Vie de Napoléon/Texte entier

Napoléon. Tome I
Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan.


PRÉFACE


Nam neque te regni summa ad fastigia vexit Lucinae favor et nascendi inglorius ordo, Vivida sed bello virtus tutataque ferro Libertas.
Aldrich, 1669, 50, 497.



Les auteurs de cette Vie en 300 pages in-8o sont deux ou trois cents. Le rédacteur n’a fait que recueillir les phrases qui lui ont semblé justes.

Comme chacun a une pensée arrêtée sur Napoléon, cette Vie ne peut satisfaire entièrement personne. Il est également difficile de satisfaire les lecteurs en écrivant sur des objets ou très peu, ou trop intéressants.

Chaque année qui va suivre va fournir de nouvelles lumières. Des personnages célèbres mourront ; on publiera leurs mémoires. Ce qui suit est l’extrait de ce qu’on sait le 1er février 1818.

D’ici à cinquante ans, il faudra refaire l’histoire de Napoléon tous les ans, à mesure que paraîtront les mémoires de Fouché, Lucien, Réal, Regnault, Caulaincourt, Sieyès, Le Brun, etc., etc.


CHAPITRE PREMIER


Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires de ce grand homme et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout ; le Français qui les vante n’apprend rien à l’étranger, et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche d’être demeuré beaucoup en dessous.
Bossuet : Oraison funèbre du prince de Condé.


J’écris l’histoire de Napoléon pour répondre à un libelle. C’est une entreprise imprudente puisque ce libelle est lancé par le premier talent du siècle contre un homme qui, depuis quatre ans, se trouve en butte à la vengeance de toutes les puissances de la terre. Je suis enchaîné dans l’expression de ma pensée, je manque de talent et mon noble adversaire a pour auxiliaire tous les tribunaux de police correctionnelle. D’ailleurs, indépendamment de sa gloire, cet adversaire jouissait d’une grande fortune, d’une grande renommée dans les salons de l’Europe et de tous les avantages sociaux. Il a flatté jusqu’à des noms obscurs, et sa gloire posthume ne manquera pas d’exciter le zèle de tous ces nobles écrivains toujours prêts à s’attendrir en faveur des infortunes du pouvoir, de quelque nature qu’il soit. L’abrégé qui suit n’est pas une histoire proprement dite, c’est l’histoire pour les contemporains témoins des faits.

Le 15 août 1769, Napoléon naquit à Ajaccio de Charles Bonaparte et de Letitia Ramolini. Son père, qui ne manquait pas de talents, servit sous Paoli et, après que la France eut occupé l’île de Corse, fut plusieurs fois député de la noblesse. Cette famille est originaire de Toscane et particulièrement de la petite ville de San Miniato où elle a été établie pendant plusieurs siècles. L’historien Mazzucchelli fait mention de plusieurs Bonaparte qui se sont distingués dans les lettres. En 1796, il y avait encore un Bonaparte à San Miniato ; c’était un chevalier de Saint-Étienne, riche et fort considéré, qui se faisait gloire de sa parenté avec le jeune conquérant de l’Italie. Lorsque Napoléon était puissant, des flatteurs trouvèrent ou fabriquèrent des preuves qui le faisaient descendre des tyrans de Trévise dans le moyen âge ; prétention probablement aussi peu fondée que celle des émigrés qui cherchaient à le faire regarder comme sorti des derniers rangs du peuple. Sa sœur aînée fut élevée à Saint-Cyr. Ce fait seul prouve que cette famille appartenait à l’ancienne noblesse.

Le nom de Napoléon est commun en Italie ; c’est un des noms adoptés par la famille des Orsini et il fut introduit dans la famille Bonaparte par une alliance, contractée dans le xvie siècle, avec la maison Lomellini[1].

Le comte de Marbeuf vint commander en Corse, et s’attacha à Mme Letitia Bonaparte. Il obtint pour Napoléon une place au collège de Brienne ; Napoléon y entra fort jeune. Il s’y distingua par ses dispositions pour les mathématiques, et par un amour singulier pour la lecture, mais il offensa ses maîtres par l’opiniâtreté avec laquelle il refusa d’apprendre le latin suivant les méthodes ordinaires. Ce fut en vain qu’on voulut le forcer à apprendre par cœur des vers latins et les règles du rudiment ; il ne voulut jamais faire de thèmes ni parler cette langue. Pour le punir de son obstination, on le retint dans le collège un an ou deux de plus que les autres élèves. Il passa ces années dans la solitude et le silence ; jamais il ne se mêlait aux jeux de ses camarades ; jamais il ne leur adressait une parole. Rêveur, silencieux, solitaire, il était connu entre eux par sa manie d’imiter les manières et jusqu’au langage des grands hommes de l’antiquité. Il affectait surtout les phrases courtes et sentencieuses des Lacédémoniens. Un des malheurs de l’Europe, c’est que Napoléon ait été élevé dans un collège royal, c’est-à-dire en un lieu où une éducation sophistiquée et communément donnée par des prêtres est toujours à cinquante ans en arrière du siècle. Élevé dans un établissement étranger au gouvernement, il eût peut-être étudié Hume et Montesquieu ; il eût peut-être compris la force que l’opinion donne au gouvernement.

Napoléon fut admis à l’École Militaire. On trouve dans les journaux du temps que, lors d’une des premières ascensions que Blanchard fit en ballon, au Champ-de-Mars, un jeune homme de l’École Militaire voulut forcer la consigne et fit tout au monde pour monter dans la nacelle : c’était Bonaparte.

On n’a encore recueilli que peu d’anecdotes sur cette époque de sa vie. On parlait de Turenne ; une dame disait : « J’aimerais mieux qu’il n’eût pas brûlé le Palatinat. » — « Qu’importe, reprit-il vivement, si cet incendie était nécessaire à ses desseins. » Napoléon n’avait alors que 14 ans.

En 1785, il subit son examen pour entrer dans l’artillerie. Sur 36 places d’officiers vacantes, il mérita la 12e et fut sous-lieutenant au régiment de La Fère. On trouve à côté de son nom, dans la liste des renseignements fournis par les professeurs : « Corse de caractère et de nation, ce jeune homme ira loin, s’il est favorisé par les circonstances. »

La même année, Napoléon perdit son père qui mourut à Montpellier. Ce malheur fut en quelque sorte réparé par l’extrême tendresse que lui voua son grand-oncle Lucien, archidiacre d’Ajaccio. Ce vénérable vieillard réunissait une grande connaissance des hommes à une rare bonté. On dit qu’il découvrit les talents extraordinaires de son petit-neveu et qu’il pronostiqua de bonne heure sa future grandeur.

Il paraît que, durant les premières années que Napoléon fut au service, il partageait son temps entre ses devoirs de lieutenant, et les fréquentes visites qu’il faisait à sa famille. Il composa une histoire de la Corse, et l’envoya à l’abbé Raynal à Marseille ; le célèbre historien approuva l’ouvrage du jeune officier, lui conseilla de l’imprimer, et ajouta que ce livre resterait. On ajoute que Napoléon donna à son travail la forme d’un mémoire pour le gouvernement ; ce mémoire fut présenté et est probablement perdu pour toujours (1790).

La Révolution commençait ; on détruisit Saint-Cyr. Napoléon alla chercher sa sœur pour la ramener en Corse ; comme ils passaient sur le quai de Toulon, ils furent sur le point d’être jetés à la mer par la populace qui les poursuivait avec les cris de : « À bas les aristocrates ! À bas la cocarde noire ! » Napoléon s’apercevant que c’était un ruban noir au chapeau de sa sœur que ces dignes patriotes prenaient pour une cocarde noire s’arrêta, détacha le ruban et le jeta par-dessus le parapet. En 1791, il fut nommé capitaine en second au quatrième régiment d’artillerie. L’hiver de la même année, il repassa en Corse et y forma un régiment de volontaires dont on lui permit de prendre le commandement sans renoncer à sa place de capitaine. Il eut occasion de montrer du sang-froid et du courage dans une rixe qui s’éleva entre son régiment et la garde nationale d’Ajaccio ; il y eut quelques hommes de tués et beaucoup de trouble dans la ville. La France déclara la guerre au roi de Sardaigne ; le jeune capitaine donna la première marque de son audace militaire en prenant possession des petites îles qui gisent entre la Corse et la Sardaigne.


CHAPITRE II


Napoléon se lia intimement avec le célèbre Paoli et avec Pozzo di Borgo, jeune Corse plein de talent et d’ambition. Depuis ils se sont portés tous les deux une haine mortelle. Les amis de Napoléon prétendent que, devinant par les ordres qu’il voyait donner à Paoli, que l’intention du vieux général était de se révolter contre la France, il se permit de combattre ce dessein par des remontrances si hardies qu’elles le conduisirent en prison. Il s’échappa, s’enfuit dans les montagnes, mais il tomba dans une troupe de paysans attachés au parti contraire et qui le ramenèrent à Pozzo di Borgo. Celui-ci résolut de se défaire d’un rival dangereux, en le livrant aux Anglais. Cet ordre, qui pouvait jeter Bonaparte en prison pour une partie de sa jeunesse, n’eut pas son effet, parce que les paysans qui le gardaient, touchés de pitié, ou gagnés par lui, souffrirent qu’il s’échappât. Cette seconde fuite eut lieu la nuit même du jour où il devait être transporté à bord d’un vaisseau anglais qui croisait sur la côte. Cette fois il parvint à gagner la ville de Calvi. Il y trouva deux commissaires français auxquels il découvrit les desseins de Paoli et de Pozzo di Borgo. Bientôt après, il quitta la Corse et rejoignit l’armée de Nice, dont son régiment faisait partie.


CHAPITRE III


Il fut chargé de surveiller les batteries entre San Remo et Nice. Bientôt après, il eut une mission pour Marseille et les villes voisines ; il fit arriver à l’armée diverses munitions de guerre. On l’envoya pour le même objet à Auxonne, La Fère et Paris. Comme il traversait le Midi de la France, il rencontra une guerre civile entre les départements et la Convention (1793). Il paraissait difficile d’obtenir de villes actuellement en révolte ouverte contre le gouvernement, les munitions nécessaires aux armées de ce même gouvernement. Napoléon parvint à remplir son objet, tantôt en en appelant au patriotisme des insurgés, et tantôt en profitant de leurs craintes. À Avignon, quelques fédéralistes voulurent l’engager à se joindre à eux ; il répondit qu’il ne ferait jamais la guerre civile. Tandis qu’il était retenu dans cette ville par les devoirs de sa mission, il eut occasion d’observer la complète incapacité des généraux des deux partis, royalistes et républicains. On sait qu’Avignon se rendit à Carteaux qui, de mauvais peintre, était devenu pire général. Le jeune capitaine fit un pamphlet qui tournait en ridicule l’histoire de ce siège ; il l’intitula : Déjeuner de trois militaires à Avignon (1793)[2].

À son retour de Paris à l’armée d’Italie, Napoléon fut employé au siège de Toulon. Il trouva l’armée de siège toujours sous les ordres de Carteaux, général ridicule, jaloux de tout le monde et aussi incapable qu’entêté.

L’arrivée de Dugommier et de quelques renforts changea l’aspect du siège. Dans une lettre de cet habile général de la Convention, il donne des éloges au citoyen Bonaparte[3], commandant de l’artillerie, pour sa conduite dans l’affaire où fut pris le général O’Hara.

Toulon fut emporté et Bonaparte élevé au grade de chef de bataillon. Peu après, il montrait à son frère Louis les travaux du siège ; il lui faisait remarquer un terrain où une attaque maladroite de Carteaux avait occasionné à l’armée républicaine une perte aussi considérable que peu nécessaire. Le sol était encore déchiré par les boulets ; les fréquentes élévations de terre fraîchement remuée montraient la quantité des corps qu’on avait enterrés ; des débris de chapeaux, d’habits, d’armes leur permettaient à peine de marcher : « Tenez, jeune homme, dit Napoléon à son frère, apprenez, par cette scène, que, pour un militaire, c’est autant une affaire de conscience que de prudence, d’étudier profondément son métier. Si le misérable qui a fait marcher ces braves gens à l’attaque avait su son métier[4], un grand nombre d’entre eux jouiraient maintenant de la vie et serviraient la République. Son ignorance les a fait périr, eux et des centaines d’autres, dans la fleur de la jeunesse et au moment où ils allaient acquérir de la gloire et du bonheur. »

Il prononça ces paroles avec émotion et presque les larmes aux yeux. Il est étrange qu’un homme, qui avait naturellement ces vifs sentiments d’humanité, ait pu se faire, dans la suite, le cœur d’un conquérant.

Bonaparte était chef de bataillon et commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie. C’est en cette qualité qu’il fît le siège d’Oneglia (1794). Il proposa au général en chef Dugommier un plan pour l’invasion de l’Italie ; c’est ce plan dont le destin lui réservait l’exécution à lui-même.

Il fut fait général de brigade ; mais, peu après, comme sa manière d’être et ses talents offusquaient tous les généraux de l’armée, ils écrivirent à Paris et le firent nommer à un commandement dans la Vendée. Napoléon avait de l’horreur pour la guerre civile, où l’énergie semble toujours barbare. Il courut à Paris ; là, il trouva que non seulement on l’avait changé d’armée, mais encore qu’on l’avait fait passer de l’artillerie dans la ligne. Aubry, président du comité militaire, ne voulut pas écouter ses réclamations. On lui refusa jusqu’à la permission de passer en Orient. Il resta plusieurs mois à Paris sans emploi et sans argent. Ce fut alors qu’il se lia avec le célèbre Talma, qui commençait aussi sa carrière, et qui lui donnait des billets de spectacle, quand il pouvait en obtenir.

Napoléon était au comble du malheur. Il fut tiré de cette oisiveté sans espérance, qui choquait si fort son caractère, par Barras qui l’avait apprécié au siège de Toulon. Ce directeur lui donna le commandement des troupes qui devaient défendre la Convention contre les sections de Paris. Les dispositions prises par le jeune général assurèrent à la Convention une victoire facile. Il chercha à effrayer les citoyens de Paris et évita de les tuer (5 octobre 1795, 13 vendémiaire). Cet important service fut payé par la place de général en second de l’armée de l’Intérieur[5]. Il rencontra chez Barras Mme de Beauharnais ; elle donna quelques louanges à sa conduite ; il en devint éperdument amoureux. C’était une des femmes les plus aimables de Paris ; peu de personnes ont eu plus de grâce, et Napoléon n’était pas gâté par ses succès auprès des femmes. Il épousa Joséphine (1796), et, bientôt après, au commencement du printemps, Barras et Carnot le firent nommer général en chef de l’armée d’Italie.


CHAPITRE IV


Il serait trop long de suivre le général Bonaparte aux champs de Monte-notte, d’Arcole et de Rivoli. Ces victoires immortelles doivent être racontées avec des détails qui en fassent comprendre tout le surnaturel[6]. C’est une grande et belle époque pour l’Europe que ces victoires d’une jeune République sur l’antique despotisme ; c’est pour Bonaparte l’époque la plus pure et la plus brillante de sa vie. En une année, avec une pauvre petite armée qui manquait de tout, il chassa les Allemands des rivages de la Méditerranée jusqu’au cœur de la Carinthie, dispersa et anéantit les armées sans cesse renaissantes que la maison d’Autriche envoyait en Italie, et donna la paix au continent. Aucun général des temps anciens ou modernes n’a gagné autant de grandes batailles en aussi peu de temps, avec des moyens aussi faibles et sur des ennemis aussi puissants[7]. Un jeune homme de 26 ans se trouve avoir effacé en une année les Alexandre, les César, les Annibal, les Frédéric. Et, comme pour consoler l’humanité de ces succès sanglants, il joint aux lauriers de Mars l’olivier de la civilisation. La Lombardie était avilie et énervée par des siècles de catholicisme et de despotisme[8]. Elle n’était qu’un champ de bataille où les Allemands venaient le disputer aux Français. Le général Bonaparte rend la vie à cette plus belle partie de l’empire romain et semble en un clin d’œil lui rendre aussi son antique vertu. Il en fait l’alliée la plus fidèle de la France. Il la forme en république, et, par les institutions que ses jeunes mains essaient de lui donner, accomplit en même temps, ce qui était le plus utile à la France et ce qui était le plus utile au bonheur du monde[9].

Il agit dans toutes les occasions en ami chaud et sincère de la paix. Il mérita cette louange qui ne lui a jamais été donnée d’être le premier homme marquant de la République française qui mît des limites à son agrandissement et cherchât franchement à redonner la tranquillité au monde. Ce fut une faute sans doute, mais elle partait d’un cœur trop confiant et trop tendre aux intérêts de l’humanité et telle a été la cause de ses plus grandes fautes. La postérité qui apercevra cette vérité dans tout son jour, ne voudra pas croire, pour l’honneur de l’espèce humaine, que l’envie des contemporains ait pu transformer ce grand homme en monstre d’inhumanité[10].

La nouvelle république française ne pouvait vivre qu’en s’environnant de républiques. L’indulgence que le général Bonaparte montra au pape lorsque, Rome étant entièrement en son pouvoir, il se contenta du traité de Tolentino et du sacrifice de cent tableaux et de quelques statues, lui fit beaucoup d’ennemis à Paris. Il fut obligé d’exécuter, neuf ans plus tard et avec beaucoup de danger, ce qu’il pouvait faire alors avec six mille hommes. Le duc de Lodi (Melzi), vice-président de la république italienne, homme intègre et qui aima vraiment la liberté, disait que Napoléon conclut la paix de Campo-Formio en opposition directe avec les ordres secrets du Directoire. Il était chimérique de croire à aucune paix solide entre la nouvelle république et les vieilles aristocraties de l’Europe[11].


CHAPITRE V


Vaut-il la peine de rapporter les objections des gens qui se croient délicats et qui ne sont que faibles ? Ils disent que le ton avec lequel le général Bonaparte offrit la liberté aux Italiens, était celui de Mahomet prêchant l’Alcoran le sabre à la main. Les convertis étaient loués, protégés, comblés d’avantages ; les infidèles livrés sans pitié au pillage, aux exécutions militaires, à tous les fléaux de la guerre. C’est lui reprocher d’avoir employé de la poudre pour faire partir ses canons. On lui objecte la destruction de Venise. Mais fut-ce donc une république qu’il détruisit ? C’était un gouvernement inique et avilissant, une aristocratie à chef faible, comme les autres gouvernements de l’Europe sont des aristocraties à chef fort. Ce peuple aimable a été choqué dans ses habitudes ; mais la génération suivante eût été mille fois plus heureuse sous le royaume d’Italie. Il est assez probable que la cession des États de Venise à la maison d’Autriche était un article secret des préliminaires de Leoben, et que les causes qui furent alléguées dans la suite, pour faire la guerre à la République, ne furent que des prétextes[12]. Le général français entra en négociation avec des mécontents, afin de pouvoir occuper la ville sans coup férir. À ses yeux, il était utile à la France d’avoir la paix avec l’Autriche. Il était maître de Venise, puisqu’il la prit. Il n’était pas chargé de faire le bonheur de Venise. La patrie avant tout. Dans tout cela il n’y a qu’un reproche à faire au général Bonaparte : il ne voyait pas les choses aussi haut que le Directoire[13].


CHAPITRE VI


On reproche à Napoléon d’avoir corrompu pendant sa campagne d’Italie, non pas la discipline, mais le caractère moral de son armée. Il encouragea parmi ses généraux le pillage le plus scandaleux[14]. Oubliant le désintéressement des armées républicaines, ils furent bientôt aussi rapaces que les commissaires de la Convention. Mme Bonaparte faisait de fréquents voyages à Gênes, et mit, dit-on, en sûreté cinq ou six millions. En cela, Bonaparte fut criminel envers la France. Quant à l’Italie, des pillages cent fois plus révoltants encore n’auraient pas été un prix excessif pour l’immense bienfait de la renaissance de toutes les vertus. C’est un argument des aristocrates que celui des crimes qu’entraîne une révolution. Ils oublient les crimes qui se commettaient en silence avant la Révolution.

L’armée d’Italie donna le premier exemple de soldats se mêlant du gouvernement. Jusque-là, les armées de la République s’étaient contentées de vaincre ses ennemis. On sait qu’en 1797, il se forma, dans le conseil des Cinq-Cents, un parti opposé au Directoire[15]. Les projets des meneurs pouvaient être innocents, mais certainement leur conduite les exposait au soupçon. Quelques-uns étaient royalistes, on ne peut en douter ; la plupart peut-être n’avaient d’autre intention que de mettre un terme au gouvernement arbitraire et à la scandaleuse corruption du Directoire. La marche qu’ils adoptèrent, fut de retirer les impôts au gouvernement et de soumettre ses dépenses à une enquête rigide. Le Directoire, de son côté, profitant des effets de ce plan d’attaque, répandit dans les armées que toutes les privations qu’elles éprouvaient, étaient l’effet de la trahison du Corps Législatif qui cherchait à détruire les défenseurs de la Patrie pour pouvoir ensuite rappeler librement les Bourbons. Le général en chef de l’armée d’Italie encouragea publiquement ces bruits dans une proclamation à ses troupes. Cette armée osa envoyer des adresses au gouvernement. Elle se permettait des reproches, aussi peu mesurés qu’inconstitutionnels, contre la majorité du Corps Législatif. Le dessein secret de Bonaparte était de suivre ces adresses et de marcher sur Paris avec une partie de son armée sous prétexte de défendre le Directoire et la République, mais, dans le fait, pour s’arroger une part principale dans le gouvernement. Ses projets furent renversés par la révolution du 18 fructidor, qui eut lieu plus tôt et plus facilement qu’il ne le croyait (4 septembre 1797, 18 fructidor an V). Cette journée qui détruisit complètement le parti opposé au Directoire, lui ôta tout prétexte de passer les Alpes. Il continua à parler des Directeurs avec le dernier mépris. L’incurie, la corruption et les fautes grossières de ce gouvernement faisaient le texte habituel de ses conversations. Il les terminait ordinairement en faisant remarquer aux généraux qui l’entouraient, que, si un homme parvenait à concilier la nouvelle manière d’être de la France à l’intérieur avec le gouvernement militaire, il pourrait facilement faire jouer à la République le rôle de l’ancienne Rome.


CHAPITRE VII


Quoique Napoléon ait dit à l’île d’Elbe qu’il continua à être bon républicain jusqu’à son expédition d’Égypte, quelques anecdotes racontées par le comte de Merveldt prouvent qu’à l’époque dont nous parlons, son républicanisme était déjà fort chancelant. Merveldt fut un des négociateurs autrichiens à Leoben et plus tard à Campo-Formio. Comme son premier intérêt était de faire tomber la République, il laissa entrevoir que le général Bonaparte était en position de se mettre à la tête de la France ou de l’Italie. Le général ne répondit pas, mais ne sembla pas du tout révolté ; il parla même de la tentative de gouverner la France par des corps représentatifs et des institutions républicaines, comme d’une simple expérience. Encouragé par ces dispositions, Merveldt hasarda, avec l’approbation de sa cour, de lui proposer une principauté en Allemagne. Le général répondit qu’il était flatté de cette offre, qui ne pouvait provenir que de l’opinion distinguée qu’on voulait bien avoir de ses talents et de son importance, mais qu’il serait peu raisonnable à lui de l’accepter. Un pareil établissement devait tomber à la première guerre de l’Autriche contre la France. Si l’Autriche avait un fardeau inutile, et, si la France triomphait, elle proscrirait un citoyen perfide qui aurait accepté le secours de l’étranger. Il ajouta avec franchise, que son but était d’obtenir une place dans le gouvernement de sa patrie, et que, si jamais il pouvait mettre le pied à l’étrier, il ne doutait pas d’aller loin.


CHAPITRE VIII


Si Napoléon n’eût pas fait la paix de Campo-Formio, il pouvait anéantir l’Autriche et épargner à la France les conquêtes de 1805 et 1809[16]. Il paraît que ce grand homme n’était à cette époque qu’un soldat, entreprenant, doué d’un génie prodigieux, mais sans aucun principe fixe en politique. Agité de mille pensées ambitieuses, il n’avait aucun plan arrêté pour satisfaire son ambition. « Du reste il était impossible, disait M. de Merveldt, d’avoir avec lui dix minutes de conversation, sans s’apercevoir que c’était un homme à grandes vues et d’une étonnante capacité. »

« Son langage, ses idées, ses manières, disait Melzi, tout chez lui était frappant et original. Dans une conversation, comme à la guerre, il était fertile, plein de ressources, rapide à discerner et prompt à attaquer le côté faible de son adversaire. D’une rapidité de conception étonnante, il devait peu de ses idées aux livres, et à l’exception des mathématiques, il n’avait fait que peu de progrès dans les sciences. De toutes ses qualités, continuait Melzi, la plus remarquable, c’était l’étonnante facilité de concentrer à volonté son attention sur un sujet quelconque et de l’y tenir fixée plusieurs heures de suite sans relâche et comme attachée jusqu’à ce qu’il eût trouvé le meilleur parti à prendre dans les circonstances. Ses projets étaient vastes, mais gigantesques, conçus avec génie, mais quelquefois impraticables ; ils étaient abandonnés assez fréquemment par humeur, ou rendus impraticables par sa propre impatience. Naturellement emporté, décisif, impétueux, violent, il avait l’étonnant pouvoir de se rendre charmant, et, par des déférences bien ménagées et un enjouement flatteur, de faire la conquête des gens qu’il voulait gagner. Quoique, par habitude, secret et réservé, dans un accès d’emportement, son orgueil découvrait quelquefois les projets qu’il lui importait le plus de tenir cachés. Il est probable que jamais il n’ouvrit son âme par suite de sentiments tendres[17]. » Au reste, le seul être qu’il ait jamais aimé est Joséphine et elle ne le trahit jamais. Je ne crois pas qu’il dût peu de ses idées aux livres. Il avait peu d’idées littéraires, voilà ce qui aura fait illusion au duc de Lodi, homme fort instruit en littérature et, par conséquent, un peu faible.

La balle qui me tuera portera mon nom, était une de ses phrases habituelles. J’avoue que je ne la comprends pas. Tout ce que j’y vois c’est une première nuance de ce fatalisme si naturel aux hommes exposés tous les jours aux boulets ou à la mer.

Cette âme si forte était liée à un petit corps pâle, maigre et presque chétif. L’activité de cet homme et sa force à soutenir les fatigues avec un physique si mince paraissaient à son armée sortir des bornes du possible. Ce fut un des fondements de l’incroyable enthousiasme qu’il inspirait au soldat[18].


CHAPITRE IX


Tel était le général en chef Bonaparte à son retour en France, après la conquête de l’Italie ; du reste l’objet de l’enthousiasme de la France, de l’admiration de l’Europe et de la jalousie du gouvernement qu’il avait servi. Il fut reçu par ce gouvernement soupçonneux avec toutes les démonstrations de la confiance et de la considération, et nommé, même avant son arrivée à Paris, l’un des commissaires plénipotentiaires au congrès réuni à Rastadt pour la pacification générale. Il se débarrassa bien vite d’un rôle qui ne lui convenait pas. Le Directoire, qui se voyait à la tête d’une république jeune et forte, entourée d’ennemis affaiblis, mais irréconciliables, était trop sage pour vouloir la paix. Bonaparte se débarrassa également du commandement de l’armée d’Angleterre auquel il fut nommé. Le Directoire n’était pas assez fort pour conduire à bien une telle entreprise. Cependant le jeune général voyait, et tout le monde voyait aussi, qu’il n’y avait pas, en France, de place qui pût lui convenir. La vie privée même était pour lui pleine de dangers ; sa gloire et toute sa manière d’être avaient quelque chose de trop romanesque et de trop entraînant. Ce moment de l’histoire fait l’éloge de la probité des Directeurs et montre quel chemin nous avons fait depuis les temps de Marie de Médicis. Souvent, à cette époque, et dans d’autres moments de découragement, Bonaparte désira avec passion le repos de la vie privée. Il croyait trouver le bonheur à la campagne[19].


CHAPITRE X


En 1796, on lui avait fait passer un projet pour l’invasion de l’Égypte ; il l’examina et le renvoya au Directoire avec son avis. Dans son embarras mortel, le Directoire se souvint de cette idée et lui proposa le commandement de l’expédition. Refuser une troisième fois les offres du pouvoir exécutif, c’était donner lieu de croire qu’on tramait quelque chose en France, et très probablement, se perdre. D’ailleurs, la conquête de l’Égypte était faite pour éblouir une âme élevée, pleine de plans romanesques et passionnée pour les entreprises extraordinaires. « Songez que, du haut de ces Pyramides, trente siècles nous contemplent », disait-il quelques mois plus tard à son armée.

Comme toutes les guerres de l’Europe, cette agression était peu fondée en justice. Les Français étaient en paix avec le Grand Turc, souverain nominal de l’Égypte, et les beys, maîtres réels du pays, étaient des barbares qui, ne connaissant pas le droit des gens, ne pouvaient guère y manquer. Au reste, des considérations de cette nature n’étaient pas faites pour avoir une grande influence sur les déterminations du jeune général qui, d’ailleurs, croyait peut-être être le bienfaiteur du pays, en y portant la civilisation. L’expédition mit à la voile, et, par un bonheur qui doit faire faire bien des réflexions, il put arriver devant Alexandrie après la prise de Malte, sans rencontrer Nelson.


CHAPITRE XI


On ne doit pas s’attendre à trouver ici cette suite de grandes actions militaires qui soumirent l’Égypte à Bonaparte. Les batailles du Caire, des Pyramides, d’Aboukir, ont besoin pour être comprises, d’une description de l’Égypte, et il faudrait donner une idée du courage sublime des Mamelouks. La plus grande difficulté était d’apprendre à nos troupes à leur résister[20].

En Égypte, Napoléon fit la guerre sur les mêmes principes qu’en Italie, mais dans un style plus oriental et plus despotique. Il avait affaire encore aux plus orgueilleux et aux plus féroces des hommes, à des gens à qui il ne manquait que l’aristocratie pour être des Romains. Il punit leurs perfidies avec une cruauté empruntée d’eux-mêmes. Les habitants du Caire se révoltent contre la garnison ; il ne se contente pas de faire un exemple de ceux qu’on avait pris les armes à la main. Il soupçonne leurs prêtres d’être les secrets instigateurs de l’insurrection, et il en fait prendre deux cents qu’on fusille.

Les bourgeois qui écrivent l’histoire font des phrases sur ces sortes d’actions. Les demi-sots excusent celles-ci par la cruauté et la brutalité de ces Turcs, qui, non contents de massacrer les malades des hôpitaux et quelques prisonniers qu’ils firent, avec des circonstances trop révoltantes pour être rapportées, s’acharnèrent encore à mutiler les cadavres de la manière la plus sauvage.

Il faut chercher la raison de ces malheureuses nécessités dans les conséquences du principe : Salus populi suprema lex esto. L’incalomniable despotisme a tellement avili les orientaux qu’ils ne connaissent d’autres principes d’obéissance que la crainte[21]. Le massacre du Caire les frappa de terreur ; « et depuis ce temps-là, disait Napoléon, ils m’ont été fort attachés, car ils voyaient bien qu’il n’y avait pas de mollesse dans ma manière de gouverner ».


CHAPITRE XII


Le mélange de catholicisme et d’aristocratie qui aplatit nos âmes depuis deux siècles, nous rend aveugles aux conséquences du principe que je viens de rappeler. Sans entrer dans les petites objections qu’on fait à Napoléon sur sa conduite en Égypte, on a coutume de regarder comme ses plus grands crimes :

1° Le massacre de ses prisonniers à Jaffa.

2° L’empoisonnement de ses malades à Saint-Jean-d’Acre.

3° Sa prétendue conversion au mahométisme.

4° Sa désertion de l’armée.

Napoléon fit le récit suivant de l’événement de Jaffa à Mylord Ebrington, l’un des voyageurs les plus éclairés et les plus dignes de foi qu’il ait vus à l’île d’Elbe : « Quant aux Turcs de Jaffa, il est vrai que j’en fis fusiller à peu près deux mille[22]. Vous trouvez ça un peu fort ; mais je leur avais accordé une capitulation à El Arisch ; la condition était qu’ils retourneraient à Bagdad. Ils rompirent cette capitulation, se jetèrent dans Jaffa et je les pris d’assaut. Je ne pouvais les emmener prisonniers avec moi, car je manquais de pain, et ils étaient des diables trop dangereux pour les lâcher une seconde fois dans le désert. Il ne me resta donc d’autre moyen que de les tuer. »

Il est vrai, d’après les lois de la guerre, qu’un prisonnier qui a une fois manqué à sa parole, n’a plus droit à recevoir quartier[23], mais l’affreux droit du vainqueur n’a été que rarement exercé, et jamais, ce me semble, dans nos temps modernes, sur un aussi grand nombre d’hommes à la fois. Si les Français avaient refusé quartier dans la chaleur de l’assaut, personne ne les aurait blâmés : les tués avaient manqué à leur parole ; si le général vainqueur avait su qu’une grande partie de la garnison consistait en prisonniers renvoyés sur parole à El Arisch, très probablement il eût donné ordre de les passer au fil de l’épée. Je ne crois pas que l’histoire offre d’exemple d’une garnison épargnée au moment de l’assaut, et, ensuite, envoyée à la mort. Mais ce n’est pas tout, il est probable qu’un tiers seulement de la garnison de Jaffa était composé de prisonniers d’El Arisch[24].

Pour sauver son armée, un général a-t-il le droit de mettre à mort ses prisonniers, ou de les placer dans une situation qui doit nécessairement les faire périr, ou de les livrer à des barbares, dont ils n’ont aucun quartier à espérer ? Chez les Romains, cela n’eût pas fait de question[25] ; au reste, de la réponse à celle-ci, dépend non seulement la justification de Napoléon à Jaffa, mais celle de Henri V à Azincourt, de lord Anson dans les îles de la mer du Sud, et du bailli de Suffren sur la côte de Coromandel. Ce qu’il y a de plus sûr, c’est que la nécessité doit être claire et urgente, et l’on ne peut nier qu’il n’y eût nécessité dans le cas de Jaffa. Il n’eût pas été sage de renvoyer les prisonniers sur parole. L’expérience montrait que ces barbares se jetteraient sans scrupule dans la première place forte qu’ils trouveraient, ou que, s’attachant à l’armée pendant qu’elle s’avançait dans la Palestine, ils inquiéteraient sans cesse ses flancs et son arrière-garde.

Le général en chef ne doit pas porter seul la responsabilité de cette action épouvantable. L’affaire fut décidée dans un conseil de guerre auquel se trouvèrent Berthier, Kléber, Lannes, Bon, Caffarelli et plusieurs autres généraux.


CHAPITRE XIII


Napoléon a lui-même raconté à plusieurs personnes, qu’il eut l’intention de faire administrer de l’opium comme poison à quelques malades de son armée. Il est évident, pour qui l’a connu, que cette idée provenait d’une erreur de jugement, nullement de mauvais cœur, et moins encore d’indifférence pour le sort de ses soldats. Tous les récits sont d’accord[26] sur les soins qu’il donna, dans sa campagne de Syrie, aux malades et aux blessés. Il fit ce qu’aucun général n’a encore fait : il visita en personne les hôpitaux des pestiférés. Il conversait avec les malades, écoutait leurs plaintes, voyait par lui-même si les chirurgiens s’acquittaient de leur devoir[27]. À chaque mouvement de son armée, et particulièrement à la retraite de Saint-Jean-d’Acre, sa plus grande sollicitude fut pour son hôpital. La sagesse des mesures qui furent prises pour emmener les malades et les blessés, et les soins qu’on leur donna, lui valurent les louanges des Anglais. M. Desgenettes qui était médecin en chef de l’armée de Syrie, est aujourd’hui un royaliste prononcé, mais, même depuis le retour des Bourbons, il n’a jamais parlé de la conduite de Napoléon envers ses malades sans les plus grands éloges.

Le célèbre Assalini, médecin à Munich, se trouvait aussi en Syrie, et, quoiqu’il n’aime pas Napoléon, il en parle comme Desgenettes. Au moment de la retraite de Saint-Jean-d’Acre, Assalini ayant fait un rapport au général en chef, duquel il résultait que les moyens de transport pour les malades étaient insuffisants, il reçut l’ordre de se rendre sur la route, d’arrêter tous les chevaux de bagages, et même de démonter les officiers. Cette mesure pénible reçut son entière exécution, et l’on n’abandonna pas un seul des malades qui, au jugement des médecins, avaient quelque espoir de guérison. À l’île d’Elbe l’empereur, qui sentait que la nation anglaise compte parmi ses citoyens les têtes les plus saines de l’Europe, invita plusieurs fois lord Ebrington à le questionner franchement sur les événements de sa vie. D’après cette permission, quand le lord en fut venu au bruit d’empoisonnement, Napoléon répondit sur-le-champ et sans la moindre hésitation : « Il y a dans cela un fonds de vérité. Quelques soldats de l’armée avaient la peste ; ils ne pouvaient pas vivre vingt-quatre heures ; j’étais sur le point de marcher ; je consultais Desgenettes sur les moyens de les emmener ; il répondit qu’on courait le risque de communiquer la peste à l’armée et que, d’ailleurs, ce soin serait inutile pour les malades, qui ne pouvaient guérir. Je lui dis de leur donner une dose d’opium et que cela valait mieux que de les laisser à la merci des Turcs[28]. Il me répondit, en fort honnête homme, que son métier était de guérir et non de tuer. Peut-être il avait raison, quoique je ne lui demandasse pour eux que ce que j’aurais demandé pour moi à mes meilleurs amis, dans une semblable situation. J’ai souvent réfléchi depuis sur ce point de morale, j’ai demandé leur avis à plusieurs personnes, et je crois qu’au fond, il vaut toujours mieux souffrir qu’un homme finisse sa destinée quelle qu’elle soit. J’en ai jugé ainsi plus tard, à la mort de mon pauvre ami Duroc, lequel, quand ses entrailles tombaient à terre sous mes yeux, me demanda plusieurs fois et avec insistance, de faire mettre un terme à ses douleurs ; je lui dis : Je vous plains, mon ami, mais il n’y a pas de remède ; il faut souffrir jusqu’à la foi. »

Quant à l’apostasie de Napoléon en Égypte, il commençait toutes ses proclamations par ces mots : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. » Ce prétendu crime n’a guère fait effet qu’en Angleterre. Les autres peuples ont vu qu’il fallait le mettre sur la même ligne que le mahométisme du major Horneman et des autres voyageurs que la société d’Afrique emploie pour découvrir les secrets du désert. Napoléon voulut se concilier les habitants de l’Égypte[29]. Il avait raison d’espérer qu’une grande partie de ce peuple toujours superstitieux serait frappée de terreur par ses phrases religieuses et prophétiques, et qu’elles jetteraient même sur sa personne un vernis d’irrésistible fatalité. L’idée qu’il a voulu se faire passer sérieusement pour un second Mahomet est digne d’un émigré[30]. Sa conduite eut le succès le plus complet. « Vous ne sauriez imaginer, disait-il à Mylord Ebrington, ce que je gagnais en Égypte à faire semblant d’adopter leur culte. » Les Anglais, toujours par leurs préjugés puritains qui, du reste, s’allient fort bien avec les cruautés les plus révoltantes, trouvèrent cet artifice bas. L’histoire remarquera que vers le temps de la naissance de Napoléon, les idées catholiques étaient déjà frappées de ridicule.


CHAPITRE XIV


Quant à l’action bien autrement grave d’abandonner son armée en Égypte, c’était un crime envers le gouvernement d’abord, que ce gouvernement pouvait punir légitimement. Mais ce ne fut pas un crime envers son armée, qu’il laissa dans un état florissant, ainsi que le prouve la résistance qu’elle opposa aux Anglais. On ne peut lui reprocher que l’étourderie de ne pas avoir prévu que Kléber pouvait être tué, ce qui, dans la suite, livra l’armée à l’ineptie du général Menou.

Le temps nous fera connaître si, comme je le crois, Napoléon fut rappelé en France par les avis de quelques patriotes habiles, ou s’il se détermina à cette démarche décisive uniquement par ses propres réflexions[31]. Il est agréable pour les grands cœurs de considérer ce qui dut alors se passer dans cette âme : d’un côté, l’ambition, l’amour de la patrie, l’espérance de laisser un grand nom dans la postérité ; de l’autre, la possibilité d’être pris par les Anglais ou fusillé[32]. Et prendre un parti aussi décisif uniquement sur des conjectures, quelle fermeté de jugement ! La vie de cet homme est un hymne en faveur de la grandeur d’âme.


CHAPITRE XV


Napoléon, apprenant les désastres des armées, la perte de l’Italie, l’anarchie et le mécontentement de l’intérieur, conclut de ce triste tableau que le Directoire ne pouvait plus tenir. Il vint à Paris pour sauver la France et s’assurer une place dans le nouveau gouvernement. En revenant d’Égypte, il était utile à la patrie et à lui-même ; c’est tout ce qu’on peut demander aux faibles mortels[33].


