G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 245-248).
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LE LIT


à alphonse daudet




Sanctuaire divin de l’extase et des rêves,
Tombeau de nos regrets, gouffre de nos remords,
Je t’aime, ô Lit profond où les heures sont brèves,
Et qui fais les vivants heureux comme les morts ;


Toi que la sainte nuit dresse dans les ténèbres
Entre le monde hostile et le néant béni ;
Qui, frère des cercueils, endors nos cœurs funèbres
Et balance notre âme au bord de l’infini ;

.

Toi qui, pour nous laver des vices et des haines,
Nous baignes tendrement, du coucher au réveil,
Dans le flot blanc des draps comme dans des fontaines :
Toi qui nous rends meilleurs dans la paix du sommeil !


Asile des vaincus, rédempteur des victimes ;
Confident des chagrins, berceau des corps brisés !
Dispensateur fécond des caresses intimes,
Paradis de l’amour et trône des baisers !


Tu verses à nos sens les voluptés pâmantes ;
Puis, quand nos chauds désirs et nos muscles sont las,
Quand nos fronts ont roulé sur le sein des amantes,
Nous écoutons leurs cœurs nous bercer comme un glas.


Et sous le dais calmant de ton ciel léthargique,
S’évadant de l’angoisse et du jour accompli,
Noyé dans ta langueur bienfaisante et magique,
Notre être consolé s’abîme dans l’oubli…

Oh ! pourquoi s’éveiller de ta mort éphémère
Après avoir goûté l’espoir de n’être plus ?
Pourquoi la vérité, froide et fausse chimère,
Chassant dans le hasard nos pas irrésolus ?


Ce doit être si bon de rentrer dans les choses,
De n’avoir plus de vœux, plus d’erreur, plus de foi ;
D’être comme le vent qui joue avec les roses
Ou comme l’eau qui court sans demander pourquoi ;


D’avoir à tout jamais fermé le triste livre
Où notre ennui comptait son âge avec dégoût ;
De ne penser à rien et d’exister sans vivre ;
D’être un peu de poussière au milieu du grand Tout…


Ah ! les rochers lointains sur les monts solitaires !
Les blocs que la mer bat sans les faire frémir !
Les filons enfouis aux profondeurs des terres
Et dormant sans savoir qu’on peut ne pas dormir !

 
J’aspire après la mort qui guérit d’être un homme ;
Et je vous bénirai, frères, au soir final :
Car vos mains, en clouant le lit du dernier somme,
Pour la première fois ne m’auront pas fait mal !