs et des sons aux lumières,
Tout ce qui s’est perdu des époques premières,
 Et tout ce qu’on n’a pas rêvé !

— Ô Nature ! ô splendeur ! ô richesse infinie !
Qui rendra par des mots l’œuvre de ton génie ?
Tout notre effort s’épuise et râle vers le beau,
Et toi, Mère, toujours jeune et toujours féconde,
Tu poses en riant à tous les coins du monde
 Un chef-d’œuvre toujours nouveau.

 
Notre plume se rompt, notre pinceau se brise,
Et notre seule gloire est de l’avoir comprise,
Nous qui voudrions tant et qui pouvons si peu !
Reine unique de l’art, c’est ton doigt qui nous mène,
Et quand nous te chantons, la poésie humaine
 Chante le poème de Dieu !






LA CHANSON DE LA MER


à madame e. dardoize



 
Mer ! J’aime le refrain de ta rauque chanson.
Viens mourir à mes pieds, pauvre vague plaintive ;
Roule tes longs soupirs sous le morne horizon ;
Pleure et chante en pleurant, immortelle captive
Qui heurtes ta tristesse aux murs de la prison !


Je songe aux affligés des races plus anciennes,
À ceux qui sont venus écouter tes sanglots,
Aux martyrs de douleurs plus grandes que les miennes,
Qui berçaient leur chagrin au rythme de tes flots,
 Et mêlaient leurs larmes aux tiennes…

— Viens mourir à mes pieds, pauvre vague en courroux :
Hurle, tords-toi, bondis, jette ton flot qui gronde
Sur le rempart massif des roches aux flancs roux :
Ta rage, morte au choc des granits qu’elle inonde,
Ruisselle sur leur mousse et filtre dans leurs trous.

 
Je songe aux travailleurs de l’idée inflexible :
À tous ceux qui voulaient, luttaient, fermes et forts ;
Dont l’âme, aux premiers jours, se croyait invincible,
Et qui, las, sont venus broyer leurs vains efforts
 Aux durs brisants de l’impossible !


— Emblème des vaincus dont tu chantes le vœu,
Ô Mer, use sans fin tes digues inusables !
Pleure éternellement sous le ciel toujours bleu.
Sœur des souffrants, sœur des damnés, meurs sur les sables,
Comme nos désespoirs meurent aux pieds de Dieu !








MARÉE BASSE


à eugène d’argence




La mer est toute violette
Sous les cieux roux et violets ;
Le flot sans écume halette
Et mouille sourdement le sable et les galets.


Le vent du nord rase les landes ;
L’eau lourde s’endort dans leurs bras,
Et les rocs bruns font des guirlandes
Qu’ils descendent au large en bombant leurs dos gras…

 
Dans une rythmique indolence,
Comme des pendules lassés,
Les barques bercent en silence
Leur mât unique et noir qui fend les cieux glacés.


Un cormoran fuit sous la brume,
Jette au jour mort son dernier cri,
Et le phare lointain s’allume,
Astre rouge, trouant le brouillard assombri.


Sèche et longue, au vent de la grève
Qui tord sa jupe comme un ver,
Une vieille passe et relève
Des goémons visqueux pour ses foyers d’hiver.




ARCHIPEL


à charles giron





Dans la clarté diffuse et blonde, une buée
Palpite encor sur l’onde à peine remuée :
La mer blonde s’étale et monte aux horizons :
Un calme virginal endort la baie immense,
Et l’air ne sait où l’eau finit, où l’eau commence,
Tant les eaux et les airs unissent leurs frissons.

Le ciel court sur la mer, se déroule, s’allonge,
Continuant la mer qui tremble et qui se plonge
Dans les frémissements du ciel ; et l’on dirait,
Vibrant à l’infini sous la brise qui passe,
Un drapeau de rayons déployé dans l’espace,
Sur les lances de feu du matin qui paraît.

Puis, suspendu dans les glissantes perspectives,
Entre les brumes d’or et les vagues natives
L’archipel, étageant ses rocs et ses îlots,
Fuit, large ; et jusqu’au loin, les fins rubans des dunes
Se pressent comme un vol d’aigles aux ailes brunes
Qui planent lourdement sur le sommeil des flots.







SOIR D’ÉTÉ




Le zézaiement câlin des vagues amoureuses
Glisse sur l’air léger et bruit dans la brise ;
La mousse s’éparpille en brumes vaporeuses.


Du sable tiède et roux à la falaise grise
Un chant voluptueux ondule et se déploie,
Glisse sur l’air léger et bruit dans la brise.


Roulés dans les plis bleus de leurs robes de soie,
Les flots au rire blanc se baisent bouche à bouche :
Un chant voluptueux ondule et se déploie.

Le blond soleil descend dans le rose, et se couche,
Au milieu des parfums de thyms et d’asphodèles ;
Les flots au rire blanc se baisent bouche à bouche.


La mouette fend l’air tranquille à grands plats d’ailes,
Tandis que Vénus monte à travers le ciel pâle,
Au milieu des parfums de thyms et d’asphodèles.


La lune ouvre et polit son fin croissant d’opale,
Et sereine, du fond des calmes, elle écoute,
Tandis que Vénus monte à travers le ciel pâle.


Les astres, un par un, s’allument sous la voûte :
La nuit molle s’emplit de douceurs langoureuses,
Et sereine, du fond des calmes, elle écoute


Le zézaiement câlin des vagues amoureuses.







PLEINE EAU





Rire au matin ; courir dans l’ondoiement des herbes ;
Croire à tout ; secouer au ciel, comme des gerbes,
La rose floraison des gaîtés de vingt ans ;
Être aimé de la vie, et fleurir le printemps ;
Ébaucher un amour dès qu’un hiver s’achève ;
Être de l’avenir enfermé dans du rêve…


Puis, au bercement long des barques, triomphant,
Éclabousser le fleuve avec des cris d’enfant ;
Regarder le sillage ouvrir ses larges trames ;
Faire chanter la mousse au choc brusque des rames ;

.

Et, plus beau qu’un dieu grec, plonger ses flancs nerveux
Dans l’eau verte qui fuit en léchant les cheveux ;
Sentir, comme un toucher d’amantes inconnues,
Le frais baiser des flots glissant sur les chairs nues ;
Descendre…
Et ce soir, loin, les pêcheurs trouveront,
Des nénuphars aux pieds et des algues au front,
Calme et serein, couché, blanc sur la vase brune,
Un corps froid qui sommeille en regardant la lune…







SOIR D’OCTOBRE


à madame a. d’artigues




Les grands bois roux, au flanc des collines prochaines,
Dans le souffle automnal roulent comme une mer :
Et tous, les châtaigniers, les ormes et les chênes,
Saisis du froid nouveau s’endorment pour l’hiver.


La brume, serpent gris ondulant sur le fleuve,
Tord son méandre épais qui fuit dans les lointains ;
Le soir frileux accourt dans ses voiles de veuve,
Jetant sa gaze humide aux horizons éteints.

Le soleil, écroulé derrière les monts vagues
Où chante avec langueur la voix des vents plaintifs,
Accroche des reflets sur la pointe des vagues
Dont la crête sautille et danse en bonds furtifs.


L’eau brune qui descend le long des pentes douces
Claque très mollement sur le sable mouillé ;
Les larmes de la nuit s’emperlent sur les mousses ;
Un hibou, loin, gémit dans un saule effeuillé.


Un calme inconsolable et douloureux s’épanche
Dans l’air où par zigzags vont les chauves-souris ;
Pour voir poindre la lune avec sa corne blanche,
Un crapaud qui pleurait sort des joncs rabougris :


Tandis qu’au plein milieu du lit qui s’enténèbre,
Un noyé, raide et blanc, suit le flot chuchoteur ;
Et, ses yeux sans regard levés au ciel funèbre,
Silencieusement, il glisse avec lenteur.





AVRIL


à mademoiselle berthe d.




Là-bas, seule, elle lit, sous le chagrin des saules
Qui versent leur fraîcheur humide à ses épaules :
Sa jupe rose luit sur le fond des bois verts,
Et les jeunes gazons grimpent vers sa cheville,
Tandis qu’un ruisseau court, invisible, et babille
 Sous le vol strident des piverts.

Les vieux chênes massifs aux troncs marbrés d’usnée,
Les fins bouleaux, dressant leur maigreur satinée,
Les lilas, ondulant sous les grappes de fleurs,
Tous se lancent des cris et des oiseaux, dans l’ombre,
Qui vont, ici, là, vifs, multipliant leur nombre,
 Comme les boules des jongleurs.

Le soleil, se filtrant dans les feuilles criblées,
Fait trembler des ronds d’or au sable des allées.
Elle lit : et le livre, avec ses blancs feuillets
Ouverts sur les genoux où la main se repose,
Semble un grand papillon qui bat sur une rose
 Dans une corbeille d’œillets.




DEMI-DEUIL


à alfred guesviller





La nuit voluptueuse et triste, par degrés,
Descend les escaliers du ciel. Le jour se sauve,
Posant son pied furtif sur les toits mordorés.


Des nuages lilas fleurissent dans l’air mauve
Qui palpite au-dessus des coteaux violets,
Et le vent recueilli prend des senteurs d’alcôve.


La glycine en festons grimpe autour des volets ;
Les saules prosternés sous leurs branches pieuses,
Sont des bouquets vivants de cris et de sifflets.

La jacinthe, l’iris, les pâles scabieuses
Mêlent leurs tons mêlés de joie et de chagrin ;
Les cyprès sont des nids pleins de chansons rieuses.

 
Et svelte, toute droite, au bord du boulingrin,
Regardant d’un œil doux les lilas et les chênes
Bleuir et rougeoyer dans un brouillard serein,


La veuve en demi-deuil rêve aux amours prochaines.








LA TET


à mademoiselle claire m.



 

Elle coule dans la nuit,
Le long des rocs qu’elle inonde ;
Comme de l’ombre qui fuit,
Elle coule dans la nuit
Qui luit profonde et sans bruit :
Sous la lune calme et ronde,
Elle coule dans la nuit,
Le long des rocs qu’elle inonde.



Elle glisse par-dessus
Les granits qu’elle use et lisse ;
Rasant les saules bossus,
Elle glisse par-dessus
Les galets gras et moussus ;
Harmonieuse elle glisse,
Elle glisse par-dessus
Les granits qu’elle use et lisse.

 
Et vifs, pointillés d’argent,
Les flots dansent tous ensemble,
Changeant au reflet changeant ;
Et vifs, pointillés d’argent,
Ils traînent en l’allongeant
Une lumière qui tremble,
Et vifs, pointillés d’argent,
Les flots dansent tous ensemble.




Sous l’arche unique du pont
L’eau gronde et se creuse un gouffre ;
Rauque, elle roule d’un bond
Sous l’arche unique du pont ;
Un crapaud lointain répond :
C’est la seule voix qui souffre.
Sous l’arche unique du pont
L’eau gronde et se creuse un gouffre.


Puis, joyeuse, elle reprend
Son voyage sous la lune
Qui la suit en s’y mirant.
Puis, joyeuse, elle reprend,
Comme un troubadour errant,
Ses chansons et sa fortune ;
Puis, joyeuse, elle reprend
Son voyage sous la lune.





LA MORT DES ROIS


à saint-juirs



Le vieux Lion, sentant que son heure était proche,
A voulu voir encor le désert tout entier :
Péniblement, il s’est levé, droit sur sa roche.


Il frotte son dos maigre au tronc sec du dattier
Dont sa griffe et sa queue ont déchiré l’écorce,
Et le voilà, pensif, qui gravit le sentier.


Tirant ses jarrets las et rassemblant sa force,
Il monte, lourd, et vient, sur la dune, s’asseoir,
Les pieds joints, le front haut et les crins sur le torse.

C’est l’heure où l’Israha, sous les vapeurs du soir,
Étalant son brasier torride et sans retraite,
Fume et crépite au loin comme un vaste encensoir.


Le Soleil épuisé tremble, énorme, et s’arrête,
Puis, s’effondre, envahi par les horizons plans
Dont ses derniers rayons font palpiter l’arête.


