G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 19-21).
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LES LOIS








L’ÉTAPE




La terre incandescente a rugi dans l’abîme
Où tournoyait la ronde ardente des soleils,
J’étais. Et dispersé, nombreux, mon être infime
      Bouillait dans les bouillons vermeils.


J’ai couru dix mille ans dans le cycle des choses,
Chassé du Nord au Sud et de l’Ouest au Levant,
Et roulant au hasard dans les métamorphoses
     Comme un grain de poussière au vent.



J’ai vécu dans la vie immense et multiforme ;
Et comme saint Lazare exultant du tombeau,
Je renaissais de moi dans mon cercueil énorme,
     Toujours épars, toujours nouveau.


Poudre innomée, essence instable et vagabonde !
Les nuages m’ont bu, les volcans m’ont craché,
Éphémère immortel dans la masse du monde,
    Tour à tour visible et caché !


Mon cœur errant et froid s’est figée sur les pôles ;
Ma chair torride a cuit au brasier des déserts ;
Les Atlas m’ont senti neiger sur leurs épaules ;
    L’aigle m’a traîné par les airs !

 
J’ai fleuri dans les fleurs, j’ai chanté dans les brises,
Et mon âme a vibré dans les blés des moissons ;
Je fus le duvet chaud dont les fauvettes grises
     Ouataient leurs nids sous les buissons…



J’ai fait l’azur de l’air et la pâleur des brumes ;
Mon sang, dans l’eau du fleuve, a courbé les roseaux,
Et la mer a salé ses flots et ses écumes
     Avec tous les sels de mes os.


Dix mille ans j’ai vagi dans l’ombre et la lumière,
Dans tout ce qui se meut et dans tout ce qui dort !
Dix fois mille ans, depuis ma jeunesse première !
     Dix mille ans de lutte et d’effort !


— Pour venir à la fin coucher mon frond stupide,
Ô femme, sous ton pied méprisant et banal,
Et plonger dans le ciel malsain de ton œil vide
     L’essor de mon rêve idéal !