Il est sûr qu’après son débarquement, Napoléon ne savait pas comment il serait traité, et jusqu’à la réception enthousiaste des Lyonnais, il parut douteux si son audace serait récompensée par le trône ou par l’échafaud. À la première nouvelle de son retour, le Directoire donna l’ordre de l’arrêter à Fouché, qui était alors ministre de la police. Ce traître célèbre répondit : « Il n’est pas homme à se laisser arrêter, moi Je ne suis pas l’homme qui l’arrêtera[34]. »


CHAPITRE XVI


Au moment où le général Bonaparte accourut d’Égypte au secours de la patrie, le directeur Barras, homme excellent pour un coup de main, vendait la France pour douze millions à la famille exilée. Des lettres-patentes avaient déjà été expédiées pour cet objet. Il y avait deux ans que Barras suivait ce projet. Sieyès l’avait découvert pendant son ambassade à Berlin[35]. Cet exemple et celui de Mirabeau montrent bien qu’une République ne doit jamais se confier à des nobles. Toujours tendre à la séduction des titres, Barras osa confier ses desseins à son ancien protégé.

Napoléon avait trouvé à Paris son frère Lucien ; ils discutèrent ensemble les chances suivantes : il était évident que les Bourbons ou lui allaient monter sur le trône, ou bien il fallait reconstruire la République.

Le projet de remettre les Bourbons était ridicule ; le peuple avait encore trop d’horreur pour les nobles, et, malgré les crimes de la Terreur, il aimait encore la République. Il fallait pour les Bourbons une armée étrangère dans Paris. Refaire la République c’est-à-dire donner une constitution qui pût se soutenir par elle-même, Napoléon ne se sentait pas les moyens de résoudre ce problème. Il trouvait les hommes à employer trop méprisables et trop vendus à leurs intérêts. Enfin il ne voyait pas de place assurée pour lui-même, et, s’il se trouvait encore un traître pour vendre la France aux Bourbons ou à l’Angleterre, sa mort était la première mesure à prendre. Dans le doute, l’ambition l’emporta, comme il est naturel ; et, du côté de l’honneur, Napoléon se dit : « Je vaux mieux à la France que les Bourbons. » Quant à la monarchie constitutionnelle que voulait Sieyès, il n’avait pas les moyens de l’établir, et alors son roi était trop inconnu. Il fallait un remède énergique et prompt.

Cette malheureuse France, désorganisée à l’intérieur, voyait toutes ses armées tomber les unes après les autres ; et ses ennemis étaient des rois qui devaient être sans pitié pour elle, puisque la République, montrant le bonheur à leurs sujets, tendait à les précipiter du trône. Si ces rois irrités, après l’avoir vaincue, avaient daigné la rendre à la famille exilée, ce que cette famille a fait ou laissé faire en 1815[36] ne donne encore qu’une faible idée de ce qu’on pouvait en attendre en 1800[37]. La France plongée dans le dernier degré du découragement et de l’avilissement moral, malheureuse par le gouvernement qu’elle s’était choisi avec tant d’orgueil, plus malheureuse par les déroutes de ses armées, n’aurait inspiré aucune crainte aux Bourbons, et c’est uniquement à la peur du Monarque que l’on peut attribuer les apparences libérales du gouvernement.

Mais il est plus probable que les rois vainqueurs se seraient divisé la France. Il était prudent de détruire ce foyer du jacobinisme. Le manifeste du duc de Brunswick aurait été accompli et tous les nobles écrivains qui garnissent les Académies auraient proclamé l’impossibilité de la liberté. Depuis 1793, jamais les idées nouvelles n’avaient couru d’aussi grands dangers. La civilisation du monde fut sur le point d’être reculée de plusieurs siècles. Le malheureux Péruvien gémirait encore sous le joug de fer de l’Espagnol, et les rois vainqueurs eussent donné dans les délices de la cruauté, comme à Naples[38].

De tous les côtés, la France était donc sur le point de disparaître dans les abîmes sans fonds où, de nos jours, nous avons vu la Pologne engloutie.

Si jamais des circonstances quelconques pouvaient prescrire les droits éternels qu’a tout homme à la liberté la plus illimitée, le général Bonaparte pouvait dire à chaque Français : « Par moi, tu es encore Français ; par moi, tu n’es pas soumis à un juge prussien, ou à un gouverneur piémontais ; par moi, tu n’es pas esclave de quelque maître irrité et qui a sa peur à venger. Souffre donc que je sois ton empereur. »

Telles étaient les principales pensées qui agitaient le général Bonaparte et son frère la veille du 18 brumaire (9 novembre 1799) ; le reste était relatif aux moyens d’exécution.


CHAPITRE XVII


Pendant que Napoléon prenait son parti et ses mesures, il était courtisé par les différentes factions qui déchiraient une république expirante. Ce gouvernement tombait, parce qu’il n’y avait pas un Sénat conservateur pour tenir l’équilibre entre la Chambre des Communes et le Directoire et nommer les membres de celui-ci, et nullement parce que la République est impossible en France. Dans le cas actuel, il fallait un dictateur, mais jamais le gouvernement légitimement établi ne se serait résolu à le nommer. Les âmes de boue qui se trouvaient au Directoire, formées sous une vieille monarchie, ne voyaient, au milieu des malheurs de la patrie, que leur petit égoïsme et ses intérêts. Tout ce qui était un peu généreux leur semblait duperie.

Le profond et vertueux Sieyès avait toujours tenu au grand principe que, pour assurer les institutions conquises par la Révolution, il fallait une dynastie appelée par la Révolution. Il aida Bonaparte à faire le 18 brumaire. Sans lui, il l’aurait fait avec un autre général. Depuis, Sieyès a dit : « J’ai fait le 18 brumaire, mais non pas le 19. » On dit que le général Moreau avait refusé de seconder Sieyès, et le général Joubert, qui aspirait à ce rôle, fut tué au commencement de sa première bataille, à Novi.

Sieyès et Barras étaient les deux premiers hommes du gouvernement. Barras vendait la République à un Bourbon, sans s’inquiéter des suites, et demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. Sieyès voulait faire une monarchie constitutionnelle ; le premier article de sa constitution eût nommé roi un duc d’Orléans, et il demandait au général Bonaparte de diriger le mouvement. Le général nécessaire aux deux partis se rapprocha de Lefèvre, général plus connu par sa bravoure que par ses lumières et qui commandait alors Paris et la 17e division. Il agissait de concert avec Barras et Sieyès, mais il eut bientôt gagné Lefèvre pour lui-même. De ce moment, Bonaparte eut les troupes qui occupaient Paris et les environs, et il ne fut plus question que de la forme à donner à la révolution.


CHAPITRE XVIII


Le 18 brumaire (9 novembre 1799) dans la nuit, Bonaparte fit convoquer subitement, et par des lettres particulières, ceux des membres du Conseil des Anciens sur lesquels il pouvait compter. On profita d’un article de la Constitution qui permettait à ce conseil de transférer le Corps Législatif hors de Paris, et il rendit un décret qui, le lendemain 19, indiquait la séance du Corps Législatif à Saint-Cloud, chargeait le général Bonaparte de prendre toutes les mesures nécessaires à la sûreté de la représentation nationale, et mettait sous ses ordres les troupes de ligne et les gardes nationales. Bonaparte, appelé à la barre pour entendre ce décret, prononça un discours. Comme il ne pouvait parler des deux conspirations qu’il déjouait, ce discours n’a que des phrases. Le 19, le Directoire, les généraux et une foule de curieux se rendirent à Saint-Cloud. Des soldats occupaient toutes les avenues. Le Conseil des Anciens s’assembla dans la galerie. Le Conseil des Cinq-Cents, dont Lucien venait d’être nommé président, se réunit dans l’Orangerie.

Bonaparte entra dans la salle des Anciens et parla au milieu des interruptions et des cris des députés attachés à la Constitution, ou, pour mieux dire, qui ne voulaient pas laisser réussir un mouvement dont ils n’étaient pas. Pendant ces moments décisifs, une scène plus orageuse encore se passait au Conseil des Cinq-Cents. Plusieurs membres demandèrent qu’on s’occupât de l’examen des motifs qui avaient déterminé la translation des Conseils à Saint-Cloud. Lucien fit de vains efforts pour calmer les esprits que cette proposition avait enflammés, et, lorsque les Français en sont à ce point, l’intérêt se tait, ou plutôt il n’en est plus d’autre que d’être héros par vanité. Le cri général était : « Point de dictateur ! à bas le dictateur ! »

À ce moment, le général Bonaparte entre dans la salle, escorté par quatre grenadiers. Une foule de députés s’écrie : « Qu’est-ce que cela signifie ? Point de sabre ici ! Point d’hommes armés ! » D’autres, jugeant mieux la circonstance, se précipitent au milieu de la salle, entourent le général, le prennent au collet, et le secouent vivement en criant : « Hors la loi ! à bas le dictateur ! » Comme le courage, dans les salles législatives, est fort rare en France, l’histoire doit conserver le nom du député Bigonnet de Mâcon. Ce brave député eût dû tuer Bonaparte.

Le reste du récit est moins sûr. On prétend que Bonaparte, entendant le cri terrible de Hors la loi, pâlit et ne trouva pas un seul mot à dire pour sa défense[39]. Le général Lefèvre vint à son secours, et l’aida à sortir. On ajoute que Bonaparte monta à cheval, et, croyant le coup manqué à Saint-Cloud, galopa vers Paris. Il était encore sur le pont, lorsque Murat parvient à le joindre et lui dit : « Qui quitte la place, la perd ». Napoléon, rendu à lui-même par ce mot, revient dans la rue de Saint-Cloud, appelle les soldats aux armes et envoie un piquet de grenadiers dans la salle de l’Orangerie. Ces grenadiers, conduits par Murat, entrent dans la salle. Lucien, qui avait tenu bon à la tribune, reprend le fauteuil et déclare que les représentants qui ont voulu assassiner son frère sont d’audacieux brigands, soldés par l’Angleterre. Il fait décréter que le Directoire est supprimé, que le pouvoir exécutif sera remis entre les mains de trois consuls provisoires : Bonaparte, Sieyès, et Roger-Ducos. Une commission législative, choisie dans les deux conseils, se réunira aux consuls pour rédiger une constitution.

Jusqu’à la publication des Mémoires de Lucien[40], les détails du 18 brumaire ne seront pas bien éclaircis. En attendant, la gloire de cette grande révolution est restée au président du Conseil des Cinq-Cents qui montra à la tribune un ferme courage au moment où son frère faiblissait. Il eut la plus grande influence dans la constitution que l’on bâtit à la hâte. Cette constitution, qui n’était point mauvaise, nommait trois consuls : Bonaparte, Cambacérès et Lebrun.

On créa un Sénat composé de gens qui ne pouvaient prétendre à aucune place. Il nommait le Corps Législatif. Le Corps Législatif ne faisait que voter la loi et ne pouvait la discuter. Ce soin était réservé à un corps, nommé Tribunal, qui discutait la loi mais ne la votait point.

Le Tribunat et le pouvoir exécutif envoyaient défendre leurs projets de loi devant ce Corps Législatif muet.

Cette constitution pouvait fort bien aller, si le bonheur de la France eût voulu que le premier Consul fût enlevé par un boulet, après deux ans de règne. Ce qu’on aurait vu de la monarchie eût achevé d’en dégoûter. On voit facilement que le défaut de cette constitution de l’an VIII, c’est que le Sénat nomme le Corps Législatif. Celui-ci aurait dû être élu directement par le peuple, et le Sénat chargé de nommer chaque année un nouveau consul.


CHAPITRE XIX


Le gouvernement d’une douzaine de voleurs lâches et traîtres, fut remplacé par le despotisme militaire ; mais, sans le despotisme militaire, la France avait, en 1800, les événements de 1814 ou la Terreur.

Napoléon avait maintenant le pied à l’étrier, comme il disait dans ses campagnes d’Italie ; et il faut convenir que jamais général ou monarque n’a eu d’année aussi brillante que le fut, pour la France, et pour lui, la dernière du xviiie siècle.

En arrivant à la tête des affaires, le premier consul trouva les armées de la France défaites et désorganisées. Ses conquêtes en Italie étaient réduites aux montagnes et à la côte de Gênes ; la plus grande partie de la Suisse venait de lui échapper. L’injustice et la rapacité des agents de la République[41] avaient révolté les Suisses ; l’aristocratie prit dès lors le dessus en ce pays ; la France n’eut pas d’ennemis plus acharnés ; leur neutralité ne fut plus qu’un nom et la frontière la plus vulnérable fut entièrement découverte.

Les ressources de la France dans tous les genres étaient entièrement épuisées, et, ce qui est pire que tout le reste, l’enthousiasme des Français était éteint. Toutes les tentatives pour établir une constitution libre avaient manqué. Les Jacobins étaient méprisés, et détestés, à cause de leurs cruautés et de l’extravagance de vouloir établir une république sur le modèle antique. Les modérés étaient méprisés, à cause de leur incapacité et de leur corruption. Les royalistes, turbulents dans l’Ouest, se montraient, à Paris, comme de coutume, timides, intrigants et surtout lâches[42].

Si l’on excepte Moreau, aucun homme, après le général qui revenait d’Égypte, n’avait de réputation et de popularité ; et Moreau, à cette époque, voulait suivre le torrent, et, à toutes les époques, fut incapable de le conduire.


CHAPITRE XX


Washington lui-même eût été embarrassé sur le degré de liberté qui pouvait être confié sans danger à un peuple souverainement enfant, pour qui l’expérience n’était rien, et qui, au fond du cœur, nourrissait encore tous les sots préjugés donnés par une vieille monarchie[43]. Mais aucune des idées qui auraient occupé Washington n’arrêta l’attention du premier Consul, ou, du moins, il les crut trop facilement chimériques en Europe (1800). Le général Bonaparte était extrêmement ignorant dans l’art de gouverner. Nourri des idées militaires, la délibération lui a toujours semblé de l’insubordination. L’expérience venait tous les jours lui prouver son immense supériorité, et il méprisait trop les hommes pour les admettre à délibérer sur les mesures qu’il avait jugées salutaires. Imbu des idées romaines, le premier des malheurs lui sembla toujours d’être conquis et non d’être mal gouverné et vexé dans sa maison.

Quand son esprit eût eu plus de lumières, quand il eût connu l’invincible force du gouvernement de l’opinion, je ne doute pas que l’homme ne l’eût emporté et qu’à la longue, le despote n’eût paru. Il n’est pas donné à un seul être humain d’avoir à la fois tous les talents, et il était trop sublime comme général pour être bon comme politique et législateur.

Dans les premiers mois de son consulat, il exerçait une véritable dictature, rendue indispensable par les événements. Talonné à l’intérieur par les Jacobins et les royalistes, et par le souvenir des conspirations récentes de Barras et de Sieyès, pressé à l’extérieur par les armées des rois, prêtes à inonder le sol de la République, la première loi était d’exister. Cette loi justifie à mes yeux toutes les mesures arbitraires de la première année de son consulat.

Peu à peu, la théorie réunie à ce qu’on voyait, porta à croire que ses vues étaient toutes personnelles. Aussitôt, la tourbe des flatteurs s’empara de lui ; on les vit outrer comme à l’ordinaire toutes les opinions qu’on supposait au Maître[44]. Les Regnault et les Maret furent aidés par une nation accoutumée à l’esclavage et qui ne se sent à son aise que quand elle est menée.

Donner d’abord au peuple français autant de liberté qu’il en pouvait supporter, et, graduellement, augmenter la liberté à mesure que les factions auraient perdu de leur chaleur et que l’opinion publique serait devenue plus calme et plus éclairée, tel ne fut point l’objet de Napoléon. Il ne considérait pas combien de pouvoir on pouvait confier au peuple sans imprudence, mais cherchait à deviner de combien peu de pouvoir il se contenterait. La constitution qu’il donna à la France était calculée, si tant est qu’elle fût calculée, pour ramener insensiblement ce beau pays à la monarchie absolue, et non pour achever de le façonner à la liberté[45]. Napoléon avait une couronne devant les yeux, et se laissait éblouir par la splendeur de ce hochet suranné. Il aurait pu établir la République[46] ou, au moins, le gouvernement des deux Chambres ; fonder une dynastie de rois était toute son ambition.


CHAPITRE XXI


Les premières mesures du dictateur furent grandes, sages et salutaires. Chacun reconnaissait la nécessité d’un gouvernement fort : on eut un gouvernement fort. Tout le monde se récriait contre la corruption et le manque d’équité des derniers gouvernements : le premier consul empêcha les voleries et prêta la force de son bras à l’administration de la justice. Tout le monde déplorait l’existence des partis qui divisaient et affaiblissaient la France : Napoléon appela à la tête des affaires les hommes à talents de tous les partis. Tout le monde craignait une réaction : Napoléon arrêta d’une main de fer toute tentative de réaction. Son gouvernement protégea également tous ceux qui obéirent aux lois, et punit impitoyablement tous ceux qui voulurent les enfreindre. La persécution avait ranimé les dernières étincelles du catholicisme : Napoléon prit le culte sous sa protection et rendit les prêtres à leurs autels. Les départements de l’Ouest étaient désolés par la guerre civile que la loi des otages avait fait renaître : Napoléon abolit la loi des otages, ferma la liste des émigrés, et, par un mélange judicieux de douceur et de sévérité, rendit à l’Ouest une tranquillité parfaite. Toute la France se réunissait pour souhaiter la paix : Napoléon offrit la paix à ses ennemis. Après que son offre eut été dédaigneusement rejetée par l’Angleterre et par l’Autriche, il soumit cette puissance par l’admirable campagne de Marengo, et ensuite lui pardonna avec une générosité folle. Le cabinet anglais, cette oligarchie vénéneuse, qui emploie au malheur du monde et à river les fers des esclaves les forces et les lumières qu’elle tient de la liberté[47] ; le cabinet anglais, le plus formidable et le plus éclairé des ennemis du premier consul, abandonné par tous ses alliés, fut, à la fin, forcé à faire la paix et à reconnaître la République.


CHAPITRE XXII[48]


Napoléon n’avait déjà plus de rivaux parmi les grands hommes des temps modernes ; il était arrivé au faîte de la gloire, et s’il eût voulu donner la liberté à sa patrie, il n’aurait plus trouvé d’obstacles.

On le louait surtout d’avoir rendu la paix à l’Église par son Concordat. Ce fut une grande faute et qui reculera d’un siècle l’affranchissement de la France ; il aurait dû se contenter de faire cesser toute persécution[49]. Les particuliers doivent payer leur prêtre, comme leur boulanger.

Il maintint toujours la plus parfaite tolérance envers les Français protestants ; de son temps, l’homme qui eût parlé de la violation possible de ce premier droit des hommes, eût passé pour fou. Mettant le doigt sur la plaie qui empêche le catholicisme de se relever, il avait demandé au pape le mariage des prêtres ; mais il trouva peu de lumières dans la cour de Rome. Comme il le dit à Fox, s’il avait insisté sur cet objet, on aurait crié au pur protestantisme.

Il avait introduit plus d’équité et plus de rapidité dans l’administration de la justice ; il était occupé de son plus noble ouvrage, le Code Napoléon. Ainsi, exemple unique dans l’histoire, la France doit à son plus grand capitaine d’avoir remédié à la confusion et aux contradictions du dédale de lois qui la régissait. Enfin, à l’aspect de ces gendarmes qu’il choisit parmi ses meilleurs soldats, le crime disparut.


CHAPITRE XXIII


Mais, en passant de son administration à ses institutions, le tableau change de couleurs. Là, tout est lumière, tout est bonheur, tout est franchise, ici tout est incertitude, tout est mesquin, tout est hypocrisie.

Ses fautes en politique peuvent s’expliquer en deux mots : il eut toujours peur du peuple et il n’eut jamais de plan. Cependant, guidé à son insu par la justesse naturelle de son esprit et par le respect qu’il eut toujours pour l’Assemblée Constituante, ses institutions furent libérales. Il est vrai, un Corps Législatif muet, un Tribunat qui peut parler, mais non voter, un Sénat qui délibère en secret, sont ridicules, car un gouvernement ne peut être à moitié celui de l’opinion. « Mais, nous disions-nous, il faut des Romulus pour fonder des États, et il vient ensuite des Numa. » Il était facile, à sa mort, de perfectionner ces institutions et de leur faire produire la liberté. D’ailleurs elles avaient l’immense avantage pour les Français de faire oublier tout ce qui était ancien. Ils ont besoin d’être guéris de leur respect pour l’antiquaille, et Napoléon, mieux conseillé, eût rétabli les Parlements. Au milieu de tant de miracles produits par son génie, le premier consul ne voyait qu’un trône vacant ; et il faut lui rendre cette justice, que ni ses habitudes militaires, ni son tempérament n’étaient propres à guider la mesure d’une autorité limitée. La presse, qui avait osé jeter une lumière importune, fut persécutée et subjuguée. Les individus qui encouraient son déplaisir, étaient menacés, arrêtés, bannis sans jugement. La liberté personnelle n’avait d’autre sécurité, contre les ordres arbitraires de son ministre de la police, que la profondeur de son génie, qui lui faisait voir que toute vexation inutile diminuait la force de la Nation et, par là, celle du prince. Et telle était la force de ce frein, que, régnant sur quarante millions de sujets, et après des gouvernements qui avaient pour ainsi dire encouragé tous les crimes, les prisons d’État étaient moins pleines que sous le bon Louis XVI. Il y avait un tyran, mais il y avait peu d’arbitraire. Or, le véritable cri de la civilisation est : Point d’arbitraire !

Agissant au jour le jour, et d’après les saillies de son humeur qui étaient terribles, contre les corps politiques, parce qu’eux seuls firent connaître la peur à cette âme intrépide, un beau jour, le Tribunat ayant osé raisonner juste contre les projets de lois préparés par ses ministres, il chassa de ce corps tout ce qui valait quelque chose et, peu après, le supprima entièrement. Le Sénat, bien loin d’être conservateur, éprouvait des mutations perpétuelles et s’avilissait sans cesse, car Bonaparte ne voulait pas qu’aucune institution prît des racines dans l’opinion. Il fallait qu’un peuple très fin sentît au milieu des phrases de stabilité, de postérité, que rien n’était stable que son pouvoir, que rien n’était progressif, que son autorité. « Les Français, dit-il vers ce temps, sont indifférents à la liberté ; ils ne la comprennent ni ne l’aiment ; la vanité est leur seule passion, et l’égalité politique, qui permet à tous l’espérance d’arriver à toutes les places, est le seul droit politique dont ils fassent cas. »

Jamais rien de plus juste n’a été dit sur la nation française[50].


Sous l’empereur, la théorie faisait crier les Français : À la liberté, bien plus qu’ils n’en éprouvaient réellement le besoin. Voilà pourquoi la suppression de la liberté de la presse était si bien calculée. La nation se montra parfaitement indifférente quand le premier consul lui ôta la liberté de la presse et la liberté individuelle. Aujourd’hui, elle souffre profondément de leur absence. Pour être juste, elle ne doit pas sentir avec sa susceptibilité d’aujourd’hui les événements d’alors. Alors l’épée de Frédéric (du vainqueur de Rosbach), apportée aux Invalides, la consolait de la perte d’un droit. Très souvent la tyrannie était exercée dans l’intérêt général : voyez la fusion des partis, l’arrangement des finances, l’établissement des Codes, les travaux des Ponts et Chaussées. On peut concevoir au contraire un gouvernement qui ne fasse éprouver que peu de gêne à l’individu parce qu’il est faible, mais qui emploie toute sa petite force à molester l’intérêt général.

Le premier consul se convainquit bien que la vanité était en France la passion nationale. Pour satisfaire à la fois cette passion de tous et sa propre ambition, il fut attentif à agrandir la France et à augmenter son influence en Europe. Le Parisien en trouvant un matin dans son Moniteur un décret commençant par ces mots : La Hollande est réunie à l’Empire, admirait la puissance de la France, voyait Napoléon bien supérieur à Louis XIV, se faisait gloire d’obéir à un tel maître, oubliait qu’il avait été vexé, la veille, par la conscription ou les Droits Réunis, et songeait à demander pour son fils une place en Hollande.

À l’époque dont nous parlons, le Piémont, les États de Parme et l’île d’Elbe furent successivement annexés à la République. Ces réunions partielles fournissaient à la conversation. Melzi, témoignant à Napoléon ses craintes pour la réunion du Piémont, le premier consul répondit en souriant : « Ce bras est fort, il ne demande qu’à porter. » L’Espagne lui céda la Louisiane. Il rentra en possession de Saint-Domingue par des démarches qui ne sont pas bien connues, mais qui semblent tout à fait dignes de la perfidie et de l’atrocité d’un Philippe II. Il rassembla à Lyon les citoyens les plus marquants de cette République Cisalpine, la seule belle création de son génie politique. Il leur ôta les rêves de la liberté et les força de le nommer président. L’aristocratie de Gênes, plus méprisable que celle de Venise, fut sauvée pour quelque temps par l’adresse d’un de ses nobles qui, d’abord l’ami de Napoléon, éprouva, depuis, plusieurs années de persécution, en conséquence de ce trait de patriotisme. L’Helvétie fut forcée d’accepter sa médiation. Mais, tandis qu’il empêchait la liberté de naître en Italie, il voulut la ramener en Suisse. Il créa le canton de Vaud et arracha ce beau pays, où la liberté subsiste encore aujourd’hui, à l’avilissante tyrannie de l’aristocratie bernoise. L’Allemagne fut divisée et redivisée entre ses princes suivant ses vues, celles de la Russie et la vénalité de son ministre.

Telles furent en une seule année les actions de ce grand homme.

Les libellistes et Mme de Staël y voient du malheur pour le genre humain : c’est le contraire. Depuis un siècle, ce n’est pas précisément de bonnes intentions que l’on manque en Europe, mais de l’énergie nécessaire pour remuer la masse énorme des habitudes. Tout grand mouvement ne peut être désormais qu’à l’avantage de la morale, c’est-à-dire du bonheur du genre humain. Chaque choc qu’éprouvent toutes ces vieilleries les rapproche du véritable équilibre[51].


On assure qu’à son retour des comices de Lyon, le premier consul avait l’idée de se faire déclarer empereur des Gaules. Le ridicule en fit justice. On vit sur le boulevard une caricature représentant un enfant conduisant des dindons avec une gaule, et au-dessous, ces mots : L’Empire des Gaules. La garde des consuls lui prouva par ses murmures qu’elle n’avait pas encore oublié ses cris de : Vive la République, qui l’avaient si souvent conduite à la victoire. Lannes, le plus brave de ses généraux, qui, en Italie, lui avait sauvé Sa vie deux fois et dont l’amitié allait jusqu’à la passion, lui fit une scène de républicanisme.

Mais un Sénat servile et un peuple insouciant le firent consul à vie, avec le pouvoir de désigner son successeur. Il ne lui restait plus à désirer qu’un vain titre. Les événements extraordinaires, dont nous allons rendre compte, le revêtirent bientôt après de la pourpre impériale[52].


CHAPITRE XXIV


La modération du premier consul, si différente de la violence des gouvernements précédents, remplit les royalistes d’espérances folles et sans bornes. Le Cromwell de la Révolution venait de paraître ; ils furent assez simples pour voir en lui un général Monk. Revenus de leur erreur, ils cherchèrent à venger leurs espérances trompées, et l’on eut la machine infernale. Un tonneau sur une petite charrette fut confié, par un inconnu, à un jeune enfant. C’était à l’entrée de la rue Saint-Nicaise, il était nuit ; l’inconnu, voyant la voiture du premier consul sortir des Tuileries pour aller à l’Opéra, s’éloigna rapidement. Le cocher du consul, au lieu de s’arrêter devant la petite charrette qui barrait un peu le chemin, n’hésita pas à pousser ses chevaux au galop, au risque de renverser la charrette[53]. Deux secondes après, elle éclata avec un fracas épouvantable, lançant au loin les membres du malheureux enfant et d’une trentaine de passants qui se trouvèrent dans la rue. La voiture du consul, qui n’était encore qu’à une vingtaine de pieds de la charrette, fut sauvée parce qu’elle se trouva avoir tourné l’angle de le rue de Malte[54]. Napoléon a toujours cru que le ministre anglais Windham avait prêté la main à cette entreprise. Il le dit à Fox dans la fameuse conversation que ces deux grands hommes eurent aux Tuileries. Fox nia beaucoup, puis se rabattit sur la loyauté connue du gouvernement anglais. Napoléon, qui l’estimait infiniment, eut la politesse de ne pas rire[55].

La paix avec l’Angleterre, qui survint sur ces entrefaites, arrêta les machinations des royalistes, mais, bientôt après, quand la guerre se renouvela, leurs complots recommencèrent. Georges Cadoudal[56], Pichegru et d’autres émigrés arrivèrent secrètement à Paris. Le tranquille Moreau, entraîné par les propos des officiers de son état-major qui voulaient faire un ambitieux de leur général, se persuada qu’il était ennemi du premier consul et entra dans leurs machinations. Il y eut des réunions à Paris, où l’on discuta des plans pour l’assassinat de Napoléon et l’établissement d’une nouvelle forme de gouvernement.


CHAPITRE XXV[57]


Pichegru et Georges furent arrêtés. Pichegru s’étrangla au Temple ; Georges fut exécuté ; Moreau fut mis en jugement et condamné à la prison. Sa peine fut commuée et il partit pour l’Amérique. Le duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, qui résidait sur le territoire de Bade, à quelques milles de la France, fut arrêté par des gendarmes français, emmené à Vincennes, mis en jugement, condamné et exécuté, comme émigré et conspirateur. Des complices subalternes de cette conspiration, quelques-uns furent exécutés ; la plus grande partie eut son pardon. On vit la peine de mort commuée en celle de la prison. Le capitaine Wright, qui avait débarqué les conspirateurs et qui paraissait avoir eu connaissance de leurs complots, fut pris sur les côtes de France, renfermé pendant plus d’un an à la tour du Temple, et traité avec tant de dureté qu’il mit fin à sa propre existence.

La découverte de cette conspiration obtint, pour Napoléon, le dernier et grand objet de son ambition ; il fut nommé empereur des Français, et l’empire fut héréditaire dans sa famille. « Ce gaillard-là, disait un de ses propres ambassadeurs, sait tirer parti de tout. »

Telle est, à ce que je crois, la véritable histoire de ces grands événements[58]. J’observe de nouveau que la vérité tout entière sur Bonaparte ne peut guère être connue que dans cent ans. Que Pichegru ou le capitaine Wright aient fini autrement que par leurs propres mains, je n’en ai jamais rencontré de preuve qui pût soutenir le moindre examen[59].

Quel eût été le motif de Napoléon pour faire périr Pichegru en secret ? Le caractère de fer du premier consul épouvantant l’Europe et la France, ce qu’il y avait de plus impolitique à lui, c’était de donner à ses ennemis un prétexte pour l’accuser d’un crime. L’amour de l’armée pour Pichegru avait été affaibli par sa longue absence et entièrement détruit par le crime que l’opinion publique ne pardonne jamais en France : la liaison ouverte avec les ennemis de la patrie. Le conseil de guerre le plus impartial aurait indubitablement condamné à mort le général Pichegru, comme traître lié avec les ennemis de la France, ou comme conspirateur contre le gouvernement établi, ou enfin comme déporté rentré sur le territoire de la République. Mais, dit-on, Pichegru avait été mis à la question, on lui avait serré les pouces dans des chiens de fusil, et Napoléon craignait la révélation de cette atrocité. J’observe que cette pratique atroce de donner la question n’est abolie en France que depuis la Révolution et que la plupart des rois de l’Europe en font encore usage dans les complots contre leur personne. Enfin, il vaut mieux courir la chance d’être accusé d’une cruauté que d’un assassinat, et il était facile de jeter celle-ci sur le compte d’un subalterne qu’on eût puni. On pouvait faire condamner Pichegru à mort par un jugement qui parût juste à la nation et commuer sa peine en une prison perpétuelle. Il faut remarquer que l’espoir d’obtenir des révélations par le supplice de la question n’est pas calculé pour des âmes de la trempe de celle de Pichegru. Comme le jeune guerrier sauvage, cette lâche ressource n’eût fait qu’animer l’intrépidité du général. Des Anglais et des Français détenus au Temple ont vu le corps de Pichegru, et aucun homme digne de foi n’a dit avoir aperçu des marques de la torture.

Quant à l’affaire du capitaine Wright, elle demande un peu plus de discussion. Il n’était ni traître, ni espion ; il servait ouvertement son gouvernement en guerre avec la France. Les Anglais disent que, quand les Bourbons ont assisté les prétendants de la maison Stuart dans leurs entreprises réitérées contre la constitution et la religion de l’Angleterre, ce gouvernement n’a jamais traité avec une excessive dureté les Français employés dans ce service et qui tombaient dans ses mains. Quand l’heureuse issue de la bataille de Culloden, au contraire de celle de Waterloo, éteignit les dernières espérances des émigrés anglais, les Français, au service du prétendant, furent reçus prisonniers de guerre et traités exactement comme les prisonniers faits en Flandre ou en Allemagne. Je réponds que, probablement, aucun de ces officiers français ne fut pris pendant qu’il était engagé dans une entreprise d’assassinat contre le roi illégitime de l’Angleterre. On peut dire que Napoléon fit resserrer Wright dans sa prison avec une excessive dureté, mais, d’après ce qui s’est passé en Espagne et en France depuis deux ans, il n’est pas douteux que les rois légitimes n’eussent traité le malheureux capitaine avec une cruauté encore plus révoltante. Rien ne prouve que Napoléon l’ait fait assassiner. Que gagnait-il à ce crime qui, d’après la connaissance qu’il avait de la presse anglaise, allait retentir dans toute l’Europe ?

Une réflexion bien simple va donner une preuve directe. Si ce crime était vrai, serions-nous obligé d’en chercher des preuves en 1818 ? Les geôliers qui ont gardé Pichegru et le capitaine Wright sont-ils donc tous morts ? La police de France est confiée à un homme d’un esprit supérieur et ces gens n’ont point été interrogés publiquement. Il en est de même des hommes qui auraient été employés pour assassiner Pichegru et le capitaine Wright. Est-ce par ménagement pour la réputation de Napoléon que le gouvernement des Bourbons n’emploie pas ce moyen si simple ? On a vu, dans le procès du malheureux général Bonnaire, des soldats répondre très librement qu’ils se souvenaient fort bien d’avoir fusillé Gordon, à des juges qui pouvaient à leur tour les faire fusiller.


CHAPITRE XXVI


À Sainte-Hélène, le chirurgien Warden qui paraît être un véritable Anglais, c’est-à-dire un homme froid, borné, honnête et détestant Napoléon, lui dit un jour, que les vérités du saint évangile elles-mêmes ne lui avaient pas semblé plus évidentes que ses crimes. Warden, entraîné, malgré lui, par la grandeur d’âme et la simplicité de son interlocuteur, se laissa aller à développer ses sentiments[60]. Napoléon parut satisfait, et, par reconnaissance de sa franchise, lui demanda, à son grand étonnement, s’il se rappelait l’histoire du capitaine Wright. « Je répondis : Parfaitement bien ; et il n’est pas une âme en Angleterre qui ne croie que vous l’avez fait mettre à mort au Temple. Il répliqua très vivement : Pour quel objet ? Il était, de tous les hommes, celui dont la vie m’était la plus utile : où pouvais-je trouver un plus irrécusable témoin dans le procès qu’on instruisait contre les conspirateurs ? C’était lui qui avait débarqué sur les côtes de France les chefs de la conspiration. Écoutez, ajouta Napoléon, et vous allez tout savoir. Votre gouvernement envoya un brick, commandé par le capitaine Wright, lequel débarqua sur les côtes de l’ouest de la France, des assassins et des espions. Soixante-dix de ces gens-là avaient réussi à gagner Paris, et toute cette affaire avait été menée avec tant d’adresse que, quoique le comte Réal, de la police, m’eût annoncé leur arrivée, jamais on ne put découvrir leur retraite. Je recevais tous les jours de nouveaux rapports de mes ministres qui m’annonçaient qu’on attenterait à ma vie, et, quoique je ne crusse pas la chose aussi probable qu’eux, je pris des précautions pour ma sûreté.

» Il arriva qu’on prit près de Lorient le brick commandé par le capitaine Wright. On mena cet officier au préfet du Morbihan, à Vannes. Le général Julien, alors préfet, et qui m’avait suivi en Égypte, reconnut sur-le-champ le capitaine Wright. Le général Julien reçut l’ordre de faire interroger séparément chaque matelot ou officier de l’équipage anglais et d’envoyer les interrogatoires au ministre de la police. D’abord, ces interrogatoires parurent assez insignifiants ; cependant, à la fin, les dépositions d’un homme de l’équipage donnèrent ce qu’on cherchait. Il disait que le brick avait débarqué plusieurs Français, il s’en rappelait particulièrement un, un bon compagnon, fort gai, qu’on appelait Pichegru. C’est ce mot qui fit découvrir une conspiration qui, si elle eût réussi, aurait précipité pour une seconde fois la nation française dans les hasards d’une révolution. Le capitaine Wright fut amené au Temple ; il devait y rester jusqu’au moment où l’on jugerait convenable de commencer le procès des conspirateurs. Les lois françaises auraient conduit Wright à l’échafaud. Mais ce détail n’avait aucune importance. L’essentiel était de s’assurer des chefs de la conspiration. » L’empereur finit par donner plusieurs fois l’assurance que le capitaine Wright avait mis fin à ses jours de ses propres mains, ainsi qu’il est dit dans le Moniteur, et de beaucoup meilleure heure qu’on ne le croit généralement.

Quand, à l’île d’Elbe, lord Ebrington mentionna à l’empereur la mort du capitaine Wright, d’abord, il ne se rappela pas ce nom anglais, mais, quand on lui apprit que c’était un compagnon de sir Sydney Smith, il dit : « Est-il donc mort en prison, car j’ai entièrement oublié la circonstance ? » Il repoussa toute idée de coup d’État, ajouta qu’il n’avait fait mettre à mort aucun homme d’une manière clandestine et sans un jugement préalable. « Ma conscience est sans reproche sur ce point ; si j’avais eu moins de répugnance à répandre le sang, peut-être ne serais-je pas ici en ce moment. »

Les dépositions de M. de Maubreuil pourraient faire croire que cette répugnance pour l’assassinat n’est pas aussi générale qu’on le croit[61].


CHAPITRE XXVII


Le chirurgien Warden raconte qu’après l’histoire du capitaine Wright, et à son grand étonnement, Napoléon se mit à parler de la mort du duc d’Enghien. Il parlait avec vivacité et en se levant souvent du sopha sur lequel il était couché. « À cette époque de ma vie si pleine d’événements[62], j’avais réussi à redonner l’ordre et la tranquillité à un empire renversé de fond en comble par les factions et nageant dans le sang. Un grand peuple m’avait mis à sa tête. Remarquez que je n’arrivais pas au trône comme votre Cromwell ou votre Richard III. Rien de pareil : je trouvai une couronne dans le ruisseau, j’essuyai la boue qui la couvrait et la mis sur ma tête. Ma vie était indispensable pour la durée de l’ordre si récemment rétabli, et que j’avais su conserver avec tant de succès, ainsi que le reconnaissaient en France les gens qui étaient à la tête de l’opinion. À cette époque, chaque nuit, on m’apportait des rapports, et ces rapports annonçaient tous qu’on tramait une conspiration, que des réunions avaient lieu à Paris dans des maisons particulières. Et cependant on ne pouvait obtenir de preuves satisfaisantes. Toute la vigilance d’une police infatigable était mise en défaut. Mes ministres allèrent jusqu’à suspecter le général Moreau. Ils me pressèrent souvent de signer l’ordre de son arrestation ; mais ce général avait alors un si grand nom en France qu’il me semblait qu’il avait tout à perdre et rien à gagner en conspirant contre moi. Je refusai l’ordre de l’arrêter ; je dis au ministre de la police : « Vous m’avez nommé Piehegru, Georges et Moreau ; donnez-moi la preuve que le premier est à Paris et je ferai immédiatement arrêter le dernier. » Une singulière circonstance conduisit à la découverte du complot. Une nuit, comme j’étais agité et sans sommeil, je quittai le lit et me mis à examiner la liste des conspirateurs. Le hasard qui, après tout, gouverne le monde, fit que mon œil s’arrêta au nom d’un chirurgien rentré depuis peu des prisons d’Angleterre. L’âge de cet homme, son éducation, l’expérience qu’il avait des choses de la vie, me portèrent à croire que sa conduite avait un tout autre motif qu’un enthousiasme de jeune homme en faveur des Bourbons. Autant que les circonstances me mettaient à même de le juger, l’argent devait-être le but de cet homme. Il fut arrêté ; on le fit comparaître devant des agents de la police déguisés en juges, par lesquels il fut condamné à mort, et on lui annonça que l’arrêt était exécutoire dans un délai de six heures. Le stratagème eut son effet : il avoua.

