G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 3-6).
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LE BUSTE


à charles leconte de lisle




Là, descendu pour moi de cent milliers de lieues,
Un rayon de la lune entre, glissant au mur,
Et verse la fraîcheur de ses caresses bleues
Sur un buste qui luit, tout seul, dans l’air obscur.


Et ma chambre s’emplit de la froideur du marbre,
Tandis que lumineuse et roide en son ennui,
Levant son cou plus mince et plus droit qu’un jeune arbre,
La vierge aux reflets clairs se dresse dans la nuit.



Or, toujours elle est là, comme une conscience,
Fixant ses regards blancs sur mon impureté,
Témoin silencieux de chaque défaillance,
Qui m’écoute et qui juge avec tranquillité.


Elle lit sous mon masque et voit mon âme nue,
Elle sait mes regrets et compte mes remords,
Elle connaît les vœux que la chair m’insinue,
Et j’entends les conseils couler de ses yeux morts :


— « Garde dans ton cœur fier le dégoût du mensonge !
Superbe de cynisme et de triste impudeur,
Montre à tous comme à moi le cancer qui te ronge ;
Déshabille ta vie et fais voir ta laideur.


« Tant pis si l’on te hue et si la foule infâme,
Pour se punir sur toi te choisissant martyr,
Vient souffleter son âme au miroir de ton âme !
Le monde ne vaut pas qu’on daigne lui mentir.



« Mentir, c’est dégrader ses vices et sa honte !
Tout nu, marche tout nu ! Sois l’apôtre du vrai ;
Dans les tentations que ta faiblesse affronte,
Défends à ton orgueil de dire : « Je vaincrai. »


« Pauvre néant ! Héros d’hier ! Combats sans trêve ;
Combats encore, après avoir tant combattu !
Baigne dans l’idéal les splendeurs de ton rêve !
Qui sait ce que demain fera de ta vertu ?


« Tout le mal est en vous, dans des recoins intimes
Il dort ; mais l’égoïsme est un soleil puissant
Qui fait sourdre le germe intérieur des crimes :
L’âme de tout l’Enfer nage dans votre sang !


« L’homme est lâche, pétri de luxure et d’envie ;
Il est traître et voleur, assassin s’il le faut !
Et pas un seul n’est sûr, quelle que soit sa vie,
De ne jamais porter sa tête à l’échafaud.



« Chaque désir coupable est un pas vers la chute :
L’austérité des bons devrait hurler d’effroi,
Car la volonté s’use aux longueurs de la lutte ;
La seule force humaine est d’avoir peur de soi !


« Il court tant de poison dans l’air que tu respires !
Il entre tant de mal dans le bien que tu fais !
Les meilleurs d’entre vous sont les frères des pires,
Et votre probité confine à leurs forfaits.


« Donc, tiens haut ton mépris de toi-même et des autres ;
Contemple les méchants sans haine et sans courroux ;
Sois doux aux scélérats : leurs cœurs, ce sont les vôtres,
Et nul n’est assez pur pour pousser leurs verrous.

 
« Ce qui les a hantés vous hanterait peut-être
Si l’idée en flambait sous vos crânes malsains ;
Et devant la justice infaillible du maître,
Les plus grands criminels sont tout près des grands saints ! »