L’astre agonise, au bord des larges cieux sanglants :
La vie immense coule en jets inépuisables
Des blessures de feu qui s’ouvrent à ses flancs.


Et, sans voir les troupeaux d’étoiles méprisables
Dont les yeux clignotants commencent à s’ouvrir,
Tous deux, par-dessus l’or et la pourpre des sables,


Le Fauve et le Soleil se regardent mourir.









LE CRAPAUD



 

(ENVOI)



À vous, — vous la beauté, la fraîcheur et la grâce, —
 J’offre humblement ces humbles vers.
Je chante les proscrits qui font rire et qu’on chasse.
Car leur chanson m’a dit les maux qu’ils ont soufferts.


 
Je chante les laideurs, je les plains, je les aime,
 Car leur chanson parle à mon cœur ;
Car j’ai senti souvent et senti pour moi-même
Quel mal fait un sourire adorable et moqueur.

 
Mes vers chantent l’amour ridicule et néfaste,
Le rêve du déshérité…
Et je vous en fais don, par esprit de contraste,
À vous, — vous la fraîcheur, la grâce et la beauté…



LE CRAPAUD



Là-bas, bien loin, plus loin que les prés de luzernes,
Plus loin que ce torrent aux flots vitreux et ternes
Qui polit en grondant la rondeur des galets ;
Dans un champ où le soir sème des feux follets,
Là-bas, un marais dort, calme et plat, sur la fange.
Une écume saumâtre a brodé de sa frange,
Comme d’un velours vert, les bords du lit visqueux ;
D’âcres exhalaisons pèsent dans l’air aqueux,
Et sous le brun miroir, lourd comme un plomb liquide,
Les débris croupissants d’une flore morbide
S’étalent sur la boue épaisse, où par instant
Des bulles d’un gaz froid montent en tremblotant…

C’est là qu’il vit.
Parfois, quand la nuit est bien noire,
Quand la lune a caché son large front d’ivoire
Derrière le mur gris des grands monts dentelés ;
Dans un flux de vapeurs quand les astres voilés
Veillent en souriant sur le sommeil des plaines ;
Lorsque toutes les voix et toutes les haleines,
Que tout ce qui parlait et tout ce qui chantait
Dans un dernier frisson s’assoupit et se tait,
Alors, il vient…
Du fond de la bourbe qu’il ride,
Il se soulève ; il nage à travers l’eau putride :
Dans les joncs gras et mous, péniblement, sans bruit,
Il monte… Il sort, rêveur affamé de la nuit.


Au pied des roseaux frais que la brise balance,
Morne, il regarde l’ombre, écoute le silence,
Et s’enivre au parfum lointain des fleurs du soir…


Il songe au beau soleil qu’il n’a jamais pu voir,

 
À l’air pur, aux oiseaux à qui Dieu fit des ailes,
Aux papillons dorés, aux sveltes demoiselles,
Aux nuages, au vent qui court sous le ciel chaud,
À tout ce qui peut fuir et s’envoler bien haut !


Il dresse avec lenteur son front chargé de mousse ;
Et lui, l’être hideux que tout fuit ou repousse,
L’être triste et honteux, le paria du jour,
Seul, lamentablement, pleure son chant d’amour…

 
Amour ! Amour ! Sa voix s’élance dans l’air libre.
Chanter, c’est être deux ! La note tremble et vibre :
Soupir doux et plaintif, soupir mélodieux,
Hymne de désir vague et de naïve extase,
Cri d’une âme en douleur qui râle sur la vase,
Et qui monte en râlant vers l’infini des cieux !


LES ÉPHÉMÈRES


à mademoiselle jeanne f.


Les éphémères blonds qui naissent des varechs
Et vivent entre deux marées
Sautillaient, près du flux des vagues liserées,
Sur les sables à demi-secs.


Et leur vol crépitant claquait comme la pluie,
Traçant dans l’air des orbes vifs,
Et mêlant son choc preste au cri sourd des récifs
Qui grondaient vers la vague enfuie.

 

Le soleil paternel, roulant vers son déclin,
Versait des caresses foventes
Sur ces fourmillements de minutes vivantes
Qui s’agitaient au vent salin.


— Eux aussi ! La mort lente a lassé leur envie :
Plus loin des flots et des fracas,
Ils s’en vont, pour dormir, cacher sous les micas
L’ennui long de leur courte vie !





LES FAIBLES


à joseph berho



Je n’ai d’amour au cœur que pour ceux qu’on torture,
Les tout petits enfants de l’immense nature
Qui vivent dans l’ennui, la tristesse ou l’effroi ;
Ceux qui n’ont pas de nid, le soir, quand il fait froid,
Qui tremblent dans le vent et gîtent sous la neige ;
Les faibles, ceux qu’on tue et que nul ne protège
Et dont le bon soleil lui-même est ennemi ;
Qui n’ont que la douceur d’avoir un peu dormi
Lorsqu’il faut s’éveiller encor pour vivre, et vivre…
Aussi, lorsque l’hiver met des robes de givre
Sur les troncs d’arbres noirs et les brins d’herbe roux,
Je rêve d’être un dieu paternel, grave et doux,
Qui pourrait, en faisant refleurir les pervenches,
Être aimé des oiseaux qui glissent sous les branches.









AURORE






Le soleil naît. D’un jet de lumière, il arrose
Les nuages errant dans l’or clair du matin,
Si rosés qu’on dirait des pétales de rose
Qui s’effeuillent sur du satin.


Fraîche, l’eau court et glisse entre les herbes neuves ;
Dans la pénombre humide où chantent les remous,
Les vieux saules en pleurs, prostrés comme des veuves,
Trempent leurs bras grêles et mous.

Le sable micacé luit au versant des berges ;
Les calices, baignés de la splendeur du jour,
S’ouvrent en palpitant comme le cœur des vierges
S’ouvre aux premiers frissons d’amour.


Le vent jeune qui rit en froissant les feuillées
Agace les troncs bruns et crispe les roseaux,
Et la chanson de l’air sous les branches mouillées
Réveille le chant des oiseaux.


Salut au ciel joyeux, au ciel couleur de cuivre !
Et de l’occident pâle à l’orient vermeil,
Les bêtes, savourant le grand bonheur de vivre,
Regardent monter le soleil.


Un long cri de gaîté s’envole de la terre :
Et sous son dais brodé de nuages mouvants,
L’astre roi, dieu des dieux, penché comme un bon père,
Bénit la vie et les vivants…

— Mais te voici ramper, vieille louve aux pas traîtres,
Buveuse de sang chaud, filleule de la mort !
La Faim, l’ogresse Faim hurle au ventre des êtres,
Qu’elle tenaille et qu’elle mord.


Alors, partout, des quatre horizons, l’air immense
S’emplit d’un douloureux et sourd gémissement :
Et l’œuvre de carnage antique recommence,
Doucement et sinistrement.









L’ORAGE


à georges d’esparbès



Oh ! regarde donc les arbres affolés !
 On dirait qu’ils sont pris de vertiges :
 Les voilà plus souples que des blés
Dont la grêle d’août vient flageller les tiges.


Le soleil, mourant au bord des cieux couverts,
 Crache encore un flot de lueur rousse
 Dont il baigne et teinte le revers
Des feuilles d’or vert que l’orage retrousse.

 
Les hauts peupliers, fourbus, ployés en deux,
 Balayant la terre avec leur crête,
 Vont tracer des cercles autour d’eux
Comme des sorciers par un soir de tempête.


Le lierre, arraché des murs, fouette l’air lourd
 Qu’il emplit d’un sifflement sinistre,
 Tourne, monte, ondule, va, vient, court,
Comme un serpent fou qui danse au son du sistre.


Les chênes trapus assomment les lilas ;
 Le rosier qui saigne ses pétales
 S’abandonne, indiciblement las,
Sous le choc hurlant des rafales brutales.


Pendant quatre nuits et quatre jours entiers,
 Secoués dans un fougueux désordre,
 Bataillant au-dessus des sentiers,
Ils n’ont pas cessé de geindre et de se tordre.

Ils tendent leurs bras pour supplier les vents,
 Leur bras gourds rompus dans la torture…
 — Est-il vrai qu’ils ne soient pas vivants ?
Est-ce que tout souffre, ô ma mère, ô Nature ?


LE VIEUX CHRIST


à édouard d’otémar



Très loin, sous la falaise aux murs profonds et droits,
Le vent berce le cri vespéral des macreuses ;
La lande rousse endort ses ornières ocreuses
Que le soleil couchant fait saigner par endroits.

Seul, vers le ciel morbide où des nuages froids
Traînent avec ennui leurs masses douloureuses,
Debout dans l’herbe rare et les roches lépreuses,
Un Christ exténué tend ses deux bras en croix.

Son socle crevassé sort d’une fondrière ;
Et lui, penchant son front lassé de la prière,
Comme pour être deux se regarde dans l’eau :

Mais l’onde, dont son œil scrute en vain les mystères,
Ne lui montre au miroir que son propre tableau
Et l’immense douleur des âmes solitaires.



II


LA VIE INTÉRIEURE


L’AUBE — MIDI — LE SOIR







L’AUBE





PETITES CHANSONS DE JADIS


à madame p. h.





J’ignore les amours impures ;
J’ignore les âpres levains
Des sens qui mêlent leurs souillures
Aux rêves chastes et divins.


Mon amour a peur de la fièvre ;
Les regards noyés lui font peur
Et le feu qui brûle la lèvre
A toujours fait froid à mon cœur.

J’ai la tendresse humble des âmes
Qui se donnent sans désirer ;
Mon culte ne demande aux femmes
Que de se laisser adorer :


Mains jointes, front nu, tête basse,
Comme on adore, sous l’autel,
La vierge qui luit dans sa châsse,
Blanche sur le bleu clair d’un ciel.


Et je conserve à mon idole
Ce que Dieu lui mit de plus beau :
La pureté, cette auréole,
Et l’innocence, ce manteau.









À LA DÉSOLÉE




 
Dire que je suis là, mon ange, et que tu pleures,
Mourante comme un lis qui cherche le soleil ;
Dire que ton chagrin veille et compte les heures
De tes longues nuits sans sommeil !


Dire que je te vois, tordant ton col de cygne,
Couvrant d’un voile noir ta rêveuse pâleur,
Ne voulant rien entendre et repoussant d’un signe
Tout ce qui n’est pas ta douleur…

Dire que je te vois, sombre et désespérée,
Ployant sous tes regrets comme pour en mourir,
Et que je n’ai de droit, ô ma pauvre adorée,
Qu’à souffrir de te voir souffrir !


Dire que je suis là, fixe comme une pierre,
Demandant à ton Dieu d’avoir pitié de toi,
Dire que ta rancœur te reste tout entière
Quand elle est tout entière en moi.


Dire que mon amour n’a rien qui te console,
Que la morte, en partant, m’a tué dans ton cœur,
Et que son souvenir, seul rêve et seule idole,
Y règne exclusif et vainqueur !


— Et je m’en vais, sous l’œil des étoiles moroses,
Portant la double croix de ton mal et du mien,
Criant au ciel, criant à la pitié des choses :
« Elle pleure et je ne peux rien ! »










ROMANCE




 
— Je t’aime ; et l’on a ri d’entendre nos sanglots :
Mais ainsi qu’un lotus descend sur l’eau qui coule,
Je suivrai mon destin, le cœur et les yeux clos.

Si tu m’aimes un peu, que m’importe la foule ?

— Je t’aime ; et j’ai perdu ton sourire et ta voix :
Mais comme des parfums vers un dieu qu’on encense,
J’élève mes regards aux astres que tu vois.

Si tu m’aimes toujours, que m’importe l’absence ?

— Je t’aime ; et mon amour a su beaucoup souffrir :
Puis, un autre viendra, vous me serez ravie,
Mais j’en souffrirai tant que j’espère en mourir.

Si vous ne m’aimez plus, que m’importe la vie ?

— Je t’aime ; et quand j’irai, près de ceux qui sont morts,
M’endormir dans la nuit sans fin où tout retombe,
Qu’on jette où l’on voudra les restes de mon corps !

Si tu n’y pleures pas, que m’importe la tombe ?