« On savait que Pichegru avait un frère, un vieux moine retiré à Paris. Le moine fut arrêté et, au moment où les gendarmes l’emmenaient, une plainte qui lui échappa découvrit enfin ce que j’avais tant d’intérêt à connaître : « C’est parce que j’ai donné asile à un frère que je suis traité de la sorte. »

La première annonce de l’arrivée de Pichegru à Paris avait été donnée par un espion de la police qui rapporta une conversation curieuse qu’il avait entendue entre Moreau, Pichegru et Georges dans une maison sur le boulevard. On y avait arrêté que Georges se déferait de Bonaparte, que Moreau serait premier consul et Pichegru second consul. Georges insista pour être troisième consul. À quoi les autres objectèrent que comme il était connu pour royaliste, toute tentative pour l’associer au gouvernement les perdrait tous dans l’opinion publique. Sur quoi, le fougueux Cadoudal s’écria : « Si ce n’est donc pas pour moi, je suis pour les Bourbons, et si ce n’est ni pour eux ni pour moi, bleus pour bleus, j’aime autant que ce soit Bonaparte que vous. » Quand Moreau fut arrêté et interrogé il répondit d’abord avec hauteur, mais, quand on lui présenta le procès-verbal de cette conversation, il s’évanouit.

« L’objet du complot, continua Napoléon, était ma mort, et, s’il n’avait pas été découvert, il aurait réussi. Ce complot venait de la capitale de votre pays. Le comte d’Angoumois était à la tête de l’entreprise[63]. Il envoya à l’Ouest le duc de Bourgogne[64] et à l’Est le duc d’Enghien. Vos vaisseaux jetaient sur les côtes de France les agents subalternes de la conspiration. Le moment pouvait être décisif contre moi ; je sentis chanceler mon trône. Je résolus de renvoyer la foudre aux Barmécides[65], fût-ce même dans la métropole de l’empire britannique.

Les ministres me pressaient de faire arrêter le duc d’Enghien, quoique habitant un territoire neutre. J’hésitais toujours. Le prince de Bén[évent] m’apporta deux fois l’ordre et me pressa de le signer, avec toute l’énergie dont il est capable. J’étais environné d’assassins que je ne pouvais découvrir. Je ne cédai que quand je fus convaincu de la nécessité.

Je pouvais facilement arranger l’affaire avec le duc de Bade. Pourquoi devais-je souffrir qu’un individu, résidant sur la frontière de mon empire, pût commettre librement un crime qui, un mille plus près de moi, l’eût conduit à l’échafaud. Ne vis-je pas dans cette circonstance le principe d’après lequel a agi votre gouvernement lorsqu’il ordonna la capture de la flotte danoise ? J’avais les oreilles rebattues de cette maxime que la nouvelle dynastie ne serait jamais établie tant qu’il resterait un Bourbon. Talleyrand ne déviait jamais de ce principe. C’était le fondement, la pierre angulaire de son credo politique. J’examinai cette idée avec une extrême attention, et le résultat de mes réflexions fut de me ranger entièrement à l’opinion de Talleyrand. Le juste droit de ma défense personnelle, le juste soin de la tranquillité publique[66] me décidèrent contre le duc d’Enghien. J’ordonnai qu’il fût arrêté et jugé. Il fut condamné à mort et fusillé, et autant il en serait arrivé, quand il eût été Louis IX lui-même[67]. Les assassins avaient été lancés sur moi, de Londres avec le comte d’Angoumois à leur tête. Tous moyens ne sont-ils pas légitimes contre l’assassinat ? »


CHAPITRE XXVIII


La justification telle quelle de cet assassinat ne peut en effet sortir que de preuves montrant que le jeune prince était lui-même entré dans la conspiration contre la vie de Napoléon. Ces preuves sont annoncées dans le jugement rendu à Vincennes, mais n’ont jamais été communiquées au public. Voici un second récit de cet événement fait par Napoléon à lord Ebrington : « Le duc d’Enghien était engagé dans un complot contre ma vie. Il avait fait deux voyages à Strasbourg déguisé. J’ordonnai en conséquence qu’il fût saisi et jugé par une commission militaire qui le condamna à mort. On m’a dit qu’il demanda à me parler, ce qui me toucha, car je savais que c’était un jeune homme de cœur et de mérite. Je crois même que je l’aurais peut-être vu ; mais M. de Talleyrand m’en empêcha, disant : « N’allez pas vous compromettre avec un Bourbon. Vous ne savez quelles pourraient en être les suites. Le vin est tiré, il faut le boire. » Lord Ebrington demandant s’il était vrai que le duc eût été fusillé à la lumière, l’empereur répliqua vivement : « Eh non, cela eût été contre la loi ; l’exécution, eut lieu à l’heure ordinaire et j’ordonnai que le rapport de l’exécution et le jugement fussent affichés immédiatement dans toutes les villes de France. » Il est remarquable que dans cette conversation et dans d’autres qui eurent lieu sur le même sujet, Napoléon eut toujours l’air de croire que voir le duc d’Enghien et lui pardonner étaient une seule et même chose. Jacques II, roi très dévot, ne pensait pas de même quand il accorda une audience au fils favori de son frère, avec la résolution prise d’avance de lui faire trancher la tête au sortir de son cabinet. C’est que la clémence ne peut s’allier qu’à un grand courage.


CHAPITRE XXIX[68]


« Votre pays m’accuse aussi de la mort de Pichegru, continua l’empereur. » — « L’immense majorité des Anglais croit fermement que vous l’avez fait étrangler au Temple. » — Napoléon répondit avec feu : « Quelle plate folie ! Excellente preuve de la manière dont la passion peut obscurcir cette sûreté de jugement dont les Anglais sont si fiers ! Pourquoi faire périr par un crime un homme que toutes les lois de son pays conduisaient à l’échafaud ? Vos gens seraient excusables s’il s’agissait de Moreau. Si ce général eût trouvé la mort en prison, il y aurait des raisons pour ne pas croire au suicide. Moreau était chéri du peuple et de l’armée, et sa mort dans l’ombre d’une prison, quelque innocent que j’en eusse été, ne m’aurait jamais été pardonnée. »

« Napoléon s’arrêta, continue Warden, je répliquai : « On peut convenir avec vous, général, qu’à cette époque de votre histoire, des mesures sévères étaient indispensables, mais personne, je pense, n’entreprendra de justifier la manière précipitée avec laquelle le Jeune duc d’Enghien fut enlevé, jugé et exécuté. » Il répondit avec feu : « Je suis justifié dans ma propre opinion et je répète la déclaration que j’ai déjà faite, que j’aurais ordonné avec le même sang-froid l’exécution de Louis IX[69]. Pourquoi entreprenait-on de m’assassiner ? Depuis quand est-ce qu’on ne peut pas tirer sur l’assassin qui fait feu sur vous ? J’affirme avec la même solennité qu’aucun message, qu’aucune lettre du duc d’Enghien ne me parvint après sa condamnation. »

M. Warden ajoute : « On dit qu’il existe entre les mains de Talleyrand une lettre adressée à Napoléon par le jeune prince, mais que ce ministre prit sur lui de ne la remettre que lorsque la main qui l’avait écrite était déjà glacée par la mort. J’ai vu une copie de cette lettre dans les mains du comte Las Cases. Il me la montra froidement, comme faisant partie de la masse des documents secrets qui pourront prouver certains points mystérieux de l’histoire qu’il écrit sous la dictée de Napoléon.

Le jeune prince demandait la vie. Il dit que dans son opinion la dynastie des Bourbons est finie ; que telle est sa ferme croyance, qu’il ne considère plus la France que comme sa patrie, et que, comme telle, il la chérit avec l’ardeur du plus sincère patriote ; mais tous ses sentiments sont d’un simple citoyen. La perspective de la couronne n’entre pour rien dans sa conduite ; elle est à jamais perdue pour l’ancienne dynastie. Il demande en conséquence la permission de consacrer sa vie et ses services à la France, uniquement à son titre de Français né dans son sein. Il est prêt à prendre un commandement quelconque dans l’armée française, à devenir un brave et loyal soldat, parfaitement soumis aux ordres du gouvernement, dans quelques mains qu’il puisse être placé. Il est prêt à prêter serment de fidélité. Il finit par dire que, si la vie lui est conservée, il la consacrera, avec courage et inviolable fidélité, à défendre la France contre ses ennemis. »


CHAPITRE XXX


Napoléon continua à parler de la famille des Barmécides[70]. « Si j’avais nourri le désir d’avoir en mon pouvoir tous les B… ou un membre quelconque de cette famille, je l’aurais pu facilement. Vos contrebandiers de mer (smugglers) m’offraient un B… pour 40.000 francs ; mais, quand on en venait à une explication plus précise, ils ne répondaient pas absolument de livrer un B… vif ; mais, avec la condition de mort ou vif, ils ne faisaient pas le moindre doute de pouvoir remplir leurs engagements. Mais mon but n’était pas uniquement de leur ôter la vie. Les circonstances s’arrangeaient tellement autour de moi, que je me tenais assuré de mon trône. J’avais la conscience de ma tranquillité, et j’accordais la tranquillité aux B… Tuer pour tuer, quoiqu’on ait pu dire de moi en Angleterre, n’est jamais entré dans mes maximes. Pour quelle fin aurais-je pu entretenir cette horrible manière de voir ? Quand sir Georges Rumbold et M. Drake, qui étaient employés à entretenir une correspondance avec des conspirateurs à Paris, furent pris, ils ne furent pas mis à mort. »


CHAPITRE XXXI


Je n’ai pas interrompu le récit de Napoléon. Deux réflexions me sont venues. On peut dire sur Pichegru : toute cette justification est fondée sur cette maxime ancienne :

« Celui-là fait le crime à qui le crime sert. »

Mais le despotisme n’a-t-il jamais de lubies inexplicables ? Tout ce raisonnement serait également bon pour prouver que Napoléon n’a jamais menacé de faire fusiller MM. Laîné, Flaugergues et Renouard.

Sur la mort du duc d’Enghien, on pourra se demander, dans dix ans, de combien de degrés elle est plus injuste que celle du duc d’El[chingen][71]. À l’époque de la mort du duc d’Enghien, on disait à la cour que c’était une vie sacrifiée aux craintes des acquéreurs de domaines nationaux. Je tiens du général Duroc que l’impératrice Joséphine, pour obtenir la grâce du prince, se jeta aux genoux de Napoléon ; il la repoussa avec humeur ; il sortit de la chambre ; elle se traîna sur ses genoux jusqu’à la porte. Dans la nuit, elle lui écrivit deux lettres ; son excellent cœur était vraiment à la torture. J’ai ouï conter à la cour que l’aide de camp du maréchal Moncey, qui apporta la nouvelle que le duc d’Enghien était venu déguisé à Strasbourg, avait été induit en erreur. Le jeune prince avait une intrigue dans le pays de Bade avec une femme qu’il ne voulait pas compromettre, et, pour avoir des rendez-vous avec elle, disparaissait de temps en temps, ou habitait, pour sept ou huit jours, la cave de la maison de cette dame. On crut que, pendant ses absences, il venait conspirer à Strasbourg. C’est surtout cette circonstance qui détermina l’empereur. Les mémoires du comte Réal, du comte Lavalette et des ducs de Rovigo et de Vicence éclairciront tout ceci.

Dans tous les cas, Napoléon se serait épargné une justification pénible auprès de la postérité, en attendant, pour faire arrêter le duc d’Enghien, qu’il vînt une troisième fois à Strasbourg.

On peut se demander si jamais la liberté de la presse aurait pu faire autant de mal au premier consul que son asservissement lui en fit dans les affaires de la conspiration de 1804. Personne n’ajouta la moindre croyance à l’histoire de la conspiration ; le premier consul fut regardé comme ayant assassiné gratuitement le duc d’Enghien, et comme se croyant assez mal affermi pour avoir eu peur de l’influence de Moreau. Malgré ces inconvénients, je crois que Napoléon tyran faisait bien d’enchaîner la presse. La nation française a une heureuse particularité : chez elle, l’immense majorité pensante est formée de petits propriétaires à vingt louis de rente. Cette classe est seule en possession aujourd’hui de l’énergie, que la politesse a détruite dans les rangs les plus élevés. Or cette classe ne comprend et ne croit à la longue, que ce qu’elle lit imprimé ; les bruits de société expirent avant de lui arriver ou s’effacent bientôt de sa mémoire. Il n’y avait au monde qu’un moyen de la rendre sensible à ce qu’elle ne lit pas imprimé ; c’était de l’alarmer sur les biens nationaux. Quant à Moreau, il fallait employer ce général, le mettre dans des circonstances où sa faiblesse parût dans tout son jour. Par exemple, lui faire perdre sa gloire par quelque expédition dans le genre de celle de Masséna en Portugal.


CHAPITRE XXXII


Les projets de descente en Angleterre furent abandonnés parce que l’empereur ne trouva pas dans la marine les talents à jamais admirables que la Révolution avait fait naître dans les troupes de terre. Chose singulière, des officiers français semblèrent manquer de caractère. Par la conscription, l’empereur avait quatre-vingt mille hommes de rente[72]. Avec les pertes des hôpitaux cela suffit pour donner quatre grandes batailles par an. On pouvait, en quatre ans, tenter huit fois la descente en Angleterre, et pour qui connaît les bizarreries de la mer, une de ces descentes pouvait fort bien réussir. Voyez la flotte française partir de Toulon, prendre Malte et arriver en Égypte. L’Irlande, opprimée par la plus abominable et la plus sanguinaire tyrannie[73], pouvait fort bien, dans un accès de désespoir, accueillir l’étranger.

En mettant le pied en Angleterre, on divisait aux pauvres les biens des trois cents pairs ; on proclamait la constitution des États-Unis d’Amérique, on organisait des autorités anglaises, on encourageait le jacobinisme, on déclarait qu’on avait été appelé par la partie opprimée de la nation, qu’on avait seulement voulu détruire un gouvernement aussi nuisible à la France qu’à l’Angleterre elle-même et qu’on était prêt à se retirer. Si, contre toute apparence, une nation dont le tiers est à l’aumône, n’écoutait pas ce langage, en partie sincère, on brûlait les quarante villes les plus importantes. Il était très probable que quinze millions d’hommes, dont un cinquième est poussé à bout par le gouvernement, et qui tous n’ont que du courage sans aucune expérience militaire, ne pourraient pas, de deux ou trois ans, résister à trente millions d’hommes obéissant avec assez de plaisir à un despote homme de génie.

Tout cela manqua parce qu’il ne se trouva pas de Nelson dans notre marine[74]. L’armée française quitta le camp de Boulogne pour une guerre continentale qui vint donner un nouvel éclat à la réputation militaire de l’empereur, et l’éleva à un point de grandeur que l’Europe n’avait vu dans aucun souverain, depuis les temps de Charlemagne. Pour la seconde fois, Napoléon vainquit la maison d’Autriche et fit la faute de l’épargner ; seulement il lui prit ses États de Venise et força l’empereur François à renoncer à son ancien titre impérial et à l’influence qu’il lui donnait encore en Allemagne. La bataille d’Austerlitz est peut-être le chef-d’œuvre du genre. Le peuple remarqua avec étonnement que cette victoire fut remportée le 2 décembre, anniversaire du couronnement. Dès lors, personne ne fut plus choqué en France de cette cérémonie ridicule.


CHAPITRE XXXIII


L’année suivante, l’empereur vainquit la Prusse qui n’avait pas eu le courage de se joindre à l’Autriche et à la Russie. Chose sans exemple dans l’histoire, une seule bataille anéantit une armée de deux cent mille hommes et donna tout un grand royaume au vainqueur. C’est que Napoléon savait encore mieux profiter de la victoire que vaincre. Le 16 octobre, il attaqua à Iéna, non sans quelque crainte, cette armée qui semblait soutenue par la grande ombre de Frédéric ; le 26, Napoléon entra dans Berlin[75]. À notre grand étonnement, la musique jouait l’air républicain : « Allons, enfants de la patrie. » Napoléon, pour la première fois en uniforme de général et chapeau brodé, était à cheval à vingt pas en avant de ses troupes au milieu de la foule. Rien de plus aisé que de lui tirer un coup de fusil d’une des fenêtres de l’Inter-Linden.

Une chose bien triste à ajouter, c’est que la foule silencieuse ne l’accueillit par aucun cri.

Pour la première fois, l’empereur rapporta de l’argent de ses conquêtes. Outre l’entretien de l’armée et son équipement, l’Autriche et la Prusse payèrent environ cent millions chacune. L’empereur fut sévère envers la Prusse. Il trouva les Allemands les premiers peuples du monde pour être conquis. Cent Allemands sont toujours à genoux devant un uniforme. Voilà comment le minutieux despotisme de quatre cents princes a arrangé les descendants d’Arminius et de Vitiking.

Ce fut alors que Napoléon commit la faute qui l’a précipité du trône. Rien ne lui était plus aisé que de mettre qui il aurait voulu sur les trônes de Prusse et d’Autriche ; il pouvait également donner à ces pays le gouvernement des deux Chambres et des constitutions à demi libérales. Il abandonna le vieux principe des Jacobins de chercher des alliés contre les rois dans le cœur de leurs sujets. Comme nouveau roi, il ménageait déjà, dans le cœur des peuples, le respect pour le trône[76].

Les personnes qui étaient auprès de lui savent que la voix publique lui indiquait les princes à élever à la couronne ; c’était beaucoup. Les peuples allemands auraient goûté de la liberté, auraient usé leurs forces à se procurer une constitution entièrement libérale, et, au bout de trois ou quatre ans, auraient eu pour lui un profond sentiment de reconnaissance. Alors plus de Tugendbund, plus de Landwehr, plus d’enthousiasme. Les nouveaux souverains, de leur côté, n’auraient pas plus eu la force que la volonté de se laisser soudoyer par l’Angleterre pour se coaliser contre la France.


CHAPITRE XXXIV


À Tilsitt, Napoléon n’exigea rien de la Russie que de fermer ses ports à l’Angleterre. Il était maître de l’armée russe, car l’empereur Alexandre dit lui-même qu’il avait fini la guerre parce que les fusils lui manquaient. L’armée russe, si imposante aujourd’hui, était alors dans un état pitoyable[77]. La fortune du czar fut que l’empereur eût conçu le système continental à Berlin. Alexandre et Napoléon eurent entre eux les conversations les plus intimes et des discussions qui auraient bien étonné leurs sujets, s’ils avaient été à portée de les entendre. « Pendant les quinze jours que nous passâmes ensemble à Tiisitt, dit Napoléon, nous dînions ensemble presque chaque jour ; nous quittions la table de bonne heure pour nous délivrer du roi de Prusse qui nous ennuyait. À neuf heures, l’empereur venait chez moi en habit bourgeois prendre le thé. Nous demeurions ensemble, conversant indifféremment sur divers sujets, jusqu’à deux ou trois heures du matin ; en général nous parlions politique et philosophie. Il est plein d’instruction et d’opinions libérales ; il doit tout cela au colonel Laharpe, son instituteur. Quelquefois j’étais embarrassé pour deviner si les sentiments qu’il exprimait étaient ses opinions réelles ou l’effet de cette vanité commune, en France, de se mettre en contraste avec sa position. »

Dans un de ces tête-à-tête, les deux empereurs discutèrent les avantages comparatifs de la monarchie héréditaire et de la monarchie élective. Le despote héréditaire prit le parti de la monarchie élective, et le soldat de fortune fut pour l’ordre de la naissance. « Combien peu y a-t-il à parier qu’un homme, que le hasard de la naissance appelle au trône, aura les talents nécessaires pour gouverner. » — « Combien peu d’hommes, répliquait Napoléon, ont possédé les qualités qui donnent des droits à cette haute distinction : un César, un Alexandre, dont on ne trouve pas un par siècle ; de manière qu’une élection, après tout, est encore une affaire de hasard et l’ordre successif vaut sûrement mieux que les dés. »

Napoléon laissa le Nord avec la pleine conviction qu’il s’était fait un ami de l’empereur Alexandre, ce qui était passablement absurde ; mais c’est une belle faute ; elle est d’un genre qui confond bien ses calomniateurs. Elle prouve en même temps qu’il n’était pas fait pour la politique. Il a toujours gâté la plume à la main ce qu’il avait fait avec l’épée. À son passage à Milan, il discuta avec Melzi le système continental qui était alors et, avec raison, son objet favori. Cette idée vaut mieux que toute la vie du cardinal de Richelieu. Elle a été sur le point de réussir et toute l’Europe la reprend[78].

Melzi lui représenta que la Russie avait des matières premières et point de manufactures et qu’il n’était pas probable que le czar fût longtemps fidèle à une mesure qui choquait si évidemment les intérêts des nobles, en ce pays si terribles au souverain. À quoi Napoléon, répondit qu’il comptait sur l’amitié personnelle qu’il avait inspirée à Alexandre[79]. Cette idée fit reculer l’Italien d’un pas. Napoléon venait de lui raconter une anecdote qui prouvait combien peu on pouvait compter sur le pouvoir d’Alexandre, même quand ses inclinations auraient été favorables à la France. À Tilsitt Napoléon marquait des égards particuliers au général Beningsen. Alexandre le remarqua et lui en demanda la raison. « Mais franchement, dit Napoléon, c’est pour vous faire ma cour, vous lui avez confié votre armée, et c’est assez qu’il ait votre confiance pour m’inspirer des égards et de l’amitié[80]. »


CHAPITRE XXXV

CAMPAGNE DE WAGRAM


Les deux empereurs du Midi et du Nord se virent à Erfurt[81]. L’Autriche comprit son danger et attaqua la France. Napoléon quitta Paris le 13 avril 1809. Le 18, il était à Ingolstadt. En cinq jours, il livre six combats et remporte six victoires ; le 10 mai, il est aux portes de Vienne. Cependant l’armée, déjà corrompue par le despotisme, ne fit pas aussi bien qu’à Austerlitz.

Si le général en chef de l’armée autrichienne avait voulu suivre un avis qui, dit-on, fut ouvert par le général Bellegarde, Napoléon pouvait être fait prisonnier pour s’être jeté imprudemment au delà du Danube, à Essling. Il fut sauvé par le maréchal Masséna. Il le fit prince, mais en même temps il prétendit l’humilier en lui donnant le nom d’une bataille perdue, en le nommant prince d’Essling. On voit déjà la petitesse d’une cour. Que voulez-vous que les peuples comprennent à un tel honneur ?

L’Autriche eut une lueur de bonne politique. Elle eut recours à l’opinion et protégea la révolte du Tyrol. Le général Chasteller se distingua assez pour que le despote l’honorât de son impuissante colère. Le Moniteur le nomme l’infâme Chasteller ; ce général préluda en 1809 dans les montagnes du Tyrol à ce que les sociétés de la vertu devaient faire, en 1813, aux champs de Leipzig.

De la bataille d’Essling à la victoire de Wagram, l’armée française fut concentrée dans Vienne[82]. La révolte du Tyrol lui ôtait les moyens de subsister. Elle avait 70.000 malades ou blessés. Ce fut le chef-d’œuvre du comte Daru de la faire vivre dans cette position, mais l’on ne parla pas de ce tour de force, car il eût fallu avouer le danger. Pendant cet intervalle qui pouvait être si fatal, la Prusse n’osa pas remuer.

Un des faits qui justifient le plus ce qui se passe à Saint-Hélène, si rien de ce qui est injuste pouvait jamais être justifié, c’est la mort du libraire Palm. L’empereur le fit assassiner près d’Iéna par un conseil de guerre ; mais le despotisme a beau faire, il ne peut détruire l’imprimerie. Si on lui en fournissait les moyens, le trône et l’autel pourraient espérer de nouveau les heureux jours du moyen âge.

Un étudiant d’Iéna, un volume de Schiller dans sa poche, vint à Schœnbrunn pour assassiner Napoléon. Il était en uniforme, le bras droit en écharpe ; de ce bras il tenait un poignard. L’étudiant se glissa facilement parmi la foule d’officiers blessés qui venaient demander des récompenses ; mais il mit une insistance trop sombre dans sa demande de parler à l’empereur et dans son refus de s’expliquer avec le prince de Neuchâtel qui l’interrogeait. Le prince le fit arrêter. Il avoua tout. Napoléon voulait le sauver et lui fit faire cette question : « Que ferez-vous si l’on vous rend à la liberté ? » — « Je chercherai à recommencer. »

La bataille de Wagram fut belle : 400.000 hommes se battirent toute la journée. Napoléon, frappé de la bravoure des Hongrois et se souvenant de leur esprit national, eut quelque velléité de faire de la Hongrie un royaume indépendant ; mais il craignit de négliger l’Espagne, et, d’ailleurs, il ne vit jamais toute l’étendue de cette idée.

Ses flatteurs lui représentaient depuis longtemps qu’il devait à sa dynastie de choisir, parmi les familles royales de l’Europe, une femme qui pût lui donner un fils. On eut à Schœnbrunn l’idée de lui faire épouser une archiduchesse. Il en fut extrêmement flatté. Le 2 avril 1810, il reçut la main de la fille des Césars. Ce jour, le plus beau de sa vie, il fut sombre comme Néron. Il était jugulé par les bons mots des Parisiens (jamais archiduchesse n’a fait de mariage civil [si vil]) et par la résistance des cardinaux. Le 20 mars 1811, il eut un fils : Napoléon-François-Charles-Joseph. Cet événement lui attacha à jamais la nation. L’enthousiasme fut à son comble à Paris au vingt et unième coup de canon. Ce peuple, si glacé par la crainte du ridicule, applaudissait tout haut dans les rues. Dans la campagne, on parla plus que jamais de l’étoile de l’empereur. Il était revêtu de tous les prestiges de la fatalité.

Puisqu’il renonçait à être le fils de la Révolution, et qu’il ne voulait plus être qu’un souverain ordinaire, répudiant l’appui de la nation, il fit fort bien de s’assurer celui de la famille la plus illustre de l’Europe[83]. Quelle différence pour lui s’il se fût allié à la Russie !


CHAPITRE XXXVI

DE L’ESPAGNE


Le soir de la bataille d’Iéna, Napoléon étant encore sur le champ de bataille, reçut une proclamation du prince de la Paix qui appelait tous les Espagnols aux armes. Napoléon sentit profondément le danger auquel il venait d’échapper ; il vit à quelles alarmes le Midi de la France serait en butte à chaque nouvelle expédition qu’il entreprendrait dans le Nord. Il résolut de ne pas laisser sur ses derrières un ami perfide, prêt à l’attaquer dès qu’il le croirait embarrassé. Il se rappela qu’à Austerlitz, il avait retrouvé le roi de Naples parmi ses ennemis, quinze jours après avoir signé la paix avec cette cour. La manière dont le prince de la Paix avait le projet d’attaquer la France, est contraire au droit des gens tel qu’il paraît adopté par les nations modernes. M. de Talleyrand ne cessait de répéter à Napoléon qu’il n’y aurait de sûreté pour sa dynastie que lorsqu’il aurait anéanti les Bourbons. Les détrôner n’était pas assez ; mais encore fallait-il commencer par les détrôner.

La Russie approuva à Tilsitt les projets de l’empereur sur l’Espagne.

Ces projets consistaient à donner une principauté dans les Algarves à don Manuel Godoy, si connu sous le nom de prince de la Paix ; au moyen de quoi le prince, le seul auteur de la proclamation qui perdait l’Espagne, livrait à Napoléon son roi et son bienfaiteur. En vertu du traité de Fontainebleau, conclu par le prince de la Paix, l’Espagne fut inondée de troupes impériales. À la fin, ce favori, aussi puissant que ridicule, s’aperçut que Napoléon se moquait de lui ; il eut l’idée de fuir au Mexique ; le peuple voulut retenir son roi ; de là les événements d’Aranjuez qui appelèrent Ferdinand VII au trône et renversèrent le plan de Napoléon. Le 18 mars 1808, ce peuple si stupide et si brave, se souleva. Le prince de la Paix, aussi abhorré qu’il méritait de l’être, passa du pouvoir souverain dans un cachot. Un second mouvement força le roi Charles IV à abdiquer en faveur de Ferdinand VII. Napoléon fut très surpris : il avait cru avoir affaire à des Prussiens ou à des Autrichiens, et que disposer de la cour, c’était disposer du peuple. Au lieu de cela, il trouvait une nation et, à sa tête, un jeune prince adoré d’elle et étranger en apparence à l’avilissement qui pesait sur l’Espagne depuis quinze années. Ce prince pouvait avoir les faciles vertus de sa position et allait être environné d’hommes intègres attachés à la patrie, inaccessibles aux séductions et soutenus par un peuple inaccessible à la crainte. Tout ce que Napoléon savait du prince des Asturies, c’est qu’en 1807 il avait osé lui écrire pour lui demander la main d’une de ses nièces, fille de Lucien Bonaparte.

En Espagne, après les événements d’Aranjuez, l’enthousiasme était dans toutes les classes. Cependant l’étranger au sein de l’État commandait dans la capitale, occupait les places fortes et se trouvait le véritable juge entre Ferdinand VII et le roi Charles IV, qui venait de révoquer son abdication et d’invoquer le secours de Napoléon.

Dans cette position unique, par un nouveau trait de cette ineptie raisonnante qui caractérise les ministres d’un peuple depuis si longtemps étranger aux progrès de l’Europe, Ferdinand VII résolut de s’avancer au-devant de Napoléon. Le général Savary fit deux courses en Espagne pour presser ce prince d’arriver à Bayonne, mais jamais il ne lui offrit de reconnaître son titre. Les conseillers du nouveau roi, qui avaient peur des vengeances de Charles IV, contre lequel ils avaient conspiré, ne voyaient de sûreté qu’auprès de Napoléon et brûlaient d’arriver auprès de lui avec leur prince.

Ces grands événements semblent curieux de loin, mais, en s’en rapprochant, on ne les trouve que dégoûtants. Les ministres espagnols sont trop bêtes et les agents français trop forts. C’est la vieille politique stupidement perfide de Philippe II luttant contre le génie tout moderne de Napoléon[84]. Il y a deux traits qui reposent l’âme : celui de M. Hervas, frère de la duchesse de Frioul, qui, au péril de plus que sa vie, arriva à Valladolid et fit tout ce qui est humainement possible pour ouvrir les yeux à la stupide suffisance des ministres de Ferdinand VII. Le garde général des douanes sur la ligne de l’Èbre, homme simple et brave, proposa à ce prince de l’enlever avec deux mille hommes dont il disposait : il fut sévèrement réprimandé. Voilà bien l’Espagne telle qu’elle allait se montrer pendant six ans : stupidité, bassesse et lâcheté dans les princes ; dévouement romanesque et héroïque de la part du peuple.

Ferdinand VII arriva à Bayonne le 20 avril au matin et y fut reçu en roi. Le soir, le général Savary vint lui annoncer que Napoléon avait résolu de placer sa propre dynastie sur le trône d’Espagne. Napoléon exigeait en conséquence que Ferdinand VII abdiquât en sa faveur. Dans le même moment l’empereur avait avec le ministre Escoïquiz cette curieuse conversation qui développe si bien et son caractère et toute sa politique envers l’Espagne[85].

Le plan de Napoléon était vicieux en ce qu’il offrait aux princes, chassés d’Espagne, l’Étrurie et le Portugal : c’était laisser du pouvoir à des ennemis.

Ferdinand VII, victime d’un vil favori, d’un père aveugle, d’un conseil imbécile et d’un voisin puissant, était, dans le fait, prisonnier à Bayonne. Comment sortir de ce mauvais pas ? À moins de devenir oiseau, il ne restait aucune possibilité de s’évader, tant les précautions étaient bien prises. Chaque jour elles redoublaient. Les remparts de la ville étaient, jour et nuit, couverts de soldats, les portes gardées avec le plus grand soin, tous les visages examinés à l’entrée et à la sortie. Des bruits de tentative d’évasion se répandirent ; la surveillance acquit une nouvelle activité. C’était une captivité déclarée. Le conseil de Ferdinand n’en refusait pas moins ferme d’accepter l’Étrurie en échange de l’Espagne.

L’empereur était en proie aux plus violentes agitations et même aux remords. Il voyait l’Europe lui reprocher de retenir prisonnier un prince qui était venu pour conférer avec lui. Il était aussi embarrassé à garder Ferdinand qu’à le relâcher. Il se trouvait avoir commis un crime et en perdre le fruit. Il disait et avec grande vérité et énergie aux ministres espagnols : « Vous devriez adopter des idées plus libérales, être moins susceptibles sur le point d’honneur, et ne pas sacrifier la prospérité de l’Espagne aux intérêts de la famille de Bourbon. »

Mais les ministres qui avaient conduit Ferdinand VII à Bayonne, n’étaient pas faits pour concevoir des idées d’un tel ordre. Comparez l’Espagne telle qu’elle est depuis quatre ans, contente dans son abjection et l’objet du mépris ou de l’horreur des autres peuples, avec l’Espagne munie des deux chambres et de Joseph pour roi constitutionnel, et pour roi d’autant meilleur que, comme Bernadotte, il n’a pour lui que son mérite, et, qu’à la première injustice ou sottise, on peut le mettre à la porte et appeler le souverain légitime.

Jamais la tête de Napoléon ne fut dans une activité plus étonnante. À chaque moment, il arrivait à une nouvelle idée qu’il envoyait proposer aussitôt aux ministres espagnols. Ce n’est pas dans un tel état d’angoisse qu’un homme peut feindre : on put voir à fond dans l’âme et dans la tête de l’empereur. Il avait l’âme d’un soldat généreux, mais une pauvre tête en politique. Les ministres espagnols refusant tout avec l’indignation de la générosité, jouaient le beau rôle. Ils partaient toujours du principe que Ferdinand n’avait aucun droit de disposer de l’Espagne sans le consentement de la nation[86]. Leurs refus réduisaient Napoléon au désespoir. C’était la première grande opposition qu’il éprouvait, et dans quelles circonstances ! Il se trouvait que l’absurde conseil d’Espagne faisait, par aveuglement, l’acte le plus éclairé et le plus embarrassant pour son adversaire. Dans cette anxiété mortelle, l’esprit de Napoléon se portait à la fois sur toutes sortes d’idées, sur toutes sortes de projets. Plusieurs fois par jour, il faisait appeler ses négociateurs ; il les envoyait aux ministres espagnols ; toujours même réponse : des plaintes et des refus ! Au retour de ses ministres, Napoléon parcourait avec eux avec la rapidité ordinaire de son imagination et de son élocution toutes les faces de cette question. Quand on lui disait qu’il n’y avait pas moyen d’engager le prince des Asturies à échanger les monarchies d’Espagne et d’Amérique contre le petit royaume d’Étrurie, qu’après s’être vu enlever le premier trône, la possession du second devait lui sembler bien précaire. « Eh bien, qu’il me déclare la guerre ! »

Un homme capable d’une sortie aussi singulière, n’est pas un Philippe II, comme on voudrait nous le faire croire. Il y a de l’honneur et beaucoup d’honneur dans une telle objection. Il y avait aussi beaucoup de sagesse.

On la retrouve dans la conversation imprimée par M. Escoïquiz. « Au reste si mes propositions ne conviennent pas à votre prince, il peut, s’il le veut, retourner dans ses États ; mais, avant tout, nous fixerons ensemble un terme pour ce retour ; après quoi, les hostilités commenceront entre nous. »

Un des négociateurs employés par Napoléon, prétend lui avoir fait des objections sur la nature même de son entreprise : « Oui, dit-il, je sens que ce que je fais n’est pas bien, mais qu’ils me déclarent donc la guerre ! »

L’empereur disait à ses ministres : « Il faut que je juge cette entreprise bien nécessaire à ma tranquillité, car j’ai bien besoin de marine et ceci va me coûter les six vaisseaux que j’ai à Cadix. »

D’autres fois : « Si ceci devait me coûter 80 mille hommes, je ne le ferais pas ; mais il n’en faudra pas 12 mille ; c’est un enfantillage. Ces gens-ci ne savent pas ce que c’est qu’une troupe française. Les Prussiens étaient comme eux et on a vu comment ils s’en sont trouvés. »

Cependant, après huit jours de mortelles angoisses la négociation n’avançait pas. Il fallait sortir de là ; Napoléon n’était pas accoutumé à la résistance ; c’était un esprit gâté par une suite inouïe de succès et par le despotisme ; il pouvait devenir féroce par embarras. Un jour, dit-on, le mot de château-fort lui échappa. Le lendemain, il en demanda pardon à son ministre : « Il ne faut pas vous formaliser de ce que vous avez entendu hier ; sûrement je ne l’aurais pas fait. »


CHAPITRE XXXVII


Napoléon voyant qu’il n’y avait rien à espérer du prince des Asturies, eut l’excellente idée de lui chercher querelle sur la validité de l’abdication de Charles IV. Cette abdication avait été évidemment forcée ; elle avait été rétractée.

Le prince de la Paix fut tiré de sa prison à Madrid et arriva le 26 avril à Bayonne. Le 1er mai arrivèrent les vieux souverains, comme les appelaient les Espagnols. Cette vue fit beaucoup d’impression. Ils étaient malheureux, et une longue étiquette, longtemps préservée, joue le caractère aux yeux du vulgaire.

Aussitôt que le roi et la reine d’Espagne furent entrés dans leurs appartements, les Français virent tous les Espagnols qui se trouvaient à Bayonne, le prince Ferdinand à leur tête, faire la cérémonie du baisement de main qui consiste à se mettre à genoux et à baiser la main du roi et de la reine. Les spectateurs qui avaient lu le matin, dans la Gazette de Bayonne, les pièces relatives aux événements d’Aranjuez et la protestation du roi, et qui voyaient cet infortuné monarque recevoir ainsi l’hommage de ces mêmes hommes qui avaient ourdi la conspiration du mois de mars, furent révoltés de tant de duplicité et cherchèrent en vain l’honneur castillan. Les Français eurent l’imprudence de juger la nation espagnole par les hautes classes de la société, qui, quant aux sentiments, sont les mêmes partout.

Après la cérémonie, le prince des Asturies voulut suivre les vieux souverains dans leurs appartements intérieurs. Le roi l’arrêta en lui disant en espagnol : « Prince, n’avez-vous pas assez outragé mes cheveux blancs ? » Ces mots parurent produire sur un fils rebelle l’effet d’un coup de foudre[87].


CHAPITRE XXXVIII


Le roi et la reine firent à Napoléon le récit des outrages auxquels ils avaient été en butte. « Vous ne savez pas, disaient-ils, ce que c’est que d’avoir à se plaindre d’un fils. » Ils parlaient aussi du mépris que leur inspiraient les gardes du corps, ces lâches qui les avaient trahis.

Les négociateurs français firent comprendre facilement au prince de la Paix qu’il n’était plus question de continuer son règne en Espagne.

Dès la veille de l’arrivée du roi Charles IV, Napoléon avait fait appeler M. Escoïquiz et l’avait chargé de signifier au prince des Asturies que toute négociation avec lui était rompue et qu’à l’avenir, il ne traiterait plus qu’avec le roi d’Espagne.

Or il était maître absolu des volontés du roi d’Espagne par le prince de la Paix. Les Anglais ont beaucoup dit qu’il y eut de la violence, des conspirations ; la vérité est qu’il n’y eut ni comploteurs ni conspirateurs, mais seulement, comme à l’ordinaire, des imbéciles conduits et dupés par des fripons. Comme à l’ordinaire aussi, un souverain étranger provoqué de la manière la plus contraire au droit des gens, profita de tout cela.


CHAPITRE XXXIX


Pendant qu’à Bayonne, le roi Charles IV ordonnait à son fils Ferdinand VII de lui rendre sa couronne, le peuple de Madrid, effarouché d’événements si étranges et qui d’ailleurs insultaient toute la nation dans la personne des souverains, se souleva le 2 mai. Il périt environ 150 habitants et 500 soldats français. Cette nouvelle arriva très exagérée en France le 5 mai. Charles IV fit appeler son fils. Le roi, la reine et Napoléon étaient assis. Le prince, resté debout, fut accablé des plus sales injures. Napoléon dégoûté dit : « Je sors d’une scène de crocheteurs. » Le prince intimidé donna sa renonciation formelle et définitive.

Le même jour, 5 mai 1808, eut lieu la cession par le roi Charles à Napoléon de tous ses droits sur l’Espagne.

Le prince des Asturies céda aussi à Napoléon tous ses droits à l’Espagne, mais ce ne fut, dit-on, qu’après avoir été plusieurs fois menacé de mort par le roi son père. Il y avait l’exemple de don Carlos, et, d’ailleurs, le prince, ayant évidemment conspiré contre son père et son roi, le jury le plus intègre du monde l’eût condamné à mort.

On accuse Napoléon d’avoir été jusqu’à lui dire : « Prince, il faut opter entre la cession ou la mort[88]. » Il faut voir comment l’on prouvera ce propos à la postérité.

Les Bourbons d’Espagne allèrent habiter diverses villes ; partout et à toute occasion, le roi Charles fit des protestations d’attachement et de fidélité envers son auguste allié. Personne n’a encore accusé Napoléon de l’avoir menacé. Quant à Ferdinand VII, il alla habiter la belle terre de Valençay.


Ici finissent ce qu’on appelle les perfidies de Napoléon. L’Europe ne pouvant concevoir la pusillanimité de ses ennemis, lui a imputé leur imbécillité à crime.

Il a envoyé le général Savary au prince des Asturies pour le presser d’arriver, mais il ne lui a jamais promis de le reconnaître pour roi[89]. Le prince est venu à Bayonne parce qu’il a constamment cru qu’il était de son intérêt d’y venir. Il croyait, et peut-être avec raison, que Napoléon seul pouvait, le sauver de son père et du prince de la Paix.

