G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 43-46).
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LES CULTES








FUIR !


à léon cladel



Assez du monde ! Assez de nous ! Assez de moi !
Race de l’impuissance orgueilleuse et guindée,
Haine à ton œuvre, à tes justices, à ta loi,
Haine à la vanité stupide de l’idée !


Assez du moule antique où l’on coule les dieux,
Assez de la raison qui change au vent qui change !
Je plonge dans le pire à chaque espoir du mieux ;
Chaque effort vers le ciel m’enlize dans la fange !

Déformer la nature, inventer des vertus,
Penser, chercher, vouloir, se tordre dans un rêve,
Battre comme des flots les rocs déjà battus,
Et ne pas déplacer un sable de la grève !



Et toujours des essors, des vœux, des pleurs, des cris,
Des douleurs sans motifs et des rages d’homme ivre ;
Toujours de faux espoirs qu’on cloue aux piloris !
— Je suis las de songer, moi qui suis né pour vivre !



Je suis las. Je voudrais renaître aux temps anciens !
Où sont les bois touffus qu’on peuple autour des sources,
Les antres de granit sous la garde des chiens,
Les enfants bruns couchés dans le poil brun des ourses ?



Les femmes qui, prenant la main des inconnus,
Graves, sans impudeur ni pudeur, et farouches,
Livrent abondamment leurs flancs et leurs seins nus
Avec de grands baisers qui font saigner les bouches ?

Sur quels bords, les pays de l’antique bonheur
Où l’homme en souriant suit l’instinct qui le mène,
Où les mots criminels de justice et d’honneur
N’ont pas souillé la langue et meurtri l’âme humaine ?



Ah ! retrouver les beaux Édens, les Édens morts,
Courir les monts avec les fils des races mortes,
Et, nu sous le plein ciel, n’avoir froid qu’à son corps,
Et brute, n’avoir peur que des brutes plus fortes !



Encor, toujours, les loups errent sous les forêts ;
Les tigres accroupis dans les roseaux des jungles
Et les lions couchés au seuil des antres frais
Lèchent leur large patte en regardant leurs ongles…



Ceux que nous méprisons dorment au grand soleil ;
Quand leur chair n’a plus faim leur âme est assouvie.
Pas de chimère ! Ils ont l’amour et le sommeil :
Dors, aime ! Et c’est assez pour leur bénir la vie !

Ah, malheur sur nos lois, malheur sur la raison !
Qui donc saura, parmi les damnés que nous sommes,
Arracher ses barreaux et brûler sa prison ?
Il faudrait être brute ou dieu ! Malheur aux hommes !