ROMANCE




 
Dans leur fraise et leur collerette,
Liseron rose et pâquerette,
J’aime le myrte et les muguets,
Les lilas et la primevère ;
Mais la couleur que je préfère,
C’est le bleu, le bleu des bleuets.

Oh ! le velours brun des pensées,
L’oranger blanc des fiancées,
Les lourds glaïeuls, les lis fluets,
L’or du soleil morne et sévère !
Mais la couleur que je préfère,
C’est le bleu, le bleu des bleuets.

Dans les blés blonds, cours, cours, ma mie !
Avec une grâce endormie
Les bleuets font des menuets ;
Notre amour les prit pour emblème,
Et c’est mon propre amour que j’aime
Dans le bleu, le bleu des bleuets.










ROMANCE






— Les vierges fleurs, ouvrant leurs minces corsets verts,
Se roulaient dans l’amour du soleil, nonchalantes.
Elles disaient : « Qui donc a parfumé tes vers ? »
Mais je n’ai pas voulu me confesser aux plantes.


— La lune miroitait sur le crêpe des flots
Comme un collier d’argent sur un torse de veuve.
L’eau chantait : « Vers qui donc descendent tes sanglots ? »
Mais je n’ai pas voulu répondre aux voix du fleuve.

— Les astres clignotaient dans un brouillard subtil,
Pareils à des regards souriant sous les voiles ;
Leurs yeux interrogeaient : « De quels yeux rêve-t-il ? »
Mais je n’ai pas voulu te nommer aux étoiles.


Car j’ai fermé ma lèvre et mon cœur aux aveux ;
Et doive mon secret me peser plus encore,
Je saurai le garder pour toi seule, et je veux
Que rien ne sache, au monde, à quel point je t’adore !





ROMANCE



À tout petits pas, lente et les pieds las,
Elle allait, flairant les fleurs d’un air tendre ;
Un nid gazouillait au fond d’un lilas,
Et Jeanne s’assit, s’assit pour attendre.

Les petits oiseaux prenaient leurs ébats,
Et Jeanne rougit, rougit sans comprendre ;
La brise se prit à siffler très bas,
Et Jeanne se tut, se tut pour entendre.

Son cœur et le nid chantaient tous les deux,
Et le vent câlin chantait autour d’eux :
« Quand vient le printemps, les bourgeons fleurissent. »

La mère fauvette alla, vint, partit,
Revint, sautilla, piqua l’herbe, et dit :
« Quand vient le printemps, les nids se remplissent. »









ROMANCE






C’est une puissance inconnue
Qui nous a perdus sous les bois :
Ma main brûlait dans sa main nue
Et mes doigts tremblaient dans ses doigts.


Le vent sautait de branche en branche,
Soupirant des vœux sans aveux,
Et pour baiser sa nuque blanche
Parfois soulevait ses cheveux.

Il me les jetait comme un voile
De parfums tièdes et d’ors roux ;
Il gonflait sa robe de toile,
Et la plaquait sur mes genoux.


Mon front roulait dans les vertiges ;
Le bois chantait, profond et noir :
Les fleurs, en jasant sur leurs tiges,
Se bousculaient pour nous mieux voir…


Elle cueillit à son corsage
Une rose qu’elle m’offrit :
— « Je t’aime… — Je meurs. — Soyez sage,
« On parle ! — C’est le vent qui rit.


— « Vous m’oublierez. — Tes mains sont douces !
— « Je suis bien lasse. — Je suis las… »
Oh ! la complicité des mousses
Et la traîtrise des lilas !









ROMANCE






Du bord de la source, une goutte pure,
Trop lourde, tomba dans le bassin clair.
— « Où vas-tu si vite ? » et dans son murmure
La goutte reprit : « Je vais à la Mer. »


Une blonde enfant passa sans rien dire,
Et pour m’éviter fit un long détour.
— « Où vas-tu si vite ? » et dans un sourire
La fille reprit : « Je vais à l’Amour. »

Le lieu se remplit d’un silence sombre ;
Et flûtant leur voix dans un lent effort,
Les échos railleurs chantèrent dans l’ombre :
— « Où vont-ils si vite ? Ils vont à la Mort. »








ROMANCE


À ANDRÉ HALARY


« Et j’ai trop vu d’oubli pour croire au souvenir. »
Joseph Bertho


Quand l’orage gronde et s’irrite,
Comme elle court, l’eau du ruisseau !
— Mais ce qui passe encor plus vite,
C’est un oiseau.


Vers le nid où l’amour s’abrite,
Comme il vole, comme il fend l’air !
— Mais ce qui passe encor plus vite,
C’est un éclair.

Il luit, tonne, et se précipite :
On le voit, sans le voir venir.
— Mais il passe encore plus vite,
 Le souvenir !


Il existe, au pays du Scythe,
Un arbre qui croît en un jour.
— Mais ce qui vient encor plus vite,
 C’est un amour.


Tout à coup notre cœur palpite ;
Le sourire se mêle au pleur.
— Mais ce qui vient encor plus vite.
 C’est un malheur.


On vivait : terrible et subite,
La mort a soufflé le flambeau !
— Mais l’herbe vient encor plus vite
 Sur un tombeau.





LE VENT


à madame a. l.


PRINTEMPS


Entendez-vous le Vent qui jase
Et qui s’arréte à chaque phrase
Pour voir, aux fenêtres qu’il rase,
Des secrets qu’un voile de gaze
Voudrait cacher au Vent qui jase ?


Si j’étais le Vent, j’irais tous les soirs,
Frôleur indiscret, frôler les boudoirs :
J’irais, secouant les frais rideaux roses,
Voir ce qu’on ne voit qu’en les soulevant ;
J’aimerais à voir de joyeuses choses,
Si j’étais le Vent…

ÉTÉ


Entendez-vous le Vent qui chante ?
Son haleine tiède et léchante
Me parle d’un ciel qui m’enchante,
D’un monde où, superbe et méchante,
Flore se berce au Vent qui chante.


Si j’étais le Vent, je voyagerais
Au pays que Dieu bénit de plus près,
Aux villes d’Asie, aux îles de Grèce.
J’irais m’embaumer aux fleurs du Levant :
Mon souffle serait comme une caresse,
Si j’étais le Vent…

AUTOMNE

 
Entendez-vous le Vent qui gronde ?
Roulant sa voix rauque et profonde,
On dirait qu’il apporte au monde
La plainte de ceux qui sur l’onde
Ont crié dans le Vent qui gronde.

Si j’étais le Vent, j’irais sur les flots
Écouter d’où vient le bruit des sanglots :
J’irais vous aider, voiles solitaires
Des marins perdus au désert mouvant !
Tous les naufragés reverraient leurs terres,
Si j’étais le Vent…


HIVER


Entendez-vous le Vent qui pleure ?
Il nous dit que rien ne demeure,
Que toute espérance nous leurre,
Et qu’il faut qu’on passe et qu’on meure
Comme passe le Vent qui pleure.


Si j’étais le Vent, j’irais chaque nuit
Rêver et pleurer dans la nuit sans bruit :
J’irais m’égarer dans les cimetières,
Et dernier écho du monde vivant,
Chanter pour les morts des chants de prières,
Si j’étais le Vent…








DAME DU CIEL


à h. béthune




Madame la Lune, en robe gris pâle,
Dans les velours bleus et les satins verts
De ses grands salons à plafonds d’opale
 Reçoit les rimeurs de vers.


Et roulant son front nimbé de topaze
Parmi les coussins de nuages flous,
Elle écoute avec une feinte extase
 Chanter son peuple de fous.

Nos regrets, nos vœux, nos bonheurs, nos peines,
Elle connaît tout depuis dix mille ans ;
Elle a des regards qui calment les haines
 Et qui font des baisers blancs.


Pour guérir nos cœurs des tourments que sème
Le sourire froid des femmes ses sœurs,
Elle orne gaîment son sourire blême
 De caressantes douceurs.


Elle sait le nom des pays du rêve,
Mondes idéals que l’amour bénit,
Chers Édens vers qui notre espoir s’enlève
 Comme un oiseau vers son nid…


Puis, lorsque s’éteint le lustre d’étoiles
Qui crépite au loin dans le clair obscur,
Lente, elle s’en va dégrafer ses voiles
 Sous les courtines d’azur.

On croit qu’elle dort, lasse et solitaire,
Mais son char de nacre aux luisants essieux
L’emporte en fuyant autour de la terre ;
Et déjà sous d’autres cieux,


Madame la Lune, en robe gris pâle,
Dans les velours bleus et les satins verts
De ses grands salons à plafonds d’opale
Reçoit les rimeurs de vers.









RENONCIATION






J’allais, hautain et fort, drapé dans ma pensée,
Posant mon pied vainqueur sur l’avenir vaincu ;
Moi seul régnais sur moi ; mais vous êtes passée
Et je n’ai plus compris de quoi j’avais vécu.


Mon art, ma volonté, mes passions, mes rêves,
Mon triste orgueil assis sur les néants humains,
Mon cœur superbe et froid comme l’acier des glaives,
J’ai tout mis sans remords dans vos petites mains.

J’ai construit un vaisseau géant, noir sous la flamme
Teinte aux couleurs de vos cheveux ; je l’ai rempli
Du reste des fiertés qui grandissaient mon âme,
Et je l’ai naufragé dans les mers de l’oubli.


Puis, grave, ayant perdu mon trône et ma patrie,
Mon sceptre et mes trésors, mon peuple et mes palais,
Je suis venu traîner ma noblesse appauvrie
Près du porche de pierre où causent vos valets.


Reine ! On m’a vu pleurer au seuil de votre Louvre,
Pareil aux mendiants accroupis sur les quais ;
Je tremble et mon sang bat quand votre porte s’ouvre,
Et mes douleurs de roi font rire vos laquais !


Mais j’accepte en dompté leur risée infamante,
Et je boirais encor les affronts déjà bus
Pour voir glisser au loin les plis de votre mante
Ou regarder les yeux de ceux qui les ont vus.





TOUTE LA VIE HUMAINE





Toute la vie humaine est faite de regrets :
Hélas, l’espoir nous ment et le désir nous leurre,
Et dans nos plus doux vœux dorment des maux secrets.

Rien n’est vrai ; rien n’est sûr. Plus on croit, plus on pleure.
Espérer, ici-bas, c’est marcher vers souffrir.
Si le rêve est très long, le rêve dure une heure,

Et durent les regrets jusqu’au jour d’en mourir.



FIN DU RÊVE


 
L’homme ne t’aime plus qui t’a volée à moi ;
Notre temps de bonheur est fini sur la terre :
Va seule, j’irai seul, et gardons le mystère
Du mal que Dieu nous fait sans nous dire pourquoi.

Nous irons par la vie, et sans espoir, sans foi,
Promenant dans le vide un regret solitaire,
Nous porterons le poids des chagrins qu’il faut taire,
Toi qui souffres par lui, moi qui souffre par toi.

Et plus tard, dans les temps, par delà les années,
Quand nos douleurs auront empli leurs destinées,
Nos cœurs, las de lutter, s’endormiront, joyeux.

La Mort, en t’absolvant des peines que j’endure,
Posera son baiser de pardon sur tes yeux ;
Et pour rêver de moi, tu redeviendras pure.


MIDI




L’ÉGLISE


à armand silvestre



Les vierges des vitraux et les saints en camail,
Tamisant le soleil dans leur corps translucide,
Versent des tons mouillés et des lavis d’émail
Sur les marbres luisants qui montent vers l’abside.


Les cierges clignotants tremblent au pied des croix,
Dans l’ombre où les lauriers se penchent sur les vases ;
Un silence mystique engourdit les airs froids
Que les vapeurs d’encens ont parfumés d’extases.

Et dans la solitude énorme du saint lieu,
Les sièges, flancs à flancs, s’alignent en prière :
On dirait, prosternés sous l’image du dieu,
Des spectres de l’ennui qui pleurent sur la pierre.

 
Un malaise sacré tombe des cintres lourds ;
Par degrés, lente, autour des colonnes massives,
Voici que la nuit tend ses nappes de velours :
L’âme d’un siècle mort plane sous les ogives.