Un ministre espagnol, M. d’Urquijo, rencontra à Vittoria, le 13 avril 1808, le jeune roi et son cortège qui marchaient vers Bayonne. Il écrivit le même jour au capitaine général La Cuesta : «… Je leur dis (aux ministres de Ferdinand VII) qu’il ne s’agissait pour Napoléon que d’abolir la dynastie des Bourbon en Espagne en imitant l’exemple de Louis XIV et d’établir celle de France… L’Infantado, qui sent le poids de mes réflexions, me répondit : « Serait-il possible qu’un héros tel que Napoléon fût capable de se souiller d’une telle action, quand le roi se met entre ses mains de la meilleure foi possible ? » — « Lisez Plutarque, lui dis-je, et vous trouverez que tous ces héros de la Grèce et de Rome n’acquirent leur gloire qu’en montant sur des milliers de cadavres, mais l’on oublie tout cela et l’on voit le résultat avec respect et étonnement. »

« J’ajoutai qu’il devait se rappeler des couronnes que Charles-Quint avait enlevées, des cruautés qu’il avait exercées envers les souverains et envers les peuples, et que, malgré tout cela, il était compté parmi les héros ; qu’il ne devait pas oublier non plus que nous en avions fait autant avec les empereurs et rois des Indes…, qu’il pouvait appliquer cela à l’origine de toutes les dynasties de l’univers, que, dans notre Espagne ancienne, on trouvait des assassinats de rois par des usurpateurs qui s’étaient ensuite assis sur le trône ; que, dans les siècles postérieurs, nous avions l’assassinat commis par le bâtard Enrique II et l’exclusion de la famille de Henri IV, que les dynasties d’Autriche et des Bourbons dérivaient de cet inceste ainsi que de ces crimes… Je dis que le langage du Moniteur me faisait voir que Napoléon ne reconnaissait pas Ferdinand comme roi, qu’il disait que l’abdication de son père, faite au milieu des armes et d’un tumulte populaire était nulle, que Charles IV lui-même l’avouerait, que, sans parler de ce qui était arrivé au roi de Castille, Jean Ier, il y avait deux exemples d’abdication dans la dynastie plus moderne des Autrichiens et des Bourbons, l’une faite par Charles-Quint, l’autre faite par Philippe V, et que, dans ces deux abdications, on avait procédé avec le plus grand calme, la plus sage délibération et même avec le concours de ceux qui représentaient la nation[90]. »

Dans la conversation avec M. Escoïquiz qui, jusqu’ici, est la pièce la plus curieuse de ce procès et la plus authentique parce qu’elle est publiée par un ennemi, Napoléon dit fort bien : « Mais enfin la suprême loi des souverains, qui est celle du bien de leurs États, me met dans l’obligation de faire ce que je fais. »

Il faut remarquer, au grand étonnement des sots, qu’un souverain qui n’est qu’un procureur fondé ne peut jamais user de générosité, faire des dons gratuits. Nous retrouverons cette question en Italie où l’on voudrait que Napoléon, en opposition à ce qu’il croyait les intérêts de la France, eût fait cadeau aux Italiens d’une indépendance complète.

Napoléon, attaqué à l’improviste par l’Espagne, au moment où elle le croyait embarrassé avec la Prusse, devait faire de l’Espagne, à Bayonne, ce qu’il croyait le plus utile à la France. S’il avait été battu à Iéna, les Espagnols, commandés par les Lascy et les Porlier, ne pouvaient-ils pas venir à Toulouse et à Bordeaux, tandis que les Prussiens auraient été à Strasbourg et à Metz ?

La postérité décidera si c’est un crime dans le procureur fondé d’une nation de profiter de l’extrême bêtise de ses ennemis. Je crois qu’au contraire de notre siècle, la postérité sera plus touchée du tort fait à l’Espagne que du tort fait à ses prétendus maîtres. Il y a l’exemple de la Norvège.


Les libellistes accusent Napoléon de trop mépriser les hommes. Ici nous le voyons commettre une grande faute parce qu’il a trop d’estime pour les Espagnols. Il oublie que les fiers Castillans avilis d’abord par Charles-Quint, sont gouvernés, depuis ce célèbre empereur, par le plus lâche de tous les despotismes.

M. d’Urquijo dit dans sa lettre au général La Cuesta : « Par malheur depuis Charles-Quint, la nation n’existe plus, parce qu’il n’y a point réellement de corps qui la représente, ni d’intérêt commun qui la réunisse vers un même but. Notre Espagne est un édifice gothique composé de pièces et de morceaux avec presque autant de privilèges, de législations, de coutumes et d’intérêts qu’il y a de provinces. L’esprit public n’existe point. »

Depuis quinze ans, la monarchie d’Espagne avait atteint un degré de ridicule inouï dans les annales des cours les plus avilies. L’aristocratie des nobles et des prêtres, qui seule peut faire le brillant de la monarchie, s’y laissait bafouer comme à plaisir. Un mari, un roi donne successivement à l’amant de sa femme :

1° Le commandement suprême de toutes les forces de terre et de mer ;

2° La nomination à presque tous les emplois de l’État ;

3° Le droit de faire par lui-même la paix et la guerre[91].

Si ce favori avait été un Richelieu, un Pombal, un Ximenès, un scélérat habile, on concevrait les Espagnols ; mais il se trouva que c’était le plus stupide coquin de l’Europe. Ce peuple, qu’on prétend si fier, se voyait gouverné despotiquement par l’objet de ses mépris. Mais, mettons à part toute fierté ; que de malheurs généraux et particuliers ne devait pas amener un gouvernement aussi infâme ! Notre aristocratie de France, avant 1789, devait être une république en comparaison de l’Espagne. Et cependant l’Espagne refusa une constitution libérale, et, ce qui est bien plus encore, une constitution garantie par le voisinage du souverain légitime et détrôné !

Il faut déjà être parvenu bien avant dans la vie et avoir pour les hommes presque autant de mépris qu’ils en méritent pour concevoir une telle conduite.

Napoléon, qui avait vécu en Corse et en France au milieu de nations pleines d’énergie et de finesse, fut à l’égard des Espagnols la dupe de son cœur.

L’Espagne, de son côté, manqua une occasion que la suite des siècles ne lui représentera plus. Chaque puissance a un intérêt (mal entendu il est vrai) à voir ses voisins dans un état de faiblesse et de décadence. Ici, par un hasard unique, l’intérêt de la France et de la péninsule pour un moment se trouva le même. L’Espagne avait l’exemple de l’Italie que Napoléon avait élevée. Quoique la nation espagnole soit très contente sur son fumier, peut-être d’ici à deux cents ans parviendra-t-elle à arracher une constitution, mais une constitution sans autre garantie que cette vieille absurdité qu’on appelle des serments, et Dieu sait encore par quels flots de sang il faudra l’acheter ! Au lieu qu’en acceptant Joseph pour roi, les Espagnols avaient un homme doux, plein de lumières, sans ambition, fait exprès pour être roi constitutionnel, et ils avançaient de trois siècles le bonheur de leur pays.


CHAPITRE XL


Supposons que Ferdinand VII se soit livré à l’empereur, comme Napoléon s’est livré aux Anglais à Rochefort. Le prince espagnol refuse le royaume d’Étrurie ; il est conduit à Valençay, séjour agréable et sain, et Napoléon, qui en avait appelé à la générosité si vantée du peuple anglais, est confiné sur un rocher où, par des moyens indirects et en évitant l’odieux du poison, on cherche à le faire périr. Je ne dirai pas que la nation anglaise est plus vile qu’une autre ; je dirai seulement que le ciel lui a donné une malheureuse occasion de montrer qu’elle était vile. Quelles réclamations en effet se sont élevées contre ce grand crime ? Quel généreux transport de tout le peuple, à l’ouïe de cette infamie, a désavoué son gouvernement aux yeux des nations ? Ô Sainte Hélène, roc désormais si célèbre, tu es l’écueil de la gloire anglaise ! L’Angleterre, s’élevant par une trompeuse hypocrisie au dessus des nations, osait parler de ses vertus ; cette grande action l’a démasquée ; qu’elle ne parle plus que de ses victoires tant qu’elle en aura encore. Cependant l’Europe est muette et elle accuse Napoléon ou, du moins, elle semble écouter ses accusateurs. Je ne puis dire ma pensée. Ô hommes lâches et envieux, peut-on s’abandonner à trop de mépris envers vous, et lorsqu’on ne parvient à être votre maître, ne fait-on pas très bien de s’amuser de vous comme d’un vil gibier[92] ?


CHAPITRE XLI


Terminons en peu de mots ces dégoûtantes affaires d’Espagne. Dans la conversation de Bayonne, Escoïquiz dit à Napoléon : « Le peuple désarmé de Madrid croyait être assez fort pour détruire l’armée française et défendre Ferdinand. Ce fut au point que l’on aurait trouvé des obstacles invincibles au cas que l’on eût voulu employer le moyen unique de mettre Ferdinand en liberté.

Napoléon. — Quel était donc ce moyen, chanoine ?

Escoïquiz. — Celui de faire secrètement prendre la fuite au roi.

Napoléon. — Et dans quelle partie du monde l’auriez-vous transporté ?

Escoïquiz. — À Algésiras où nous avions déjà quelques troupes et où nous eussions été dans le voisinage de Gibraltar.

Napoléon. — Qu’auriez-vous fait après ?

Escoïquiz. — Toujours invariables dans notre maxime de conserver avec Votre Majesté une alliance intime, mais en même temps honorable, nous lui aurions proposé péremptoirement de la continuer, sous la condition que nos places frontières nous seraient rendues sans délai et que les troupes françaises sortiraient de l’Espagne ; et dans le cas où Votre Majesté se serait refusée à souscrire à ces propositions, nous lui aurions fait la guerre de toutes nos forces jusqu’à la dernière extrémité. Telle eût été mon opinion, Sire, dans le cas où nous aurions eu connaissance d’une manière ou d’autre de vos véritables intentions !

Napoléon. — Vous pensez très bien ; c’est là tout ce que vous auriez eu de mieux à faire. »


Des esprits peu éclairés s’écrieront : « Vous nous vantez Napoléon à l’égard de l’Espagne, comme s’il eût été un Washington. »

Je réponds : « L’Espagne rencontra le hasard le plus heureux qui puisse se présenter à un pays profondément corrompu et, par conséquent, hors d’état de se donner la liberté à lui-même. Donner à l’Espagne de 1808 le gouvernement des États-Unis aurait semblé aux Espagnols, qui sont les plus insouciants des hommes, la plus dure et la plus pénible tyrannie. L’expérience, que Joseph et Joachim ont faite à Naples, éclaircit la question ; ils ont été rois avec presque tous les ridicules du métier, mais ils ont été modérés et raisonnables. Cela a suffi pour avancer rapidement, dans ces pays, le bonheur et la justice et pour commencer à y mettre le travail en honneur. Remarquez que la sensation pénible, qu’un individu éprouve à rompre des habitudes vicieuses, est également ressentie par un peuple. La liberté demande qu’on s’en occupe durant les premières années. Cette gêne masque, aux yeux des sots, le bonheur qui doit résulter des nouvelles institutions.

Ainsi pour l’Espagne, Napoléon était meilleur que Washington ; ce qui lui manquait en libéralité, il l’avait en énergie. Il y a un fait qui est palpable, même à l’égard des gens pour qui les choses morales sont invisibles : la population de l’Espagne qui n’était que de huit millions quand Philippe II y entra, a été portée à douze par le peu de bon sens français que les rois de cette nation y ont introduit. Or l’Espagne plus grande que la France devrait être plus fertile à cause de son soleil ; elle a presque tous les avantages d’une île. Quelle est donc la puissance secrète qui empêche la naissance de quatorze millions d’hommes ? On répondra : « C’est le manque de culture des terres. » Je répliquerai à mon tour : « Quel est le venin caché qui empêche la culture des terres ? »

Après la cession de l’Espagne par les princes de la dynastie que la guerre y avait placés 90 ans plus tôt, Napoléon voulait réunir une assemblée, faire reconnaître ses droits par elle, établir une constitution, et, au moyen du poids et du prestige de sa puissance, donner le mouvement à la nouvelle machine. L’Espagne était peut-être le pays d’Europe où Napoléon était le plus admiré. Comparez ce système de conduite à celui de Louis XIV en 1713 ; voyez surtout les correspondances des gens subalternes des deux époques, ministres, maréchaux, généraux, etc.[93], vous reconnaîtrez que l’envie est la principale source du succès de Mme de Staël et des libellistes actuels et des dangers et des ridicules que l’ignoble vulgaire prodigue aux défenseurs du prisonnier de Sainte-Hélène.

Pour faire dériver le droit du nouveau roi des droits du peuple, Napoléon voulut former à Bayonne une convention de cent cinquante membres pris dans les divers corps de la monarchie. La plupart des députés furent nommés par les provinces, les villes et les corporations ; les autres furent désignés par le général français qui commandait à Madrid (le grand-duc de Berg, Murat). Dans tout cela, ainsi qu’il arrive dans toutes les révolutions, rien ne fut complètement légal, car les habitudes politiques d’un peuple, qu’on appelle encore sa constitution, pourraient-elles donner des règles pour un changement ? Cela implique contradiction. Tout se ressentait du trouble et de la rapidité des circonstances, mais, en tout, on était fidèle aux vrais principes. Par exemple, qui pouvait avoir le droit de nommer les députés de l’Amérique ? On prit ce que l’on trouva de plus apparent parmi les Américains en résidence à Madrid, et les choix se trouvèrent excellents. Ces gens-là étaient moins écrasés de préjugés que les Espagnols.

Le 15 juin 1808, la junte ouvrit ses séances ; elle comptait 75 membres qui s’élevèrent ensuite à 90. Cette assemblée avait été précédée d’un décret de Napoléon qui déclarait que sur la représentation des principales autorités de l’Espagne il s’était décidé, pour mettre un terme à l’interrègne, à proclamer son frère Joseph roi des Espagnes et des Indes en garantissant l’indépendance de la monarchie et son intégrité dans les quatre parties du monde[94]. Joseph arriva à Bayonne le 7 juin ; il quitta avec peine la vie voluptueuse qu’il s’était faite à Naples. Brave comme Philippe V, il n’était pas plus général que ce prince.

Les députés réunis à Bayonne reconnurent Joseph le 7 juin au soir. Le discours du duc de l’Infantado n’exprimant pas une reconnaissance formelle, Napoléon s’écria : « Il ne faut pas tergiverser, Monsieur ; reconnaître franchement, ou refuser de même. Il faut être grand dans le crime comme dans la vertu. Voulez-vous retourner en Espagne, vous mettre à la tête des insurgés ? Je vous donne ma parole de vous y faire remettre en sûreté ; mais, je vous le dis, vous en ferez tant, que vous vous ferez fusiller dans huit jours… non, dans vingt-quatre heures[95]. »

Napoléon avait trop d’esprit et de générosité pour exécuter cette menace. Dans le langage de l’armée française, on appelle cela : emporter son homme par la blague, ce qui veut dire éblouir un caractère faible.

Après douze séances, la convention termina ses travaux le 7 juillet. Elle avait rédigé une constitution pour l’Espagne. Le projet en avait été adressé, de Bayonne, à la junte du gouvernement de Madrid. Renvoyé à Bayonne, cet acte fut porté à un nombre d’articles beaucoup plus considérable, car de quatre-vingts qu’il avait à Madrid, on arriva à cent cinquante.

D’abord, conformément aux principes, l’on voit ici la convention chargée de faire la constitution, absolument séparée du corps qui gouverne. Le manque de cette précaution a perdu la France en 1792.

Les membres de la convention de Bayonne n’avaient nul goût pour le martyre, comme on l’a vu par leurs discours au roi Joseph ; ils procédèrent cependant avec une délicatesse qui semble annoncer beaucoup de liberté. Ne se regardant plus comme compétents pour prononcer l’expulsion d’une dynastie et l’appel d’une autre, ils ne parlèrent pas de cet objet essentiel.

Les députés s’accordent à reconnaître qu’on ne mit aucune entrave à la liberté de leurs délibérations. L’opiniâtreté, avec laquelle les grands d’Espagne défendirent le droit si illibéral de former de grands majorats, montre à quel point ils croyaient à la stabilité du nouvel ordre de choses. On y discuta vivement sur la tolérance religieuse, mot si singulier en Espagne, et sur l’établissement du jury.

Quelle fut pendant ces discussions la conduite du despote ? Il n’eut pas l’air de méconnaître un instant l’insuffisance de cette représentation pour sanctionner un si grand changement. Il partait toujours du principe que l’acceptation de la nation suppléerait aux formalités que les circonstances ne permettaient pas de remplir.

La partie de la constitution qui concernait l’Amérique était assez libérale et propre à retenir encore quelque temps l’essor que cette belle partie du monde a pris depuis vers l’indépendance. Ces articles de la constitution avaient été faits par un jeune chanoine de Mexico nommé El Moral, homme plein d’esprit, de connaissances et d’amour de son pays. En général, ce qu’il y a de bon en Espagne est excellent, mais chez aucun peuple, les gens éclairés ne sont en plus petite proportion. Plus le corps de la nation est en arrière du siècle, plus on trouve de supériorité et de vraie grandeur dans les quinze ou vingt mille patriotes isolés au milieu de la canaille et dont la gloire et les infortunes remplissent l’Europe. Je ne rencontre jamais une de ces nobles victimes sans m’étonner de l’effort prodigieux qu’a dû faire cette tête pour s’élancer au delà de l’insouciance et des fausses vertus[96] qui ont tourné l’indomptable courage du reste du peuple à son propre détriment. Les Auguste Arguelles, les El Moral, les Porlier, les Llorente montrent à l’Europe ce que sera l’Espagne dix ans après qu’elle aura arraché à ses rois le gouvernement des deux chambres et la fin de l’Inquisition.

Joseph et la convention quittèrent Bayonne le 7 juillet. Si l’on n’avait jugé ce qui venait de se passer que par le cortège qui l’entourait, on n’aurait jamais soupçonné le changement étonnant qui venait de s’opérer. Il apparaissait aux Espagnols au milieu des ministres et des officiers qui avaient servi leurs anciens maîtres. De tout ce qui avait existé à la cour des Bourbons, il n’y avait de changé que le roi. Qu’on dise après cela que l’appui des rois est dans leur noblesse ! La noblesse au contraire est ce qui rend la royauté odieuse.

Joseph arrivait dans un pays peuplé de moins de douze millions d’habitants dont l’armée avait été soigneusement déconsidérée, écartée, reléguée dans des parties éloignées de la monarchie. Ce pays languissait depuis cent cinquante ans sous un gouvernement haï et bien plus encore méprisé. Les finances conduites avec la même ineptie que tout le reste et, de plus, gaspillées, étaient dans le dernier désordre ; et comment les rétablir chez une nation où le travail est déshonoré ? Le peuple avait senti de lui-même, dans les provinces les plus éclairées, qu’il fallait changer de roi et il avait tourné les yeux vers l’archiduc Charles[97]. Heureuses les Espagnes si elles eussent suivi cette idée ! Elles goûteraient maintenant le bonheur que donne toujours une administration sage et honnête et une politique extérieure qui n’a rien de romanesque. Qu’il y a loin de son état à celui des sujets de la maison d’Autriche !

Joseph partageait l’erreur de son frère ; il ne méprisait pas assez la canaille humaine. Il croyait que donner aux Espagnols l’égalité et toute la liberté qu’ils pouvaient concevoir, c’était s’en faire des amis. Loin de là, les Espagnols furent piqués de ce que les 80.000 hommes qu’on fit pénétrer en Espagne n’étaient pas des troupes d’élite ; ils virent là une marque de mépris. Dès lors, tout fut perdu. Comment prendre, en effet, un peuple ignorant, fanatique, sobre au milieu de l’abondance, tirant de ses privations autant de vanité que les autres en tirent de leur jouissance ? L’Espagnol n’est pas cupide, même cette source d’activité lui manque ; il est thésauriseur, sans être avare ; il ne veut pas avoir de l’or comme l’avare, mais il ne sait que faire de sa fortune ; il passe sa vie, oisif et triste, en songeant à son orgueil, au fond d’un appartement superbe. Sang, mœurs, langage, manière de vivre et de combattre, en Espagne tout est africain. Si l’Espagnol était mahométan il serait un Africain complet. Consumé des mêmes feux, voué à la même retraite, à la même sobriété, au même goût de méditations et de silence ; féroce et généreux à la fois, hospitalier et inexorable ; paresseux et infatigable le jour où il se met en mouvement, l’Espagnol, brûlé par son soleil et sa superstition, offre tous les phénomènes du tempérament bilieux porté à l’extrême. D’ailleurs, comme le peuple hébreu, ne sortant jamais de chez lui, et restant étranger par préjugé national aux nations qui l’entourent. Toutes les courses de l’Espagnol se bornaient à l’Amérique où il trouvait un despotisme plus avilissant encore que celui de la péninsule. L’Espagnol ne paraît pas en Europe ; jamais de déserteur, d’artiste, de négociant espagnols. Il est peu connu et, de son côté, il ne cherche pas à connaître. L’Espagnol n’a qu’une qualité : il sait admirer.

À Bayonne, on fut généralement frappé du défaut de connaissances que les personnes attachées à la cour d’Espagne montrèrent sur l’état de la France ; hommes et choses, ils ignoraient tout. Ils avaient, pour les généraux les plus célèbres de l’armée française, cette curiosité de sauvages.

L’Espagnol comme le Turc, auquel il ressemble si fort par la religion, ne sort pas de son pays pour aller porter la guerre chez les autres, mais aussi dès que l’on met le pied chez lui, on a tout le monde pour ennemi. La nation ne pense pas, comme en Allemagne, que c’est l’affaire des troupes de la défendre.

On a tant d’orgueil national, on est si patriote en Espagne que même les prêtres le sont. Aujourd’hui, la moitié des généraux qui se battent en Amérique pour la liberté, se sont élevés de la classe des curés. C’est une ressemblance de plus avec les Turcs.

La physionomie du clergé est peut-être le trait qui sépare le plus l’Espagne du reste de l’Europe.

Le clergé réside en Espagne ; de plus, c’est le seul grand propriétaire qui vive au milieu des peuples. Le reste habite Madrid ou les capitales de province ; de là, l’ancien proverbe pour marquer une chose impossible : faire des châteaux en Espagne. Ce séjour perpétuel des prêtres au milieu des peuples, cette restitution habituelle faite aux lieux mêmes des fruits qu’on a tirés, doivent donner une influence à laquelle les absents, les nobles ne peuvent avoir part. Si l’Espagnol écoute son prêtre comme son supérieur en lumières, il l’aime comme un égal en amour de la patrie. Les prêtres abhorrent les principes libéraux ; on ne peut guère prévoir comment l’Espagne sortira de là. C’est un cercle vicieux ; peut-être est-elle destinée à donner aux générations futures l’utile et nécessaire spectacle d’une monarchie complète[98].

L’Espagne était en feu depuis six mois, que Napoléon croyait encore que les bienfaits du gouvernement représentatif allaient lui gagner tous les cœurs. Il savait que, de tous les peuples de l’Europe, c’était celui qui avait porté le plus loin l’admiration pour ses hauts faits. L’Italien et l’Espagnol, n’ayant rien de frivole dans le caractère, étant pétris de passion et de méfiance, sont meilleurs juges de la grandeur dans les chefs des nations.

Si Bonaparte eût fait pendre le prince de la Paix, renvoyé Ferdinand VII en Espagne avec la constitution de Bayonne, une de ses nièces pour femme, une garnison de 80.000 hommes et un homme d’esprit pour ambassadeur, il tirait de l’Espagne tous les vaisseaux et tous les soldats qu’elle pouvait fournir. Qui peut assigner le degré d’adoration auquel se serait abandonné un peuple, chez lequel la louange devient un hymne et l’admiration une extase ?

Il est hors de doute que Napoléon fut séduit par l’exemple de Louis XIV. Une fois provoqué à Iéna, il voulut faire autant que le grand roi. Il changea de roi précisément chez la seule nation à laquelle cette mesure ne convint pas. Les menaces, sans cesse renouvelées, de M. de Talleyrand, eurent aussi beaucoup de part à sa résolution.

Au moment où Joseph entrait en Espagne et où Napoléon retournait triomphant à Paris avec ses remords et ses fausses idées, l’Espagne était déjà soulevée. Tandis que le conseil de Castille ordonnait une levée de 300.000 hommes, un grand nombre de communes se soulevaient d’elles-mêmes. Il n’y eut pas de village qui n’eût sa junte. L’Espagne offrit tout à coup un spectacle semblable à celui de la France, lorsqu’en 1793, elle était couverte de corps délibérants sur les dangers de la patrie. À Séville, à Badajoz, à Oviedo le soulèvement eut lieu à la nouvelle des événements de Madrid, le 2 mai. Toutes les Asturies entrèrent en insurrection en apprenant le changement de dynastie. La populace commença par une suite horrible d’attentats contre tous ceux que, dans sa fureur, elle jugeait partisans des Français ou tièdes dans la cause de la patrie. Les plus grands personnages furent mis à mort ; il en résulta une terreur universelle et la nécessité pour tous ceux qui gouvernaient d’exécuter franchement la volonté du peuple. Par la terreur, l’Espagne eut des armées.

Dès qu’une armée était battue, elle pendait son général. Les Espagnols étaient un peuple religieux et brave, mais non pas militaire. Ils avaient au contraire des habitudes de détester ou de mépriser tout ce qui tenait aux troupes de ligne. C’est un contraste parfait avec l’Allemagne. Ils considérèrent la guerre comme une croisade religieuse contre les Français. Un ruban rouge avec cette inscription : Vincer o morir pro patria et pro Ferdinando VII, était la seule distinction militaire de la plupart des soldats.

La première bataille entre ces fanatiques et les Français laissa vingt-sept mille cadavres dans les champs de Rio Seco. Des femmes se précipitaient avec d’horribles hurlements sur nos blessés, et elles se les disputaient pour les faire mourir dans les tourments les plus cruels ; elles leur plantaient des couteaux et des ciseaux dans les yeux et se repaissaient, avec une joie féroce, de la vue de leur sang et de leurs convulsions[99].

Napoléon reçut à Bordeaux la nouvelle de la bataille de Baylen, où Castanos et Reding firent mettre bas les armes au général Dupont. C’était son premier revers ; il en fut au désespoir. Ni la Russie, ni Waterloo n’ont jamais rien produit d’approchant sur cette âme hautaine. « Voler des vases sacrés, s’écria-t-il dans sa fureur, cela se conçoit d’une armée mal disciplinée, mais signer qu’on a volé ! » Et un instant après : « Je connais mes Français : il fallait leur crier : « Sauve qui peut ! » Au bout de trois semaines, ils me seraient tous revenus. » Il interrogeait les assistants : « Mais n’y a-t-il pas une loi dans un code pour faire fusiller tous ces infâmes généraux ? »


CHAPITRE XLII


Napoléon revint à Paris, mais il fallut bientôt repartir pour l’Espagne. Nous laisserons, comme à l’ordinaire, l’histoire générale de la guerre qui exige de longs détails. Il passa plusieurs revues aux portes de Madrid. Comme à son ordinaire, il se trouva au milieu d’un peuple nombreux et, même une fois, au milieu d’une forte colonne de prisonniers espagnols. Ces fanatiques, vaincus, déguenillés et brûlés du soleil avaient des figures horribles.

M. de Saint-Simon, grand d’Espagne, ancien membre de l’Assemblée Constituante, avait combattu dans Madrid contre les Français. Napoléon avait une politique arrêtée à l’égard des Français qui portent les armes contre la patrie. M. de Saint Simon fut arrêté et condamné à mort par une commission militaire. L’empereur ne pouvait avoir aucun sentiment de haine envers un homme qu’il ne connaissait point et qui n’était pas au nombre des personnages dangereux. La politique seule avait marqué la victime.

M. de Saint-Simon avait une fille qui adoucissait son exil et les peines de sa vieillesse par les soins les plus tendres. Les dangers de son père l’amenèrent aux pieds de Napoléon. Tout se disposait pour le supplice ; le dévouement de cette pieuse fille l’emporta contre un parti pris qui semblait irrévocable, car il était appuyé non sur les passions, mais sur la raison et sur le souvenir de Saint-Jean-d’Acre.

Ce bel acte de clémence fut facilité par le major général et les généraux Sebastiani et Laubardière. Toute l’armée trouvait la guerre d’Espagne injuste ; à cette époque elle n’était pas encore irritée par de nombreux actes de traîtrise[100]. À la retraite d’Oporto, en 1809, un hôpital français très nombreux fut massacré avec des circonstances horribles. À Coïmbre, plusieurs milliers de malades et de blessés finirent de même d’une manière trop atroce pour être rapportée. Ailleurs, on noyait de sang-froid dans le Minho sept cents prisonniers français. Il y a des centaines d’anecdotes de ce genre et qui compromettent des gens qu’on a encore la bonté d’admirer. À mesure que ces atrocités irritaient l’armée française, elle devint cruelle, mais jamais dans la forme. On fusillait ou on faisait pendre ce qu’on appelait des rebelles.

Au milieu de sa campagne d’Espagne, Napoléon apprit que l’Autriche, qui armait depuis longtemps, était sur le point d’attaquer. Il fallait confier à des lieutenants l’Espagne ou la France et l’Italie. Il ne put pas hésiter ; ce fut une faute forcée, mais, de ce moment, l’Espagne fut perdue. Tout languit à l’armée, qui n’était plus la Grande Armée, qui n’était plus sanctifiée par la présence immédiate du despote. De ce moment, on eut beau faire de grandes actions, il n’y eut plus ni avancement, ni récompense pour l’armée d’Espagne.

Pour achever de rendre la position insoutenable, la division très marquée entre Joseph et Napoléon s’aigrit de plus en plus. Elle avait d’abord eu deux principes : le délaissement dans lequel Napoléon laissait Joseph et l’insolence des maréchaux à son égard ; deuxièmement, les nouveaux projets de Napoléon sur l’Espagne.

Joseph prétendait que, puisqu’on l’avait fait roi, il fallait qu’il parût l’être, que le reléguer à la queue de l’armée n’était pas le préparer à paraître à la tête de la nation, que plus elle était fière, plus elle devait vouloir que son chef fût honoré. Louis XIV, qui s’entendait en vanité n’eût pas commis cette faute.

Tout l’argent qu’on avait rapporté de Prusse, environ cent millions, ne paraissait pas devoir suffire à la guerre d’Espagne. Napoléon, accoutumé à nourrir la guerre par la guerre, ne s’accoutumait pas à porter son argent en Espagne. Il voulait que Joseph payât la guerre ; l’Espagne y aurait suffi à peine en temps de paix. C’était le dernier degré de l’absurde, au moment où les troupes françaises n’étaient exactement maîtresses que du terrain qu’elles occupaient militairement et qu’elles épuisaient à fond.

Mais il y avait plus : à peine Napoléon fut-il en Espagne, qu’il se mit à la regarder, et, l’ayant trouvée belle, il en voulut un morceau. Rien de plus contraire aux actes de Bayonne. Ce génie mobile et ardent, satisfait pour un instant au moment de la création, apercevait sans cesse de nouveaux rapports dans les affaires. L’idée du jour dévorait celle de la veille et, se sentant la force de détruire tous les obstacles, rien n’était immuable pour un esprit devant lequel le terme des possibles s’éloignait, comme l’horizon devant le voyageur. On a cru souvent Napoléon perfide, et il n’était que changeant. Voilà la disposition qui le rendait le prince de l’Europe le moins propre au gouvernement constitutionnel.

Il avait commencé par céder très sincèrement l’Espagne à Joseph : certainement, à Bayonne, il ne songeait pas à s’approprier une seule de ses provinces. En revenant de Benavente où, malgré tous les obstacles que la neige, l’hiver et les montagnes, peuvent entasser, il avait poursuivi les Anglais, il s’arrêta à Valladolid où il attendait avec impatience la députation de la ville de Madrid. Il fit appeler un homme de sa cour qui voyageait avec ces députés. Il brûlait de partir pour la France. Il était nuit, le temps affreux. Il ouvrait la fenêtre à chaque instant pour consulter l’état du ciel et s’assurer de la possibilité de marcher. Se retournant vers les gens de sa cour, il entassait les questions comme à son ordinaire, demandant avec vivacité ce que l’on ferait à Madrid, ce que voulaient les Espagnols. On lui disait qu’ils étaient mécontents ; là-dessus il entreprit de prouver qu’ils avaient tort, que le mécontentement n’était pas possible ; qu’un peuple raisonne toujours juste sur ses intérêts, que les Espagnols avaient à gagner la dîme, l’égalité, les droits féodaux, la diminution de l’hydre du clergé. On lui répondait que, d’abord, l’Espagnol, ne sachant rien de l’état de l’Europe, n’avait pas d’yeux pour voir ces avantages ; mais qu’en revanche, il avait la fierté de ne vouloir avoir d’obligation à personne ; qu’enfin ce peuple était comme la femme de Sganarelle, qui voulait être battue. Il rit et continua avec véhémence en se promenant à grands pas : « Je ne connaissais pas l’Espagne ; c’est un plus beau pays que je ne le pensais. J’ai fait là un beau présent à mon frère ; mais vous verrez, les Espagnols feront des sottises et il me reviendra ; je le partagerai en cinq grandes vice-royautés. » Il était frappé de la tendance de l’Espagne vers l’alliance avec l’Angleterre. Il ne comptait pas plus sur les rois d’Espagne Napoléons que sur les rois d’Espagne Bourbons. Il sentait que les uns, comme les autres, profiteraient de la première occasion pour se rendre indépendants comme l’ont tenté les rois de Hollande et de Naples.

Il quitta Valladolid le lendemain de cette singulière indiscrétion, et franchit, en quelques heures de galop, les trente lieues qui séparent cette ville de Burgos. Il fut à Paris quatre jours après. La rapidité de ces courses, cette aptitude à braver toutes les fatigues entraient dans la magie de son existence ; jusqu’au simple postillon, tout le monde sentait que c’était un homme supérieur à l’homme[101].


CHAPITRE XLIII


Arrêtons-nous un instant pour pénétrer dans l’intérieur de ce palais des Tuileries d’où partaient les destinées de l’Europe.

La guerre d’Espagne marque à la fois l’époque de la décadence de la puissance de Napoléon et l’époque de la décadence de son génie. La prospérité avait graduellement changé et vicié son caractère. Il avait le tort de trop s’étonner de ses succès, et de ne pas assez mépriser les rois, ses confrères. Il buvait à longs traits le poison de la flatterie. Il crut que rien ne lui était personnellement impossible ; il ne put plus supporter la contradiction et bientôt la moindre observation lui parut une insolence et, de plus, une bêtise. Par suite de ses mauvais choix, il était accoutumé à ne voir réussir que les choses qu’il faisait lui-même. Bientôt ses ministres ne durent plus paraître faire autre chose que rédiger servilement ses idées. Les hommes d’un vrai talent s’éloignèrent ou feignirent de ne plus penser, et, en secret, se moquaient de lui[102]. Il est impossible que, dans ce siècle, les vrais talents ne se trouvent pas réunis à des idées un peu libérales : Napoléon lui-même en est un exemple, et ce crime passe pour le plus grand de tous.


CHAPITRE XLIV

L’ADMINISTRATION


L’empereur avait douze ministres[103] et plus de quarante conseillers d’État généraux qui lui faisaient des rapports sur des affaires qu’il leur renvoyait. Les ministres et directeurs d’administration donnaient des ordres aux cent vingt préfets. Chaque ministre lui présentait quatre ou cinq fois par semaine soixante ou quatre-vingts projets de décrets ; chaque projet était développé dans un rapport que le ministre lisait à l’empereur. Pour les affaires peu importantes, l’empereur donnait son approbation en marge du rapport.

Tous les décrets signés étaient laissés par les ministres au duc de Bassano qui gardait les originaux et envoyait aux ministres des copies conformes signées de lui.

Quand l’empereur était à l’armée ou en voyage, les ministres, qui ne le suivaient pas, envoyaient leurs portefeuilles au duc de Bassano qui présentait les décrets à Sa Majesté, et lui faisait lecture des rapports. On voit l’origine du crédit de ce duc, qui d’abord n’était que simple secrétaire, qui peu à peu se mit à la queue des ministres dans l’almanach impérial, et qui n’eut jamais de département.

Le crédit tout puissant du duc de Bassano était sur les ministres et préfets auxquels il faisait peur. Personne n’avait de crédit sur Napoléon pour les affaires qu’il pouvait comprendre. Ainsi tous les décrets d’organisation, tout ce qui était du domaine de la raison pure, si je puis m’exprimer ainsi, annonçaient un génie supérieur. Quand il y avait des données nécessaires à savoir, si le ministre du département que cela regardait était d’accord avec le ministre secrétaire d’État, on le trompait dans le premier exposé de l’affaire, et par orgueil et par paresse, il ne revenait jamais.

Quant aux décrets de personnel, Napoléon avait adopté des règles générales fondées sur un extrême mépris pour les hommes. Il semblait se dire : « Pour les gens que je ne connais pas moi-même, je serai moins trompé par leur uniforme qui, à mes yeux, les range dans une certaine classe, que par les ministres. » On lui voyait faire tous les jours les choix les plus ridicules. Voulant accoutumer au respect un peuple spirituel et moqueur, il avait supprimé la conversation. Il ne pouvait plus connaître les hommes qu’il employait que par des succès marquants, ou les rapports des ministres. En quittant la Hollande, lors du voyage qu’il y fit, il dit avec une naïveté bien plaisante : « Nous sommes bien mal en préfets dans ce pays-ci. »


CHAPITRE XLV


Treize ans et demi de succès firent d’Alexandre le Grand une espèce de fou. Un bonheur exactement de la même durée produisit la même folie chez Napoléon. La seule différence, c’est que le héros macédonien eut le bonheur de mourir. Quelle gloire n’eût pas laissée Napoléon comme conquérant, s’il eût rencontré un boulet, le soir de la bataille de la Moskowa !

L’Angleterre et ses écrits pouvaient empêcher la folie du héros moderne. Il eut le malheur d’être trop bien obéi dans sa fureur contre la presse anglaise. Aujourd’hui c’est cette ennemie si abhorrée qui fait sa seule consolation.

En 1808, par les changements qu’un orgueil non contrarié depuis huit ans et la couronnomanie avaient produite dans le génie de Napoléon, il arriva que, de ses douze ministres, huit au moins étaient des gens médiocres qui n’avaient d’autre mérite que de se tuer de travail.

Le duc de Bassano qui jouissait de la plus grande influence dans les affaires autres que militaires, homme aimable et doux dans un salon, était, dans le cabinet, de la plus incurable médiocrité. Non seulement il n’avait pas de grandes visées, mais il ne les comprenait pas. Tout se rapetissait en passant par cette tête. Il avait tout juste les talents d’un journaliste, métier par lequel il avait débuté à Paris. Il est vrai que sa place l’obligeait à être nuit et jour avec le maître. Un homme à caractère eût été offensé des accès d’humeur et des impatiences de l’empereur et, quelque courtisan qu’il eût été, sa physionomie eût gêné le monarque.

Le duc de Bassano choisit tous les préfets de France et ne leur demanda d’autre talent que de plumer la poule sans la faire crier. Les malheureux, pleins de vanité, se tuant de travail, et mangeant tous leurs appointements dans une représentation folle, tremblaient chaque matin, en ouvrant le Moniteur, d’y trouver leur destitution. Un de leurs principaux moyens de plaire, était d’anéantir jusqu’à la dernière étincelle d’esprit public qui s’appelait alors comme aujourd’hui, du jacobinisme.


CHAPITRE XLVI

SUITE DE L’ADMINISTRATION


Une petite commune de campagne voulut, en 1811, employer pour 60 francs de mauvais pavés rejetés par l’ingénieur chargé de la grande route. Il fallut quatorze décisions du préfet, du sous-préfet, de l’ingénieur et du ministre. Après des peines incroyables et une extrême activité, l’autorisation nécessaire arriva enfin, onze mois après la demande, et les mauvais pavés se trouvèrent avoir été employés par les ouvriers pour remplir quelque trou de la route. Un commis, nécessairement ignorant, entretenu à grands frais dans un coin d’un ministère, décidait, à Paris et à deux cents lieues de la commune, une affaire que trois délégués du village auraient arrangée au mieux et en deux heures. On ne pouvait ignorer un fait si palpable et qui se produisait cinq cents fois par jour.

Mais la première affaire était d’abaisser le citoyen, et surtout de l’empêcher de délibérer, habitude abominable que les Français avaient contractée dans les temps du jacobinisme[104]. Sans ces précautions jalouses, aurait pu reparaître cet autre monstre abhorré par tous les gouvernements successifs qui ont exploité la France, et dont j’ai déjà parlé, je veux dire l’esprit public.

On voit d’où venait l’énorme travail qui tuait les ministres de l’empereur. Paris voulait se charger de digérer pour la France. Il fallait faire faire toutes les affaires de France par des gens qui, eussent-ils été des aigles, les ignoraient nécessairement[105].

