L’Âme nue/Lorsque j’étais enfant

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 52-53).
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LES CULTES







LORSQUE J’ÉTAIS ENFANT




Lorsque j’étais enfant, j’allais dans les guérets :
Je prenais une pierre, un fruit, et je l’ouvrais,
Brusquement, puis, d’un coup, je me penchais, rapide,
Écarquillant mes yeux dans un désir avide
Pour voir ce que personne, avant moi, n’avait vu.



Car je ne savais pas que le soleil a bu
Dans les coupes de l’air l’âme et le suc des arbres :
Que les vents ont roulé la poussière des marbres,
Et que la mer les a pétris ; qu’ils ont couru
Et glissé sur la mousse aux sauts chantants du ru ;
Qu’ils ont été des flots, de grands bœufs et des roses ;
Et que l’Être, dans l’orbe incalculé des choses,
Va, passe, vient, revient et mue infiniment.

Et j’ignorais que tout nous échappe et nous ment ;
Que nos efforts sont fous, que nos forces sont faibles
Comme le mauvais vin rougi du sang des hièbles ;
Que nos calculs, nos vœux sans fin, nos volontés
Sont des Ilotes soûls rêvant des royautés ;
Que ce que nous créons est vieux dès sa naissance,
Et que tout notre orgueil est peuplé d’impuissance !