L’Âme nue/Chanson à boire
CHANSON À BOIRE
Par Bacchus et Noé, je crois que je suis ivre !
J’aurai donc, pour un soir, connu l’amour de vivre,
Reconquis mes gaîtés, mes douceurs et ma foi,
Et posé ma croix lourde aux rochers du calvaire…
— Or, pourquoi ? Pour un peu de mousse dans du verre,
Et je deviens meilleur que moi !
Ô ma pensée ! Orgueil unique de mon être !
Que vaux-tu donc, si tout te fait changer ou naître ?
C’est toi qui rutilais dans l’éclat des cristaux
Et scandais en chantant le hoquet des bouteilles ;
C’est toi qui mûrissais dans les grappes vermeilles,
Sur le flanc lointain des coteaux !
Aux mois d’automne, aux mois rubiconds des vendanges,
C’est mon cœur qu’on foulait dans les pressoirs des granges ;
Et quand la vie intime et chaude crépitait
Sous la pulpe des fruits qui bout au fond des cuves,
Quand l’air lourd des hangars se saturait d’effluves,
C’est mon rêve qui fermentait…
Mon rêve ! Fils bâtard des forces que j’héberge !
Dieu les accouple en moi comme dans une auberge,
Puis, né de la matière aveugle et du hasard,
Un feu court dans mon sang comme un torrent de lave,
Et libre, en moi, sans moi, sous mon crâne d’esclave,
S’allume le brasier de l’art !
Ma volonté, néant, et mes cultes, fumée !
Je suis moyen ; je suis la brute désarmée ;
Je suis le point fatal où s’accomplit la loi,
Furtive éclosion d’un germe involontaire,
Atome, inconscience errant dans le mystère :
Rien n’est à moi, pas même moi !
Semblable au bois qui brûle, au bruit vain des tempêtes,
Aux nuages, aux blés fauchés, semblable aux bêtes,
Je tourne dans la roue immense du destin.
Je vais sans voir : je suis le frère du brin d’herbe ;
Et s’il plaît au zéphyr d’écraser ma superbe,
C’est fini du soir au matin !
Mon corps se renouvelle avec le vent qui passe ;
Je nais et meurs un peu chaque jour, et l’espace
Me tient comme la mer tiendrait un grain de sel.
Je suis la goutte d’eau dans le déluge énorme ;
Je suis un des creusets sans nombre, où se transforme
L’être de l’Être universel.
Et j’ai beau m’épuiser à crier vers les nues :
— « Soleils des cieux profonds, planètes inconnues,
« J’arrive, attendez-moi : car j’étouffe ici-bas ;
« J’ai soumis la matière et ses lois à mon signe ! »
— La terre fait mûrir le raisin dans ma vigne
Et la terre ne m’entend pas.
Mais elle va sonner, l’heure des glas funèbres
Où l’orgueil dessillé voit clair dans les ténèbres :
Les Règnes, doucement, reprendront mes lambeaux ;
Ils en feront des fleurs pour nourrir les abeilles,
Et mon sang rajeuni coulera dans les treilles
Pour griser des peuples nouveaux !