Elle descend, la nuit muette : son front brun
Se couche pour dormir dans l’angle des chapelles ;
Les feux, les ors, les tons, tous meurent, un par un…
La nuit dort. Les vitraux sont voilés de dentelles.


                                  ⁂



Oh ! ne pouvoir plier l’orgueil de mes jarrets
Vers ces dalles que tant de douleurs ont baisées !
Ne plus pouvoir prier sur les marches usées
Des vieux autels que j’adorais,
Au temps où mes ferveurs apprises
Se courbaient sous les voûtes grises
Et voyaient Dieu dans les églises
Ou les forêts !


L’âge pieux n’est plus où je chantais les psaumes
Et les vers incompris des cantiques romains,
Où mon enfance émue élevait ses deux mains
Vers l’Enfant-roi né sous les chaumes,
Âge naïf, bel âge blanc
Où sur mon cœur déjà brûlant
L’amour du Berger consolant
Mettait ses baumes !

.



Ô Christ, tu n’es pas Dieu ! Jésus, tu me trompais !
Mais qu’importe l’erreur, si la foi nous assiste ?
Pourvu qu’on aime un dieu, qu’importe qu’il existe ?
Tout est beau, si je me repais
D’un mot par qui mon cœur exulte :
Qu’il soit tangible ou soit occulte,
Il faut un rêve ! Il faut un culte !
 Il faut la paix !



Dans l’air religieux et tiède de la chambre,
Les flambeaux parfumés versent des reflets d’ambre.

Toute nue, allongée, Elle dort, les seins droits :
Ses pieds sont joints, ses bras sont déployés en croix.

Vers l’épaule, sa tête impassible se penche,
Et ses cheveux luisants glissent sur sa peau blanche.

Son front rit, son sommeil a des rythmes si lents,
Si doux, si lents qu’à peine ils soulèvent ses flancs.

Son âme est insensible et sa chair inféconde :
Mais Elle est la splendeur et la gloire du monde.

Son cœur n’a ni regrets, ni vœux, ni passions,
Mais Elle est la douceur des consolations.

Un charme destructeur flotte autour de sa bouche :
Mais sa lèvre guérit les chagrins qu’Elle touche.

Les clous des sept péchés, les clous des sept douleurs
Sur son chevet sacré font des grappes de fleurs.

Et parmi le roseau, les trois lis et les palmes,
Une tête de mort baise ses deux pieds calmes.








LE BOUCLIER


à émile goubert





Le ventre de la femme est comme un bouclier
Taillé dans un métal lumineux et sans tache,
Dont la blancheur se bombe et descend se plier
Vers l’ombre où sa pointe se cache.


Depuis l’angle d’or brun jusqu’au pied des seins nus,
Il s’étale, voûtant sa courbe grasse et pleine ;
Et l’arc majestueux de ses rebords charnus
Glisse dans les sillons de l’aine.

Tandis que, ciselé sur l’écusson mouvant
Où s’abritent la source et les germes du monde,
Le nombril resplendit comme un soleil vivant,
Un vivant soleil de chair blonde !


— Magique Bouclier dont j’ai couvert mon cœur !
Égide de Vénus, ô Gorgone d’ivoire
Dont la splendeur joyeuse éblouit ma rancœur
Et rayonne dans ma nuit noire !


Méduse qui fais fuir de mon cœur attristé
Le dragon de l’Ennui dont rien ne me délivre ;
Arme de patience avec qui j’ai lutté
Contre tous les dégoûts de vivre !


Je t’aime d’un amour fanatique et navrant ;
Car mes seuls vrais oublis sont nés dans tes luxures,
Et j’ai dormi sur toi comme un soldat mourant
Qui ne compte plus ses blessures.

C’est pourquoi ma douleur t’a dressé des autels
Dans les temples déserts de mon âme embrunie :
Et j’y viens adorer les charmes immortels
De ta consolante harmonie.




ÆEA


à georges clairin



Oh ! loin du monde et loin du bruit,
Sans voir le jour, sans voir la nuit,
Vivre sous la lueur des lampes !
Marcher à pieds nus dans les peaux,
Suspendre en guise de drapeaux
Des chevelures à des hampes !


Mon palais est de marbre gris :
Dans l’or ciselé des lambris
Glissent des serpents d’émeraude ;
Le parquet lisse est de santal ;
Et vers les plafonds de cristal
L’encens monte, se trouble, et rôde…



Les piliers vêtus de brocart
Se dressent, drapés avec art,
Comme des Grecs dans leurs chlamydes ;
Des cataractes de velours
Tombent des frises en plis lourds,
Plus lourds que des toiles humides.


L’air rose, en courants attiédis,
Berce des fleurs de paradis
Qui coquettent du bout des tiges,
Et charrie un flot de poison
Qui fait tournoyer ma raison
Au bord du gouffre des vertiges.


Je ne sais rien, je ne veux rien ;
J’ai tout perdu, l’amour du bien,
Le sens des mots, l’orgueil des phrases ;
J’ignore la terre et le ciel
Et mon rêve perpétuel
Compte ses jours par ses extases.



Moins qu’une brute et presque un dieu,
Je m’épuise et nage au milieu
Des réconforts et des dictames ;
Puis, dans des bras entrecroisés,
Frôlé par un vol de baisers,
Je m’endors sur des corps de femmes !


PARISIENNE


à achille mélandri



Redressant les rondeurs de son buste replet,
Droite, le nez railleur et la lèvre mutine,
Elle va : son regard qui voltige et butine
Se pose au bord de tout, prend à tout un reflet.

Elle va. Sous les plis susurrants de l’ourlet,
Le pied vif, provocant et plein d’esprit, trottine,
Rase l’asphalte, et rit, au fond de la bottine.
De se voir si petit et si près du mollet.

La main gantée, au bord de la manchette blanche,
Berce l’éventail noir qui caresse la hanche
Et rythme au bruit des pas son doux balancement.

Un sillage odorant la suit, senteurs de femmes,
Parfums de fleurs… Et souple, elle marche, semant
Le germe des désirs chauds et virils dans l’âme !


SONNET À MA MIE


 
Je regrette le tems où tout bardé de fer,
Hampe au poing, dague au flanc, on erroit par le monde ;
Le tems où l’on vêtoit le heaulme à grille ronde,
Le gorgerin de cuir, la gambe et le hauber.


Coups de masse et d’estoc ! On étoit fort et fier.
On se navroit gaîment pour le los de sa blonde ;
Le cœur étoit loyal et la valeur féconde :
Les gentils preux n’avoient souci que de l’Enfer.


On ne se cachoit point pour rêver à sa mie ;
On s’aimoit sans remords et nul n’en gaussoit mie !
Seul, le parjure aux vœux d’amour étoit félon.


Beau tems ! J’eusse porté tes couleurs, ta devise,
Et ton nom brodé d’or sur mon blanc gonfalon,
— Une nuit m’eût fait roi qui t’eût faite marquise !








EN CRÈTE


à victor d’auriac





Midi ! Le ciel profond est d’un cobalt intense.
Comme une lampe d’or pendue au zénith bleu,
Le soleil qui montait s’arrête et se balance :
Ses rayons verticaux vibrent dans l’air en feu.


Les monts, les champs, baignés de clartés odorantes,
Rêvent languissamment dans leur vaste sommeil.
L’île nage au milieu des vagues transparentes,
Dont chacune miroite et reflète un soleil.



La mer chante : le flot tiède et blanchi d’écume
Lèche le sable ardent qui fume dans le port.
Le parfum lourd des fleurs pèse, comme une brume,
Dans l’atmosphère épaisse où la brise s’endort.


La sève bout ; le fruit est mûr ; la vie éclate :
Les muscats jaunissants cuisent sur les coteaux ;
Le pâtre, désertant la lande aride et plate,
Sous les blancs oliviers a conduit ses troupeaux.


Et dans le bois sacré, sa royale retraite,
Sous les myrtes neigeux du temple d’Astarté,
La fille du Soleil, Pasiphaë de Crète,
Moule dans les coussins sa brune nudité.


Les tons mats de sa chair ont des reflets d’ivoire ;
Ses cheveux sur son sein roulent comme des flots,
Et l’éclair brille au fond de sa prunelle noire,
Sous le voile lascif des cils à demi-clos.
.



La voilà : c’est la Reine aux fureurs hystériques !
Pour éteindre l’ardeur de ses sens allumés,
La voilà se cabrant, frottant ses chairs lubriques
Sur le baiser soyeux des tissus parfumés.


Hélios ! Tu la vois, crispant ses membres lisses,
Mordant ses propres bras et tordant ses cheveux ;
Une peau de lion serrée entre ses cuisses,
Elle s’arque, du cou jusqu’aux jarrets nerveux !


En vain trente guerriers, les plus beaux de la Grèce,
Ont sous leurs reins musclés pétri son torse nu :
Surexcités par leur impuissante caresse,
Ses flancs inassouvis ont rêvé d’inconnu.


En vain, pour la calmer, Bacchantes et Tribades
De leurs touchers savants ont énervé son corps ;
Elle a pris en dégoût ces voluptés trop fades :
La Fille du Soleil veut des muscles plus forts !



Or, elle a vu là-bas, sur les fauves lagunes,
Dans la fureur du rut passer un taureau blanc :
Il allait, bondissant près des génisses brunes,
Et ses rouges naseaux aspiraient l’air brûlant.


Et la Reine le veut, le fier taureau de Crète !
Elle veut son amour superbe et vigoureux…
— Dédale l’a comprise et la statue est prête :
La Génisse de bronze entr’ouvre ses flancs creux.


CALYMANTHE


à octave uzanne



Calymanthe, l’enfer te ronge, Calymanthe,
L’enfer intérieur de ton propre désir…
Ah ! Sisyphe des sens, Tantale du plaisir,
Corps martyr et bourreau qui souffre et qui tourmente !

Tends tes bras, tends tes seins, fauve et lugubre amante !
Dis sous quels flancs tes flancs ont rêvé de gésir,
Dis vers quelle caresse impossible à saisir
Tu tords les spasmes veufs de ta lèvre écumante !

Bacchus seul a dompté les tigres d’Ancyra :
Tu peux hurler vers eux, rien ne te répondra.
Meurs donc ! Il faut mourir d’avoir voulu trop vivre !

Brusque, elle s’est levée, elle entend ; fou d’espoir,
Son cœur tremble, le sang tourne dans sa tête ivre :
La voix des lions roux gronde dans l’or du soir.



REMORDS FUTUR


à ernest coquelin




Hélas ! les jours viendront de sénile atrophie
Où je déviderai l’autre bout de ma vie,
Maigre Hercule, filant aux genoux de la Mort.
Quinteux, goutteux, gâteux, plein de bile et plein d’asthmes,
J’engluerai de vers mous mes plats enthousiasmes,
Comme un chien trop repu bave sur l’os qu’il mord.


Suçant une dent jaune et mâchant mes gencives,
J’égoutterai, le soir, en sagesses poncives,
Froid devant la féerie ardente des tisons.
J’emplirai les printemps de l’effroi des automnes,
Usant avec lenteur les vieux mois monotones,
Conseillant la décence et vendant des maisons.

 
Les enfants auront peur de toucher mes doigts veules ;
Je serai le galant des caduques aïeules,
Épris des bonnets verts à coques d’organdi…
Et des femmes, partout, épouses, vierges, gouges,
Les seins bombés, les yeux luisants, les lèvres rouges,
Passeront : leur parfum fleurira l’air tiédi.


Les bustes évasés balanceront leurs grâces
Sur le socle mouvant et flou des hanches grasses ;
Les jupes aux longs plis recéleurs glisseront :
Leur effleurement doux, de mes reins à ma nuque
Fera courir un trouble et des frissons d’eunuque ;
Et les femmes, toujours, partout, repasseront.


D’autres mains d’homme iront dénicher les nichées
De désirs pépiant sous les toiles ruchées ;
D’autres lèvres iront boire aux festins rosés :
Alors, brusque, un remords hurlera dans ma bête
D’avoir rapetassé des chagrins de poète
Quand c’était l’heure chaude et pourpre des baisers !



REINE DU MONDE


à georges lorin


Ô Volupté, reine du monde,
Baume qui guéris nos rancœurs !
Tu mets l’infini dans nos cœurs,
Tu fais deux dieux d’un couple immonde !


