G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 219-221).
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LE SOIR








IVRE


à amédée patte




Tous les mensonges dont j’ai bu
M’ont grisé jusqu’à la folie.
J’avais soif de croire : Ils l’ont vu,
Et ma coupe fut tôt remplie.


Tous se sont faits mes échansons,
Et la nuit passa comme un songe,
Jusqu’au matin ! Versez ! Versons !
Chacun m’a versé son mensonge.

 
Et l’on versait ! Et je buvais,
Et je suis ivre, je suis ivre…
Je ne sais plus comment je vais :
J’ai perdu ma route de vivre.


Je n’ai plus ni foi ni remords,
Je n’aime plus rien ni personne ;
Les courages jeunes sont morts
Dans mon âme où le vide sonne.


J’ai trop souffert pour être bon,
Et j’ai trop cru pour croire encore.
J’irai seul, j’irai vagabond
Par les grands chemins que j’ignore.


Traînant les pieds, ployant les reins,
Le regard noyé dans mon rêve,
Le cœur noyé dans mes chagrins,
J’irai sans but, j’irai sans trêve.

Heurtant les murs gras, de mon front,
J’irai jusqu’à l’heure dernière :
Les petits enfants blonds suivront
Pour me voir rouler dans l’ornière.


Et j’y roulerai, las, fourbu,
Lourd du sommeil où l’on oublie…
— Tous les mensonges dont j’ai bu
M’ont grisé jusqu’à la folie !