Or l’existence du commis tend nécessairement à l’hébéter. Sa première affaire lorsqu’il débute dans un bureau est d’avoir une belle main et de savoir employer la sandaraque. Tout le reste de sa carrière tend à lui faire employer continuellement la forme pour le fond. S’il réussit à accrocher un certain air important, rien ne lui manque. Tous ses intérêts le portent à favoriser l’homme qui parle sans avoir vu. Témoin et victime des plus misérables intrigues, le commis réunit les vices des cours à toutes les mauvaises habitudes de la misère dans laquelle il végète les deux tiers de sa vie. Voilà les gens à qui l’empereur jeta la France ; mais il pouvait les mépriser. L’empereur voulait faire administrer la France par des commis à 1.200 francs d’appointements. Le commis faisait le projet, et l’orgueil du ministre le faisait passer.

Une chose qui peint l’époque, ce sont les comptes du marchand de papier de chaque ministère ; cela va à l’incroyable. Ce qui l’est autant pour le moins, c’est la quantité de travail inutile et nécessairement mauvais, que faisaient ces malheureux ministres et ces pauvres préfets. Par exemple, une des grandes affaires de ceux-ci était d’écrire, de leur propre main, tous les rapports, même les différentes copies du même rapport, pour les divers ministères ; et, plus ils travaillaient ainsi, plus le département dépérissait. Le département qui allait le mieux en France, était celui de Mayence qui avait pour préfet Jean Debry, qui se moquait ouvertement de la bureaucratie ministérielle.


CHAPITRE XLVII


Quel était donc le mérite de cette administration impériale si regrettée en France, et par la Belgique, le Piémont, les États de Rome et de Florence ?

C’étaient des règles générales et des décrets organiques dictés par la plus saine raison. C’était l’entière extirpation de tous les abus accumulés dans l’administration de chaque pays par deux ou trois siècles d’aristocratie et de pouvoir astucieux. Les règles générales de l’administration française ne protégeaient que deux choses : le travail et la propriété. Cela a suffi pour faire adorer ce régime. D’ailleurs, la décision ministérielle qui arrivait de Paris après six mois, si elle était souvent ridicule par l’ignorance des données, était toujours impartiale. Et il y a tel pays que je ne nommerai pas, où le moindre juge de paix ne peut pas envoyer une citation sans commettre une criante injustice au profit du riche contre le pauvre[106]. Ce régime n’a été interrompu que pendant l’apparition du gouvernement fronçais. Tout homme qui voulait travailler était sûr de faire fortune. Il se présentait en foule des acheteurs pour tous les objets. La justice et le travail, mis en honneur, faisaient pardonner la conscription et les droits réunis.

Le Conseil d’État de l’empereur sentait bien que le seul système raisonnable était que chaque département payât son préfet, son clergé, ses juges, ses routes départementales et communales et qu’on n’envoyât à Paris que ce qu’il fallait pour le souverain, les armées, les ministres, et enfin les dépenses générales[107].

Ce système si simple était la bête noire des ministres. L’empereur n’aurait plus pu voler les communes et c’est là, en France le grand plaisir des souverains[108]. Lorsque la nation ne sera plus dupe des phrases[109], on y viendra, et même le roi ne choisira les préfets et les maires des grandes villes que parmi un certain nombre de candidats nommés par ces grandes villes[110], et les petites nommeront directement leurs maires et pour un an. Jusque-là, point de véritable liberté, et point de véritable école pour les membres du Parlement. Tout ce qu’il y a eu de bon dans nos assemblées législatives avait été administrateur de département nommé par le peuple. Au lieu de faire digérer les affaires par les commis, on les fera digérer par de riches citoyens, payés en vanité, comme les administrateurs des hôpitaux. Mais tout cela contrarie l’administration phrasière et les fortunes de bureau, en un mot : la fatale influence de l’égoïste Paris[111].


CHAPITRE XLVIII

DES MINISTRES


Le grand malheur de Napoléon est d’avoir eu sur le trône trois des faiblesses de Louis XIV. Il aima jusqu’à l’enfantillage la pompe de la cour ; il prit des sots pour ministres et, s’il ne croyait pas les former, comme Louis XIV disait de Chamillard, il crut du moins que quelle que fût l’ineptie des rapports qu’ils lui faisaient, il saurait démêler le vrai jour de l’affaire. Enfin Louis XIV craignit les talents ; Napoléon ne les aimait pas. Il partait de ce principe qu’il n’y aurait jamais en France de faction forte que les Jacobins.

On le voit renvoyer Lucien et Carnot, hommes supérieurs qui avaient précisément les parties qui lui manquaient. On le voit aimer ou souffrir Duroc, le prince de Neuchâtel, le duc de Massa, le duc de Feltre, le duc de Bassano, le duc d’Abrantès, Marmont, le comte de Montesquiou, le comte de Cessac, etc., etc., tous gens parfaitement honnêtes et fort estimables sur tous les vivants, mais qu’un public malin s’est toujours obstiné à trouver un peu ineptes.

Quand l’air empesté de la cour eut tout à fait corrompu Napoléon et exalté son amour-propre jusqu’à un état maladif, il renvoya Talleyrand et Fouché et les remplaça par les plus bornés de ses flatteurs (Savary et Bassano).

L’empereur en arriva au point de pouvoir démêler l’affaire la plus compliquée en vingt minutes. On le voyait faire des efforts d’attention incroyables, et impossibles à tout autre homme, pour tâcher de comprendre un rapport prolixe et sans ordre, en un mot fait par un sot qui lui-même ne savait pas l’affaire.

Il disait du comte de C[essac], l’un de ses ministres : « C’est une vieille femme », et il le gardait. « Je ne suis pas un Louis XV moi, disait-il à ses ministres assemblés en conseil au retour d’un de ses voyages, je ne change pas de ministres tous les six mois. » Il partit de là pour leur dire à tous les défauts que le public leur reprochait. Il croyait tout savoir sur tout et n’avoir plus besoin que de secrétaires rédacteurs de ses pensées. Cela peut être juste dans le chef d’une République, où la chose publique profite de l’intelligence du moindre citoyen, mais dans le chef d’un despotisme qui ne souffre l’existence d’aucun corps, d’aucune règle !

Les plus grands succès du duc de Bassano lui arrivaient pour avoir deviné sur une affaire la pensée de l’empereur que celui-ci ne lui avait pas encore communiquée. Tel n’était pas le rôle de Sully auprès de Henri IV, tel ne serait pas le rôle d’un simple honnête homme auprès d’un souverain et surtout d’un souverain dont l’effrayante activité voulait décider par décret même d’une dépense de cinquante francs.


CHAPITRE XLIX

SUITE DES MINISTRES


Depuis deux siècles, un ministre, en France, est un homme qui signe quatre cents dépêches par jour, et qui donne à dîner ; c’est une existence absurde.

Sous Napoléon, ces pauvres gens se tuaient de travail, mais d’un travail sans pensée, mais d’un travail nécessairement absurde. Pour être bien reçu de l’empereur, il fallait toujours répondre au problème qu’il agitait au moment où l’on entrait. Par exemple, à combien monte le mobilier de tous mes hôpitaux militaires ? Le ministre qui ne répondait pas franchement et en homme qui ne se serait occupé que de cette idée toute la journée, était vilipendé, eût-il eu d’ailleurs les lumières du duc d’Otrante.

Quand Napoléon apprit que Crétet, le meilleur ministre de l’intérieur qu’il ait eu, allait succomber à une maladie mortelle, il dit : « Rien de plus juste ; un homme que je fais ministre, ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans. C’est un honneur et une fortune éternelle pour sa famille. »

Ces pauvres ministres étaient réellement hébétés par ce régime. L’estimable comte Dejean fut obligé de lui demander grâce un jour. Il calculait les dépenses de la guerre sous la dictée de l’empereur et était tellement ivre de chiffres et de calculs qu’il fut obligé de s’interrompre et de lui dire qu’il ne comprenait plus.

Un autre ministre tomba de sommeil appuyé sur son papier pendant que l’empereur lui parlait, et ne se réveilla qu’au bout d’un quart d’heure toujours parlant à Sa Majesté et lui répondant ; et c’était une des meilleures têtes.

La faveur des ministres avait des phases d’un mois ou six semaines. Quand un de ces pauvres gens voyait qu’il ne plaisait plus au maître, il redoublait de travail, devenait jaune et redoublait de complaisance envers le duc de Bassano. Tout à coup et à l’improviste, leur faveur revenait ; leurs femmes étaient invitées au cercle et ils étaient ivres de joie. Cette vie tuait, mais n’admettait pas l’ennui. Les mois passaient comme des journées.

Quand l’empereur était content d’eux, il leur envoyait une dotation de dix mille livres de rente. Un jour, s’étant aperçu de quelque lourde sottise que lui avait fait faire le duc de Massa, il le renversa avec sa robe rouge sur un canapé et lui donna quelques coups de poing ; honteux de cette vivacité, il lui envoya soixante mille francs le lendemain. J’ai vu un de ses généraux les plus braves (le comte Curial), soutenir qu’un soufflet de l’empereur ne déshonorait pas, que ce n’était qu’une simple marque de mécontentement du chef de la France. Cela est vrai, mais il faut être bien libre de préjugés. Une autrefois, l’empereur donna des coups de pincettes au prince de Neuchâtel.

Le duc d’Otrante, le seul homme d’un esprit vraiment supérieur qui fût parmi les ministres, s’était exempté de l’énorme travail de plume par lequel les autres ministres cherchaient la faveur du maître. Bénévent n’a été que primus inter pares, et ses pares, les ministres des autres cours n’étaient que des imbéciles. Il n’a eu à agir sur rien de difficile. Le duc d’Otrante a su sauver un gouvernement environné d’ennemis, et en exerçant la tyrannie la plus soupçonneuse laissa beaucoup des apparences de la liberté et n’a pas gêné du tout l’immense majorité des Français. Les ducs de Massa et de Feltre étaient incapables même de ce travail mécanique. L’empereur, ennuyé des inepties du duc de Feltre, faisait examiner son travail par le comte de Lobau. Les ministres de la marine et de l’intérieur, comte Decrès et Montalivet, étaient des gens d’esprit qui ne faisaient que des sottises : n’avoir pas lancé deux cents frégates, armées en corsaires, sur le commerce anglais, n’avoir pas formé assez vite des matelots sur le Zuidersee et mille autres inepties. Pour le second, les gardes d’honneur qui ne devaient enlever que cinq ou six cents bavards qui parlaient mal du gouvernement dans les cafés et qui désolèrent, de la manière la plus injuste et la plus odieuse, des milliers de familles. Mais le comte Montalivet voulait être duc. Et cependant c’était un homme supérieur !

En 1810, la voix publique désignait à l’empereur MM. Talleyrand, Fouché, Merlin pour la justice, Soult pour major-général, Carnot ou le maréchal Davoust pour la guerre, Daru pour les dépenses et marchés de la guerre, Chaptal pour l’intérieur, Mollien et Gaudin pour les finances, Réal pour la secrétairerie de l’État, Bérenger, Français, Montalivet, Thibaudeau pour les directions ; Le Voyer d’Argenson, Lezay-Marnezia, le comte de Lobau, MM. Lafayette, Say, Merlin de Thionville pour le Conseil d’État. On voit qu’il a suivi cette indication en partie. Cependant il y avait dans son ministère quatre ou cinq hommes d’une telle infériorité, que les souffrir là marque bien sa haine pour les talents. C’eût été bien pis dans quelques années. Les gens qui avaient acquis dans la Révolution la véritable expérience des affaires allaient se dégoûter ou s’éteindre, et les jeunes gens qui les auraient remplacés, ne cherchaient qu’à faire assaut de servilité. Être bien reçu de M. le duc de Bassano était le suprême bonheur. Voulait-on se perdre à jamais dans la cour de ce duc, il fallait montrer de la pensée. Ses favoris étaient des gens accusés de ne pas savoir lire.


CHAPITRE L


Comment donc la France marchait-t-elle avec des ministres qui suivaient une route si absurde ? La France marchait par l’extrême émulation que Napoléon avait inspirée à tous les rangs de la société. La gloire était la vraie législation des Français. Partout où il se montrait, et il parcourait sans cesse son vaste empire, si le vrai mérite pouvait percer le rempart de ses ministres et de ses chambellans, il était sûr d’une immense récompense. Le moindre garçon pharmacien travaillant dans l’arrière-boutique de son maître, était agité de l’idée que s’il faisait une grande découverte, il aurait la croix et serait fait comte.

Les règlements de la Légion d’Honneur étaient la seule religion des Français ; ils étaient respectés également par le souverain comme par les sujets. Jamais, depuis les couronnes de chêne des anciens Romains, une récompense publique n’avait été distribuée avec autant de sagacité et n’avait compté parmi ses membres une aussi grande proportion de gens de mérite. Tous les hommes qui s’étaient rendus utiles à la patrie avaient la croix. Dans les commencements, elle avait été un peu prodiguée, mais, par la suite, à peine cet ordre comptait-il parmi ses membres un dixième de gens sans mérite[112].


CHAPITRE LI

DU CONSEIL D’ÉTAT


La plupart des décrets organiques autres que de personnel, étaient renvoyés au Conseil d’État. Aucun souverain ne pourra de longtemps en avoir de pareil. Napoléon avait hérité de tous les gens à talent formés par la Révolution. Il n’y avait d’exception que pour un très petit nombre qui avait trop marqué dans une partie. Par mépris pour les hommes, indifférence pour les choix et laisser-aller aux circonstances, il avait enterré dans le Sénat plusieurs hommes dont la probité ou les talents eussent été plus utiles au Conseil d’État. Tels étaient le général Canclaux, MM. Boissy d’Anglas, le comte de Lapparent, Rœderer, Garnier, Chaptal, François de Neuchateau, Sémonville. Le comte Sieyès, Volney, Languinais avaient trop marqué par des opinions libérales et dangereuses. Volney, le jour du Concordat, lui avait prédit tous les chagrins que lui donnerait le pape.

À ces hommes près, le Conseil d’État était ce qu’il y avait de mieux dans les circonstances.

Il était divisé en cinq sections :

les sections : de Législation,
de l’Intérieur,
des Finances,
de la Guerre,
de la Marine.

Le ministre de la guerre présentait-il un décret, l’organisation des Invalides par exemple, l’empereur le renvoyait à la section de la guerre qui ne demandait pas mieux que de trouver des torts au ministre.

Les décrets renvoyés étaient discutés dans la section qu’ils concernaient par six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes. Il y avait sept à huit auditeurs. La section faisait un projet qu’on imprimait à mi-marge avec celui du ministre ; on distribuait la feuille imprimée aux quatre conseillers d’État, et les deux projets étaient discutés à une séance présidée par l’empereur ou par l’archichancelier Cambacérès. Très souvent on renvoyait de nouveau le décret à la section et il y avait quatre ou cinq rédactions différentes imprimées et distribuées avant que l’empereur ne se déterminât à signer.

Voilà une invention excellente que l’empereur a portée dans le despotisme. Voilà un digne pouvoir qu’un ministre qui sait son affaire ne manque pas d’acquérir par un souverain faible ou, du moins, qui ne sait l’affaire qu’à demi.

Les séances du Conseil d’État étaient brillantes pour l’empereur. Il est impossible d’avoir plus d’esprit. Dans les affaires les plus étrangères à son métier de général, dans les discussions sur le Code civil par exemple, il étonnait toujours. C’était une sagacité merveilleuse, infinie, étincelant d’esprit, saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux ; abondant en images vives, pittoresques, en expressions animées, et pour ainsi dire, dardées, plus pénétrantes dans l’incorrection même de son langage, toujours un peu imprégné d’étrangeté, car il ne parlait correctement ni le français, ni l’italien.

Ce qu’il y avait de charmant, c’était sa franchise, sa bonhomie. Il disait un jour qu’on discutait une affaire qu’il avait avec le pape : « Cela vous est bien aisé à dire à vous ; mais si le pape me disait : « Cette nuit l’ange Gabriel m’est apparu et m’a dit telle chose », je suis obligé de la croire. »

Il y avait au Conseil d’État des têtes du Midi qui s’animaient, allaient fort loin, et souvent ne se payaient pas de mauvaises raisons : le comte Bérenger par exemple. L’empereur n’en gardait aucune rancune ; au contraire souvent il les animait à parler : « Hé bien, baron Louis, qu’avez-vous à dire là-dessus ? » Son bon sens corrigeait à tous moments les vieilles absurdités admises par prescription dans les peines. Il était excellent, critiquant la jurisprudence contre le vieux comte Treillard. Plusieurs des plus sages dispositions du Code civil viennent de Napoléon, particulièrement dans le titre du mariage[113]. Les séances du Conseil étaient une partie de plaisir.

Cambacérès le présidait sous lui et en son absence. Il y montrait un talent supérieur, une raison profonde. Il résumait fort bien. Il calmait les amours-propres et rappelant chaque tort, opinant à la sagesse, savait tirer de lui des lumières qu’il pourrait donner à la question. [C’est au Conseil d’État] qu’on doit l’admirable administration de la France, cette administration que malgré les habitudes rompues, la Belgique, l’Italie et les provinces du Rhin regrettent encore.

L’empereur ne voulait ni encourager parmi les citoyens la dangereuse vertu des républiques, ni faire de grandes écoles, comme l’école Polytechnique, pour les juges et les talents de l’administration. Voyez s’il était loin de là ; il n’alla jamais voir l’école Polytechnique, grand établissement militaire et dont le succès, passant les espérances des philosophes qui la fondèrent, avait déjà rempli l’armée d’excellents chefs de bataillon et capitaines.

Avec ces deux conditions altérantes, l’Administration française fut ce qu’on pourra jamais faire de mieux. Tout y fut ferme, raisonnable, exempt de niaiserie. Il y avait, dit-on, trop d’écritures et de bureaucratie. Les gens qui font cette objection, oublient que l’empereur ne voulait pas, absolument pas, de l’incommode reste des républiques. Le despote disait aux sujets : « Croisez-vous les bras ; mes préfets se chargent de tout faire pour vous. Pour prix d’aussi doux repos, je ne vous demande que des enfants et de l’argent. » La plupart des généraux s’étant enrichis en volant, il fallait à force d’inspections et de contre-inspections, rendre les friponneries impossibles. Jamais despote n’aura d’administrateurs comme le comte François de Nantes pour les Droits Réunis, rapportant 180 millions, et comme le comte Montalivet pour les Ponts et Chaussées qui en coûtaient 30 ou 40. Le comte Duchâtel, l’impitoyable directeur de l’administration des Domaines, quoique devant sa place à sa femme, était excellent. Le comte Lavalette, directeur des Postes, pouvait compromettre la moitié de la France, ainsi que le duc d’Otrante ; dans ce genre, il n’a fait que l’indispensable. C’est une grande louange ; cela tient à l’honnêteté du caractère. Le comte Daru, le plus probe des hommes, avait un talent supérieur pour faire vivre une armée. Le comte de Sussy était un bon directeur des Douanes. L’empereur était ennemi mortel du commerce qui faisait des gens indépendants, et le comte Sussy était mille fois trop courtisan pour défendre le commerce contre la haine du maître. Merlin, à la Cour de cassation, Pelet de la Lozère, à la police, étaient excellents. La presse était dans les mains de l’empereur un instrument pour avilir ou dégrader tout homme qui avait encouru son déplaisir. Mais, quoique violent et sans frein dans ses emportements, il n’était ni cruel ni vindicatif. Il offensait beaucoup plus qu’il ne punissait, a dit un des hommes qui ont le plus ressenti le poids de sa colère. Le comte Réal était un homme peut-être supérieur à tous les autres, un de ces hommes qui devraient faire la société du despote.

Tout ce qu’il y avait de bon au Conseil d’État étaient de vieux libéraux, nommés Jacobins, et qui avaient vendu leur conscience à l’empereur pour des titres et 25.000 francs par an. La plupart de ces gens à talent étaient à genoux devant un cordon[114], et presque aussi bas que les comtes Laplace et Fontanes.

Le Conseil fut excellent, jusqu’à ce que l’empereur se fût fait une cour, jusqu’en 1810.

Alors les ministres aspirèrent ouvertement à devenir ce qu’ils étaient sous Louis XIV. Il devint dupe et par conséquent ridicule de s’opposer franchement aux projets de décrets d’un ministre. Encore quelques années et il fût devenu choquant, dans un rapport de section, d’être d’un avis opposé à celui du ministre. Toute franchise dans le style fut bannie ; l’empereur appela au Conseil d’État plusieurs hommes qui, bien loin d’être des enfants de la Révolution, n’avaient acquis dans les préfectures que l’habitude d’une servilité outrée et d’un respect aveugle pour les ministres[115]. Le suprême mérite d’un préfet était d’imiter un intendant militaire en pays conquis. Le comte Regnault-de-Saint-Jean-d’Angely, le plus corrompu des hommes, devint peu à peu le tyran du Conseil d’État. On sentit le manque d’honnêtes gens ; non pas qu’on se laissât acheter (il n’y avait guère de probité douteuse que celle de Regnault), mais il manquait de ces honnêtes gens un peu bourrus que rien ne peut empêcher de dire une vérité qui déplaît aux ministres.

Les frères Caffarelli étaient de ce caractère, mais tous les jours, cette vertu devenait plus gothique et plus ridicule. Il n’y avait guère plus que les comtes Defermon et Andreossy qui, portés par leur caractère taquin, osassent ne pas être à genoux devant les projets des ministres. Ceux-ci mettant leur vanité à faire passer les projets de décrets de leurs bureaux, peu à peu les conseillers d’État étaient remplacés par les commis, et les projets de décrets n’étaient plus discutés que par l’empereur au moment de les signer.

Enfin, à la chute de l’empire, ce Conseil d’État qui avait créé le Code civil et l’administration française était devenu presque insignifiant et ceux qui voyaient de loin dans les projets des ministres, parlaient de le détruire.

Vers la fin de son règne, l’empereur tenait souvent conseil des ministres ou conseil de cabinet, auquel on appelait quelques sénateurs et quelques conseillers d’État. On agitait là les affaires que l’on ne peut pas confier à cinquante personnes. C’était le vrai Conseil d’État. Ces conseils seraient tout, si on pouvait y faire entrer l’indépendance, je ne dis pas à l’égard du maître, mais à l’égard des ministres influents. Qui aurait osé dire devant le comte Montalivet que l’administration intérieure déclinait tous les jours ? que, chaque jour, l’on perdait quelqu’un des bienfaits de la Révolution ?

De la suppression de la conversation, il résultait que l’empereur avait quelquefois besoin d’épanchement, surtout la nuit. Il allait à la chasse des idées. Il lui en venait alors, que la méditation ne lui eût pas données. En satisfaisant ce goût, il sondait la personne à qui il parlait ; ou pour mieux dire, le lendemain, le politique se rappelait de ce que le philosophe avait entendu la veille. Ainsi, un jour, à deux heures, du matin, il dit à un de ses officiers : « Qu’arrivera-t-il après moi en France ? » — « Sire, votre successeur, qui aura peur avec raison d’être écrasé de votre gloire, cherchera à faire ressortir les défauts de votre administration. On déclarera un déficit pour les 15 ou 20 millions que vous ne voulez pas que votre ministre de l’administration de la guerre paye aux malheureux marchands de Lodève, etc., etc. » L’empereur discutait tout cela comme le philosophe le plus franc, le plus simple et l’on peut ajouter, le plus profond et le plus aimable. Deux mois après, on discutait dans un conseil de cabinet une réclamation de fournisseurs. L’officier, avec qui il avait discuté l’avenir un mois auparavant, parlait : « Oh ! pour vous, interrompit l’empereur, je sais que vous êtes l’ami des fournisseurs. » Il n’y avait rien de plus faux.


CHAPITRE LII

DE LA COUR


En 1785, il y avait société, c’est-à-dire que des êtres indifférents les uns aux autres, réunis dans un salon, parvenaient à se procurer si ce n’est des jouissances fort vives, au moins des plaisirs fort délicats et sans cesse renaissants. Le plaisir de la société devint même si nécessaire qu’il parvint à étouffer les grandes jouissances qui tiennent à la nature intime de l’homme et à l’existence des grandes passions et des hautes vertus. Tout ce qui est fort et sublime ne se trouva plus dans les cœurs français. L’amour seul fit quelques rares exceptions[116] ; mais, comme on ne rencontre les grandes émotions qu’à des intervalles fort éloignés, et que les plaisirs de salon sont de tous les instants, la société française avait un attrait que lui ont procuré le despotisme de la langue et des manières.

Sans que l’on s’en doutât, cette extrême politesse avait entièrement détruit l’énergie dans les classes riches de la nation. Il restait ce courage personnel qui a sa source dans l’extrême vanité, que la politesse tend à irriter et à agrandir sans cesse dans les cœurs.

Voilà ce qu’était la France quand la belle Marie-Antoinette, voulant se donner les plaisirs d’une jolie femme, fit de la cour une société. L’on n’était plus bien reçu à Versailles, parce qu’on était duc et pair, mais parce que Mme de Polignac daignait vous trouver agréable[117]. Il se trouva que le roi et la reine manquaient d’esprit. Le roi, de plus, n’avait pas de caractère ; et ainsi, accessible à tous les donneurs d’avis[118], il ne sut pas se jeter dans les bras d’un premier ministre ou se placer sur le char de l’opinion publique[119]. Depuis longtemps il n’était guère profitable d’aller à la cour, mais les premières réformes de M. de Necker tombant sur les amis de la reine[120] rendirent cette vérité frappante pour tous les yeux. Dès lors il n’y eut plus de cour[121].

La Révolution commença par l’enthousiasme des belles âmes de toutes les classes. Le côté droit de l’Assemblée Constituante présenta une résistance inopportune ; il fallut de l’énergie pour la vaincre : c’était appeler sur le champ de bataille tous les jeunes gens de la classe moyenne qui n’avaient pas été étiolés par la politesse excessive[122]. Tous les rois de l’Europe se liguèrent contre le jacobinisme. Alors nous eûmes l’élan sublime de 1792. Il fallut un surcroît d’énergie et des hommes d’une classe encore moins élevée où de très jeunes gens se trouvèrent à la tête de toutes les affaires[123]. Nos plus grands généraux sortirent du rang des soldats pour commander, comme en se jouant, des armées de 100.000 hommes[124]. À ce moment, le plus grand des annales de la France, la politesse fut proscrite par des lois. Tout ce qui avait de la politesse devint justement suspect à un peuple enveloppé de traîtres et de trahisons, et l’on voit qu’il n’avait pas tant de torts de penser à la contre-révolution[125].

Mais ce n’est pas avec une loi, et par un mouvement d’enthousiasme, qu’un peuple ou un individu peut renoncer à une ancienne habitude. À la chute de la Terreur, on vit les Français revenir avec fureur aux plaisirs de société[126]. Ce fut dans les salons de Barras que Bonaparte entrevit pour la première fois les plaisirs délicats et enchanteurs que peut donner une société perfectionnée. Mais, comme cet esclave qui se présentait au marché d’Athènes chargé de pièces d’or et sans monnaie de cuivre, son esprit était d’une nature trop élevée, son imagination trop enflammée et trop rapide pour qu’il pût jamais avoir des succès dans un salon. D’ailleurs il y arrivait à 26 ans, avec un caractère formé et inflexible.

À son retour d’Égypte dans les premiers moments, la cour des Tuileries fut une soirée de bivouac. Il y avait la franchise, le naturel, le manque d’esprit. Mme Bonaparte seule faisait apparaître les grâces, comme à la dérobée. La société de sa fille Hortense et sa propre influence adoucirent peu à peu le caractère de fer du premier consul. Il admira la politesse et les formes de M. de Talleyrand. Celui-ci dut à ses manières une liberté étonnante[127].

Bonaparte vit deux choses : que s’il voulait être roi, il fallait une cour pour séduire ce faible peuple français sur lequel ce mot cour est tout puissant. Il se vit dans la main des militaires. Une conspiration des gardes prétoriennes pouvait le jeter du trône à la mort[128]. Un entourage de préfets du palais, de chambellans, d’écuyers, de ministres, de dames du palais imposait aux généraux de la garde, qui, eux aussi, étaient français et avaient un respect inné pour le mot cour.

Mais le despote était soupçonneux ; son ministre Fouché avait des espions jusque parmi les maréchales. L’empereur avait cinq polices différentes[129] qui se contrôlaient l’une l’autre. Un mot qui s’écartait de l’adoration, je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait à jamais.

Il avait excité au plus haut degré l’ambition de chacun. Pour un roi qui avait été lieutenant d’artillerie, et avec des maréchaux qui avaient commencé par être ménétriers de campagne ou maîtres d’armes[130], il n’était pas d’auditeur qui ne voulût devenir ministre[131], pas de sous-lieutenant qui n’aspirât à l’épée de connétable. Enfin l’empereur voulut marier sa cour en deux ans. Rien ne rend plus esclave[132] ; et, cela fait, il voulut des mœurs. La police intervint d’une façon grossière dans le malheur d’une pauvre dame de la cour[133]. Enfin cette cour se composait de généraux ou de jeunes gens qui n’avaient jamais vu la politesse, dont le règne tomba en 1789[134].

Il n’en fallait pas tant pour empêcher la renaissance de l’esprit de société. Il n’y eut plus de société. Chacun se renferma dans son ménage ; ce fut une époque de vertu conjugale.

Un général de mes amis voulait donner un dîner de vingt couverts. Il va chez Véry du Palais Royal. Ses ordres écoutés, Véry lui dit : « Vous savez sans doute, mon général, que je suis obligé de donner avis de votre dîner à la police, pour qu’elle y ait quelqu’un. » Le général est fort étonné et encore plus fâché. Le soir, trouvant le duc d’Otrante à un conseil chez l’empereur, il lui dit : « Parbleu, il est bien fort que je ne puisse pas donner un dîner de vingt personnes sans admettre un de vos gens ! » Le ministre s’excuse, mais ne se relâche point de la condition nécessaire ; le général s’indigne. Enfin Fouché lui dit, comme par inspiration : « Mais, voyons votre liste. » Le général la lui donne. À peine le ministre est-il au tiers des noms, qu’il se met à sourire, et lui rendant la liste : « Il n’est pas besoin que vous invitiez d’inconnus. » Et les vingt invités étaient tous de grands personnages !

Après l’esprit public, ce que le monarque abhorrait le plus, c’était l’esprit de société. Il proscrivit en furieux l’Intrigante, comédie d’un auteur vendu à l’autorité[135] : mais on osait plaisanter ses chambellans ; on s’y moquait des dames de la cour qui, sous Louis XV, faisaient des colonels. Ce trait, si éloigné de lui, le choqua profondément : on osait se moquer d’une cour.

Chez un peuple spirituel, où l’on sacrifie gaiement sa fortune au plaisir de dire un bon mot, chaque mois voyait éclore quelque trait malin : cela le désolait. Quelquefois le courage allait jusqu’à la chanson ; alors il était sombre pour huit jours et maltraitait les chefs de ses polices[136]. Ce qui envenimait ce chagrin, c’est qu’il se trouvait fort sensible au plaisir d’avoir une cour.

Son second mariage découvrit une nouvelle faiblesse dans son caractère. Il était chatouillé de l’idée que, lui, lieutenant d’artillerie, était arrivé à épouser la petite-fille de Marie-Thérèse. La vaine pompe et le cérémonial d’une cour semblaient lui faire autant de plaisir que s’il fût né prince. Il en vint à ce point de folie d’oublier sa première qualité, celle de fils de la Révolution. Frédéric, roi de Wurtemberg et véritable roi, lui dit dans un de ces congrès que Napoléon tenait à Paris pour justifier aux yeux des Français le titre d’empereur : « Je ne vois pas à votre cour des noms historiques ; je ferais pendre tous ces gens-là ou je les mettrais dans mon antichambre. » C’est peut-être le seul conseil capital que Napoléon ait jamais suivi et il le suivit avec un respect bien ridicule en soi. Aussitôt les cent plus grandes familles de France allèrent prier M. de Talleyrand de les forcer à entrer à la cour. L’empereur étonné dit : « J’ai voulu avoir la jeune noblesse dans mes armées, je n’en ai pu trouver. »


Napoléon rappela aux grandes familles qu’elles étaient grandes sans lui ; elles l’avaient oublié. Mais il était obligé, comme il l’a avoué depuis, de céder à cette faiblesse avec la plus extrême prudence : « Car toutes les fois que je touchais cette corde, les esprits frémissaient comme un cheval à qui on serre trop la bride. » Il choquait la passion unique du peuple français : la vanité. Tant qu’il n’avait choqué que la liberté, tout le monde avait admiré.

Napoléon, pauvre et tout appliqué à des choses sérieuses dans sa jeunesse, était cependant bien loin d’être indifférent pour les femmes. Son extérieur extrêmement maigre, sa petite taille, sa pauvreté n’étaient pas faits pour lui procurer de la hardiesse et des succès. Il fallait là du courage en petits paquets. Je ne serais pas étonné de penser qu’il fût timide auprès des femmes. Il craignait leurs plaisanteries ; et cette âme inaccessible à la crainte, se vengea d’elles, au jour de sa puissance, en exprimant sans cesse et crûment un mépris dont il n’eût pas parlé, s’il eût été réel. Avant sa grandeur, il écrivait à son ami, l’ordonnateur Rey, à propos d’une passion qui captivait Lucien : « Les femmes sont des bâtons boueux ; on ne peut les toucher sans se salir. » Il voulait indiquer, par cette image inélégante, les fautes de conduite où elles entraînent : c’était une prédiction. S’il haïssait les femmes, c’est qu’il craignait souverainement le ridicule qu’elles distribuent. Se trouvant à dîner avec Mme de Staël, qu’il lui eût été si facile de gagner, il s’écria grossièrement qu’il n’aimait que les femmes qui s’occupent de leurs enfants. Il voulut avoir et il eut, dit-on, par son valet de chambre Constant[137], presque toutes les femmes de sa cour, une d’elles, nouvellement mariée, le second jour qu’elle parut aux Tuileries, disait à ses voisines : « Mon Dieu, je ne sais pas ce que l’empereur me veut ; j’ai reçu l’invitation de me trouver à huit heures dans les petits appartements. » Le lendemain, les dames lui demandant si elle avait vu l’empereur, elle rougit extrêmement.

L’empereur assis à une petite table, l’épée au côté, signait des décrets. La dame entrait ; il la priait de se mettre au lit, sans se déranger. Bientôt il la reconduisait lui-même avec un bougeoir et se remettait à lire ses décrets, à les corriger, à les signer. L’essentiel de l’entrevue ne durait pas trois minutes. Souvent son mameluck se trouvait derrière un paravent[138]. Il eut seize entrevues de ce genre avec Mlle George, et, à l’une d’elles, lui donna une poignée de billets de banque. Il s’en trouva quatre-vingt-seize. Cela fut arrangé par le valet de chambre Constant ; quelquefois il priait la dame d’ôter sa chemise et, sans se déranger, la renvoyait.

Par cette conduite, l’empereur désespéra les femmes de Paris. Les renvoyer au bout de deux minutes pour signer ses décrets, souvent ne pas même quitter son épée, leur parut atroce. C’était leur faire mâcher le mépris. Il eût été plus aimable que Louis XIV, s’il eût voulu se donner la moindre apparence d’une maîtresse et lui jeter deux préfectures, vingt brevets de capitaines et dix places d’auditeurs à distribuer. Qu’est-ce que cela lui faisait ? Ne savait-il pas que, sur les présentations de ses ministres, il nommait quelquefois les protégés de leurs maîtresses ?

Il fut dupe de l’apparence de faiblesse. C’était comme celle pour la religion ; un politique devait-il nommer faiblesse ce qui lui eût donné toutes les femmes ? Il n’y eût pas eu tant de mouchoirs blancs à l’entrée des Bourbons.

Mais il haïssait, et la crainte ne raisonne pas. La femme d’un de ses ministres commet une faute unique ; il a la barbarie de le lui dire. Ce pauvre homme, qui adorait sa femme, tombe évanoui. « Et vous, Maret, croyez-vous n’être pas c… ? Votre femme a eu mercredi dernier le général Pir. »

Rien n’était plus insipide, et, l’on peut dire, plus bête, que ses questions aux femmes dans les bals que donnait la ville. Cet homme charmant avait alors le ton sombre et ennuyé. « Comment vous appelez-vous ? Que fait votre mari ? Combien avez-vous d’enfants ? » Quand il voulait combler la mesure de la distinction, il passait à la quatrième question : « Combien avez-vous de fils ? »

Pour les dames de la cour, le comble de la faveur était d’être invitées au cercle de l’impératrice. Lors de l’incendie chez le prince Schwartzemberg, il voulut récompenser quelques dames qui avaient fait voir de la générosité dans ce grand danger qui se montrait tout-à-coup, au milieu des agréments d’un bal.

Le cercle commença à huit heures à Saint-Cloud et se trouva composé, outre l’empereur et l’impératrice, de sept dames et de MM. de Ségur, de Montesquiou et de Beauharnais. Les sept dames, dans une assez petite pièce et en très grand habit de cour, étaient rangées contre le mur, l’empereur auprès d’une petite table regardant des papiers. Au bout d’un quart d’heure de profond silence il se leva et dit : « Je suis las de travailler ; qu’on fasse entrer Costaz ; je verrai les plans des palais. »

Le baron Costaz, le plus boursouflé des hommes, entre avec des plans sous le bras. L’empereur se fait expliquer les dépenses à faire l’année suivante à Fontainebleau qu’il voulait achever en cinq ans. Il lit d’abord le projet, s’interrompant pour faire des observations à M. Costaz. Il ne trouve pas justes les calculs de remblais qu’a faits celui-ci pour un étang qu’on voulait combler. Le voilà qui se met à faire des calculs sur la marge du rapport ; il oublie de mettre du sable sur ses chiffres ; il les efface et se barbouille. Il se trompe ; M. Costaz lui rappelle les sommes de mémoire. Pendant ce temps, deux ou trois fois, il se tourne vers l’impératrice : « Hé bien, ces dames ne disent rien ! » Alors on chuchote deux ou trois mots à voix très basse sur les talents universels de Sa Majesté, et le silence le plus profond recommence. Trois quarts d’heure se passent, l’empereur se retourne encore : « Mais ces dames ne disent rien ; ma chère amie, demande un loto. » L’on sonne ; le loto arrive ; l’empereur continue à calculer. Il s’est fait donner une feuille de papier blanc et a recommencé tous les calculs. De temps en temps, sa vivacité l’emporte ; il se trompe et se fâche. Dans ces moments difficiles, un des hommes qui tirent les numéros du sac, baisse encore plus la voix. Sa voix n’est plus qu’un remuement de lèvres. À peine les dames qui l’entourent peuvent deviner les numéros qu’il appelle. Enfin dix heures sonnent ; le triste loto est interrompu et la soirée finit. Autrefois l’on serait venu à Paris dire qu’on revenait de Saint-Cloud. Cela ne suffit plus aujourd’hui ; une cour est une chose bien difficile à créer.

L’empereur eut un bonheur singulier : sa bonne étoile lui fit rencontrer un personnage unique pour être à la tête d’une cour. C’était le comte de Narbonne, doublement fils de Louis XV[139]. Il voulut le faire chevalier d’honneur de l’impératrice Marie-Louise. Cette princesse eut le courage bien étonnant de lui résister : « Je n’ai pas à me plaindre du chevalier d’honneur actuel, comte de Beauharnais. — Mais il est si bête ! — C’est une réflexion que Votre Majesté pouvait faire en le nommant. Mais une fois qu’il a été admis à mon service, il n’est pas convenable qu’il en sorte sans motif et surtout qu’il en sorte sans moi. »

L’empereur n’eut pas l’esprit de dire au comte de Narbonne : « Voilà cinq millions pour un an, et un pouvoir absolu dans le département des niaiseries ; faites-moi une cour aimable. » La seule présence de cet homme charmant eût suffi. L’empereur aurait dû au moins se faire composer par lui des réparties aimables. Le ministre de la police ne demandait qu’un mot à pouvoir porter aux nues. Bien loin de là, l’empereur semblait prendre à tâche de former sa cour des plus ennuyeuses figures du monde. Le prince de Neuchâtel, grand écuyer, était nul pour la société, où il portait presque toujours une humeur bourrue. M. de Ségur avait été aimable[140] ; on ne pouvait pas certes en dire autant de MM. de Montesquiou, de Beauharnais, de Turenne, ni même de ce pauvre Duroc qui, à ce qu’on croit, tutoyait l’empereur dans le particulier. Rien de plus insipide que la tourbe des écuyers et des chambellans. De ceux-ci on n’en voyait guère qu’une douzaine dans l’antichambre des palais et toujours les mêmes figures, et il n’y avait rien là qui pût rompre l’ennui de la cour. Je ne serais pas étonné que l’empereur, totalement étranger à l’esprit amusant, n’eût [eu] de l’éloignement pour les gens de ce caractère, si indispensables dans une cour, si l’on veut que la cour rivalise avec la ville. Tous les hommes de la cour de Saint-Cloud étaient les plus honnêtes gens du monde. Il n’y avait nulle noirceur dans cette cour dévorée d’ambition ; il n’y avait que de l’ennui, mais il était assommant. L’empereur n’était jamais qu’un homme de génie. Il n’était pas dans sa nature de pouvoir s’amuser. Un spectacle l’ennuyait, ou il le goûtait avec une telle passion, que l’écouter et en jouir devenait pour lui le plus occupant des travaux. Ainsi, fou de plaisir après avoir entendu Crescentini chanter Roméo et Juliette et l’air Ombra adorata, aspetta, il ne sortit de son transport que pour lui envoyer la couronne de fer. De même quelquefois, quand Talma jouait Corneille, de même quand Napoléon lisait Ossian, de même quand il faisait jouer quelques vieilles contredanses aux soirées de la princesse Pauline ou de la reine Hortense et qu’il se mettait à danser de tout son cœur. Jamais le sang-froid nécessaire pour être aimable ; en un mot, Napoléon ne pouvait pas être Louis XV.

