G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 71-75).
LES CULTES






LE CHARRON


à constant coquelin



Necker est expulsé du royaume. À Versailles,
L’Étrangère et la cour rêvent de représailles,
Besenval a les murs et quatre régiments.
Le vieux Broglie, avec trente mille Allemands,
Tient la plaine, et la tient en province conquise,
Saccageant, n’attendant qu’un vœu de la marquise
Pour étrangler Paris d’un seul coup de lacet.

Donc, la ville, on l’affame, et son bon roi le sait ;
Le peuple, on le trahit ; la patrie, on la pille.
Alors un cri tonna dans l’air : « À la Bastille ! »
Et formidablement tout Paris se leva.

Point de canons, point de fusils. N’importe : on va.
On veut. Poussant son flux et remuant sa houle,
Ce flot des volontés, cette mer d’âmes, roule.
À chaque rue, aux quais, aux ponts, aux carrefours,
Multipliant sa masse écrasante, et toujours
Plus profonde, et toujours plus dense et plus serrée,
Elle élargit l’ampleur de sa lourde marée.
L’air tremble ; et tout au fond des horizons, là-bas,
Un retentissement effroyable de pas,
Sous la clarté des cieux, gronde comme un tonnerre.


Il peina deux mille ans, ce Peuple débonnaire :
Il en est las, et l’heure a sonné de finir.
C’est le Passé, c’est le Présent, c’est l’Avenir
Qui vont : c’est l’unanime humanité qui marche ;
Et la mer de vengeance apporte aussi son arche,
Arche sainte arrachée au déluge des rois :
La Liberté !
Sinistre, avec ses hauts murs droits,
La Bastille, debout, dans sa robe de pierre,
Hausse rigidement sa masse calme et fière

Sur laquelle Justice et Haine n’ont rien pu.
Le bloc royal attend : tel un lion repu,
Superbe, et tout entier ramassé sur son torse,
Dort dans la majesté terrible de sa force.

L’Océan d’hommes va, déferle au pied des tours,
Reflue, et, noircissant au loin les alentours,
S’étale en nappes, chaud comme un torrent de lave.
Aux créneaux, les canons dardent leur grand œil cave ;
Les meurtrières sont luisantes de fusils,
Et, guettant les élus qu’elle a déjà choisis,
La mort veille. Hurlant de rage et d’impuissance,
L’orage humain se jette, et recule, et s’élance,
Et fait tourbillonner le remous de ses flots
Qu’il brise au choc des murs invinciblement clos.


Or, dans ce grondement de fureur populaire,
Un homme s’avança ; sans un cri, sans colère,
Calme, s’étant frayé doucement un chemin.
Il franchit les fossés, une hache à la main.
Et seul, les deux bras nus, vint prendre la Bastille.

On le vit sur le mur et les pieds dans la grille
Chercher son équilibre au haut du pont-levis.
Il se mit à son œuvre : et, détournant les vis,
Faisant sauter les clous hors des poutres de chênes,
Broyant les gonds, tranchant l’anneau rouillé des chaînes,
Il travailla longtemps, car l’ouvrage était dur.
— Feu !
Les balles heurtaient et déchiraient le mur
Et faisaient des trous ronds dans la blouse volante.
— Feu !
Tout autour de lui la mort passait, sifflante,
Et ses souffles vibrants l’effleuraient tout entier.
Mais le charron, sans plus frémir qu’à son chantier,
Levait et rabaissait sa hache, lent et grave.

 
Ô jours ! Race des forts ! Siècle où l’on était brave,
Âge auguste où le sol enfantait des Titans !
Le vil Peuple, oublié dans l’abîme des temps,
Se dressait tout à coup de sa terre féconde,
Et, la justice en main, balayait le vieux monde !
Salut à vous, manants, roturiers et vilains !

Inutiles héros dont nos champs étaient pleins,
Salut ! Athlètes nés et conçus dans l’épreuve,
Vaillants régénérés de l’humanité neuve !
— Nous partons, nous, les fils d’un monde agonisant
Dont les siècles vécus ont épuisé le sang…
Peuple, peuple ! Sur les débris des nobles races,
Germez, multipliez, croissez, rameaux vivaces !
Épanouissez-vous sous le ciel libre et pur !
Serfs de l’ère passée et rois du temps futur,
Voilà que ce charron a commencé la tâche,
Et taille l’avenir humain à coups de hache !

Le pont-levis grinça sur ses gonds. Un moment,
Dans l’air, il hésita, puis, d’un bloc, lourdement,
Tomba, dans le bruit sourd d’un monde qui se brise.
« En avant ! En avant ! »
Rois, la Bastille est prise.

— Le charron rabaissa sa manche. Il dit : « Voilà, »
Puis, simple, ayant défait vingt siècles, s’en alla.