C’est toi la déesse féconde,
Hébé des célestes liqueurs,
Ô Volupté, reine du monde,
Baume qui guéris nos rancœurs !

Aux maudits que l’angoisse inonde
Tu permets les oublis moqueurs,
Et tes baisers chantent en chœurs
Dans les taudis où le vent gronde,
Ô Volupté, reine du monde !



ADULTÈRE




Je t’apprendrai l’amour stérile, et le secret
Des bonheurs trop savants qu’ignore l’hyménée :
Je veux t’ouvrir un monde où nul ne t’a menée,
Si beau qu’on n’en revient qu’en pleurant de regret.

Oh ! l’art du long baiser qui court, profond, discret,
Sur le ravissement de la chair étonnée !
L’art que ne savaient point ceux qui t’ont profanée
Sur la couche brutale où ton cœur s’enivrait…

Viens ! Ce que tu rêvas sans le pouvoir connaître,
Je te le donnerai ! Tu te sentiras naître ;
Tes grands yeux dessillés verront dans l’infini :

Et tous deux, emportés sur un rêve sublime,
Nous aurons, pour bénir encor l’amour béni,
L’immense volupté qu’on appelle le crime !








L’ABSENTE


 



Sur le coteau piqué de pins et de genièvres,
Parmi les rocs verdis de lichens, les genêts,
Et les plants de bruyère où vont brouter les chèvres,
Lorsque je reviens seul vers l’arbre où tu venais ;


Et dans le ravin gras, près du ruisseau des mûres,
Où l’eau brune, étalant l’huile de ses reflets,
Tremble entre les granits et filtre sans murmures,
Lorsque j’éveille seul l’ombre où tu m’appelais :

Alors, brusque, d’un coup, tu m’apparais : tu bouges,
Tu parles, tu me prends au col, et tu me tends
Ton chaud sourire ouvert dans tes lèvres trop rouges,
Et ta gorge qui bat sous mes doigts irritants.


Voici monter vers moi le flux de tes tendresses,
De tes parfums, de tes luisants rosés, bronzés…
Et le ruisseau se prend à chanter des caresses,
Et la brise qui glisse effeuille des baisers.


Puis, tu pars, secouant ta jupe provocante :
Et toi, la fleur du vice et des rites pervers,
L’âme de courtisane et la chair de bacchante,
Je te revois dans un logis à rideaux verts.


De gros enfants joufflus s’accrochent à ta robe ;
Et, ravaudant tes jours usés, tu t’assoupis
Dans la banalité d’un ménage très probe,
Aux ronflements d’un chat qui dort sur le tapis.








BRUNE


 

 

Ton corps nu, plus doré qu’un blond matin d’avril,
Dormait dans les parfums lascifs que tu distilles :
Battant l’aile et vibrant, tout mon désir viril
Frôlait, comme un essaim tournoyant de mirtiles,
Ton corps nu, plus doré qu’un blond matin d’avril.

 
Et tes pores brûlaient, vivantes cassolettes,
L’encens vénérien qui fleurit sur ta chair :
Dans l’air tiède, imprégné d’ambre et de violettes,
Je humais le vertige énervant qui m’est cher,
Et tes pores brûlaient, vivantes cassolettes.

Brune, sur la blancheur provocante des draps,
Parmi les serpents lourds de ta crinière noire,
Tu dormais. Et l’extase avait ouvert tes bras,
Comme un vieux christ en croix ciselé dans l’ivoire :
Brune, sur la blancheur provocante des draps.


Tes seins fiers, dressant haut leur couronne cuivrée,
Se soulevaient au rythme égal de ton sommeil ;
Une ondulation, calme et lourde marée,
Descendait lentement vers ton ventre vermeil,
Des seins fiers, dressant haut leur couronne cuivrée.


Et ta tête roulait des coussins écrasés ;
Tes cils mal clos luisaient des larmes d’Aphrodite ;
Ta lèvre souriante et lasse de baisers,
Sur l’émail de tes dents, saignait, rouge et maudite,
Et ta tête roulait des coussins écrasés.

.

Oh ! depuis ce soir-là la vision me hante,
De ton corps nu, plus pur qu’un rêve de Paros :
Et quand l’obsession d’être un dieu me tourmente,
Quand tu crispes ma chair, Eros, Hymen Eros,
Oh ! depuis ce soir-là la vision me hante…








CHANAAN






Ils sont vécus, les jours où mes désirs nomades
Couraient allègrement de lointain en lointain
Et s’arrêtaient le soir pour cueillir des grenades
Au fond des oasis qu’ils rêvaient au matin…


Ah ! les fruits savoureux qu’on prend à mains câlines,
Les haltes de hasard sur la croupe des monts !
Ah ! les côtes, les cols, les flancs ronds des collines,
Et les grèves, parmi l’odeur des goémons !

Plus de sommeil conquis près des gorges conquises,
Plus d’alanguissement sous l’ombre des forêts ;
Et c’est fini du rire et des chansons exquises
Qu’entonnaient au réveil les départs sans regrets…


La caravane errante a trouvé sa patrie :
Éden des derniers jours et des premiers repos,
Où, quand tombe le soir sur la mousse fleurie,
Les grands baisers puissants se couchent par troupeaux.


Vallon tiède et lascif, parc et berceaux d’Armide ;
Empire extasié des fleurs et des oiseaux,
Où l’on entend, la nuit, glisser dans l’air humide
Le gazouillis léger des eaux sous les roseaux…


Jardin universel, charme total du monde ;
Sérail de voluptés changeantes, où l’amour
Mêle le baiser brun et la caresse blonde,
Tour à tour, et sans fin ni trêve, et tour à tour.

Paysage alterné du Pôle et du Tropique
Où toutes les ardeurs suivent tous les frimas ;
Golfe où l’âme s’endort, sous un vent balsamique,
Dans la chanson des flots et le roulis des mâts.


Des piments et des lis, des menthes et des mauves ;
La ferveur des Simouns, la fraîcheur des caveaux ;
La grâce des serpents et la fierté des fauves,
Et le rire incessant des ciels toujours nouveaux…


Ô Seule ! Ô Chanaan ! Terre des aromates !
J’allais : tu m’apparus dans le reflet vermeil
Dont tes contours vibrants doraient leurs splendeurs mates,
Comme une île de marbre au coucher du soleil.


Et je te reconnus, Femme, sans t’avoir vue,
Toi qui devais courber mes rêves sous ta loi,
Verser à tous mes sens l’ivresse jamais bue,
Et dépeupler mes cieux pour les peupler de toi !

Passent les jours ! À tous les temps, je suis ta chose ;
Et partout je vois luire, à travers mes ennuis,
Ton œil noir au feu rouge et ta lèvre au feu rose,
Comme un phare allumé sur l’océan des nuits !



VERS À CIRCÉ




Doux vampire abhorré dont la caresse mord,
Ô toi, mon seul tyran et mon mauvais génie,
Qui fais toute ta joie avec mon agonie,
Qui ris pour ma douleur et qui vis pour ma mort !

Honte à moi ! Chaque jour et chaque jour plus fort,
Le dégoût vient gonfler mon cœur qui te renie,
Mais devant la splendeur de ta grâce impunie
J’agenouille ma haine et couche mon remord.
 
— Oh ! l’affranchissement de la chair, fibre à fibre,
L’espoir de t’oublier et l’orgueil d’être libre,
Le blanc retour vers les puretés de jadis !

Et ce sera fini des lascives névroses :
Joyeux, je roulerai mes souvenirs maudits
Dans un suaire bleu fleuri de larmes roses.







L’INOUBLIABLE


 


Après une si longue et si fougueuse orgie
L’amour exténué s’est retiré de nous :
Mais ma chair a gardé la chaude nostalgie
Des rêves que mon front berçait sur tes genoux.


Comme une veuve en deuil, ma peau hurle et t’appelle,
Sur le grand lit, tombeau des bonheurs révolus :
Plus longtemps que mon cœur, mon corps reste fidèle,
Et je pleure sur toi, moi qui ne t’aime plus…

                                  ⁂

Tu hantes mon sommeil comme un remords farouche,
Et sur les coussins froids où tu t’énamourais,
Ma bouche cherche encor les moiteurs de ta bouche,
Aspirant des chagrins et humant des regrets.


Oh ! les sanglots, les cris, les râles et les fièvres,
Quand tu t’éveillais, brusque, en te penchant sur moi,
Avec du rire aux dents et du bonheur aux lèvres…
— Mais je ne t’aime plus, moi qui pleure sur toi.







LA SAGESSE DE L’EUNUQUE



à benjamin constant


 

« Certes, dans les parfums et l’ombre du sérail,
J’ai vu des corps choisis pour le baiser des princes :
Flots de satin vivant, fleurs d’ambre et de corail,
Moisson d’amour fauchée au lointain des provinces.

J’ai vu l’Indoue aux seins bronzés par l’air du ciel,
La Juive aux larges yeux, la Mauresque aux reins souples,
Et la vierge du Nord blonde comme le miel,
Et les filles d’Hellas qui s’endorment par couples.

Mon oreille a connu le bruit de leurs sanglots,
Et j’ai vu se mouiller leurs bouches purpurines
Et mourir leurs regards sous les cils demi-clos,
Lorsque le vent du rut secouait leurs poitrines.


Moi, le sage aux yeux froids, l’affranchi de la chair,
Berger de ce troupeau que les hontes tourmentent,
Je sais par quel prestige Allah nous le rend cher
Et j’ai lu le secret de ses beautés qui mentent.


Femme ! C’est pour un but que tes flancs sont pétris :
Allah t’a faite utile, Allah te veut féconde,
Mais il a refusé la splendeur des houris
À ton sein déformé par le berceau du monde.


Ton corps est laid, sans force, impur, lent au plaisir :
Mais jusqu’à l’heure auguste où l’œuvre se consomme,
Le mâle ne te voit qu’à travers son désir :
La beauté de la Femme est dans les nerfs de l’Homme !

Parce que la loi sainte a dit : « Reproduisez, »
Ton seigneur croit t’aimer et tu crois être aimée ;
Mais c’est le vœu d’en haut qui vous jette aux baisers,
Et ta beauté finit quand la chair s’est pâmée.


Qu’importe ? Ouvre en riant tes lèvres et tes bras :
Femme, ce n’est pas toi, c’est Dieu qui les appelle.
Tant que vivront les fils des fils, tu resteras
Par l’éternel désir éternellement belle ! »








L’AXE


à félicien rops




Des larmes, des serments, des vœux, des mandolines,
Des extases pour un frisson de mains câlines ;
Des fêtes, des joyaux et des bouquets fanés ;
De longs soupirs d’angoisse autour des nouveau-nés ;
Des rires sans raison, des baisers aux étoiles,
Et des râles d’amour sous la rondeur des toiles ;
Des rêves d’un instant et des douleurs sans fin,
De lourds remords noyés dans les oublis du vin,
Des duels, des spadassins essuyant leur rapière
Et des vieillards en deuil pleurant sur une pierre ;

.

Des parjures, des rapts ; des martyrs, des héros ;
Les lauriers de la gloire ou le fer des bourreaux ;
Des suicides, des vols, des viols, des mains rougies ;
De tièdes lupanars entr’ouvrant leurs orgies
Quand les sergents du guet ont tourné les arçons ;
Le trafic de la chair avec l’or ; des chansons,
Des hontes, la sagesse hypocrite des prônes,
Et les filles de joie assises sur les trônes ;
Puis, des guerres : les rois rués contre les rois,
Les murs en feu, les champs pillés, les chefs en croix,
Le formidable choc des vaisseaux loin des terres ;
Puis des dieux inventés, des rites, des mystères,
Tout le mal, tout le bien, pour un vœu, vers un but !
Car l’Ordre a dit : « Peuplez le monde : allez en rut. »






À GASTON BÉTHUNE

Envoi de quelques poèmes oubliés




Frère, le plus aimé de mes plus chers amis,
Esprit vibrant et souple où la nature a mis
Des grandeurs de poète et des douceurs de femme ;


Toi qui me consolais dans mes jours de rancœur,
Qui réchauffais mon âme aux chaleurs de ton âme
Quand le dégoût d’être homme humiliait mon cœur ;


Toi qui lis dans ma vie et qui sauras peut-être
Le lourd regret que nul ne doit jamais connaître
Et qui me fait pleurer le soir comme un enfant :

En mémoire de nous, je te donne ce livre
Où mon rut exalté se dresse, triomphant :
Ceux qui passeront là pourront m’entendre vivre.