Comme les arts ont fait d’immenses progrès pendant la Révolution et depuis la chute de la fausse politesse, et que l’empereur avait fort bon goût et voulait qu’on mangeât tout l’argent qu’il distribuait en appointements ou gratifications, les fêtes qu’on donnait aux Tuileries ou à Saint-Cloud étaient charmantes. Il n’y manquait que des gens amusables. Il n’y avait pas moyen d’avoir de l’aisance et de l’abandon ; on était trop dévoré par l’ambition, par la crainte ou l’espérance d’un succès. Sous Louis XV, la carrière d’un homme était faite d’avance ; il fallait de l’extraordinaire pour y déranger quelque chose. La jolie duchesse de Bassano donne des bals qui prennent fort bien. Les deux premiers sont jolis ; le troisième est divin. L’empereur la trouve à Saint-Cloud, lui dit qu’il ne convient pas qu’un ministre donne des bals en frac, et, enfin, la fait pleurer.

On voit que chez les grands de la cour, la société ne pouvait durer qu’autant qu’elle se constituait en un état perpétuel de contrainte, d’insipidité et de réserve. Les plus grands ennemis étaient mis en présence. Il n’y avait point de société particulière.

La bassesse des courtisans ne se trahissait pas par des mots aimables comme sous Louis XV.

Le comte Laplace, chancelier du Sénat, fait une scène à sa femme parce qu’elle ne se pare pas assez pour aller chez l’impératrice. Cette pauvre femme, très coquette achète une robe charmante, et si charmante, que, malheureusement, elle frappe la vue de l’empereur, qui vient à elle tout droit en entrant, et devant deux cents personnes, lui dit : « Comme vous voilà mise, Madame Laplace ! mais vous êtes vieille ! il faut laisser ces robes-là aux jeunes femmes ; cela ne convient plus à celles de votre âge. »

Malheureusement, Mme Laplace, connue par ses prétentions, se trouvait dans ce moment difficile où il ne tiendrait qu’à une jolie femme de n’être plus jeune. Cette pauvre femme rentre chez elle désespérée. Les sénateurs ses amis, sans lui rappeler le mot cruel, sont prêts, tant la chose était choquante, à trouver tort au maître, quand elle en parlera. Arrive M. de Laplace qui lui dit : « Mais, Madame, quelle idée d’aller prendre une robe de jeune fille ! Vous ne voulez pas absolument vieillir… mais vous n’êtes plus jeune… l’empereur a raison. » Pendant huit jours on ne parla que de ce trait de courtisan, et il faut convenir qu’il n’est pas gracieux et qu’il ne fit honneur ni au maître, ni au valet.


CHAPITRE LIII

DE L’ARMÉE


Les choix que Napoléon faisait dans ses revues continuelles et en consultant les soldats et l’opinion publique dans le régiment, étaient excellents ; ceux du prince de Neuchâtel, fort mauvais[141]. L’esprit était un titre d’exclusion ; encore plus, le moindre sentiment généreux d’enthousiasme pour la patrie.

Cependant il est évident que la bêtise n’était nécessaire que dans les officiers de la garde qui devaient surtout n’être pas gens à se laisser émouvoir par une proclamation. Il ne fallait là que des instruments aveugles de la volonté de Mahomet.

La voix publique appelait à la place de major général le duc de Dalmatie ou le comte de Lobau. Le prince de Neuchâtel en eût été plus content qu’eux. Il était excédé des fatigues de sa place, et, pendant des journées entières, mettait les pieds sur son bureau et, se renversant dans son fauteuil, ne répondait qu’en sifflant à tous les ordres qu’on pouvait lui demander.

Ce qu’il y avait de divin dans l’armée française, c’étaient les sous-officiers et les soldats. Comme il en coûtait fort cher pour se faire remplacer à la conscription, on avait tous les enfants de la petite bourgeoisie ; et, grâce aux écoles centrales, ils avaient lu l’Émile et les Commentaires de César. Il n’y avait pas de sous-lieutenant qui ne crût fermement qu’en se battant bien et ne rencontrant pas de boulet, il ne devînt un jour maréchal d’Empire. Cette heureuse illusion durait jusqu’au grade de général de brigade. On s’apercevait alors, dans l’antichambre du prince vice-connétable, qu’à moins de faire une belle action immédiatement sous les yeux du grand homme, il n’y avait d’espoir que dans l’intrigue. Le major général s’environnait d’une espèce de cour, pour tenir à distance les maréchaux qu’il sentait valoir mieux que lui. Le prince de Neuchâtel comme major général avait l’avancement de toutes les armées hors de France. Le ministre de la guerre ne s’occupait que de l’avancement des militaires employés en France, où il était de règle qu’on n’avançait qu’aux coups de fusil. Un jour dans un conseil des ministres du cabinet, le respectable général Dejean, le ministre de l’intérieur, le général Gassendi et plusieurs autres se réunissaient pour supplier l’empereur de faire chef de bataillon un capitaine d’artillerie qui avait rendu les plus grands services dans l’intérieur. Le ministre de la guerre rappelait que, depuis quatre ans, Sa Majesté avait effacé trois fois le nom de cet officier dans les décrets d’avancement. Tous avaient quitté le ton officiel pour supplier l’empereur : « Non, Messieurs, jamais je ne consentirai à avancer un officier qui n’a pas été au feu depuis dix ans, mais on sait assez que j’ai un ministre de la guerre qui me surprend des signatures. » Le lendemain l’empereur signait, sans le lire, le décret qui nommait ce brave homme chef de bataillon.

À l’armée, après une victoire ou après un simple avantage remporté par une division, l’empereur passait toujours une revue. Après avoir passé dans les rangs, accompagné du colonel, et parlé à tous les soldats qui s’étaient distingués, il faisait battre un ban ; les officiers se réunissaient autour de lui. Là, si un chef d’escadron avait été tué, il demandait tout haut : « Quelle est le plus brave capitaine ? » Là, dans la chaleur de l’enthousiasme pour la victoire et pour le grand homme, les âmes étaient sincères, les réponses étaient loyales. Si le plus brave capitaine n’avait pas assez de moyens pour être chef d’escadron, il lui donnait un avancement dans la Légion d’Honneur, et revenant à la question, demandait : « Après un tel, quel est le plus brave ? » Le prince de Neuchâtel tenait note avec un crayon des promotions ; et aussitôt l’empereur passé à un autre régiment, le commandant de celui qu’il venait de quitter faisait reconnaître dans leurs grades les nouveaux officiers.

Dans ces moments, j’ai vu souvent les soldats pleurer de tendresse pour le grand homme. Au moment même d’une victoire, le grand vainqueur envoyait des listes de trente ou quarante personnes pour des croix ou des grades, listes qui ordinairement étaient signées en original et qui par conséquent existent encore, souvent écrites au crayon sur le champ de bataille, dans les archives de l’État, et qui seront un jour, après la mort de Napoléon, un monument touchant pour l’histoire. Rarement, quand le général n’avait pas l’esprit de faire une liste, l’empereur employait la mauvaise forme de dire : « J’accorde deux croix d’officier et dix de légionnaire à tel régiment. » Cette forme ne va pas avec la gloire.

Quand il visitait les hôpitaux, des officiers amputés et expirants, leur croix rouge piquée avec une épingle à leur bois de lit, se hasardaient de lui demander la couronne de fer, et il ne l’accordait pas toujours. C’était le comble de la distinction.

Le culte de la gloire, l’imprévu, un entier enthousiasme de gloire qui faisait qu’un quart d’heure après l’on se faisait tuer avec plaisir, tout éloignait l’intrigue.


CHAPITRE LIV

SUITE DE L’ARMÉE


Au reste l’esprit de l’armée a varié : farouche, républicaine, héroïque à Marengo, elle devint de plus en plus égoïste et monarchique. À mesure que les uniformes se brodèrent et se chargèrent de croix, ils couvrirent des cœurs moins généreux. On éloigna ou on laissa languir tous les généraux qui se battaient par enthousiasme (le général Desaix, par exemple). Les intrigants triomphèrent, et, parmi ceux-ci, l’empereur n’osait pas punir les fautes. Un colonel qui fuyait, ou se laissait choir dans un fossé toutes les fois que son régiment allait au feu, était fait général de brigade et envoyé dans l’intérieur. L’armée était si égoïste et si corrompue à la campagne de Russie, qu’elle fut presque sur le point de mettre le marché à la main de son général[142]. D’ailleurs les inepties du major général[143], l’insolence de la garde, pour qui étaient toutes les préférences[144], et qui, depuis longtemps, ne se battait plus, étant la réserve éternelle de l’armée, aliénaient bien des cœurs à Napoléon. La bravoure n’était diminuée en rien (il est impossible que le soldat d’un peuple vaniteux ne se fasse pas tuer mille fois pour être le plus brave de la compagnie), mais le soldat, n’ayant plus de subordination, manquait de prudence et détruisait ses forces physiques avec lesquelles seules le courage pouvait tomber.

Un colonel de mes amis me racontait, en allant en Russie, que, depuis trois ans, il avait vu passer 36.000 hommes dans son régiment. Chaque année, il y avait moins d’instruction, moins de discipline, moins de patience, moins d’exactitude dans l’obéissance. Quelques maréchaux, comme Davout et Suchet, soutenaient encore leurs corps d’armée. La plupart semblaient se mettre à la tête du désordre. L’armée ne savait plus faire masse. De là les avantages que les Cosaques, de misérables paysans mal armés, étaient destinés à remporter sur la plus brave armée de l’univers. J’ai vu vingt-deux Cosaques, dont le plus âgé n’avait que vingt ans et deux ans de service, mettre en désordre et en fuite un convoi de cinq cents Français, et cela dans la campagne de Saxe en 1813[145]. Ils n’auraient rien fait contre l’armée républicaine de Marengo. Mais comme une telle armée ne se retrouvera plus, le souverain qui est maître des cosaques est le maître du monde[146].


CHAPITRE LV


Quand l’empereur entreprit la guerre de Russie, elle était populaire en France, depuis que la faiblesse de Louis XV avait laissé partager la Pologne. La France restant avec la même population au milieu de souverains qui, tous, augmentaient la leur, il fallait tôt ou tard qu’elle reprît la première place, ou qu’elle fût réduite à la seconde. Il fallait à tous les souverains une guerre heureuse avec la Russie pour lui ôter les moyens d’envahir le Midi de l’Europe. N’était-il pas naturel de profiter du moment où un grand homme de guerre occupait le trône de France et compensait les immenses désavantages de ce pays ?

Outre ces raisons générales, la guerre de 1812 était une conséquence naturelle du traité de Tilsitt ; et Napoléon avait la justice de son côté. La Russie, qui avait promis d’exclure les marchandises anglaises, ne put pas remplir son engagement. Napoléon arma pour la punir de la violation d’un traité auquel elle devait son existence, que Napoléon aurait pu détruire à Tilsitt. Désormais les souverains sauront qu’il ne faut jamais épargner un souverain vaincu.


CHAPITRE LVI[147]


Il y a un peu plus d’un siècle que le sol sur lequel est bâti Pétersbourg, la plus belle des capitales, n’était encore qu’un marais désert, et que toute la contrée environnante était sous la domination de la Suède, alors alliée et voisine de la Pologne, royaume de dix-sept millions d’habitants. La Russie a toujours cru, depuis Pierre le Grand, qu’elle serait, en 1819, la maîtresse de l’Europe, si elle avait le courage de vouloir, et l’Amérique est désormais la seule puissance qui puisse lui résister. On dira que c’est apercevoir les choses de loin ; voyez l’espace que nous avons parcouru depuis la paix de Tilsitt en 1807. Dès l’époque de cette paix tous les militaires prédirent que, s’il y avait jamais lutte entre la Russie et la France, cette lutte serait décisive pour un des deux pays ; et ce n’était pas la France qui avait les plus belles chances. Sa supériorité apparente tenait à la vie d’un homme. La force de la Russie croissait rapidement, et tenait à la force des choses ; de plus, la Russie était inattaquable. Il n’y a qu’une barrière contre les Russes : c’est un climat très chaud. En trois ans ils ont perdu par les maladies, à leur armée de Moldavie, trente-six généraux et cent vingt mille hommes.

Napoléon eut donc toute raison de chercher à arrêter la Russie tandis que la France avait un grand homme pour souverain absolu. Le roi de Rome, né sur le trône, n’eût probablement pas été un grand homme et encore moins un souverain despotique. Le sénat et le corps législatif devaient tôt ou tard prendre de la vigueur et certainement l’influence de l’empereur des Français serait tombée, à la mort de Napoléon, en Italie et en Allemagne. Rien ne fut donc plus sage que le projet de guerre contre la Russie, et, comme le premier droit de tout individu est de se conserver, rien ne fut plus juste.

La Pologne, par ses relations avec Stockholm et Constantinople, était, pour le midi de l’Europe, un boulevard formidable. L’Autriche et la Prusse eurent la sottise, et Louis XV l’ineptie, de prêter les mains à la destruction du gage unique de leur sûreté future. Napoléon dut chercher à rétablir ce boulevard.

Peut-être l’histoire le blâmera-t-elle d’avoir fait la paix à Tilsitt ; s’il pouvait faire autrement, ce fut une grande faute. Non seulement l’armée russe était affaiblie et épuisée, mais Alexandre avait vu ce qui manquait à son organisation.

« J’ai gagné du temps », dit-il après Tilsitt, et jamais délai n’a été mieux mis à profit. En cinq ans, l’armée russe déjà si brave, fut organisée presque aussi bien que la française, et avec cet immense avantage qu’un soldat français coûte autant à sa patrie que quatre soldats russes.

Toute la noblesse russe est engagée, de près ou de loin, dans l’intérêt commercial qu’exige la paix avec l’Angleterre. Quand son souverain la contrarie, elle le fait disparaître. La guerre avec la France était donc également indispensable du côté de la Russie.

La guerre étant indispensable, Napoléon eut-il raison de la faire en 1812 ? Il craignait que la Russie ne fît la paix avec la Turquie, que l’influence de l’Angleterre à Saint-Pétersbourg n’augmentât, et qu’enfin ses revers en Espagne, qu’il ne pouvait plus tenir cachés, n’encourageassent ses alliés à reconquérir leur indépendance.

Plusieurs des conseillers de Napoléon lui représentèrent qu’il serait prudent d’envoyer quatre-vingt mille hommes de plus en Espagne pour en finir de ce côté-là, avant de s’enfourner dans le Nord (ce sont les paroles dont ils se servirent). Napoléon répondit qu’il était plus raisonnable de laisser l’armée anglaise en Espagne. « Si je les chasse de la péninsule, ils viendront débarquer à Königsberg. »

Le 24 juin 1812, Napoléon passa le Niémen à Kowno, à la tête d’une armée de quatre cent mille hommes. C’était le midi de l’Europe qui cherchait à écraser son maître futur. Cette campagne commença par deux malheurs politiques. Les Turcs, aussi stupides qu’honnêtes gens, firent la paix avec la Russie, et la Suède jugeant sagement sa position, se déclara contre la France.

Après la bataille de la Moskowa, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre ; il y était parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin ; mais son génie politique, toujours si médiocre, lui apparut et lui fit perdre son armée.

Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1er octobre. Il se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix ; l’héroïque brûlement de Moscou[148], s’il l’eût évacué, devenait alors ridicule.

Vers le 15 octobre, quoique le temps fût superbe et qu’il ne gelât encore qu’à trois degrés, tout le monde comprit qu’il était plus que temps de prendre un parti ; il s’en présentait trois :

Se retirer à Smolensk, occuper la ligne du Borysthène et réorganiser la Pologne.

Passer l’hiver à Moscou, en vivant, avec ce qu’on avait trouvé dans les caves, et sacrifiant les chevaux qu’on aurait salés ; au printemps, marcher sur Pétersbourg.

Troisièmement enfin, comme l’armée russe, qui avait beaucoup souffert le 7 septembre[149], se trouvait éloignée sur la gauche, faire une marche de flanc sur la droite, arriver à Pétersbourg qu’on trouvait sans défense et sans nulle envie de se brûler. C’est dans cette position que la paix était certaine. Si l’armée française avait eu l’énergie de 1794, on aurait pris ce dernier parti ; mais la seule proposition aurait fait frémir nos riches maréchaux et nos élégants généraux de brigade sortant de la cour.

Un inconvénient de ce projet, c’est qu’il fallait rester comme séparé de la France pendant cinq mois, et la conspiration Malet a montré à quelles gens le gouvernement était confié, en l’absence d’un maître jaloux. Si le sénat ou le corps législatif avait été quelque chose, l’absence du chef n’aurait pas été fatale. Dans la marche de Moscou à Pétersbourg, tout le flanc gauche eût été libre, et Napoléon pouvait, un mois de suite, envoyer chaque jour un courrier et gouverner la France. Marie-Louise régente, Cambacérès chef du civil et le prince d’Eckmühl du militaire, et tout marchait. Ney ou Gouvion Saint-Cyr à Mitau et Riga pouvaient faire passer un ou deux courriers par mois ; Napoléon lui-même pouvait visiter Paris, car une armée russe en Russie, est nécessairement immuable pendant trois mois. L’homme ne peut se conserver dans ces froids terribles qu’en passant dix heures chaque jour auprès d’un poêle ; et l’armée russe est arrivée à Vilna aussi détruite que la nôtre.

Des trois partis à prendre, on choisit le plus mauvais, mais ce n’était rien encore : on l’exécuta de la manière la plus absurde, Napoléon n’étant plus le général de l’armée d’Égypte.

L’armée avait souffert dans sa discipline par le pillage qu’il avait bien fallu lui permettre à Moscou, puisqu’on ne lui faisait point de distribution. Rien n’est dangereux, avec le caractère français, comme une retraite ; et c’est dans les dangers qu’on a besoin de discipline, c’est-à-dire de force.

Il fallait annoncer à l’armée, par une proclamation détaillée, qu’elle se rendait à Smolensk ; qu’elle avait ainsi quatre-vingt-treize lieues à faire en vingt-cinq jours, que chaque soldat recevrait deux peaux de moutons, un fer à cheval et vingt clous à glace, plus quatre biscuits ; que chaque régiment ne pourrait avoir que six voitures et cent chevaux de bât ; qu’enfin, pendant vingt-cinq jours, toute insubordination serait punie de mort ; tous les colonels et généraux, assistés de deux officiers, recevraient le droit de faire fusiller sur place tout soldat insubordonné ou maraudeur.

Il fallait préparer l’armée au départ par huit jours de bonne nourriture avec distribution d’un peu de vin et de sucre. Les estomacs avaient beaucoup souffert dans la marche de Vitebsk à Moscou car, à force d’imprévoyance, on avait trouvé le secret de manquer de pain en Pologne.

Enfin, toutes ces précautions prises, il fallait regagner Smolensk en évitant le plus possible la route qu’on avait dévastée en venant à Moscou, et dont les Russes avaient brûlé toutes les villes : Mojaisk, Giatsk, Wiasma, Dorogobouj, etc.

Sur tous ces points, on fit exactement le contraire de ce que la prudence ordonnait. Napoléon, qui n’osait plus faire fusiller un soldat, se garda bien de parler de discipline. L’armée, à son retour de Moscou à Smolensk, était précédée de trente mille fuyards prétendus malades, mais se portant fort bien les dix premiers jours. Ces gens gaspillaient et brûlaient ce qu’ils ne consommaient pas. Le soldat fidèle à son drapeau se trouva faire un métier de niais. Or, comme c’est là ce que le Français abhorre par-dessus tout, il n’y eut bientôt plus, sous les armes, que les soldats à caractère héroïque et les nigauds.

Les soldats m’ont souvent répété dans la retraite, mais je ne puis le croire, car je ne l’ai pas vu, que, par un ordre du jour donné à Moscou, vers le 10 octobre, le prince de Neuchâtel avait autorisé tous les soldats qui ne se sentaient pas bien portants pour faire dix lieues par jour, à prendre les devants. Aussitôt les têtes se montèrent, et les soldats se mirent à calculer le nombre de jours de marche qu’il fallait pour se rendre à Paris.


CHAPITRE LVII


Napoléon disait : « Si je réussis avec la Russie, je suis maître du monde. » Il se laissa vaincre, non par les hommes, mais par son orgueil et par le climat[150] ; et l’Europe prit une nouvelle attitude. Les petits princes ne tremblaient plus, les grands souverains n’étaient plus incertains ; tous levèrent les yeux vers la Russie ; elle devenait le centre d’une opposition invincible.

Les ministres anglais n’avaient pas calculé cette chance, ces ministres qui n’ont d’influence que parce qu’ils profitent de la liberté qu’ils abhorrent. La Russie partira du point où ils l’ont mise pour recommencer Napoléon et d’une manière bien plus invincible, car elle ne sera pas viagère : nous verrons les Russes dans l’Inde.

En Russie, personne n’en est encore à s’étonner du despotisme. Il se confond avec la religion ; et, comme il est exercé par le plus doux et le plus aimable des hommes, il ne choque que quelques têtes philosophiques qui vont voyager. Les soldats russes ne remuent pas avec des proclamations ou des croix, mais par l’ordre de saint Nicolas. Le général Masséna racontait devant moi qu’un Russe, qui voit tomber son camarade, persuadé qu’il va ressusciter dans son pays, se penche vers lui pour lui recommander de donner de ses nouvelles à sa mère. La Russie, comme les Romains[151], a des soldats superstitieux, commandés par des officiers aussi civilisés que nous[152].

Napoléon sentait bien que le courant des siècles venait de changer de direction lorsqu’il disait à Varsovie : « Du sublime au ridicule il n’est qu’un pas », mais il ajoutait : « Le succès donnera de la témérité aux Russes ; je leur livrerai deux ou trois batailles entre l’Elbe et l’Oder, et, dans six mois, je serai encore sur le Niémen. »

Les batailles de Lutzen et de Wurtschen furent le dernier effort d’un grand peuple dont le cœur est dévoré par la décourageante tyrannie. À Lutzen, 150.000 soldats des cohortes qui n’avaient jamais vu le feu, combattirent pour la première fois. Ces jeunes gens restèrent ahuris de la vue du carnage. La victoire n’avait mis aucune gaîté dans l’armée. L’armistice était nécessaire.


CHAPITRE LVIII


Le 26 mai 1813, Napoléon était à Breslau. Là, il fut triplement téméraire : il compta trop sur son armée, trop sur l’idiotisme des cabinets étrangers, trop sur l’amitié des souverains. Il avait créé et sauvé la Bavière, l’empereur d’Autriche était son beau-père et l’ennemi naturel de la Russie. Il fut la dupe de ces deux phrases.

Il fallait profiter du moment de relâche pour épuiser à fond les pays conquis et, dix jours avant la fin de l’armistice, prendre position à Francfort-sur-le-Mein. Toute la campagne de Russie était réparée ; c’est-à-dire, en ce qui concerne la France, l’empire n’aurait pas été démembré ; mais Napoléon n’avait plus d’influence au delà de l’Elbe, que comme le plus grand prince de l’Europe.

L’expédition de Silésie, mal à propos confiée au maréchal Mac Donald, qui n’est connu que par des revers ; la bataille de Dresde, l’abandon du corps du maréchal Saint-Cyr, les batailles de Leipzig, la bataille de Hanau, tout cela, amas de fautes énormes[153] qui ne peuvent être commises que par le plus grand homme de guerre qui ait paru depuis César[154].

Quant à la paix qu’on ne cessait de lui offrir, le temps nous apprendra s’il y avait dans tout cela quelque chose de sincère[155]. Pour moi, je crois à la sincérité des cabinets à cette époque, parce que je crois à leur peur. Au reste, l’esprit qui sert à acquérir n’est pas le même que celui qui sert à conserver. Si, le lendemain de la paix de Tilsitt, tout le génie de Napoléon se fût converti en simple bon sens, il serait encore le maître de la plus belle partie de l’Europe.

Mais vous, lecteur, vous n’auriez pas la moitié des idées libérales qui vous agitent, vous brigueriez une place de chambellan, ou, petit officier de l’armée, à force de vous montrer le séide de l’empereur, vous chercheriez à monter d’un grade.


CHAPITRE LIX


À Dresde, après la bataille du 26 août, Napoléon paraît avoir été la victime d’un faux point d’honneur : il ne voulait pas reculer. L’habitude du trône avait augmenté l’orgueil de ce caractère et diminué le bon sens, si remarquable dans ses premières années.

Cette éclipse totale de bon sens se fait encore plus remarquer dans les actes de son administration intérieure. Cette année, il fit casser, par son vil sénat, l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles, rendu dans l’affaire de l’octroi d’Anvers, d’après la déclaration d’un jury. Le prince était à la fois législateur, accusateur et juge ; tout cela, par pique d’avoir trouvé des fripons plus fins que ses règlements.

Un autre sénatus-consulte montre bien le despote tombé en démence. Cet acte du sénat, qui d’abord avait le ridicule de s’écarter des usages appelés les Constitutions de l’Empire, déclarait qu’on ne ferait jamais la paix avec l’Angleterre qu’au préalable elle n’eût fait restituer la Guadeloupe, qu’elle venait de donner à la Suède. Les membres du sénat qui, avant que d’y entrer, étaient presque tous comptés parmi les hommes les plus remarquables de la France, une fois réunis au Luxembourg ne luttaient plus entre eux que de bassesse. C’est en vain qu’une courageuse opposition essayait de les faire rougir : ils répondaient : « Le siècle de Louis XIV recommence et nous ne voulons pas ruiner à jamais nous et nos familles. » Comme les délibérations étaient secrètes, les opposants n’avaient que les dangers de l’opposition, non la gloire, et la postérité doit répéter avec une double reconnaissance les noms de Tracy, Grégoire, Lanjuinais, Cabanis, Boissy d’Anglas, Lenoir La Roche, Colaud, Cholet, Volney et peu d’autres, hommes illustres qui, aujourd’hui encore, sont de l’opposition et sont injuriés par les mêmes flatteurs qui, seulement, ont changé de maître[156].

Napoléon envoya ordre à tous ses préfets de faire injurier Bernadotte, prince de Suède, dans des centaines d’adresses doublement ridicules, car en quittant la France, Bernadotte était devenu Suédois[157].

Cependant Wellington triomphant, par la force des circonstances, d’un général plus habile que lui, s’approchait de Bayonne. La Hollande se révoltait. Quarante-quatre gendarmes, qui se trouvèrent pour toute garnison à Amsterdam le jour de la plus tranquille insurrection qui fût jamais, ne purent empêcher ce pays de se séparer de la France. Les places les plus imprenables furent occupées comme des villages. Dans l’intérieur, l’empereur n’avait laissé ni un homme, ni une cartouche, ni surtout une tête. Tout ce qu’on put faire fut de garder Berg-op-Zoom, et peu après, la garnison française, faisant prisonnier le corps d’armée anglais qui l’assiégeait, montra au monde :

disjecti membra poetæ.

Après la révolte de la Hollande, parut la déclaration de Francfort ; elle promettait à la France la Belgique et la rive gauche du Rhin ; mais où était la garantie de cette promesse ? Qui empêchait les Alliés de recommencer les hostilités six mois après la paix ? La postérité se souviendra de la bonne foi qu’ils montrèrent après les capitulations de Dresde et de Dantzig.


CHAPITRE LX[158]


Toutes les pièces de l’empire semblaient tomber les unes sur les autres. Malgré ces épouvantables désastres, Napoléon avait encore mille moyens d’arrêter le cours de sa décadence. Mais il n’était plus le Napoléon d’Égypte et de Marengo. L’obstination avait remplacé le talent. Il ne put prendre sur lui d’abandonner ces vastes projets, regardés si longtemps par lui et ses ministres comme absolument immanquables. Au moment du besoin, il ne trouva plus autour de lui que des flatteurs. Cet homme, que les féodaux, les Anglais et Mme de Staël représentent comme le machiavélisme incarné, comme une des incarnations de l’esprit malin[159], fut deux fois la dupe de son cœur : d’abord lorsqu’il crut que l’amitié, qu’il avait inspirée à Alexandre, ferait faire l’impossible à ce prince, et ensuite, lorsqu’il pensa que parce qu’il avait épargné quatre fois la Maison d’Autriche au lieu de l’anéantir, elle ne l’abandonnerait pas dans le malheur. Il disait que la Maison d’Autriche verrait la mauvaise position où elle se trouve à l’égard de la Russie. La Bavière qu’il avait créée en 1805 et sauvée en 1809 l’abandonna et chercha à lui donner le coup de grâce à Hanau, et si le général bavarois avait fait vingt fossés sur la route, il réussissait. Napoléon eut le défaut de tous les parvenus : celui de trop estimer la classe à laquelle ils sont arrivés.

Pendant la route de Hanau à Paris, Napoléon n’avait pas la moindre idée de son péril. Il pensait à l’élan sublime de 1792, mais il n’était plus le premier consul d’une république. Pour abattre le consul il fallait abattre trente millions d’hommes. En quatorze ans d’administration, il avait avili les cœurs et remplacé l’enthousiasme un peu dupe des républiques, par l’égoïsme des monarchies. La monarchie était donc refaite ; le monarque pouvait changer sans véritable révolution. Qu’est-ce que cela fait aux peuples[160] ?

Dans l’autre bassin de la balance, nous avions eu, durant quatorze ans, des souverains mourants de peur. S’ils songeaient à l’illustre maison de Bourbon, c’était pour voir l’état où ils pouvaient tomber d’un jour à l’autre. Après la bataille de Leipzig, l’intrigue se tut un moment et le vrai mérite put approcher des cours[161]. Ainsi le patriotisme et l’enthousiasme étaient dans le camp des Alliés avec la Landsturm et la Landwehr, et ils avaient des gens de mérite. Napoléon avait paralysé l’enthousiasme et, au lieu d’avoir Carnot pour ministre de la guerre, comme à Marengo, il avait M. le duc de Feltre.


CHAPITRE LXI


Les Alliés, arrivés à Francfort, parurent étonnés de leur fortune. Ils délibérèrent d’abord de se porter en Italie. Le sol français leur faisait peur. Ils avaient toujours devant les yeux la retraite de Champagne. Enfin ils osèrent passer le Rhin (4 janvier 1814).

Napoléon était depuis longtemps à Paris. Sa principale affaire était, je crois, de se rassurer contre la peur que lui faisait le peuple français. Il ne faisait de décrets que pour avoir des habits, des fusils, des souliers comme si le moral n’était rien. Son but fut de sortir de cet embarras, sans s’écarter de la majesté. Pour la première fois de sa vie il parut petit. Ses pauvres secrétaires-rédacteurs, qu’il appelait ministres, avaient peur de recevoir des coups de pincettes dans les jambes et n’osaient souffler.

L’empereur créa la garde nationale. Si la France a une autre Terreur, ce qui est fort possible si on laisse faire les prêtres et les nobles, la garde nationale servira à la rendre moins horrible que la première. Ce qui n’est qu’à demi canaille s’y trouvera enrôlé, et les petits marchands qui auront peur d’être pillés, feront peur à la dernière canaille. Si le hasard jette la France dans une autre série d’événements, la garde nationale sera bonne aussi comme établissant l’aristocratie de la fortune. Elle pourra rendre moins sanglantes certaines périodes assez probables de la lutte des privilèges contre les droits. Pour que la garde nationale soit pleinement rassurante à cet égard, il faut que les soldats élisent tous les ans leurs officiers jusqu’au grade de capitaine et présentent des candidats pour les grades supérieurs. Il faudrait fixer pour chaque grade la quotité de l’impôt à payer.

En janvier 1814, le peuple de l’Europe le plus vif, ne formait plus, comme nation qu’un corps mort. Ce fut en vain qu’une trentaine de sénateurs eurent la mission d’aller réveiller à moitié ce peuple français si terrible sous Carnot. Il n’était aucun de nous qui ne fût sûr, en montrant le bonnet rouge, de lui faire prendre, en moins de six semaines, un plus bel incarnat dans le sang de tous les étrangers qui avaient osé souiller le sol sacré de la liberté ; mais le maître nous criait : « Une déroute de plus et une société populaire de moins » ; et, s’il resaisissait l’empire, malheur à celui qui n’eût pas entendu cet ordre ! Ce fut alors que Napoléon dut sentir le poids de sa noblesse. Quel effet pouvions-nous attendre de proclamations adressées aux cœurs des peuples et commençant par des titres féodaux ? Portraits d’héroïsme. Féroce enthousiasme de la patrie.

Un trait marquant de cette époque (janvier 1814), c’est le ton de la correspondance des ministres, surtout du ministre M[ontalivet][162]. Un sénateur lui mandait-il qu’il n’avait pas cinq cents fusils en état, il écrivait pour toute réponse : « Armez le lycée ; la jeunesse française a entendu la voix de son empereur » ; et autres phrases que le plus impudent journaliste aurait trouvées trop enflées pour une proclamation. Cela était si fort que plusieurs fois nous nous demandâmes : « Mais trahirait-il ? »

Par un dernier trait d’humeur et d’inconséquence qui acheva d’abattre la France et que la postérité aura peine à croire, tant il est voisin de la folie, au moment où l’empereur avait le plus impérieux besoin de faire la cour à son peuple, il se prend de querelle avec le Corps Législatif. Il reproche aux plus honnêtes gens du monde d’être vendus à l’étranger. Il termine la session du Corps Législatif.

Voilà ce que le despotisme peut faire d’un des plus grands génies qui aient jamais existé.


CHAPITRE LXII


À Paris, le matin du 24 janvier, Napoléon fut grand comme acteur tragique. Un voile sombre commençait à descendre sur les destinées de la France. La confiance du chef faisait la confiance du peuple. Dès que la crainte paraissait, tous les yeux se tournaient vers lui.

Il passait une revue de la garde nationale de Paris, dans cette cour du Carrousel où l’Europe entière était venue assister aux évolutions de la garde ; il était devant cet arc de triomphe, orné de ces nobles trophées qu’il devait si tôt perdre. Il paraît que l’éloquence des lieux agit sur lui ; il se sentit attendri ; il fit dire aux officiers de la garde nationale de monter à la salle des maréchaux. Tous crurent un moment qu’il allait leur proposer de sortir de Paris et de marcher à l’ennemi. Tout à coup, il sort de la Galerie de la Paix et paraît avec son fils dans ses bras ; il leur présente le jeune roi de Rome : « Je vous confie cet enfant, l’espoir de la France ; pour moi, je vais combattre et ne songer qu’à sauver la patrie. » En un instant, les larmes furent dans tous les yeux. On voyait l’homme de la destinée laisser parler son cœur. Je me souviendrai toute ma vie de cette scène déchirante[163]. J’étais en colère de mes larmes. La raison me répétait à chaque instant : « Du temps des Carnot et des Danton, le gouvernement, en un aussi pressant danger, se serait amusé à tout autre chose qu’à émouvoir des cœurs faibles et incapables de vertu. »

En effet, les mêmes gens qui, le 24 janvier, pleuraient aux Tuileries, le 31 mars, au passage de l’empereur Alexandre sur le boulevard, agitaient des mouchoirs blancs à toutes les croisées et paraissaient ivres de joie. Il faut remarquer que, le 31 mars, il n’était pas encore question de l’illustre maison de Bourbon, et que les Parisiens étaient si joyeux, uniquement parce qu’ils se voyaient conquis.


CHAPITRE LXIII


Dans de pareilles circonstances, la Convention décrétait que tel jour, le sol de la liberté serait purgé de la présence de l’ennemi, et, au jour fixé, le décret était mis à exécution par les armées.

Au 25 janvier 1814, jour du départ de l’empereur, l’affaire de toute la France semblait être devenue l’affaire d’un seul homme. L’emphase que cet homme mettait dans ses discours, et qui, dans ses jours heureux, lui avait donné tous les cœurs faibles, faisait maintenant que tous avaient un plaisir secret à le voir humilié.

Beaucoup de gens désiraient la prise de Paris comme spectacle. Comme je repoussais cette parole avec horreur, l’un d’eux me dit fort bien : « Paris est une capitale qui ne convient plus à la France. Sept cent mille égoïstes, les gens les plus pusillanimes et les plus vides de caractère que la France produise, se trouvent, par la force de l’usage, les représentants de la France dans toutes les grandes révolutions. Soyez sûr que la crainte de perdre leurs meubles d’acajou leur fera toujours faire toutes les lâchetés qui leur seront proposées. Ce n’est pas leur faute ; une excessive petitesse a entièrement étiolé leurs âmes pour tout ce qui n’est pas affaire personnelle. La capitale de la France doit être une ville de guerre, placée derrière la Loire, près de Saumur. »


CHAPITRE LXIV


Le congrès de Châtillon fut ouvert le 4 février et terminé le 18 mars. Une grande puissance s’opposait à la déchéance de Napoléon. Appuyé par cette grande puissance, il pouvait faire la paix avec sûreté. Mais il se serait regardé comme déshonoré, s’il eût accepté la France diminuée d’un seul village de ce qu’elle était lorsqu’il la reçut au 18 brumaire. C’est bien là l’erreur d’une grande âme, le préjugé d’un héros ! Voilà toute la clef de sa conduite. D’autres princes se sont montrés exempts de cette vaine délicatesse[164].


CHAPITRE LXV


La défense que Napoléon entreprit autour de Paris était romanesque, et, cependant, elle fut sur le point de réussir. Les armées de la France étaient disséminées à des distances immenses, à Dantzig, à Hambourg, à Corfou, en Italie. L’Ouest et la Vendée s’agitaient. Ce feu est moins que rien, vu de près, mais, de loin, il fait peur. Le Midi s’enflammait et l’on craignait des assassinats ; Bordeaux s’était déclaré pour ce roi qui devait enfin nous donner le gouvernement constitutionnel. Le Nord délibérait avec ce calme qui l’a distingué dans tout le cours de la Révolution. L’Est, animé des plus nobles sentiments, ne demandait que des armes pour purger le sol de la France.

Napoléon, sourd à la voix de la raison qui lui conseillait de se jeter dans les bras de l’Autriche, ne paraissait occupé que de son admirable campagne contre les Alliés. Avec 70.000 hommes, il résistait à 200.000 et les battait sans cesse. L’armée se battit en désespérée et il faut lui rendre cette justice, c’était par honneur. Elle était loin de prévoir le sort qui l’attendait. On dit que les généraux ne firent pas si bien que les soldats et les simples officiers : ils étaient riches. Les armées alliées montrèrent aussi du courage. Elles étaient dix contre un. La Landwehr et le Tugendbund[165] avaient introduit dans leurs rangs l’enthousiasme de la patrie ; cependant, comme leurs généraux n’étaient pas fils de leurs œuvres, mais des princes désignés par la naissance, la fortune des combats fut variable. Napoléon, si médiocre comme monarque, retrouva souvent, comme général, le génie de ses premières années. Il passa deux mois à courir ainsi de la Seine à la Marne et de la Marne à la Seine.

Ce que la postérité admirera peut-être le plus dans la vie militaire de ce grand homme, ce sont les batailles de Champaubert, Montmirail, Vauchamp, Mormant, Montereau, Craonne, Reims, Arcis-sur-Aube et Saint-Dizier. Son génie était absorbé dans un sentiment semblable à celui d’un brave homme qui va tirer l’épée contre un maître d’armes. Du reste, il était fou : il refusa l’armée d’Italie, forte de 100.000 hommes, que le prince Eugène lui envoya offrir par M. de Tonnerre. Peu de jours après, un obus vint tomber à dix pas de son cheval ; au lieu de s’éloigner, il marcha dessus. Il éclata à quatre pieds de lui sans le toucher. Je croirais assez qu’il voulait interroger la fatalité.

Le 13 mars, aux environs de Laon, l’empereur fut joint au feu, où il était, par le médecin du prince Bernadotte. On lui offrait encore la paix. Ce fut la dernière voix qu’employa la destinée.


CHAPITRE LXVI


Napoléon avait depuis longtemps l’idée de faire une pointe en Alsace. Il s’agissait d’aller fortifier son armée de toutes les garnisons de l’Est et de tomber sur les derrières de l’armée alliée. Travaillée par les maladies, redoutant la révolte ouverte des paysans lorrains et alsaciens qui, de toutes parts, commençaient à assassiner les soldats isolés, enfin sur le point de manquer totalement de munitions de guerre et de bouche, l’armée ennemie allait se mettre en retraite.

Le projet de l’empereur réussissait si Paris avait eu le courage de Madrid. Ce projet téméraire réussissait encore, si la plus vile trahison ne s’en fût mêlée. Un étranger, que Napoléon avait comblé de faveurs non méritées (M. le duc de Dal[matie]), envoya un courrier à l’empereur Alexandre. Ce courrier apprenait à ce prince que pour détruire l’armée alliée dans sa retraite, Napoléon marchait vers la Lorraine et avait laissé Paris sans défense. Ce mot changea tout. Au moment où le courrier arriva, depuis vingt-quatre heures, les Alliés commençaient leur retraite sur le Rhin et sur Dijon. Les généraux russes disaient qu’il était temps de finir une campagne romanesque, et d’aller prendre les places imprudemment laissées sur les derrières.

