G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 241-244).
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LE SOIR




LES GIBETS


à léopold allard



J’avais marché vingt ans dans les steppes du monde,
Cherchant ces fleurs d’amour que la jeunesse blonde
Cueille au bord du chemin :
Pressant contre mon cœur le nid plein de mes rêves,
Je suivais les rocs noirs et le sable des grèves
Que bat l’orage humain.


Seul, je marchais, sans un murmure et sans un blâme,
Mais pensif comme ceux qui portent dans leur âme
La terreur d’être nés ;
Quand se dressa, debout sur la route suivie,
Le pilori sanglant où Dieu suspend la vie
De ceux qu’il a damnés.

Et je la reconnus, l’infernale géhenne
Où le Destin, bourreau, torture de sa haine
 Les fils maudits de Dieu,
Les parias qu’un songe égara dans leur route,
Et ceux chez qui l’espoir, dans les bourdons du doute,
 Sonna son couvre-feu ;


Tous ceux qui n’ont ni foi, ni désir, ni tendresse,
Tous ceux qu’un grand amour blessa d’une caresse,
 Et qui, las de souffrir,
Abandonnant leur être au hasard qui les pousse,
Attendent vibrer l’heure harmonieuse et douce
 Qui permet de mourir.


Ils étaient là, sans nombre, informes, lourds, inertes,
Les cadavres vivants massés en grappes vertes,
 Le cou dans un lacet :
Ils pendaient, pleins de morne et lugubre indolence,
Et le vent qui pleurait dans l’effroi du silence,
 Las et lent, les berçait…

Dans l’air gris, où flottait une puanteur froide,
Les potences, troncs noirs, dressaient leur maigreur roide
 Et tendaient leur bras sec ;
Par centaines, furtifs, et taisant leurs voix rauques,
Des corbeaux gras fouettaient les têtes aux yeux glauques
 Qu’ils picotaient du bec.


Par instants, le bruit mou d’une masse qui tombe
Se mêlait, douloureux comme un chant d’outre-tombe,
 Au grincement des os ;
Blancs et jaunes, au pied des arbres du supplice,
Les vieux morts empilaient leurs crânes au front lisse
 Et dormaient par monceaux.


D’autres gibets encore ! Et l’effroyable plaine,
Si loin que le regard s’étendait, était pleine
 De ces bouquets hideux…
— Ah ! Mon nom ! Je l’entends. — Ces peuples de momies
M’offraient, en souriant de leurs lèvres blêmies,
 Ma place au milieu d’eux.

Fuir ? Le Doute avait pris ma main. Il me dit : « Reste. »
Et la Désespérance, en me courbant du geste,
 Me mit la corde au cou ;
Le champ eut un long cri de gaîté sépulcrale,
Et des ricanements étouffèrent mon râle :
 Je pendais à mon clou.


Depuis cette nuit-là, spectre qui semble vivre,
J’attends très lentement l’oubli qui nous délivre,
 Et je compte tout bas ;
Je me balance au vent du Sort qui me soufflette :
Et l’on croit, en voyant mon rictus de squelette,
 Que je ne souffre pas.