J’ai tiré les rideaux de mon lit, grands ouverts :
Je n’ai honte de rien et je crie à pleins vers
Quand l’amour bienfaisant descend sur ma torture.


Plus corrompu que nous, le siècle n’aime pas
Qu’on se souvienne d’être un fils de la nature
Et qu’on dise tout haut ce qu’il pense tout bas.


Il veut qu’on soit poncif et qu’on chante les roses,
Les bois, les vingt printemps, l’âme et les vents moroses ;
On doit rougir d’être homme et renier sa chair.


Ah ! qui nous rendra l’âge où la grâce était nue !
L’âpre splendeur du vrai rendait le beau plus cher,
Et la pudeur dormait, hérésie inconnue.

Tous les bonheurs humains s’appelaient par leur nom,
Et nul n’aurait osé trouver leur culte immonde.
— « Tu vas châtrer ton art et mentir. » — Eh bien, non !


Le monde en rugira : nous méprisons le monde !



LE SOIR





LA BRUTE



à maurice rollinat




A travers l’inconnu des paysages mornes,
Un très grand taureau noir me poursuit, me poursuit,
Et je sens sur ma peau la pointe de ses cornes
Poussant ma chair qui tremble et ma course qui fuit.


Je sens son muffle chaud souffler un vent de flamme
Et les cailloux en feu saillir sous ses sabots :
L’effroi, dans mes poumons oppressés, geint et clame,
Et de la nuque aux reins, l’horreur crispe mon dos.


J’entends ses quatre pieds heurter d’un choc unique
La trace de mes pieds dont saignent les orteils ;
À chaque pas, je sens sa corne qui me pique,
Et ma fuite repart dans de fougueux réveils !


Sur la fange qui glisse et le sable qui fonce,
Sur la vase où mon poids me creuse des tombeaux,
Sur les mille scalpels du roc et de la ronce
Où mes muscles tordus s’accrochent par lambeaux,


Dans les joncs des étangs, sous les murs des falaises
D’où ma fuite en passant fait fuir les goélands,
Dans les guérets, dans les labours et dans les glaises,
Sous les bois, sur l’échine osseuse des monts blancs,


Je cours, je cours, je cours… Mon cœur bat ma poitrine ;
L’air glacé que je bois dans des efforts nerveux
Tarit ma gorge sèche et coupe ma narine,
Et le vent de courir siffle dans mes cheveux !


Tout le long de mon corps fébrile, à chaque pore,
La sueur de l’angoisse écume : son flot noir
Filtre et perle, et je pleus du sang qui s’évapore
Dans l’air vertigineux où nous passons sans voir.


Je cours ! Mers et forêts, pics ébranlant leur masse,
Lacs furtifs, fleuves roux accélérant leur cours,
Tout s’élance vers moi, file, m’effleure, passe,
Les apparitions brûlent mes yeux. Je cours !


Loin, durant les jours clairs ! Loin, durant les nuits brunes !
De l’aube au soir, du soir à l’aube, sans repos,
Sous le plomb des soleils et sous l’acier des lunes,
Loin, loin, avec le bruit galopant des troupeaux !


Vite… Une lassitude atroce me fend l’âme !
Plus vite ! Mon essor tressaute par bonds fous,
Et l’horizon lointain qui limitait la plaine
Est déjà l’horizon perdu derrière nous.


Encore ! Le désert parcouru recommence,
Et l’infini déroule un ruban de sentier
Qui se perd dans l’espace horriblement immense,
Et nous faisons ainsi le tour d’un monde entier.


Je cours. Et sans jamais oser tourner la tête
Vers les deux longs poignards qui poursuivent mes flancs,
Je tords mes yeux pour voir l’infatigable bête
Dont les naseaux visqueux frôlent mes pieds sanglants.


Je défaille… Est-ce un rêve ? Il m’atteint, blanc de rage,
Plongeant son muffle brun dans mes hanches qu’il mord !
Est-ce vrai que je sens sa corne qui fourrage
Dans ma chair pantelante et mûre pour la mort ?


Non ! C’est la peur ! Courons ! Plus loin ! Toujours ! Encore !
Et tous deux, à travers l’éternel Sahara,
Nous redoublons sans fin notre course sonore,
Et jamais le taureau triomphant ne m’aura !








IVRE


à amédée patte




Tous les mensonges dont j’ai bu
M’ont grisé jusqu’à la folie.
J’avais soif de croire : Ils l’ont vu,
Et ma coupe fut tôt remplie.


Tous se sont faits mes échansons,
Et la nuit passa comme un songe,
Jusqu’au matin ! Versez ! Versons !
Chacun m’a versé son mensonge.

 
Et l’on versait ! Et je buvais,
Et je suis ivre, je suis ivre…
Je ne sais plus comment je vais :
J’ai perdu ma route de vivre.


Je n’ai plus ni foi ni remords,
Je n’aime plus rien ni personne ;
Les courages jeunes sont morts
Dans mon âme où le vide sonne.


J’ai trop souffert pour être bon,
Et j’ai trop cru pour croire encore.
J’irai seul, j’irai vagabond
Par les grands chemins que j’ignore.


Traînant les pieds, ployant les reins,
Le regard noyé dans mon rêve,
Le cœur noyé dans mes chagrins,
J’irai sans but, j’irai sans trêve.

Heurtant les murs gras, de mon front,
J’irai jusqu’à l’heure dernière :
Les petits enfants blonds suivront
Pour me voir rouler dans l’ornière.


Et j’y roulerai, las, fourbu,
Lourd du sommeil où l’on oublie…
— Tous les mensonges dont j’ai bu
M’ont grisé jusqu’à la folie !








L’INTROUVABLE


à stanislas de guaita


 

Je cherche l’introuvable et la suprême Amie,
Chants et cœur de Sirène, âme et chants de Lamie,
La chère, la très chère hypocrite aux yeux doux :
Elle aime les fleurs d’or, l’éclat des faux bijoux,
Et les fards qui la font plus blanche que l’albâtre ;
Elle aime l’artifice imagé du théâtre,
Et préfère au soleil la clarté des flambeaux ;
Le miracle l’attire, elle a peur des tombeaux ;
Triste parfois, lascive et chaste tout ensemble,
Elle m’endort : l’odeur de son baiser ressemble

Au poison des lotus que la lune fleurit ;
L’unique perfidie habite son esprit :
Son geste est une embûche et sa caresse un piège ;
Son rire est feint, sa voix parjure et sacrilège ;
Chacun de ses regards est une trahison.


Mais c’est elle qui doit consoler ma raison,
Car ma foi se réserve à l’Amie éternelle
Qui mentira si bien qu’on pourra croire en elle.







LE VAISSEAU


à florent scheving




En rêve, dans un rêve étrange, au temps des rêves,
J’ai vogué sur les flots d’un océan sans grèves.

Les vents étaient sans haine et l’hiver sans frimas :
J’ai rencontré, vers l’aube, un grand vaisseau sans mâts.

Énorme et bas, fleuri de fleurs d’or et de palmes,
Il croisait lentement au milieu des mers calmes.

Sous l’ennui bleu du ciel, au hasard des destins,
Il cinglait vers des buts lointains, jamais atteints.


Filant, puis revenant sur son propre sillage,
Il refaisait sans fin son tranquille voyage.

Le grand vaisseau sans mâts n’allait vers aucun port,
Et nul être vivant ne chantait à son bord.

Il avait oublié les labeurs, les orgies,
L’espoir, la guerre, et la douleur des nostalgies.

Pilote, passagers, mousses et matelots,
Tous dormaient, confiants dans la douceur des flots.

Et la mer les berçait, berçait sur sa clémence,
J’ai souhaité dormir dans cette paix immense.

Et j’ai voulu monter sur le vaisseau perdu ;
Et j’ai crié vers lui, mais rien n’a répondu.

J’ai vu six lettres d’or sur sa plaque d’ivoire,
Puis il s’en est allé… « Croire ! » Il s’appelait Croire.


LES BÊTES


à madame m. de lamer



Je voudrais être calme et doux comme les bêtes
Qu’on mène par troupeaux brouter à travers champs.
Tout les aime ; le soir mire l’or des couchants
Dans la limpidité de leurs grands yeux honnêtes.

Balançant d’un air las le bloc lent de leurs têtes,
Sur les pacages plats ou les ravins penchants,
Dans les prés pleins de fleurs, sous les bois pleins de chants,
Elles vaguent, rêvant comme font les poètes.

Quand l’herbe rousse fume au soleil de midi,
Elles vont, l’œil mi-clos et le pas alourdi,
Loin des grillons taquins qui craquent autour d’elles.

Puis graves, étalant leurs gros torses velus,
Elles dorment dans l’ombre où passent des bruits d’ailes…
— Je voudrais être calme et doux : je ne sais plus.



À quoi bon les baisers si l’amante charnelle
Rêve de trahisons dans nos bras épuisés ?
Impuissante à donner l’oubliance éternelle,
Si la volupté ment et couve sous son aile
Tous les dégoûts que l’âme a voulu fondre en elle,
Amour, masque des sens, à quoi bon les baisers ?



CAMPO SANTO



C’est comme un champ de mort qui remplit l’horizon :
Mon cœur, blanc de tombeaux, s’étend sous l’ombre morne
Où ma strophe, parmi les vieux marbres qu’elle orne,
Balance éperdûment sa grise floraison.

Ni le sol, ni le ciel, rien n’a plus de saison :
Aucun astre ne luit sur ce désert sans borne,
Hors la lune, croissant que le nuage écorne
Et qui fait grelotter mes morts dans leur prison.

Tout dort : joie, espérance, amour, vertu, courage ;
Mon cimetière est plein des forces d’un autre âge,
Et je n’ai pas encor compté tous mes cercueils.

Mais parfois, mes damnés, hurlant dans la nuit noire,
Se lèvent, comme pour insulter à mes deuils,
Et leurs spectres railleurs dansent dans ma mémoire.



À DIEU


 
Ô Dieu, Juge infaillible et Sagesse suprême,
S’il est vrai que tu sois, toi que j’ai blasphémé ;
S’il est vrai que je doive un jour, nu, désarmé,
Au pied de ta justice abattre mon front blême :
 
Tu me pardonneras mes cris et mon blasphème,
Car j’en suis innocent et je t’aurais aimé ;
Le crime est au destin ; ses coups m’ont déformé :
La douleur veut qu’on doute et ne veut pas qu’on aime.
 
Tu sais, et tu sais seul, quel désespoir secret,
S’acharnant sur ce cœur maudit, le dévorait ;
Seul, tu connais combien la plaie était profonde.

J’ai tu mon mal à ceux dont l’âme en eût souffert,
Et stoïque damné qui souriais au monde,
J’ai fait rire mes pleurs et chanter mon enfer !



L’ORFÈVRE


à maxime lorin



J’enchâsse mon spleen dans la rime,
Et je ciselle mes chagrins ;
J’enferme dans de noirs écrins
L’ennui torturant qui m’opprime.

Si j’avais le remords d’un crime,
Je l’ouvragerais en quatrains ;
J’enchâsse mon spleen dans la rime,
Et je ciselle mes chagrins.

Dans les sanglots que je comprime
Je taille un collier de refrains,
Et pour ceindre d’alexandrins
Le front de la mort que je grime,
J’enchâsse mon spleen dans la rime.


CRI DU COQ


à émile michelet


 
La brume s’épaissit. Par minute, une goutte,
Lourde, tombe des toits et claque sur les rocs.
Un vague rayon blanc luit sur le fer des socs ;
L’ombre rêve, immobile, et le silence écoute.

Soudain, vif, poignardant le ciel, trouant la voûte,
Un coq lance son cri d’acier : le cri des coqs
Répond, sonne et ressaute au loin de chocs en chocs.
« Je ne dors pas ! » La nuit vibre et frissonne toute.