Lorsqu’après le courrier reçu, l’empereur Alexandre voulut se porter en avant, le général en chef autrichien s’y opposa de toute son autorité et jusqu’au point d’obliger Alexandre à dire qu’il prenait la responsabilité sur lui[166]. Quel lecteur n’est pas arrêté par une réflexion frappante ? On voit cette police de Napoléon qui a servi de texte à Mme de Staël et à tous les libellistes, on voit cette police machiavélique d’un homme sans pitié, pécher par excès d’humanité dans une circonstance décisive. Par horreur pour le sang, elle fait perdre l’empire à la famille de Napoléon. Depuis quatre ou cinq mois on conspirait à Paris ; la police méprisait tellement les conspirateurs qu’elle eut le tort de mépriser la conspiration.

Il en était de même dans les départements. Les sénateurs savaient que certaines gens étaient en correspondance avec l’ennemi. Les jurys les eussent condamnés sans nul doute ; les traduire devant les cours criminelles eût au moins arrêté leurs machinations. On ne voulut pas s’exposer à répandre du sang. Je puis répondre personnellement de la vérité de ce dernier fait.

Je pense que la postérité admirera la police de Napoléon qui, avec si peu de sang, a su prévenir tant de conspirations. Durant les premières années qui ont suivi notre Révolution, après une guerre civile et avec une minorité non moins riche que corrompue[167], et un prétendant appuyé par l’Angleterre, une police était peut-être un mal nécessaire[168]. Voyez la conduite de l’Angleterre en 1715 et 1746.

La police impériale n’a jamais eu à se reprocher des événements comme la prétendue conspiration de Lyon ou les massacres de Nîmes[169]

Après le courrier reçu, les Alliés marchèrent sur Paris. Napoléon ayant eu connaissance de ce mouvement un jour trop tard, voulut encore leur courir après. Mais les Alliés arrivaient par la route de Meaux, tandis que l’empereur portait son armée à marches forcées sur Fontainebleau.


CHAPITRE LXVII


Le 29 mars, 160.000 alliés se trouvèrent devant les hauteurs qui abritent Paris au nord-est. Ils avaient laissé un gros corps de leur excellente cavalerie pour observer Napoléon. Le 30 mars, à six heures du matin, le feu s’ouvrit, de Vincennes à Montmartre. Les ducs de Raguse et de Trévise n’avaient pas plus de 16.000 hommes et résistèrent toute la journée. Ils tuèrent 7.000 hommes à l’ennemi. La garde nationale parisienne, forte de 35.000 hommes, en perdit un, le nommé Fitz-James, cafetier au Palais-Royal[170].

À cinq heures les Alliés étaient maîtres des hauteurs de Montmartre et de Belleville. À la nuit leurs feux les couronnèrent. On avait capitulé dans l’après-midi ; l’armée dut se retirer sur Essonne. La ville, déjà prise par le fait, était de la plus belle et de la plus vile tranquillité. Les soldats de la garde, qui la traversèrent toute la nuit, pleuraient.


CHAPITRE LXVIII


Toute la journée du 30 mars, durant la bataille, le boulevard était fort brillant.

Le 31, vers les neuf heures du matin, il y avait foule, comme dans les plus beaux jours de promenade. On se moquait beaucoup du roi Joseph et du comte Regnault. On vit passer un groupe de gens à cheval qui portaient des cocardes blanches et agitaient des mouchoirs blancs. Ils criaient : « Vive le Roi ! » — « Quel roi ? » entendis-je demander à mes côtés. On ne pensait pas plus aux Bourbons qu’à Charlemagne. Ce groupe, que je vois encore, pouvait être composé de vingt personnes qui avaient l’air assez troublé. On les laissa passer avec la même indifférence que des promeneurs ordinaires. Un de mes amis qui riait de leur peur m’apprit que ce groupe s’était formé sur la place Louis XV et il n’alla pas plus loin que le boulevard de la rue de Richelieu.

Vers les dix heures, une vingtaine de souverains entrèrent par la porte Saint-Denis à la tête de leurs troupes. Tous les balcons étaient remplis ; les dames étaient enchantées de ce spectacle. À la vue des souverains, elles agitaient une foule de mouchoirs blancs. Toutes voulaient voir et peut-être avoir l’empereur Alexandre. Je montai sur le grand balcon de Nicolle, le restaurateur. Les dames admiraient la bonne mine des Alliés et leur joie était au comble.

Les soldats alliés, pour se reconnaître dans une si grande variété d’uniformes, portaient un mouchoir blanc au bras gauche. Les parisiens crurent que c’était l’écharpe des Bourbons ; aussitôt ils se sentirent tous royalistes.

La marche de ces superbes troupes dura plus de quatre heures. Cependant des signes de royalisme ne s’observaient encore que dans le grand carré formé par le boulevard, la rue de Richelieu, la rue Saint-Honoré et la rue du faubourg Saint-Honoré.

À cinq heures du soir, M. de Maubreuil, actuellement en Angleterre, mit sa croix de la Légion d’Honneur à l’oreille de son cheval, et entreprit, à l’aide d’une corde, de renverser la statue qui couronnait la colonne de la place Vendôme. Il y avait là assez de canaille. Un de ces gens monta sur la colonne pour donner des coups de canne à la statue colossale.


CHAPITRE LXIX


L’empereur Alexandre vint loger chez M. de Talleyrand. Cette petite circonstance décida du sort de la France[171]. Cela fut décisif. M. ***[172] parla à ce souverain dans la rue et lui demanda de restituer à la France ses souverains légitimes. La réponse ne fut rien moins que décisive. Le même personnage fit la même demande à plusieurs généraux également dans la rue ; les réponses furent encore moins satisfaisantes. Personne ne songeait aux Bourbons ; personne ne les désirait ; ils étaient inconnus. Il faut entrer dans le détail d’une petite intrigue. Quelques gens d’esprit, qui ne manquaient pas de hardiesse, pensèrent qu’on pourrait bien gagner au milieu de toute cette bagarre, un ministère ou une gratification. Ils ne furent pas pendus ; ils réussirent ; mais ils n’ont eu ni ministère, ni gratification[173].

Les Alliés avançant en France, étaient tout étonnés ; ils croyaient les trois quarts du temps, marcher dans une embuscade. Comme, malheureusement pour l’Europe, l’esprit chez eux ne correspondait pas à la fortune, les Alliés se trouvèrent dans les mains des premiers intrigants qui osèrent prendre la poste et aller jusqu’à leur quartier général. M. [de Vitrolles] fut le premier qui arriva avec des lettres de créance de l’abbé Scapin[174]. Ils disaient qu’ils parlaient au nom de la France et que la France voulait les Bourbons. L’effronterie de ces deux personnages égaya beaucoup les généraux alliés. Quelque bons que fussent les Alliés, ils sentirent cependant un peu le ridicule d’une telle prétention.

M. de Talleyrand abhorrait Napoléon qui lui avait ôté un ministère auquel il était accoutumé. Il avait le bonheur de loger le monarque qui, pendant un mois, fut le maître et le législateur de la France. Pour gagner son esprit, il se servit de tous les moyens et fit paraître l’abbé Scapin et d’autres intrigants qui se donnèrent pour les députés du peuple français.

Il faut avouer que ces moyens d’intrigue étaient misérables. Ils furent rendus excellents par la faute énorme qui avait été commise l’avant-veille. On avait fait sortir de Paris l’impératrice Marie-Louise et son fils. Si cette princesse eût été présente, elle offrait un logement aux Tuileries à l’empereur Alexandre, et le prince S[chwarzenberg] avait naturellement une voix prépondérante.


CHAPITRE LXX


Le 30 mars, pendant que le bruit de la fusillade faisait perdre la tête à la moitié de Paris, les pauvres ministres de l’empereur, avec le prince Joseph pour président, ne savaient plus où ils en étaient.

Le prince se couvrit de boue en faisant afficher qu’il ne partirait pas, au moment où il fuyait. Le comte Regnault-de-Saint-Jean-d’Angély ajouta à son ignominie. Quant aux ministres, ils auraient bien eu une certaine énergie, car enfin tout le monde les regardait et ils avaient de l’esprit ; mais la peur de perdre leur place et d’être renvoyés par le maître, s’ils laissaient échapper quelque parole qui avouât le danger, en avaient fait autant de Cassandres. Ils ne s’occupaient pas d’agir, mais d’écrire de belles lettres où le langage du despotisme devenait plus fier à mesure que le despote approchait du précipice.

Le matin du 30, ils se réunirent, à Montmartre ; le résultat de leurs délibérations fut d’y faire conduire du canon de 18 avec des boulets de 12[175]. Enfin, suivant l’ordre de l’empereur, ils décampèrent tous pour Blois. Si Carnot, le comte de Lapparent, Thibaudeau, Boissy d’Angles, le comte de Lobau, le maréchal Ney avaient été dans le ministère, ils se seraient conduits un peu différemment.


CHAPITRE LXXI


Après la marche triomphante sur le boulevard, l’empereur, le roi de Prusse et le prince Schwarzenberg avaient passé plusieurs heures dans les Champs-Élysées à voir défiler leurs troupes. Ces augustes personnages vinrent chez M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, près des Tuileries. Ils y trouvèrent dans le salon les gens dont nous avons parlé. Le prince de Schwarzenberg avait des pouvoirs pour consentir à tout. Les souverains parurent dire que si la grande majorité des Français et l’armée voulaient l’ancienne dynastie, on la leur rendrait. On tint un conseil. On assure que Sa Majesté l’empereur Alexandre dit qu’il lui semblait qu’il y avait trois partis à prendre :

1° Faire la paix avec Napoléon, en prenant toutes les sûretés convenables ;

2° Établir la régence et proclamer Napoléon II ;

3° Rappeler les Bourbons[176].

Les gens qui avaient l’honneur de se trouver à côté des souverains alliés se dirent : « Si nous faisions faire la paix avec Napoléon, il nous a jugés, nous resterons ce que nous sommes et peut-être nous fera-t-il pendre ; si nous faisons rappeler un prince, absent depuis vingt ans et dont le métier ne sera pas facile, il nous fera premiers ministres[177]. » Les souverains ne purent pas se figurer que les vertus qui remplissaient leurs cœurs fussent si étrangères à des Français. Ils crurent à leurs protestations en faveur de la patrie, nom sacré que ces petits ambitieux prodiguaient au point d’en ennuyer leurs illustres auditeurs.

Après deux heures de conversation : « Eh bien, dit l’empereur Alexandre, je déclare que je ne traiterai plus avec l’empereur Napoléon. » Les imprimeurs Michaud, qui se trouvaient aussi du Conseil d’État, coururent imprimer la déclaration suivante qui couvrit les murs de Paris…

Les personnes auxquelles leur étonnement n’ôtait pas leur sang-froid, remarquèrent que le roi de Rome n’était pas exclu par cette affiche[178].

Pourquoi, se disaient ces factieux, ne pas se donner la peine d’assembler le Corps Législatif qui, après tout, est la source de tout pouvoir légitime, et ce sénat, composé de l’élite de la nation et qui a erré, non pas faute de lumières, mais par excès d’égoïsme ? Soixante égoïstes rassemblés ont toujours plus de pudeur que six. D’ailleurs, il y avait peut-être dix citoyens dans le sénat. On ne fit qu’une cérémonie de ce qui aurait dû être une délibération ; de là, la campagne de Waterloo.

Si Napoléon, par une boutade de despotisme, n’eût pas renvoyé le Corps Législatif, rien de ce qui a eu lieu n’arrivait. Si Se Corps Législatif, que la conduite de MM. Laîné et Flaugergues venait d’illustrer, se fût trouvé rassemblé, l’esprit éminemment sage qui décida du sort de la France, aurait eu l’idée de le consulter.


CHAPITRE LXXII


Napoléon, ayant su le mouvement de l’ennemi, arrivait à Paris de sa personne. Le 30 mars à minuit, il rencontra à Essonne, à mi-chemin de Fontainebleau, un des plus braves généraux de sa garde (le général Curial) qui lui apprit la fatale issue du combat. « Vous vous êtes conduits comme des lâches. » — « Sire, nous étions attaqués par des troupes trois fois plus nombreuses que nous et qui étaient animées par la vue de Paris. Jamais des troupes de Votre Majesté ne se sont mieux battues. » Napoléon ne répliqua pas et fit tourner les chevaux de sa calèche vers Fontainebleau. Là, il rassembla ses troupes.

Le 2 avril, il passa la revue du corps de Marmont, duc de Raguse, qui avait évacué Paris, le 31 mars au soir, et était alors campé à Essonne. Ce corps formait l’avant-garde et était à peu près le tiers de son armée. Marmont l’assura de la fidélité et de l’attachement de ses troupes qui étaient en effet au-dessus de la séduction ; mais il oublia de répondre pour leur général. Napoléon avait le projet de marcher sur Paris et d’attaquer les Alliés. Il fut successivement abandonné de la plupart de ses serviteurs, particulièrement du prince de Neuchâtel, sur le défaut duquel il plaisanta fort gaîment avec le duc de Bassano. Enfin il tint un conseil de guerre, et, prêtant l’oreille pour la première fois à ce que le maréchal Ney, le duc de Vicence et ses serviteurs les plus dévoués lui dirent du mécontentement général que son refus de faire la paix avait excité en France, il abdiqua en faveur de son fils, et, le 4 avril, il envoya Ney, Mac Donald et Caulaincourt porter cette proposition à l’empereur Alexandre.


CHAPITRE LXXIII

MARMONT[179]


Comme ces généraux traversaient les avant-postes de l’armée française et s’arrêtaient pour faire contresigner leurs passeports par Marmont, ils communiquèrent à ce maréchal l’objet de leur voyage. Il parut confus et dit quelque chose, entre ses dents, de propositions à lui faites par le prince Schwarzenberg et auxquelles il avait prêté l’oreille en quelque manière. Mais, ajouta-t-il aux envoyés que cette parole avait frappés de stupeur, ce qu’il apprenait changeait la question et il allait mettre fin à ses communications séparées. Après quelques moments, un des maréchaux rompit le silence et dit qu’il serait plus simple que lui, Marmont, vînt avec eux à Paris et qu’il se joignît à eux dans les négociations dont ils étaient chargés. Marmont les accompagna en effet ; mais dans quel dessein ! c’est ce que les mouvements postérieurs de son corps d’armée montrèrent.

Les maréchaux le laissèrent avec le prince Schwarzenberg et allèrent remplir leur mission auprès d’Alexandre qui les envoya au sénat. Ce prince n’avait pas encore de plan arrêté et ne songeait pas aux Bourbons. Il ne s’aperçut pas qu’il était entre les mains de deux intrigants dont l’un surtout, Talleyrand, ne cherchait qu’à se venger[180].

Quand l’officier, qui avait accompagné les maréchaux aux avant-postes de l’armée, revint à Fontainebleau et rapporta que Marmont était allé avec eux à Paris et qu’il l’avait vu caché, dans le fond de leur voiture, tout le monde montra de la surprise et quelques-uns du soupçon. Mais Napoléon, avec sa confiance ordinaire dans l’amitié, répondit que, si Marmont les avait accompagnés, il était sûr que c’était pour lui rendre tous les services qui étaient en son pouvoir. Pendant l’absence des négociateurs, on rassembla à Fontainebleau un conseil de guerre composé de tous les généraux de l’armée. Il s’agissait de décider ce que l’on ferait si la proposition des maréchaux était rejetée. Souham, qui commandait en second le corps de Marmont, fut appelé comme les autres. Souham, qui était informé de l’intelligence secrète de Marmont avec l’ennemi, craignit d’être fusillé en arrivant à Fontainebleau et que tout ne fût découvert. Au lieu de se rendre à Fontainebleau comme il en avait l’ordre, il fit avancer son corps d’armée dans la nuit du 5 avril jusque dans le voisinage de Versailles. Par ce mouvement, il se mit au pouvoir des Alliés qui occupaient cette ville et laissa les troupes de Fontainebleau sans avant-garde. Les soldats de Souham ignorant ses instructions, obéirent sans défiance. Ce ne fut que le lendemain matin qu’ils découvrirent avec désespoir le piège dans lequel ils étaient tombés. Ils voulurent massacrer leurs généraux, et il faut convenir qu’ils auraient donné un exemple utile au monde. Si l’un des colonels ou généraux avait eu un peu de ce caractère, si commun autrefois dans les armées de la République, il pouvait tuer Souham et ramener l’armée à Essonne.

Il est inutile d’ajouter que la défection du corps de Marmont, dans ce moment critique, décida du sort de la négociation confiée aux maréchaux. Napoléon, privé du tiers de sa petite armée, ne fut plus un objet d’appréhension pour les Alliés. Le traité de Fontainebleau fut signé le 11.

Nous nous sommes arrêtés un instant sur ces détails parce que la trahison du maréchal Marmont envers son ami et son bienfaiteur n’a pas été bien comprise. Ce n’est ni sa défense, ni sa capitulation de Paris, qui méritent une attention particulière, c’est sa conduite subséquente qui transmettra son nom à la postérité.


CHAPITRE LXXIV


Le lendemain du jour où M. de T[alleyrand] persuada aux souverains alliés que la France entière demandait les Bourbons, il se rendit au sénat qui, toujours faible, nomma le gouvernement provisoire qu’on lui désigna.

Le 2 avril, le sénat déposa Napoléon ; le 3, le Corps Législatif adhéra aux actes du sénat.

Dans la nuit du 5 au 6, les souverains déclarèrent qu’ils ne voulaient pas de la première abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’empereur Alexandre lui fit offrir un lieu de retraite pour lui et sa famille et la conservation de son titre[181].


CHAPITRE LXXV


Laissons un instant Napoléon dans l’Île d’Elbe. Les événements nous y rappelleront bientôt.

Le gouvernement provisoire par égard, je crois, pour les princes, qui s’avançaient avec la cocarde blanche, proscrivit la cocarde tricolore et proclama la cocarde blanche. « Bon, dit Napoléon, alors à Fontainebleau, voilà une cocarde toute trouvée pour mes partisans, si jamais ils reprennent courage. » L’armée fut profondément irritée.

Ce trait est comme l’épigraphe du gouvernement qui va suivre. Cette démarche était d’autant plus inepte qu’il y avait un prétexte très plausible : Louis XVIII étant alors Monsieur, avait porté la cocarde tricolore du 11 juillet 1789 au 21 juin 1792[182].

Le sénat fit une constitution qui était un contrat entre le peuple et un homme. Cette constitution appelait au trône Louis-Stanislas-Xavier. Ce prince, le modèle de toutes les vertus, arriva à Saint-Ouen. Malheureusement, pour nous, il n’osa pas se confier à ses lumières qui cependant sont si supérieures[183]. Il crut devoir s’entourer de gens qui connussent la France. Il estimait, comme tout le monde, les talents du duc d’Otrante et du prince de Bénévent. Mais sa magnanimité lui fit oublier que la loyauté n’était pas le trait marquant du caractère de ces gens. Ils se dirent : « Il est impossible que le roi puisse se passer de nous. Laissons-le essayer de gouverner par lui-même ; nous serons premiers ministres dans un an. » Il n’y avait qu’une chance contraire et qui s’est présentée deux ans plus tard : c’est que le roi trouvât un jeune homme de plus grand talent dont il pût faire un grand ministre.

En 1814, l’homme gangrené qui possédait la confiance du roi, donna à la France les ministres les plus plaisants qu’elle eût vus depuis longtemps. L’intérieur, par exemple, fut confié à un homme plus aimable à lui seul que tous les ministres un peu rudes de Napoléon, mais qui croyait fermement qu’habiter l’hôtel du ministre de l’intérieur et y dîner, c’était être ministre de l’intérieur. La Révolution dans toutes ses phases n’a rien vu de si innocent que ce ministère[184]. S’ils avaient eu quelque énergie, ils auraient bien fait le mal ; il ne paraît pas que la volonté leur ait manqué, mais ils étaient impuissants[185]. Le roi, dans sa profonde sagesse, gémissait de l’inaction de ses ministres. Il sentait tellement la pauvreté de leur esprit qu’il se fit acheter par l’un d’eux une Biographie moderne et ne nommait à aucune place sans consulter l’article du libraire[186].


CHAPITRE LXXVI


Nous oserons parler avec une demi liberté de quelques-unes des fautes de ce ministère. Par la charte, comme par le vœu de nos cœurs, le roi est inviolable et il l’est surtout parce que ses ministres sont responsables. Le roi ne connaissait encore en France ni les hommes ni les choses. Son gouvernement de 1818 prouve ce que sa haute sagesse peut faire quand elle n’est pas égarée par des guides aveugles.

Louis XVIII arriva à Saint-Ouen[187]. Il devait purement et simplement accepter la constitution du sénat. Bonaparte ayant, en quelque sorte, par sa tyrannie, abdiqué la qualité de fils de la Révolution, Louis trouvait une heureuse occasion de s’en revêtir. La démarche dont il est question parait à tout pour le moment, et n’empêchait pas son troisième ou quatrième successeur, une fois les dangers passés, de s’intituler Roi par la grâce de Dieu et de parler de légitimité. Quant au roi, son règne était heureux et tranquille, et Bonaparte à jamais oublié.

L’abbé de Montesquiou fit un mémoire pour S. M. où il dit, en parlant du préambule de la constitution : « Point de doute qu’il ne faille mettre Roi de France et de Navarre, je croirais même qu’elle doit être intitulée édit du roi[188]. »

Le 14 de juin, la constitution fut portée aux deux Chambres réunies au palais du Corps Législatif. Le chancelier, le plus plaisant des ministres, dit aux représentants de la nation : « Que plusieurs années s’étaient écoulées depuis que la divine Providence avait appelé leur roi au trône de ses pères…, qu’étant en pleine possession de ses droits héréditaires au royaume de France, il ne voulait exercer l’autorité qu’il tenait de Dieu et de ses ancêtres qu’en mettant lui-même des bornes à son pouvoir…, que, quoique le pouvoir absolu en France résidât dans la personne du roi, Sa Majesté voulait suivre l’exemple de Louis-le-Gros, Philippe-le-Bel, Louis XI, Henri II, Charles IX et Louis XIV et modifier l’exercice de son autorité. » Il faut avouer que Charles IX et Louis XIV étaient plaisamment choisis. Après avoir exprimé le vœu d’effacer de l’histoire de France tout ce qui était arrivé durant son absence, le roi promit d’observer fidèlement la charte constitutionnelle, que « par le libre exercice de l’autorité royale, il avait accordée et accordait, avait octroyée et octroyait à ses sujets[189] ».

Il faut savoir que les conseillers du roi, en portant ce prince à refuser par sa proclamation de Saint-Ouen la constitution du sénat, lui en avaient fait faire une sorte d’extrait qu’il promettait d’accorder au peuple. Après l’entrée de S. M., on rassembla place Vendôme un bureau composé d’une trentaine de beaux esprits, législateurs les plus moutons que l’on put trouver ; ils mirent cet extrait en articles et firent la charte sans même se douter de ce qu’ils écrivaient. Aucun de ces pauvres gens n’eut l’idée qu’il faisait une transaction entre les partis qui divisaient la France. Le roi leur recommanda souvent de stipuler loyalement l’exécution de toutes les promesses de sa proclamation de Saint-Ouen. C’est cette constitution faite au hasard que le chancelier fit précéder du sage discours dont on vient de lire l’extrait.

Au milieu de cet accès de niaiserie qui s’était emparé de la capitale de la France, le vertueux Grégoire osant avancer quelques principes généraux et reconnus de toute l’Europe sur la liberté, fut accusé par les gens de lettres, de vouloir faire renaître l’anarchie. MM. Lambrechts et Garat, qui protestaient contre la précipitation, furent insultés comme métaphysiciens. Benjamin Constant, l’homme par qui l’on pense juste en France, fut averti de garder le silence qui convenait si bien à un étranger peu instruit de nos mœurs.

Enfin cette charte si sagement préparée, fut lue devant les deux Chambres et nullement acceptée par elles. Elles auraient voté tout ce qu’on aurait voulu et même l’Alcoran, car c’est ainsi qu’on est en France. Dans ces sortes de circonstances, s’opposer à la majorité est taxé de vanité ridicule. « En France, il faut surtout faire comme les autres. » L’histoire des moutons de Panurge pourrait fort bien nous servir d’armes[190].

La sotte omission de cette formalité éloigna du roi toute vraie légitimité[191]. En France, même les enfants au collège, font le raisonnement suivant : « Tout homme a un pouvoir absolu et sans bornes sur lui-même ; il peut aliéner une partie de ce pouvoir. 28 millions d’hommes ne peuvent pas voter, mais 28 millions d’hommes peuvent élire mille députés qui votent pour eux ; donc, sans le libre choix d’une assemblée de représentants, il ne peut exister en France de pouvoir légitime, il ne peut y avoir que le droit du plus fort[192]. »


CHAPITRE LXXVII


Toute la conduite des ministres fut de cette force. Les agents du pouvoir qu’ils osèrent destituer furent remplacés par des gens faibles ou déshonorés. On s’aperçut bientôt et avec étonnemnent que chaque jour la cause des Bourbons perdait des partisans. Les ministres firent tant de folies, qu’ils persuadèrent au peuple, qu’au fond du cœur, le roi était le plus grand ennemi de la charte. Ces ministres avaient devant les yeux la cour de Louis XVI et le sort de Turgot. Pensant toujours que l’autorité royale allait se réveiller et saurait récompenser ceux qui l’auraient devinée en sachant la respecter durant les mauvais jours, ces malheureux ne songeaient qu’à lutter de servilité pour avancer en grade.


CHAPITRE LXXVIII


Quoiqu’en aient dit Montesquieu et beaucoup d’autres, il n’y a que deux sortes de gouvernements : les gouvernements nationaux et les gouvernements spéciaux.

À la première classe appartiennent tous les gouvernements où l’on tient pour principe que tous les droite et tous les pouvoirs appartiennent toujours au corps entier de la nation, résident en lui, sont émanés de lui et n’existent que par lui et pour lui.

Nous appelons gouvernements spéciaux tous ceux, quels qu’ils soient, où l’on reconnaît d’autres sources légitimes de droits et de pouvoirs que la volonté générale : tels que l’autorité divine, la naissance, un pacte social exprès ou tacite où les partis stipulent comme puissances étrangères l’une à l’autre[193].

Quoique vicieuse par le fond, quoique n’étant pas même un contrat entre le peuple et un homme, comme la constitution d’Angleterre en 1688, notre charte eût satisfait tout le monde. Le peuple français est trop enfant pour y regarder de si près. D’ailleurs cette charte est passable, et, si jamais elle est exécutée, la France sera très heureuse, plus heureuse que l’Angleterre. Il est impossible dans ce siècle de faire une mauvaise charte ; il n’est aucun de nous qui en demi-heure n’en écrive une excellente. Ce qui eût été le dernier effort du génie du temps de Montesquieu, aujourd’hui est un lieu commun. Enfin toute charte exécutée est une bonne charte[194].

Il suffisait pour mettre le trône du plus sage et du meilleur des princes à l’abri des tempêtes, que le peuple crût qu’on voulait sincèrement la charte. Mais c’est ce dont les prêtres et les nobles firent tout au monde pour le dissuader.

Cent mille prêtres et cent cinquante mille nobles furieux n’étaient surveillés, comme tout le reste de la nation, que par huit imbéciles qui ne pensaient qu’au cordon bleu. Les nobles voulaient et veulent leurs biens. Quoi de plus simple que de leur rendre l’équivalent en rentes sur l’État ? Par là ces gens, qui n’ont point d’opinion et n’ont que des intérêts, étaient attachés au crédit public et à la charte comme à un mal nécessaire.

Les ministres qui n’écrivaient pas une ligne, qui ne donnaient pas un dîner, sans violer l’esprit de la charte, accumulèrent bientôt les violations matérielles. Mme la maréchale Ney ne revenait jamais de la cour sans avoir les larmes aux yeux[195]


CHAPITRE LXXIX


1. L’article 260 du Code pénal maintenu par la charte défend, sous peine de prison et d’amende, de forcer les Français à célébrer les fêtes ou dimanches et à discontinuer leur travail. Une ordonnance de police ordonna précisément le contraire et en termes ridicules. Elle prescrivait à tous les Français de quelque religion qu’ils fussent, de tendre le devant de leurs maisons dans toutes les rues où devaient passer les processions du Saint-Sacrement.

On ne manqua pas de faire de ces processions qui furent la risée de tous les partis. Tant que la religion catholique n’aura pas de bonnes places à donner, elle sera ridicule en France. Personne n’y croit plus depuis longtemps. La religion est à jamais perdue en France depuis que l’abbé Maury a voulu la faire servir de bouclier aux privilèges des nobles.

2. Le 10 de juin, six jours après la charte qui promettait la liberté de la presse (article 8), parut l’ordonnance du ministre de l’intérieur qui rétablissait la censure. Ce qu’il y eut de plus ridicule, c’est qu’on fit de cette ordonnance une loi. De longtemps en France, l’avenir ne sera rien pour le gouvernement.

3. Le 15 juin et le 15 de juillet, deux ordonnances sur le recrutement de la garde royale violèrent, au détriment de l’armée, l’article 12 de la charte.

4. Le 21 juin et le 6 de juillet, on, établit un Conseil d’État, qui, au mépris de l’article 63, fut érigé en tribunal extraordinaire.

5. Le 27 juin, l’article 15, le plus important de tous, celui qui déclare que le pouvoir législatif réside dans le roi, les pairs et les députés, fut violé pour une bagatelle, par une ordonnance qui annulait un impôt établi par la loi du 22 ventôse an 12[196].

6. Le 16 décembre, on mit à la demi-solde les officiers non employés ; cela était en opposition directe avec l’article 69. Cette mesure pouvait être nécessaire, mais il fallait faire une loi, la faire pour un an, la faire en tremblant, la demander à genoux. De ce moment, l’armée fut perdue pour les Bourbons. En France, sur dix hommes que l’on rencontre, huit ont fait la guerre dans un temps ou dans un autre et les deux autres mettent leur vanité à partager les sentiments de l’armée. À cette époque, des anecdotes fâcheuses commencèrent à circuler. Un duc royal demande à un officier quelles campagnes il a faites. — « Toutes. » — « Avec quel grade ? » — « Comme aide de camp de l’empereur. » On lui tourne le dos. À la même question, un autre répond qu’il a servi vingt-cinq ans. — « Vingt-cinq ans de brigandages. » La garde déplaît dans une manœuvre ; on dit à ces vieux soldats, illustrés par tant de victoires, qu’il faut qu’ils aillent en Angleterre apprendre à manœuvrer des gardes du roi d’Angleterre.

Des soldats suisses sont appelés à Paris, tandis qu’on met des soldats français à la demi-solde. Six cents nobles, pour lesquels les Parisiens trouvèrent le nom, devenu si célèbre, de voltigeurs de Louis XIV, et pareil nombre d’enfants, sortis à peine du collège, sont recouverts d’habits ridicules inventés par le cardinal de Richelieu, et gardent la personne du roi qui semble se défier de sa garde. Dès qu’on a un corps privilégié à Paris, on doit s’attendre à des insolences et il faut savoir les empêcher comme Napoléon. Les scènes du café Montansier irritèrent vivement la vanité nationale.

La vieille garde impériale, ce corps si brave et si facile à gagner, est outrageusement exilée de la capitale. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, veut la rappeler ; un contre-ordre, mille fois plus outrageant que la première mesure, l’arrête à moitié chemin. Les Chouans, ces gens liés avec l’étranger, sont dans la plus haute faveur[197].

On supprime l’établissement pour les orphelins de la Légion d’Honneur ; on fait pis : on le rétablit par faiblesse.

On vend publiquement la Légion d’Honneur ; on fait plus : pour l’avilir, on la jette aux gens les plus étrangers à la chose publique, par exemple à des parfumeurs du Palais-Royal. L’armée des Bourbons ne s’élève pas à 84.000 hommes, et on y met pour officiers 5.000 vieux émigrés ou jeunes nobles imberbes.


CHAPITRE LXXX


Voici d’autres violations de la charte :

7. Le 30 juillet, on établit une école militaire pour faire jouir les nobles des avantages de l’ordonnance de 1751.

8. Le chancelier, de sa propre autorité, met un impôt sur les provisions des juges, sur les lettres de naturalisation et sur les journaux.

9. En opposition à la lettre de la charte, le gouvernement n’ayant pu faire passer une loi pour réorganiser la Cour de cassation, la renouvelle par une ordonnance, et renvoie plusieurs juges fort estimés ; de ce moment les juges furent vendus. Cette Cour maintient en France l’exécution des codes ; c’est un rouage fort important pour l’ordre intérieur, et jusqu’à l’époque dont nous parlons, il a été excellent.


CHAPITRE LXXXI


La charte, quoique les gens qui l’ont faite ne s’en soient pas doutés, est divisée en deux parties. Par la première, elle est vraiment constitution, c’est-à-dire recette pour faire des lois, loi sur la manière de faire des lois ; par la seconde, elle est transaction amicale entre les partis qui divisent la France.

10. L’article le plus important de cette seconde partie est le 11e ainsi conçu : « Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu’à la Restauration sont interdites. » Le même oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens[198].

Chez un peuple enfant et vaniteux, cet article était un des moins importants pour l’autorité royale. Ceux que la faveur ne soutient pas en France sont toujours méprisés, et les gens protégés par cet article auraient été les flatteurs les plus déhontés. Mais les ministres étaient aussi enfants que le reste de la nation. Ils tinrent beaucoup à chasser certains membres de la Cour de cassation. Dans les palais des rois, on est toujours en avant de l’opinion que l’on suppose au prince[199].

11. Une niaiserie encore plus incompréhensible, pour qui n’a pas connu les meneurs de cette époque, fut celle de chasser quinze membres de l’Institut. Ce coup d’État si ridicule devint important par les conséquences. Il frappa la nation ; ce fut l’avant-dernière goutte du vase qui va déborder ; le lendemain, s’il l’avait pu, le peuple français eût chassé les Bourbons. Or que faisait et aux Bourbons et aux Français, que les noms suivants fussent de l’Institut : Guyton-Morveau, Carnot, Monge, Napoléon Bonaparte, Cambacérès, Merlin, Rœderer, Garat, Sieyès, le cardinal Maury, Lucien Bonaparte, Lakanal, Grégoire, Joseph Bonaparte et David ?

Ce qu’il y eut d’incroyable, c’est qu’on trouva à remplacer les éliminés. Il y eut des gens qui consentirent à entrer par ordonnance, dans un corps qui n’est quelque chose que par l’opinion. Du temps des d’Alembert et des Duclos, il n’en eût pas été ainsi. Et l’on s’étonne que la classe la plus avilie de Paris soit celle des gens de lettres[200]


CHAPITRE LXXXII


On sait assez comment le Corps Législatif était choisi sous Napoléon. Les sénateurs nommaient les protégés de leur cuisinière. Et cependant telle était l’énergie inspirée à la nation par le culte de la gloire, tel était son mépris pour les petitesses qu’aucune Chambre, nommée sous l’empire de la Restauration, ne s’est acquis autant d’estime que celle où brillèrent MM. Durbach, Laîné, Bedoch, Raynouard, Suard, Flaugergues. Les discours de ces hommes estimables consolaient la nation. À cette époque, tout ce qui touchait au gouvernement était avili. Les vrais royalistes, les purs, les émigrés affectaient de sourire avec dédain aux mots de charte et d’idées libérales. Ils oubliaient que l’homme qui les a mis sur leurs jambes, le magnanime Alexandre, avait recommandé au sénat de donner à la France des institutions fortes et libérales. Mille bruits sinistres annonçaient de toutes parts à la nation la résurrection prochaine de l’ancien régime.

Les ministres favoris, MM. D[ambray], F[errand], M[ontesquiou], B[lacas] ne perdaient aucune occasion de professer la doctrine de la monarchie absolue. Ils regrettaient publiquement cette vieille France où étaient réunis dans tous les cœurs, sans aucune distinction, ces mots sacrés : Dieu et le Roi[201].

Bien entendu qu’on n’oubliait pas les droits aussi sacrés de la fidèle noblesse. Tout le monde ne se rappelle peut-être pas que ces droits consistaient en 144 impôts, tous différents[202]. Enfin, le duc de Feltre, ministre de la guerre, qui n’avait pas même l’illustration de la guerre, osa dire à la tribune : « Sy veut le roi, sy veut la loi », et il est devenu maréchal. Enfin, qui le croirait, M. de Chateaubriand ne parut pas assez royaliste ; sa réponse au mémoire du général-Carnot fut attaquée dans ce sens[203].


CHAPITRE LXXXIII


Les membres de l’ancien parlement s’étaient rassemblés le 4 juin chez M. Lepelletier de Morfontaine[204] et avaient formellement protesté contre la charte. Ils avaient ainsi encouru le traitement dû à toutes les minorités : « Ou soumettez-vous aux lois, ou allez-vous-en[205] ». On n’eut pas l’air de s’apercevoir de cette ridicule protestation, et aussitôt, la noblesse se prépara à en faire une semblable. En France, où chacun aspire à créer un régiment pour se faire colonel, ces sortes de démarches ont de l’importance. Ce sont les conspirations du pays. Un prince politique les eût punies avec sévérité.

À Savenay (Loire-Inférieure), un sermon fut prêché le 5 mars : on disait aux fidèles que ceux qui ne rendraient pas leurs biens aux nobles et aux curés, comme représentants des moines, éprouveraient le sort de Jézabel et seraient dévorés par les chiens.

Parmi les pétitions, dont le Corps Législatif ne voulait pas prendre lecture, il s’en trouvait près de trois cents d’individus se plaignant que leurs curés leur refusaient l’absolution parce qu’ils étaient propriétaires de biens nationaux. Or huit millions de Français sont dans ce cas, et les huit millions qui ont le plus d’énergie. Au mois d’octobre, les journaux dévoués à la cour racontèrent qu’à une fête que le prince de Neuchâtel avait donnée à Grosbois au roi et à la famille royale, le prince avait fait hommage à Sa Majesté d’un rouleau de parchemin contenant les titres de propriété de ce bien national. Le roi les avait gardés une heure et ensuite les avait rendus au maréchal avec ce mot gracieux : « Ces titres ne peuvent pas être en de meilleures mains. » Berthier se plaignit de cette ridicule anecdote au roi lui-même et, ce que je suis bien loin de croire, ne put jamais obtenir la permission de la démentir dans les journaux.

M. Perrand proposa une loi fort juste : il s’agissait de rendre aux émigrés leurs biens non vendus[206].

Il osa parler à la tribune « des droits sacrés et inviolables que ceux qui avaient suivi la ligne droite ont toujours aux propriétés dont ils ont été dépouillés par les tempêtes révolutionnaires » et M. Ferrand eut le cordon bleu.

Ce mot mit le feu à la France. Des gens qui vivraient tranquilles et soumis sous l’autorité du dey d’Alger, deviendront furieux au mot le plus indirect qui menacera leur propriété.


CHAPITRE LXXXIV


Il est temps de revenir à l’île d’Elbe. Napoléon ayant lu dans un journal, — en se faisant la barbe, le discours du ministre Ferrand, fit appeler le général Bertrand et lui dit : …


CHAPITRE LXXXV


Le baron Jermanowski, colonel des lanciers de la garde, fit le récit suivant à son respectable ami, le général Kosciusko[207]. C’était la bravoure parlant en présence de l’héroïsme.

Le colonel commença par dire qu’il commandait à Porto Longone, où il avait, outre ses lanciers, une garnison de trois cents fantassins. Six jours avant le départ, l’empereur le fit demander pour savoir le nombre de bâtiments qui se trouvaient dans son port. Il reçut l’ordre de les noliser, de les approvisionner et d’empêcher la sortie de la moindre barque. Le jour avant l’embarquement, il reçut ordre de payer trois mille francs pour une route que Napoléon faisait ouvrir. Il avait presque oublié l’embargo quand, le 26 février, pendant qu’il travaillait à son petit jardin, un aide de camp de l’empereur lui apporta l’ordre d’embarquer tous ses hommes à six heures du soir et de rejoindre la flottille devant Porto Ferraio, cette même nuit, à une heure indiquée. Il était si tard que le colonel ne put pas finir l’embarquement de ses hommes avant 7 heures et demie. On partit aussitôt. Il arriva avec sa petite flotte au brick impérial l’Inconstant qui était sous voiles. En montant pur le pont, il trouva l’empereur qui l’accueillit par les questions : « Comment cela va-t-il ? Où est votre monde ? »

Le colonel Jermanowski apprit de ses camarades que la garnison de Porto Ferraio n’avait reçu l’ordre de s’embarquer que le même jour à une heure, qu’ils n’avaient été à bord qu’à quatre heures, que l’empereur avec les généraux Bertrand, Drouot et son état-major était arrivé à huit, qu’alors un seul coup de canon avait donné le signal et qu’on avait mis à la voile. La flottille était composée de l’Inconstant de vingt-six canons, de l’Étoile et de la Caroline, bombardes, et de quatre felouques. Il y avait sur l’Inconstant quatre cents hommes de la vieille garde. Personne ne savait où l’on allait. Les vieux grenadiers, en quittant le rivage pour monter à bord, avaient crié : « Paris ou la mort. »

Le vent qui était au sud et d’abord assez vif, tomba bientôt au calme plat. Lorsque le jour parut, on n’avait fait que six lieues et la flottille se trouvait entre les îles d’Elbe et de Capraia, en vue des croiseurs anglais et français. La nuit cependant n’avait pas été entièrement perdue, les soldats et l’équipage avaient été employés à changer la couleur extérieure du brick. Il était jaune et gris ; on le peignit en noir et blanc. C’était un faible moyen d’échapper aux gens intéressés à observer l’île d’Elbe.

