G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 126-129).
LES FORMES









LE CRAPAUD



 

(ENVOI)



À vous, — vous la beauté, la fraîcheur et la grâce, —
 J’offre humblement ces humbles vers.
Je chante les proscrits qui font rire et qu’on chasse.
Car leur chanson m’a dit les maux qu’ils ont soufferts.


 
Je chante les laideurs, je les plains, je les aime,
 Car leur chanson parle à mon cœur ;
Car j’ai senti souvent et senti pour moi-même
Quel mal fait un sourire adorable et moqueur.

 
Mes vers chantent l’amour ridicule et néfaste,
Le rêve du déshérité…
Et je vous en fais don, par esprit de contraste,
À vous, — vous la fraîcheur, la grâce et la beauté…



LE CRAPAUD



Là-bas, bien loin, plus loin que les prés de luzernes,
Plus loin que ce torrent aux flots vitreux et ternes
Qui polit en grondant la rondeur des galets ;
Dans un champ où le soir sème des feux follets,
Là-bas, un marais dort, calme et plat, sur la fange.
Une écume saumâtre a brodé de sa frange,
Comme d’un velours vert, les bords du lit visqueux ;
D’âcres exhalaisons pèsent dans l’air aqueux,
Et sous le brun miroir, lourd comme un plomb liquide,
Les débris croupissants d’une flore morbide
S’étalent sur la boue épaisse, où par instant
Des bulles d’un gaz froid montent en tremblotant…

C’est là qu’il vit.
Parfois, quand la nuit est bien noire,
Quand la lune a caché son large front d’ivoire
Derrière le mur gris des grands monts dentelés ;
Dans un flux de vapeurs quand les astres voilés
Veillent en souriant sur le sommeil des plaines ;
Lorsque toutes les voix et toutes les haleines,
Que tout ce qui parlait et tout ce qui chantait
Dans un dernier frisson s’assoupit et se tait,
Alors, il vient…
Du fond de la bourbe qu’il ride,
Il se soulève ; il nage à travers l’eau putride :
Dans les joncs gras et mous, péniblement, sans bruit,
Il monte… Il sort, rêveur affamé de la nuit.


Au pied des roseaux frais que la brise balance,
Morne, il regarde l’ombre, écoute le silence,
Et s’enivre au parfum lointain des fleurs du soir…


Il songe au beau soleil qu’il n’a jamais pu voir,

 
À l’air pur, aux oiseaux à qui Dieu fit des ailes,
Aux papillons dorés, aux sveltes demoiselles,
Aux nuages, au vent qui court sous le ciel chaud,
À tout ce qui peut fuir et s’envoler bien haut !


Il dresse avec lenteur son front chargé de mousse ;
Et lui, l’être hideux que tout fuit ou repousse,
L’être triste et honteux, le paria du jour,
Seul, lamentablement, pleure son chant d’amour…

 
Amour ! Amour ! Sa voix s’élance dans l’air libre.
Chanter, c’est être deux ! La note tremble et vibre :
Soupir doux et plaintif, soupir mélodieux,
Hymne de désir vague et de naïve extase,
Cri d’une âme en douleur qui râle sur la vase,
Et qui monte en râlant vers l’infini des cieux !