— Oubli, soir du malheur ! L’âme va s’assoupir…
Mais qu’un chagrin nouveau nous arrache un soupir,
Un seul, toute la vie en pleurs s’éveille et tremble !

Et l’on entend, du fond des vieux passés, là-bas,
Stridentes, tour à tour, sans fin, sans nombre, ensemble,
Les lointaines douleurs crier : « Je ne dors pas ! »




LES DÉLAISSÉS


à gaston béthune



Je les aime entre tous les très pauvres tombeaux
Faits d’une herbe sauvage et d’une croix pourrie ;
Leur couronne de buis se déchire en lambeaux,
Et leur tertre affaissé verdit sans qu’on y prie :
Je les aime entre tous les très pauvres tombeaux
Faits d’une herbe sauvage et d’une croix pourrie.

 
Ils s’allongent, étroits et sinistrement seuls,
Dans les coins ignorés au fond des cimetières,
Et leurs morts, dans les plis humides des linceuls,
Y dorment sous le poids de l’humus et des pierres ;
Ils s’allongent, étroits et sinistrement seuls,
Dans les coins ignorés au fond des cimetières.

Le vent, qui grince autour des rigides cyprès,
Leur siffle son refrain dolent et monotone,
Et, froid, froisse sur eux avec des cris distraits,
Les bouquets d’or cueillis dans les branches d’automne ;
Le vent, qui grince autour des rigides cyprès,
Leur siffle son refrain dolent et monotone.


Pleins du calme sacré de l’éternelle nuit,
On les laisse dormir dans la paix de leurs fosses :
La foule des vivants les dédaigne et les fuit ;
Loin des regrets banals et loin des larmes fausses,
Pleins du calme sacré de l’éternelle nuit,
On les laisse dormir dans la paix de leurs fosses.


Oh ! les morts sont bien morts dont nul ne se souvient,
Et c’est pourquoi mon cœur les aime et les envie.
Leur nom même a croulé dans l’oubli qui les tient ;
Le Néant a dompté tout ce qui fut leur vie…
Oh ! les morts sont bien morts dont nul ne se souvient,
Et c’est pourquoi mon cœur les aime et les envie !



LA SIRÈNE



L’escale du bonheur fut courte : elle est passée ;
Naufragé de l’amour, je roulerais cent ans,
Crispé, vivante épave, à mes regrets flottants,
Sans voir d’île, où finir ma navrante odyssée.

Ô Mort, Sirène Mort ! Chante dans ma pensée !
Je t’aime ! Si j’osais sombrer avant le temps !
Tu sais que je suis tien, je sais que tu m’attends :
Si j’osais t’épouser ce soir, ma fiancée !

Tu m’emporterais nu dans tes bras : tendrement,
Tu laverais d’oubli le cœur de ton amant ;
Ce malheur qui fut moi rentrerait dans l’abîme.

Et tout serait fini pour toujours, bien fini ;
Et je pourrais dormir sans remords, impuni,
Dans mon premier amour et dans mon premier crime.








LA CITÉ MORTE


à georges lorin





Sous la tranquillité d’un ciel platement bleu
Où l’air dort, sans chaleur et sans force vitale,
Une ville déserte, aux murs pâlis, s’étale,
Triste comme la Mort et grande comme Dieu.


Sans ruines, debout sur la terre très plane,
Elle dresse les blocs carrés de ses maisons,
Et, sinistre, envahit au loin les horizons
Sur qui la froide horreur des solitudes plane.

Ses boulevards sans fin fendent l’immensité
Où nul frisson vivant ne vibre et se balance,
Et tous pareils, tous droits, courent dans le silence,
Coupant à coins égaux l’uniforme cité.


Tout se ressemble : un art rigide et monotone,
Reniant les palais et les temples bénits,
Sur un dessin unique a taillé les granits
Dont la façade lisse a des teintes d’automne.


Les maisons, mornes sœurs, par groupes familiers,
Massent leurs angles durs et leurs toits en terrasses,
Catafalques de pierre où moisirent des races,
Et qu’un ennui pesant aligne par milliers.


Point d’herbes ; point de fleurs ; point d’arbre aux feuilles vertes
Tout s’est pétrifié dans un sommeil géant,
Et l’on croit voir bâiller les noirceurs du néant
Dans le cadre profond des fenêtres ouvertes.

Rien n’est clos : c’est d’un coup que la vie a quitté
Ce monde fantastique où bruissait la foule ;
Les grands seuils inusés attendent qu’on les foule :
Mais ceux qui passaient là sont dans l’éternité.


— Ô mon cœur ! Cité vide, inerte et désolée,
Tu vas dormir sans trêve et tant que je vivrai ;
Mon ennui veillera sur ton sommeil navré,
Comme un marbre plaintif au bord d’un mausolée.


Dors dans l’oubli calmant des rêves que j’aimais :
Nous attendrons la mort qui rajeunit les choses,
Puisque tous nos espoirs, ouvrant leurs ailes roses,
Dans leur vol effrayé sont partis pour jamais !



LA LUNE


à louis bouquet


 
Pleine et ronde, du bord de l’horizon dormant,
La Lune, avec lenteur, s’enlève, solitaire ;
Et son disque éclatant monte dans le mystère
Du grand ciel nu qui fuit silencieusement.

Sa clarté qui rayonne emplit le firmament :
Or, c’est un globe éteint, un astre involontaire,
Un miroir sans chaleur esclave de la terre,
Et sa calme splendeur n’est qu’un reflet qui ment.
 
— Tel est mon cœur, hélas : inerte, froid et vide,
N’ayant pour s’éclairer que la lueur livide
D’une vie et d’un monde où tout est mort pour lui.
 
Mon cœur, qui, seul, perdu dans l’immensité noire,
Suit l’orbe irrésistible où m’entraîne l’ennui,
Et roule en plein néant, sans force et sans mémoire.







CHIENS ERRANTS




Vivre : pourquoi ? Mourir : vers quoi ? Je ne sais rien ;
Mais je cours vers mes buts ignorés, comme un chien
Qui change à chaque pas la route poursuivie :
Je cours, las, éperdu, pourchassé par le sort,
De l’ennui de la vie à l’effroi de la mort,
De l’effroi de la mort au dégoût de la vie.



VRAIE MORT


 
Oui, j’ai peur de la Mort, ô Christ, si la pensée
Doit survivre à la chair quand le corps disparaît,
Et si l’éternité garde encore un secret
Qui fait rêver notre âme inquiète et lassée.

Honte à la Mort, s’il faut, quand notre heure est passée,
Pleurer au seuil des nuits ce monde où l’on pleurait,
Et heurter son front vide où sonne le regret
Contre les durs ciments de la prison glacée !

— Mais toi, je t’aime, Mort, toi qui prends sans merci
Corps, âme, l’homme entier, sans rien laisser ici
Du pauvre Moi qui fut et qui ne veut plus être.

Toi qui, n’ouvrant sur rien ton orbite béant,
Sans remords d’une vie et sans crainte d’un maître,
Dors dans l’immensité paisible du Néant !




LES GIBETS


à léopold allard



J’avais marché vingt ans dans les steppes du monde,
Cherchant ces fleurs d’amour que la jeunesse blonde
Cueille au bord du chemin :
Pressant contre mon cœur le nid plein de mes rêves,
Je suivais les rocs noirs et le sable des grèves
Que bat l’orage humain.


Seul, je marchais, sans un murmure et sans un blâme,
Mais pensif comme ceux qui portent dans leur âme
La terreur d’être nés ;
Quand se dressa, debout sur la route suivie,
Le pilori sanglant où Dieu suspend la vie
De ceux qu’il a damnés.

Et je la reconnus, l’infernale géhenne
Où le Destin, bourreau, torture de sa haine
 Les fils maudits de Dieu,
Les parias qu’un songe égara dans leur route,
Et ceux chez qui l’espoir, dans les bourdons du doute,
 Sonna son couvre-feu ;


Tous ceux qui n’ont ni foi, ni désir, ni tendresse,
Tous ceux qu’un grand amour blessa d’une caresse,
 Et qui, las de souffrir,
Abandonnant leur être au hasard qui les pousse,
Attendent vibrer l’heure harmonieuse et douce
 Qui permet de mourir.


Ils étaient là, sans nombre, informes, lourds, inertes,
Les cadavres vivants massés en grappes vertes,
 Le cou dans un lacet :
Ils pendaient, pleins de morne et lugubre indolence,
Et le vent qui pleurait dans l’effroi du silence,
 Las et lent, les berçait…

Dans l’air gris, où flottait une puanteur froide,
Les potences, troncs noirs, dressaient leur maigreur roide
 Et tendaient leur bras sec ;
Par centaines, furtifs, et taisant leurs voix rauques,
Des corbeaux gras fouettaient les têtes aux yeux glauques
 Qu’ils picotaient du bec.


Par instants, le bruit mou d’une masse qui tombe
Se mêlait, douloureux comme un chant d’outre-tombe,
 Au grincement des os ;
Blancs et jaunes, au pied des arbres du supplice,
Les vieux morts empilaient leurs crânes au front lisse
 Et dormaient par monceaux.


D’autres gibets encore ! Et l’effroyable plaine,
Si loin que le regard s’étendait, était pleine
 De ces bouquets hideux…
— Ah ! Mon nom ! Je l’entends. — Ces peuples de momies
M’offraient, en souriant de leurs lèvres blêmies,
 Ma place au milieu d’eux.

Fuir ? Le Doute avait pris ma main. Il me dit : « Reste. »
Et la Désespérance, en me courbant du geste,
 Me mit la corde au cou ;
Le champ eut un long cri de gaîté sépulcrale,
Et des ricanements étouffèrent mon râle :
 Je pendais à mon clou.


Depuis cette nuit-là, spectre qui semble vivre,
J’attends très lentement l’oubli qui nous délivre,
 Et je compte tout bas ;
Je me balance au vent du Sort qui me soufflette :
Et l’on croit, en voyant mon rictus de squelette,
 Que je ne souffre pas.







LE LIT


à alphonse daudet




Sanctuaire divin de l’extase et des rêves,
Tombeau de nos regrets, gouffre de nos remords,
Je t’aime, ô Lit profond où les heures sont brèves,
Et qui fais les vivants heureux comme les morts ;


Toi que la sainte nuit dresse dans les ténèbres
Entre le monde hostile et le néant béni ;
Qui, frère des cercueils, endors nos cœurs funèbres
Et balance notre âme au bord de l’infini ;

.

Toi qui, pour nous laver des vices et des haines,
Nous baignes tendrement, du coucher au réveil,
Dans le flot blanc des draps comme dans des fontaines :
Toi qui nous rends meilleurs dans la paix du sommeil !


Asile des vaincus, rédempteur des victimes ;
Confident des chagrins, berceau des corps brisés !
Dispensateur fécond des caresses intimes,
Paradis de l’amour et trône des baisers !


Tu verses à nos sens les voluptés pâmantes ;
Puis, quand nos chauds désirs et nos muscles sont las,
Quand nos fronts ont roulé sur le sein des amantes,
Nous écoutons leurs cœurs nous bercer comme un glas.


Et sous le dais calmant de ton ciel léthargique,
S’évadant de l’angoisse et du jour accompli,
Noyé dans ta langueur bienfaisante et magique,
Notre être consolé s’abîme dans l’oubli…

Oh ! pourquoi s’éveiller de ta mort éphémère
Après avoir goûté l’espoir de n’être plus ?
Pourquoi la vérité, froide et fausse chimère,
Chassant dans le hasard nos pas irrésolus ?


Ce doit être si bon de rentrer dans les choses,
De n’avoir plus de vœux, plus d’erreur, plus de foi ;
D’être comme le vent qui joue avec les roses
Ou comme l’eau qui court sans demander pourquoi ;


D’avoir à tout jamais fermé le triste livre
Où notre ennui comptait son âge avec dégoût ;
De ne penser à rien et d’exister sans vivre ;
D’être un peu de poussière au milieu du grand Tout…


Ah ! les rochers lointains sur les monts solitaires !
Les blocs que la mer bat sans les faire frémir !
Les filons enfouis aux profondeurs des terres
Et dormant sans savoir qu’on peut ne pas dormir !

 
J’aspire après la mort qui guérit d’être un homme ;
Et je vous bénirai, frères, au soir final :
Car vos mains, en clouant le lit du dernier somme,
Pour la première fois ne m’auront pas fait mal !








RÊVE GRIS






Viens dans le mystère ému des longs soirs,
Dans l’air gris des soirs douteux et sereins,
Des soirs où les bois font des reposoirs
Pour les grands amours et les grands chagrins…


Tes yeux sont plus froids quand le ciel est pâle.
Oh ! que les reflets du fleuve sont tristes !
On dirait un lac de nacre et d’opale
Où le ciel répand des pleurs d’améthystes.

 
Il pleut sur les monts des bleuets fanés,
De lentes vapeurs traînent sur les monts ;
Les prés sont fauchés, les blés sont glanés :
Pourquoi souffrons-nous, nous qui nous aimons ?


Sur le profil mou des toits et des arbres
La lune qui naît verse de la cendre,
Et les champs carrés ressemblent aux marbres
D’un grand cimetière où tu vas descendre…


Aimes-tu la nuit, la mort, le sommeil ?
Aimes-tu l’oubli plus que les baisers ?
J’en sais qui n’ont plus l’effroi du réveil !
Viens dormir au fond des bois apaisés.




CHANT DU RETOUR


à rené ringeval



Ô souvenirs ! — Le soir, quand le vent tond les herbes,
Quand les foins sont coupés et les blés mis en gerbes,
Le soir, après les chauds labeurs du jour entier,
Quand c’est l’heure d’aller dormir à la chaumine,
Le paysan reprend sa hotte, et s’achemine,
Lent et courbé, par le sentier.


Souvenirs ! — Un grillon s’est caché dans la charge ;
Et l’homme est vieux, le faix est lourd… Sur le ciel large
Les nuages bleutés tombent comme un rideau ;
La nuit vient. Le grillon criquette, l’homme écoute :
Las, il monte, et le long, tout le long de la route,
Il entend chanter son fardeau.








HYMENÆÉ






Comme une lavandière agreste, à pleines mains,
Tord les grands linges froids qui pleuvent goutte à goutte,
Ô femme, si la vie et le mensonge humains
Ont desséché ton cœur jusqu’au mépris du doute ;


Si tu n’as plus de vœux pour les bonheurs d’autrui,
D’effroi pour tes dangers, de larmes pour tes peines ;
Si le mal qu’on te fait glisse sur ton ennui
Sans pouvoir secouer le sommeil de tes haines ;

Si ton âme embrumée, ô fille d’Ossian,
Par un dégoût dont rien ne doit plus la distraire
S’est prise pour la mort d’un culte patient :
Pourquoi donc as-tu peur de moi ? Je suis ton frère !


Hymen, Hymenæé ! C’est l’heure des baisers…
Viens-nous-en : les corbeaux croassent sur les tombes.
Hymen ! Et que l’autel ressemble aux épousés !
Hymen ! Et que le nid soit digne des colombes !

 
Au fond des nuits ! Je sais un grand bois où l’hiver
Suspend des fruits de glace autour des fleurs de givre,
Un bois désespéré, paradis de l’enfer,
Où noir, nu, chaque tronc dort crispé comme un guivre.


Nous nous en irons loin, très loin, tous deux, tout seuls,
Nous accoupler sans bruit sous les cieux sans étoiles :
La neige déploiera ses tranquilles linceuls
Pour mettre à notre lit des draps blancs et des voiles.

Nos râles attendris effraieront les hiboux,
Les crapauds gémiront de nous voir nous étreindre,
Et la lune, veilleuse extatique des fous,
Vers le vague horizon descendra pour nous plaindre.


Alors, peut-être, enfin, pour la dernière fois,
Envahis par l’angoisse et l’horreur des cieux blêmes,
Émus de la tristesse amicale des bois,
Nous trouverons des pleurs à verser sur nous-mêmes !

                                  ⁂


Oh ! t’avoir rencontrée aux jours de nos candeurs,
Sauvage, avec des yeux aussi clairs que tes rêves,
Ignorant comme moi le monde et ses laideurs,
Et mêlant tes chansons à la chanson des grèves !


Avoir sur ton front brun débrouillé tes cheveux,
Baisé tes cils câlins et tes lèvres dociles,
Et t’avoir dit : « Veux-tu ? » Tu m’aurais dit : « Je veux. »
Et nous serions partis ensemble pour des îles.

Par delà le grand champ des mers aux sillons bleus,
Nous aurions, sans souci du temps et de l’espace,
Cherché le dernier coin des Édens fabuleux
Où les petits oiseaux n’ont pas peur quand on passe.


Nous aurions empli l’air d’un bonheur sans jaloux,
Communiquant la joie et faisant la lumière ;
La terre, autour de nous, eût gardé comme nous
L’éternel renouveau de sa beauté première.


Ah ! la douceur de vivre indiciblement pur !
Faire son avenir semblable à son enfance,
Rester une âme en fleur quand l’esprit devient mûr,
Et vieillir doucement sans crainte et sans défense :


Vieillir sans comparer les temps à d’autres temps,
Croire en Dieu, croire en soi, croire en tout ce qu’on aime !
— Seigneur, Seigneur ! Prenez pitié des pénitents
Et versez sur nos cœurs le pardon du blasphème !








LE RÂLE






La mort fauchait : la ville en deuil était déserte.
J’errais ; et tout à coup d’une fenêtre ouverte,
Un énorme soupir se jeta dans la nuit.
Il s’enfuit à travers la nuit, puis, puis, tout bruit
Se perdit par degrés dans l’horreur des ténèbres…
Un prêtre vint, rythmant les prières funèbres ;
Le râle reprit, court, sec, las, haché d’effort,
Sanglot de ne pouvoir reconquérir la mort,
Et sa douleur tombait dans la douleur nocturne
Comme des larmes d’eau qui pleurent dans une urne.

Et je me suis sauvé, mais je l’entends toujours.
Il me suit : dans mon pas qui sonne aux carrefours,
Dans le brusque frisson des feuilles que je touche,
Dans le bruit de mon geste ou le vent de ma bouche,
C’est lui, c’est toujours lui que j’entends, toujours lui !

Comme la vie est dure aux rêveurs de l’ennui ;
Mais quand la mort descend, comme la vie est douce !


Je songe à nos baisers qui déchiraient la mousse,
Aux parfums de tes seins, aux langueurs de tes sens,
Aux soirs tièdes, aux jeux des réveils caressants,
Au long chemin d’amour que faisaient nos deux âmes ;
Je songe à l’heure rose où nous nous épousâmes,
Aux amis sûrs, à leur clair regard, à leur voix ;
Aux beaux ciels, à l’aurore, à la mer, aux grands bois ;
Parfums, tons et saveurs, à toute l’harmonie ;
Je songe à l’art, au but, à l’œuvre non finie,
Aux douceurs de pleurer, au bonheur de souffrir :
Et j’ai, moi qui chantais la mort, peur de mourir !

.






TEMPS DES FÉES


 


Aux temps jadis, aux temps rêveurs, aux temps des Fées,
Il aurait fallu vivre aux bois, chez les muguets,
Sous des branches, parmi les rumeurs étouffées.

Sans rien savoir, sans croire à rien, libres et gais,
Nourris de clairs de lune et buvant les rosées,
Il aurait fallu vivre aux bois, chez les muguets,

Nous aurions su dormir sous deux feuilles croisées,
Chanter avec la source et rire avec le vent,
Nourris de clairs de lune et buvant les rosées.

— Le monde est faux, la chair vile, l’art décevant…
Oh ! se bercer au fond des palais d’émeraude,
Chanter avec la source et rire avec le vent !

Suivre la libellule et la brise en maraude !…
Peut-être Mab un jour nous eût changés en fleurs ;
Oh ! se bercer au fond des palais d’émeraude !

C’est si bon d’oublier sa joie et ses douleurs !
Viens nous rouler dans les mousses ébouriffées…
Peut-être Mab un jour nous eût changés en fleurs,

Aux temps jadis, aux temps rêveurs, aux temps des Fées.








RÉSIPISCENCE


à madame m. godebska




Mon rêve, ô rêve, tu pleures ?
C’est eux tous qui t’ont chassé.
Je me souviens du passé,
Des vieilles, des belles heures…


Oh ! pitié ! J’ai trop lutté
Contre le moi d’un autre âge,
J’ai trop porté, dans ma rage,
Cet orgueil de révolté.

— J’ignore toutes les haines ;
Je suis bon pour les mauvais,
Et je dis que je vous hais,
Moi qui peine pour vos peines.


Je dis que j’aime ma chair
Quand je sais ma chair immonde ;
J’insulte et nargue le monde,
Et tout ce qui naît m’est cher.


Je ne suis qu’un fou mystique
Épris d’un songe trop pur :
Je vis seul, derrière un mur
Bâti de terreur pudique.


On a tant ri de mon cœur
Qu’un jour j’en ai ri moi-même…
Ah ! sangloter un blasphème,
Pleurer un rire moqueur !

 
Alors j’ai dit à ma harde
De me consoler un peu :
J’ai sali la femme et Dieu.
— Et mon rêve me regarde !



LE NÉNUPHAR


à luigi loir


L’air s’embrume : les joncs, roux comme de vieux os,
Encadrent l’étang noir qui dort sous le silence.
L’eau plate luit dans une opaque somnolence
Où le ciel renversé fait glisser des oiseaux.

Et là-bas, loin des bords gluants, loin des roseaux,
Seul, bercé dans sa fière et souple nonchalance,
Un Nénuphar, splendeur nageante, se balance,
Tout blanc sur la noirceur immobile des eaux.

— Ainsi, tu t’ouvriras peut-être, un soir d’automne,
Ô mon suprême amour, espoir d’un cœur atone,
Fleur triste et froide éclose au lac de mes ennuis.

Et le chaste parfum de ta corolle pâle
Montera dans le calme insondable des nuits,
Avec le dernier cri de ma douleur qui râle.




MER DE GLACE








MER DE GLACE






à cyprien godebski


 

C’est une vaste mer sans mouvement, qui dort
Sous l’immensité blême et terne d’un ciel mort.

Les voix folles du vent, d’un seul coup, se sont tues.
Les flots polis et bleus ont l’air de leurs statues.

Un hiver indicible a congelé les flancs
Des vagues qui hurlaient jadis en troupeaux blancs :

Et l’océan durci par les froideurs polaires,
A sculpturalement arrêté ses colères.

 
Un calme convulsif hérisse le glacier
Qui tord ses pics et ses lames couleur d’acier.

Comme les yeux d’un mort qui s’ouvrent dans la tombe,
Il luit, glauque et vitreux, sous le brouillard qui tombe.

Jamais aucun soleil ne flambe sur sa paix ;
Aucun souffle animant ne court dans l’air épais.

C’est fini de bondir sous le fouet des orages
Et de battre les rocs du débris des naufrages !

C’est fini de jeter de l’écume et du bruit,
De cracher au soleil et d’alarmer la nuit !

Une torpeur funèbre emplit cette nature
Que l’ancien souvenir des tempêtes torture :

Et la neige a versé sa blanche floraison
Sur les crêtes dont l’angle écorche l’horizon…


— Tels sont mes vers, figés dans leur gravité morne,
Et qui hurlaient en moi comme une mer sans borne.

Ils hurlaient des chagrins dont j’ai pensé mourir :
Mais quand je les écris j’ai fini de souffrir.




TABLE DES MATIÈRES


TABLE DES MATIÈRES



I

LA VIE EXTÉRIEURE


 40
 43
 54
 59
      Honneur 
 63
      Société 
 64
      Justice 
 65
      Religion 
 66
      Patrie 
 67
 85


 109
 113
 117
 119
 121
 126
 133
 136




II

LA VIE INTÉRIEURE

 147
 149
 151
 153
 154
 156
 158
 160


 179
 182
 184
 188
 193
 196
 199
 209


 215
 219
 226
 229
 231
 234
 238
 240
 241
 245
 249
 252
 256