Il fut question de retourner à Porto Ferraio ; mais Napoléon ordonna de continuer à marcher, se déterminant, en cas de nécessité, à attaquer les croiseurs français. Il y avait dans les eaux de l’île d’Elbe deux frégates et un brick ; à la vérité on les croyait plus disposés à venir se joindre à la flotte impériale qu’à la combattre ; mais un officier royaliste un peu ferme pouvait faire tirer le premier coup de canon, et entraîner son équipage. À midi, le vent fraîchit ; à quatre heures, la flottille se trouvait vis-à-vis de Livourne. On eut la vue de trois vaisseaux de guerre, et l’un d’eux, un brick, faisait voile sur l’Inconstant. Les sabords furent fermés. Les soldats de la garde quittèrent leurs bonnets et se couchèrent sur le pont. L’empereur avait le projet de monter à l’abordage du brick, mais c’était une dernière ressource dans le cas seulement où le vaisseau royal ne voudrait pas laisser passer l’Inconstant sans le visiter. Le Zéphir (ainsi s’appelait le brick au pavillon blanc), arrivait à pleines voiles sur l’Inconstant  ; les deux vaisseaux passèrent bord à bord. Le capitaine Andrieux[208] étant hélé par le lieutenant Taillade, de l’Inconstant, qui était de ses amis, se contenta de demander où allait l’Inconstant. — « À Gênes, » répondit Taillade, et il ajouta qu’il se chargerait avec plaisir de ses commissions s’il en avait. Andrieux répondit que non, et en partant cria : « Comment se porte l’empereur ? » Napoléon lui-même répondit : « parfaitement bien », et les bâtiments se séparèrent.

Le vent augmenta pendant la nuit du 27, et le 28 février[209], à la pointe du jour, on aperçut les côtes de Provence. On avait en vue un vaisseau de 74, faisant voile apparemment pour la Sardaigne[210]. Le colonel Jermanowski dit que, jusqu’à ce moment, on croyait généralement sur la flottille qu’on allait à Naples. Beaucoup de questions furent faites par les soldats aux officiers, et même par les officiers à l’empereur qui ne répondait pas. À la fin, il dit en souriant : « Eh bien, c’est la France ! » À ce mot tout le monde l’entoura pour savoir ses ordres. La première mesure qu’il prit fut d’ordonner à deux ou trois commissaires de sa petite armée de préparer leurs plumes et leur papier. Ils écrivirent sous sa dictée les proclamations à l’armée et aux Français. Quand elles furent écrites, on les lut tout haut. Napoléon fit plusieurs corrections. Il se les fit relire de nouveau et les corrigea encore ; enfin après dix révisions au moins, il dit : « Cela va bien, faites-en des copies. » À cette parole, tous les soldats et les matelots qui savaient écrire se couchèrent sur le pont. On leur distribua du papier, et ils eurent bientôt fait un nombre de proclamations suffisant pour qu’elles pussent être publiées au moment du débarquement. On s’occupa ensuite de faire des cocardes tricolores. On n’eut qu’à couper le bord extérieur de la cocarde de l’île d’Elbe. D’abord, à l’arrivée dans l’île, la cocarde de l’empereur avait été encore plus semblable à la française. Il la changea dans la suite, pour ne pas éveiller le soupçon. Durant ces divers arrangements, et en général, pendant toute la dernière partie du voyage, les officiers, les soldats et les marins entouraient Napoléon qui dormait peu et se tenait presque toujours sur le pont. Couchés, assis, debout, ou errant familièrement autour de lui, ils avaient besoin de lui parler. Ils lui faisaient des questions continuelles auxquelles il répondait sans le plus petit signe d’impatience, quoique plusieurs ne fussent pas peu indiscrètes. Ils voulaient savoir son opinion sur plusieurs grands personnages vivants, sur des rois, des maréchaux, des ministres d’autrefois. Ils entreprenaient de discuter avec lui des passages connus[211] de ses propres campagnes, et même de sa politique intérieure. Il savait satisfaire ou élucider leur curiosité et souvent entrait dans de grands détails sur sa propre conduite et sur celle de ses ennemis. Soit qu’il examinât les titres de gloire de ses contemporains, soit qu’il rappelât les faits militaires des temps anciens et modernes, toutes ses réponses étaient d’un ton d’aisance[212], de noble familiarité et de franchise qui ravissait les soldats. « Chaque mot, disait le colonel Jermanowski, nous semblait digne d’être conservé pour la postérité. » L’empereur parlait sans détour de son entreprise actuelle, des difficultés qu’elle présentait et de ses espérances. « Dans les cas comme celui-ci, il faut penser lentement, mais agir avec célérité. J’ai longtemps pesé cette idée, je l’ai considérée avec toute l’attention dont je suis capable. Je n’ai pas besoin de vous parler de la gloire immortelle et des avantages que nous acquerrons si le succès couronne notre entreprise. Si nous échouons, ce n’est pas à des militaires qui, depuis leur enfance, ont bravé la mort sous tant de formes et dans tant de climats, que je chercherai à déguiser le sort qui nous attend. Nous le connaissons et nous le méprisons. »

Telles sont à peu près les dernières paroles qu’il prononça avant que sa petite flotte jetât l’ancre dans le golfe de Juan. Ces derniers mots eurent l’air un peu plus soignés. Ce fut comme une espèce d’adresse adressée à ses compagnons, auxquels peut-être il n’aurait plus le temps de parler au milieu des hasards qu’on allait rencontrer.

Le 28 février, Antibes fut en vue depuis midi, et le 1er mars, à trois heures, la flottille jeta l’ancre dans la baie. Un capitaine et vingt-cinq hommes furent envoyés pour s’emparer des batteries qui pouvaient dominer le point du débarquement. Cet officier voyant qu’il n’y avait pas de batterie, prit sur lui de marcher sur Antibes. Il y entra et fut fait prisonnier. À cinq heures du soir les troupes prirent terre sur la côte voisine de Cannes. L’empereur fut le dernier à quitter le brick. Il prit quelque repos dans un bivouac qu’on lui prépara au milieu d’une petite prairie environnée d’oliviers, près de la mer. Les paysans montrent aujourd’hui aux étrangers la petite table sur laquelle il prit son repas[213].

L’empereur appela Jermanowski et lui demanda s’il savait combien on avait emmené de chevaux de l’île d’Elbe. Le colonel lui répondit qu’il n’en savait rien ; que pour lui, il n’en avait pas embarqué un seul. « Fort bien, dit Napoléon ; j’ai amené quatre chevaux ; divisons-les. Je crois que j’en dois avoir un. Comme vous commandez ma cavalerie, vous aurez le second. Bertrand, Drouot et Cambronne auront les deux autres. »

Les chevaux avaient été débarqués un peu plus bas, sur le rivage. On quitta le bivouac et Napoléon avec son état-major allèrent à pied au lieu où ils étaient. L’empereur marchait seul, interrogeant quelques paysans qu’il rencontra. Jermanowski et les généraux suivaient, portant leurs selles. Quand on fut arrivé aux chevaux, le grand maréchal Bertrand refusa d’en prendre un ; il dit qu’il marcherait à pied. Drouot en fit autant[214]. Cambronne et Molat montèrent à cheval. L’empereur donna au colonel Jermanowski une poignée de napoléons en lui disant de se procurer quelques chevaux de paysans. Le colonel donnant aux paysans tout ce qu’ils demandaient, en acheta quinze. On les attela à trois pièces de canon amenées de l’île d’Elbe et à un canon que la princesse Pauline avait donné à son frère. On vint annoncer le mauvais succès d’Antibes. « Nous avons mal commencé, dit l’empereur, nous n’avons maintenant rien de mieux à faire que de marcher aussi vite que nous pourrons et de gagner les passages des montagnes avant que la nouvelle de notre débarquement y soit arrivée. » La lune se leva et Napoléon avec sa petite armée se mit en marche à onze heures du soir. On marcha toute la nuit. Les paysans des villages à travers lesquels on passait, ne disaient rien ; ils levaient les épaules et branlaient la tête quand on leur disait que l’empereur était de retour. À Grasse, ville de 6.000 âmes, que l’empereur traversa, on croyait que des pirates avaient débarqué et tout était en alarmes. Les boutiques et les fenêtres étaient fermées et la foule qui s’était rassemblée dans les rues, nonobstant la cocarde nationale et les cris de Vive l’empereur des soldats, les laissaient passer sans le moindre signe d’approbation ou de désapprobation. Ils firent halte pour une heure sur un coteau au delà de la ville. Les soldats commencèrent à se regarder entre eux avec incertitude et tristesse. Tout à coup, ils virent une troupe de gens de la ville qui s’avançaient vers eux avec des provisions et aux cris de : Vive l’empereur.

Depuis ce moment[215] les paysans se montrèrent satisfaits que Napoléon eût débarqué et sa marche fut plutôt un triomphe qu’une invasion. On laissa à Grasse les canons et la voiture et comme les routes furent fort mauvaises dans le cours de cette première marche qui fut de vingt-cinq lieues, Napoléon marchait fréquemment à pied au milieu de ses grenadiers. Lorsqu’ils se plaignaient de leurs fatigues, il les appelait ses grondeurs ; eux, de leur côté, quand il lui arrivait de tomber, riaient tout haut de sa maladresse. Ils arrivèrent dans la soirée du deux au village de Seranon à vingt lieues de Grasse. Dans cette marche, le nom de Napoléon parmi les soldats était : notre petit tondu, et Jean de l’épée. Il entendait fréquemment ces noms répétés à demi-haut comme il gravissait les montées au milieu de ses vétérans. Le 3, il coucha à Barrème, et dîna à Digne le 4 mars. « Ce fut ou à Digne ou à Castellane, nous dit le colonel, que Napoléon entreprit de persuader de crier : Vive l’empereur au maître de l’auberge dans laquelle il s’arrêta. Cet homme refusa positivement et cria : Vive le roi. Au lieu d’être en colère, Napoléon le loua de sa loyauté et lui demanda seulement de boire à sa santé, ce à quoi l’hôte accéda volontiers. »

À Digne, les proclamations[216] à l’armée, au peuple français furent imprimées et répandues dans le Dauphiné avec tant de rapidité que sur sa route, Napoléon trouva les villes et les villages prêts à le recevoir. Jusqu’à ce moment cependant, il n’avait été joint que par un seul soldat. Ce soldat fut rencontré sur la route par le colonel Jermanowski qui entreprit d’en faire un prosélyte. Comme le colonel lui disait que l’empereur allait arriver, le soldat se mit à rire de tout son cœur : « Bon, dit-il, j’aurai quelque chose à dire ce soir à la maison. » Le colonel eut beaucoup de peine à lui persuader qu’il ne voulait pas rire ; alors le soldat lui dit : « Où comptez-vous dormir cette nuit ? » et en apprenant le nom du village : « Hé bien ! dit-il, ma mère habite à trois lieues d’ici, je m’en vais lui dire adieu et je serai avec vous ce soir. » Le soir en effet le grenadier frappa sur l’épaule du colonel et ne fut content que quand celui-ci eut promis qu’ildirait à l’empereur que Melon le grenadier était venu partager la fortune de son ancien maître.

Le 5, Napoléon passa la nuit à Gap où il fut gardé seulement par dix cavaliers et quarante grenadiers. Le général Cambronne occupa le même jour avec quarante grenadiers le pont et l’ancienne forteresse de Sisteron[217] ; mais Melon était toujours la seule recrue qu’on eût faite, de sorte qu’à Saint-Bonnet et dans d’autres villages, les habitants voulaient sonner le tocsin et se lever en masse pour accompagner la petite armée. Ils obstruaient les routes et souvent empêchaient la marche pour voir et toucher l’empereur qui quelquefois marchait à pied.

Les routes étaient exécrables à cause de la neige fondante. Le mulet chargé d’or glisse dans un précipice. L’empereur en paraît très fâché. On passe deux heures à essayer de le retirer. À la fin, pour ne pas perdre de temps, l’empereur dut l’abandonner : les paysans en profitèrent au printemps.

Le 6, l’empereur coucha à Gap et le général Cambronne avec son avant-garde de quarante hommes à La Mure. Là, l’avant-garde de la garnison de Grenoble, forte de six cents hommes, refusa les pourparlers avec le général Cambronne. Le colonel Jermanowski, étant à l’extrême avant-garde, trouva un défilé près de Vizille, occupé par une troupe qui avait un drapeau blanc. Il voulut parler, mais un officier s’avançant vers lui, lui cria : « Retirez-vous, je ne puis avoir aucune communication avec vous. Gardez votre distance, ou mes hommes vont faire feu. » Le colonel chercha à le gagner en lui disant qu’il aurait à parler à l’empereur Napoléon et non à lui ; mais l’officier continua à se servir de paroles menaçantes et Jermanowski alla faire part à l’empereur de ce mauvais succès. Napoléon lui dit en souriant : « S’il en est ainsi, il faut que j’essaye ce que je pourrai faire moi-même. » Il mit pied à terre et ordonna à environ cinquante de ses grenadiers de le suivre avec leurs armes renversées ; il marcha tranquillement jusqu’au défilé où il trouva un bataillon du 5e de ligne, une compagnie de sapeurs et une de mineurs, en tout 7 à 800 hommes. L’officier commandant continuait à vociférer, souvent contre l’empereur lui-même, disant : « C’est un imposteur, ce n’est pas lui. » De temps en temps cet officier réprimandait ses troupes, leur ordonnant de faire feu. Les soldats étaient silencieux et immobiles. Il sembla un instant lorsqu’ils virent approcher la troupe de Napoléon, qu’ils voulaient coucher en joue leurs fusils. Napoléon fit arrêter ses grenadiers, s’avança tranquillement et tout seul jusqu’au bataillon. Quand il fut très près de la ligne, il s’arrêta court, jeta sur eux un regard tranquille et, ouvrant sa redingote, s’écria : « C’est moi, reconnaissez-moi. S’il y a parmi vous un soldat qui veuille tuer son empereur, qu’il fasse feu, voilà le moment. »

Ils furent vaincus en un instant et au milieu des cris redoublés de Vive l’empereur, se précipitèrent dans les bras des soldats de la garde[218].

Un peu avant que les soldats du cinquième s’ébranlassent, Napoléon s’approcha d’un grenadier qui avait l’arme présentée et, le prenant par une de ses moustaches, lui dit : « Et toi, vieille moustache, n’as-tu pas été avec nous à Marengo ? »

Tel est le récit simple d’une de ces actions qui, dans tous les siècles et dans tous les pays, montrent aux nations les hommes pour lesquels elles doivent marcher et agir.

Les compagnons de Napoléon regardèrent le mouvement de cette troupe de sept cents hommes comme décisif. Ils virent dans cet événement que l’empereur ne s’était pas trompé et que l’armée était toujours à lui[219]. Les nouvelles troupes prirent la cocarde tricolore, se rangèrent autour des aigles de l’armée de l’île d’Elbe et entrèrent avec elles à Vizille, au milieu des cris de joie des habitants. Ce bourg a toujours marqué par son patriotisme. On peut dire que c’est là qu’a commencé la Révolution française et la liberté du monde. C’est au château de Vizille qu’eut lieu la première assemblée des États du Dauphiné.

En avançant vers Grenoble, le colonel Jermanowski fut joint par un officier qui arrivait ventre à terre et qui lui dit : « Je vous salue de la part du colonel Charles Labédoyère. »

Ce jeune colonel parut bientôt à la tête de la plus grande partie de son régiment, le 7e de ligne formé des débris du 112e régiment et de plusieurs autres. À quatre heures après-midi, le colonel s’était échappé de Grenoble ; à une certaine distance il tira une aigle de sa poche, la plaça au bout d’une perche et l’embrassa devant son régiment qui cria aussitôt : Vive l’empereur ! Il donna alors un coup de couteau dans un tambour qui était plein de cocardes tricolores qu’il distribua à son régiment. Mais le général Marchand qui resta fidèle au roi réussit à faire rentrer dans Grenoble une partie du régiment. La garnison de cette ville avait été augmentée du 11e régiment de ligne et d’une partie du 7e envoyés de Chambéry. Cette garnison était composée en outre de 2.000 hommes du 3e régiment de pionniers, deux bataillons du 5e de ligne et du 4e d’artillerie, précisément le même régiment dans lequel Napoléon avait obtenu une compagnie, vingt-cinq ans auparavant.

Grenoble est une mauvaise place que l’on ne conserve que pour approvisionner d’artillerie la chaîne des Alpes, au milieu desquelles elle se trouve placée. Elle n’a qu’un mur terrassé du côté de la plaine, haut d’une vingtaine de pieds avec un petit ruisseau qui coule au devant. C’est avec cette fortification ridicule que, quelques mois après, les habitants livrés à eux-mêmes ont tué douze cents hommes à l’armée piémontaise toute composée de soldats de Napoléon.

Lorsque ce grand homme s’en approcha le 7 mars, toute la garnison était rangée sur le rempart terrassé au milieu duquel est pratiquée la porte de Rome qui répond au chemin de Vizille[220]. Les canons étaient chargés, les mèches allumées, la garde nationale était rangée derrière la garnison pour lui servir de réserve.

La porte de Bonne fut fermée à huit heures et demie. Comme Napoléon entrait dans le petit faubourg de Saint-Joseph, Jermanowski se présenta à la porte de Bonne à la tête de huit lanciers polonais. Le colonel demanda les clés ; on lui répondit qu’elles étaient chez le général Marchand. Le colonel parla aux soldats qui ne répondaient pas. Napoléon arriva bientôt sur le petit pont qui est devant les portes. Il resta là assis sur un chasse-roue plus de trois quarts d’heure.

Le général Marchand devait se porter sur le rempart voisin à cinquante pieds au plus de la personne de l’empereur et lui tirer dessus lui-même. Il pouvait se faire seconder par vingt gentilshommes. Il n’y avait pas possibilité de manquer Napoléon. Une fois mort, tout le monde eût abandonné ce parti. Si les partisans craignaient mal à propos d’être écharpés en tirant, ils pouvaient se placer dans la maison d’un nommé Eymar qui donne sur le rempart et, de l’autre côté, sur la partie du rempart qui est renfermée dans la caserne. Le fait est que dans ce moment de trouble extrême, tous les desseins hardis eussent réussi. On pouvait avec la même facilité placer vingt gentilshommes dans les maisons du faubourg Saint-Joseph, devant lesquelles Napoléon passa, à quinze pieds des maisons.

Après trois quarts d’heure de pourparlers et d’incertitude, la garnison, au lieu de faire feu, cria : Vive l’empereur. Comme les portes ne s’ouvraient pas, les habitants du faubourg apportèrent des poutres et, aidés par les habitants de la ville, enfoncèrent cette porte qui se trouva très solide, Grenoble ayant été sur le point de soutenir un siège un an auparavant. Comme la porte tombait, les clés arrivèrent. Les huit lanciers trouvèrent en entrant une foule d’habitants qui se précipitaient avec des torches allumées au devant de Napoléon qui, un instant après, entra à pied et seul à vingt pas en avant de ses gens.

Plusieurs officiers, gens de tête, étaient allés de Grenoble au devant de Napoléon. S’il n’avait pas réussi à la porte de Bonne, ils avaient tout préparé pour lui faire passer l’Isère près de la porte Saint-Laurent, qui est au pied de la montagne, et sur la montagne dite de la Bastille, le rempart n’est qu’un simple mur de jardin qui tombe de toutes parts.

Ces officiers donnèrent le conseil à l’empereur d’empêcher que ses soldats ne tirassent un seul coup de fusil, cela pouvant donner l’apparence de gens vaincus à ceux qui le joindraient. Peut-être la moitié de l’armée eût tenu ferme par point d’honneur.

La foule se jeta autour de lui. Ils le regardaient, ils saisissaient ses mains et ses genoux, baisaient ses habits, voulaient au moins les toucher ; rien ne pouvait mettre un frein à leurs transports. Napoléon n’était pas le représentant de son propre gouvernement, mais d’un gouvernement contraire à celui des Bourbons. On voulait le loger à l’hôtel de ville, mais il choisit une auberge tenue par un ancien soldat de son armée d’Égypte, nommé M. Labarre. Là son état-major le perdit absolument de vue ; au bout d’une demi-heure Jermanowski et Bertrand réussirent enfin, en employant toutes leurs forces, à pénétrer dans la chambre où ils le trouvèrent environné de gens qui paraissaient fous, tant l’enthousiasme et l’amour leur faisaient oublier les plus simples égards qu’on emploie ordinairement pour ne pas étouffer les gens. Ses officiers parvinrent pour un moment à faire évacuer la chambre ; ils plaçaient des tables et des chaises derrière la porte pour prévenir une seconde invasion, mais ce fut en vain. La foule parvint à entrer une seconde fois, et l’empereur resta deux heures, perdu au milieu d’eux, sans être gardé par le moindre soldat. Il pouvait mille fois être mis à mort si, parmi les royalistes ou les prêtres, il y avait eu un seul homme de courage. Peu après, une foule de peuple apporta la porte de Bonne sous les fenêtres de son auberge. Ils s’écriaient : « Napoléon, nous n’avons pas pu vous offrir les clés de votre bonne ville de Grenoble, mais voici les portes. »

Le lendemain, Napoléon passa la revue des troupes sur la place d’armes. Là encore il fut entouré par le peuple ; l’enthousiasme était à son comble, mais n’inspira aucun de ces actes serviles avec lesquels le peuple a coutume d’approcher les rois ; on cria constamment sous ses fenêtres et autour de lui : « Plus de conscription, nous n’en voulons plus et il nous faut une constitution. » Un jeune Grenoblois (M. Joseph Rey) recueillit les sentiments du peuple et en fit une adresse à Napoléon.

Un jeune gantier, M. Dumoulin, chez lequel, deux jours auparavant, était venu se cacher un Grenoblois arrivant de l’île d’Elbe et chirurgien de l’empereur, offrit à celui-ci cent mille francs et sa personne. L’empereur lui dit : « Je n’ai pas besoin d’argent dans ce moment ; je vous remercie, j’ai besoin de gens déterminés. » L’empereur transforma le gantier en officier d’ordonnance et lui donna sur-le-champ une mission dont celui-ci s’acquitta fort bien. Ce jeune homme abandonna sur-le-champ un grand établissement.

Napoléon reçut les autorités, il leur parla beaucoup, mais ses raisonnements étaient trop élevés pour être compris par des gens accoutumés quatorze ans de suite à obéir à la baguette et à ne nourrir d’autres sentiments que la crainte de perdre leurs appointements. Ils l’écoutaient d’un air stupide et il n’en put jamais tirer une seule phrase qui partît du cœur. Ses véritables amis furent les paysans et les petits bourgeois. L’héroïsme patriotique respirait dans toutes leurs paroles. Napoléon remercia les Dauphinois par une adresse imprimée à Grenoble. Presque tous les soldats avaient leur cocarde tricolore au fond de leurs shakos. Ils l’arborèrent avec une joie inexprimable. Le général Bertrand qui faisait les fonctions de major général dirigea la garnison de Grenoble sur Lyon.

Dans son voyage de Grenoble à Lyon, Napoléon fit une grande partie du chemin sans avoir un seul soldat à ses côtés ; sa calèche était souvent obligée d’aller au pas ; les paysans encombraient les routes ; tous voulaient lui parler, le toucher, ou, tout au moins, le voir. Ils montaient sur sa voiture, sur les chevaux qui le traînaient, et lui jetaient de tous côtés des bouquets de violettes et de primevères. En un mot, Napoléon fut continuellement perdu dans les bras du peuple.

Le soir, près de Rives, les paysans l’accompagnèrent pendant plus d’une lieue en l’éclairant avec des torches fabriquées à la hâte et chantant une chanson qui courait avec fureur depuis deux mois, et qui était telle que les prêtres avant de donner l’absolution demandaient à leurs pénitents s’ils l’avaient chantée, et en cas d’affirmative, refusaient de les réconcilier avec Dieu[221].

Au village de Rives, on ne le reconnut pas d’abord. Lorsqu’on le reconnut, les paysans inondèrent l’auberge, et voyant que son souper était fort mauvais, chacun à l’envi lui apporta un plat.

Le 9 mars l’empereur alla coucher à Bourgoin.

Quelquefois il y avait en avant de sa voiture une demi-douzaine de hussards, ordinairement personne, et il se trouva presque toujours à trois ou quatre lieues des troupes. Les grenadiers de l’île d’Elbe, qui étaient restés à Grenoble, rendus de fatigue, en voulurent bientôt partir, mais les plus diligents n’arrivèrent à Bourgoin qu’une heure après son départ, ce qui leur donna une ample occasion de jurer. Ils contaient aux paysans les moindres traits de sa vie à l’île d’Elbe. Après l’enthousiasme commun, le trait le plus marquant des relations des paysans avec les soldats : comme leurs habits bleus et leurs shakos étaient tout déchirés et grossièrement raccommodés avec du fil blanc, les paysans leur disaient : « L’empereur n’avait donc point d’argent à l’île d’Elbe, puisque vous êtes si mal vêtus ? » — « Ho ! il ne manquait pas d’argent, car il a bâti, fait des routes et changé tout le pays. Quand il nous voyait tristes, il nous disait : « Hé bien, grondeur, tu penses donc toujours à la France ? » — « Sire, c’est que je m’ennuie. » — « Occupe-toi à raccommoder ton habit, nous en avons de tout prêts dans des magasins ; tu ne t’ennuieras pas toujours. » Et lui-même, disaient les grenadiers, prêchait d’exemple ; il avait son chapeau tout raccommodé. Nous voyions bien tous qu’il avait l’idée de nous mener quelque part, mais il ne voulait rien dire de positif. Sans cesse on nous embarquait et l’on nous débarquait pour tromper les gens de l’île. » L’empereur fit raccommoder son chapeau à Grenoble où il pouvait en acheter un autre. L’empereur avait une redingote grise très mauvaise, boutonnée jusqu’au haut. Il était tellement gros et fatigué que souvent, en montant en voiture, on lui portait les jambes ; les Messieurs du village en concluaient qu’il était peut-être plastronné.

Au delà de La Verpillère, la voiture se trouvant arrêtée sur la route sans qu’il y eût ni gardes, ni paysans attroupés, il s’approcha de la voiture d’un négociant qui était aussi arrêtée[222]


CHAPITRE LXXXVI


La démocratie ou le despotisme sont les premiers gouvernements qui se présentent aux hommes au sortir de l’état sauvage ; c’est le premier degré de civilisation. L’aristocratie sous un ou plusieurs chefs — et le royaume de France avant 1789 n’était qu’une aristocratie religieuse et militaire, de robe et d’épée — l’aristocratie, quelque nom qu’on lui donne, a partout remplacé ces gouvernements informes. C’est le second degré de civilisation. Le gouvernement représentatif sous un ou plusieurs chefs est une invention nouvelle et très nouvelle qui forme et constate un troisième degré de civilisation. Cette invention sublime, produit tardif mais produit nécessaire de l’invention de l’imprimerie, est postérieure à Montesquieu.

Napoléon fut ce qu’a jamais produit de mieux le second degré de civilisation. Ainsi c’est bien ridiculement que les rois qui veulent s’arrêter à ce second degré font attaquer ce grand homme par leurs vils écrivains. Il ne comprit jamais le troisième. Où l’aurait-il étudié ? Certainement pas à Brienne ; les livres philosophiques ou traduits de l’anglais ne pénétraient pas dans les collèges royaux et il n’a pas eu le temps de lire depuis le collège ; il n’a plus eu le temps d’étudier que les hommes.

Napoléon est donc un tyran du xixe siècle. Qui dit tyran, dit esprit supérieur, et il ne se peut pas qu’un génie supérieur ne respire, même sans s’en douter, le bon sens qui est répandu dans l’air.

Il faut lire la vie de Castruccio Castracani, tyran de Lucques au xive siècle[223], on saisira bien ce point de vue. La ressemblance entre ces deux hommes est frappante. Il était curieux de suivre dans l’âme de Napoléon les combats du génie de la tyrannie contre la raison profonde qui en avait fait un grand homme. Il fallait voir son inclination naturelle pour les nobles combattue par les bouffées de mépris qui lui montaient aux yeux dès qu’il les voyait de trop près. On sentait bien à tout ce qu’il faisait contre eux que c’était la colère d’un père. Aux bonnes gens qui auraient des doutes, nous leur ferions remarquer sa colère contre ce qui était vraiment libéral. Cette haine serait allée jusqu’à la rage, s’il n’avait eu la conscience de sa force. Il fallait voir comme les renards de cour avaient bien senti cette nuance de caractère du maître. Les rapports de ses ministres sont curieux sous ce point de vue. En phrases incidentes, ou, pour mieux dire, en adjectifs et en adverbes, il y a tout l’esprit de conduite de la plus minutieuse et de la plus lâche tyrannie. On n’osait pas encore hasarder cela dans le sens direct de la phrase. Une épithète insolente montrait au maître le cœur de son ministre. Encore quelques années et ses chers auditeurs lui donnaient une génération de ministres qui, n’ayant pas pris l’expérience des grandes affaires sous la République, n’auraient plus rougi que de n’être pas assez courtisans. Quand on voit les conséquences de ceci, on en vient presque à se réjouir de la chute de Napoléon.

On voit encore mieux le combat du génie du grand homme contre le cœur du tyran dans son règne des Cent Jours. Il appelle Benjamin Constant et Sismondi ; il les écoute avec plaisir en apparence, mais bientôt il revient avec passion aux lâches conseils de Regnault de Saint-Jean d’Angély et du duc de Bassano. Et de tels hommes montrent combien la tyrannie l’avait déjà corrompu. Du temps de Marengo il les eût repoussés avec mépris.

Ce sont ces deux hommes qui l’ont perdu plus que Waterloo. Qu’on ne dise pas que les conseils lui ont manqué. J’ai vu à Lyon un de ses officiers lui conseiller par écrit d’abolir du même coup la nouvelle noblesse et l’ancienne. C’est Regnault, je crois, qui lui conseilla d’intituler sa nouvelle constitution Acte additionnel. En une matinée, il perdit le cœur de dix millions de Français et des seuls dix millions qui se battent et qui pensent. Dès lors ceux qui l’entouraient virent sa perte inévitable. Comment vaincre onze cent mille soldats qui marchaient sur la France ? Il lui fallait un escamotage politique avec la Maison d’Autriche et à mesure qu’il s’éloignait des gens à talents, les alliés les appelaient dans leurs conseils.

Ses justifications qui partent de Sainte-Hélène veulent bien l’excuser sur l’extrême médiocrité des gens de sa famille. Les talents ne manquent jamais et naissent en foule dès qu’ils sont demandés. D’abord il éloigna Lucien ; il ne tira pas un assez grand parti de Soult, de Lezay Marnezia, de Levoyer d’Argenson, de Thibaudeau, du comte de Lapparent, de Jean de Bry et de mille autres qui se seraient présentés. Qui devinait au temps de l’empereur les talents du comte Decazes ? Le malheur de sa famille est donc une pauvre excuse ; il n’eut pas de gens à talent parce qu’il n’en voulut pas. La seule présence de Regnault suffisait pour décourager tout ce qu’il y avait de bon.

Il est heureux pour tous ces gens-là d’avoir eu de tels successeurs[224].


CHAPITRE LXXXVII


Nous avons représenté Napoléon avec les traits qui nous semblent résulter des récits les plus fidèles ; nous-même nous avons habité sa cour plusieurs années.

C’est un homme doué de talents extraordinaires et d’une dangereuse ambition, l’être le plus admirable par ses talents qui ait paru depuis César, sur lequel il nous semble l’emporter. Il est plutôt fait pour supporter l’adversité avec fermeté et majesté que pour soutenir la prospérité sans s’en laisser enivrer. Emporté jusqu’à la fureur quand on contrarie ses passions, mais plus susceptible d’amitié que de haine durable, entaché de quelques-uns des vices indispensables à un conquérant, mais non pas plus prodigue de sang ni plus indifférent envers l’humanité que les César, les Alexandre, les Frédéric, gens auprès desquels on le placera et dont la gloire va tomber tous les jours. Napoléon a été engagé dans plusieurs guerres qui ont fait répandre des flots de sang, mais dans aucune, si l’on excepte la guerre d’Espagne, il ne fut l’agresseur. Il a été sur le point de faire du continent de l’Europe une vaste monarchie. Ce projet, s’il a existé, est sa seule excuse pour n’avoir pas révolutionné les États qu’il conquit et n’en avoir pas fait des appuis de la France pu les jetant dans la même route morale. La postérité dira que ce fut en repoussant les attaques de ses voisins qu’il étendit son empire. « Les circonstances, en me suscitant des guerres, dit-il, m’ont fourni des moyens d’agrandir mon empire et je ne les ai pas négligés. » Sa grandeur d’âme dans l’infortune et sa résignation ont été égalées par quelques-uns, surpassées par personne. M. Warden rend souvent témoignage à ces vertus, et nous pouvons ajouter qu’elles sont sans ostentation aucune. Sa manière d’être à Sainte-Hélène est pleine de naturel. C’est peut-être la chose dans les temps modernes qui rappelle le plus les héros de Plutarque. Un de ceux qui le visitèrent à l’île d’Elbe, lui montrant sa surprise du calme admirable avec lequel il supportait le changement de sa fortune : « C’est que tout le monde, répliqua-t-il, en a été, je crois, plus étonné que moi. Je n’ai pas une trop bonne opinion des hommes et je me suis toujours méfié de la fortune ; d’ailleurs, j’ai peu joui ; mes frères ont été beaucoup plus rois que moi. Ils ont eu les jouissances de la royauté, je n’en ai presque eu que les fatigues. »


FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE
DE LA VIE DE NAPOLÉON



Chapitre I. — Naissance de Bonaparte. Sa famille. Le collège de Brienne. L’école militaire. Il repasse en Corse 
 3
Chapitre II. — Rôle de Bonaparte en Corse 
 10
Chapitre III. — Le siège de Toulon. Bonaparte revient à Paris. Son mariage avec Joséphine 
 12
Chapitre IV. — Guerre d’Italie 
 17
Chapitre V. — Bonaparte et Venise 
 21
Chapitre VI. — Bonaparte et le Directoire 
 23
Chapitre VII. — Idées politiques de Bonaparte 
 26
Chapitre VIII. — Portrait de Bonaparte 
 28
Chapitre IX. — Son retour en France 
 31
Chapitre X. — Expédition d’Égypte 
 33
Chapitre XI. — Suite du même sujet 
 35
Chapitre XII. — Justification de la conduite de Bonaparte en Égypte 
 37
Chapitre XIII. — Suite du même sujet 
 41
Chapitre XIV. — Retour en France 
 46
Chapitre XV. — Réception en France 
 48
Chapitre XVI. — Idées de Bonaparte à la veille du 18 brumaire 
 50
Chapitre XVII. — Sieyès 
 54
Chapitre XVIII. — Le 18 brumaire 
 56
Chapitre XIX. — État de la France au 18 brumaire 
 61
Chapitre XX. — Dictature de Bonaparte 
 63
Chapitre XXI. — Réorganisation de la France 
 66
Chapitre XXII. — Le Concordat. Le Code 
 68
Chapitre XXIII. — Constitution de l’An VIII. Politique extérieure 
 70
Chapitre XXIV. — La machine infernale 
 77
Chapitre XXV. — Conspiration de Pichegru. Affaire du capitaine Wright 
 80
Chapitre XXVI. — Suite du même sujet 
 85
Chapitre XXVII. — Mort du duc d’Enghien 
 89
Chapitre XXVIII. — Suite du même sujet 
 95
Chapitre XXIX. — Suite du même sujet 
 97
Chapitre XXX. — Bonaparte et les Bourbons 
 100
Chapitre XXXI. — Mort du duc d’Enghien 
 102
Chapitre XXXII. — Projet de descente en Angleterre 
 105
Chapitre XXXIII. — Campagne de Prusse 
 108
Chapitre XXXIV. — Napoléon et Alexandre 
 111
Chapitre XXXV. — Campagne de Wagram 
 115
Chapitre XXXVI. — De l’Espagne 
 119
Chapitre XXXVII. — Entrevue de Bayonne 
 128
Chapitre XXXVIII. — Suite du même sujet 
 130
Chapitre XXXIX. — Insurrection de Madrid, Abdication du roi Charles. État de l’Espagne 
 132
Chapitre XL. — Parallèle de la conduite de Napoléon avec l’Espagne et de celle des Anglais avec Napoléon 
 140
Chapitre XLI. — Convention de Bayonne. Joseph reconnu roi d’Espagne. Guerre d’Espagne 
 142
Chapitre XLII. — Suite de la guerre d’Espagne 
 158
Chapitre XLIII. — Transition 
 165
Chapitre XLIV. — L’administration 
 167
Chapitre XLV. — Le duc de Bassano 
 170
Chapitre XLVI. — Suite de l’administration 
 172
Chapitre XLVII. — Suite 
 175
Chapitre XLVIII. — Des ministres 
 178
Chapitre XLIX. — Suite des ministres 
 181
Chapitre L. — La Légion d’Honneur 
 186
Chapitre LI. — Du Conseil d’État 
 188
Chapitre LII. — De la cour 
 198
Chapitre LIII. — De l’armée 
 217
Chapitre LIV. — Suite de l’armée 
 222
Chapitre LV. — Projet de guerre contre la Russie 
 225
Chapitre LVI. — Guerre de Russie 
 227
Chapitre LVII. — Retraite de Russie 
 235
Chapitre LVIII. — Leipzig 
 238
Chapitre LIX. — Mesures intérieures. Soulèvement de la Hollande 
 240
Chapitre LX. — Faiblesse de l’entourage de Napoléon 
 243
Chapitre LXI. — Création de la garde nationale. Lassitude générale 
 246
Chapitre LXII. — Revue de la garde nationale dans la cour des Tuileries (24 janvier 1814) 
 250
Chapitre LXIII. — Idée sur Paris 
 252
Chapitre LXIV. — Congrès de Châtillon 
 254
Chapitre LXV. — Campagne de France 
 255
Chapitre LXVI. — Marche des Alliés sur Paris 
 258
Chapitre LXVII. — Prise de Paris 
 262
Chapitre LXVIII. — Entrée des Alliés à Paris 
 263
Chapitre LXIX. — Intrigues de Talleyrand 
 265
Chapitre LXX. — Faiblesse des ministres de l’empereur 
 268
Chapitre LXXI. — Conversations chez le prince de Talleyrand 
 270
Chapitre LXXII. — Napoléon se replie sur Fontainebleau 
 273
Chapitre LXXIII. — Marmont 
 275
Chapitre LXXIV. — Déposition de Napoléon 
 279
Chapitre LXXV. — Constitution. Les ministres de Louis XVIII 
 280
Chapitre LXXVI. — Fautes du gouvernement de Louis XVIII 
 283
Chapitre LXXVII. — Servilité des ministres 
 288
Chapitre LXXVIII. — La charte 
 289
Chapitre LXXIX. — Violations de la charte 
 292
Chapitre LXXX. — Continuation du même sujet 
 296
Chapitre LXXXI. — Suite 
 297
Chapitre LXXXII. — Retour à l’ancien régime 
 300
Chapitre LXXXIII. — Les biens nationaux 
 302
Chapitre LXXXIV. — Napoléon à l’île d’Elbe 
 305
Chapitre LXXXV. — Retour de l’île d’Elbe 
 306
Chapitre LXXXVI. — Jugement sur Napoléon 
 330
Chapitre LXXXVII. — Conclusion 
 335



  1. Le passage suivant de l’histoire de la maison Orsini par Sansovino peut amuser un instant :

    « Ma molli più jurono i Napoleoni, peiche in tutti i tempi gli orecchi italiani, o nella pace, a nella guerra, udirono questa nobilissima voce in nomini segnalati.  » Lib. II, p. 20.

  2. Le Souper de Beaucaire imprimé à Avignon en 1793. N. D. L. E.
  3. Moniteur du 7 décembre 1793. C’est la première fois que le Moniteur nomme Bonaparte, dont il imprime le nom ainsi : le citoyen Bona-parte.
  4. Peut-être : son affaire.
  5. Voir le rapport de Barras à la Convention, Moniteur.
  6. En attendant mieux, voir l’Histoire de la guerre, par le général Dumas, l’Histoire des campagnes d’Italie, par le général Serran, et surtout le Moniteur et l’Annual Register.
  7. Voir Tite Live, liv. IX, p. 242 (Trad. de Bureau de la Malle, t. IV, éd. de Michaud, 1810).
  8. Voir le comment de ceci dans le tome XVI de M. de Sismondi, p. 414.
  9. Un peu plat cette fin.
  10. Voir tous les livres anglais, même les plus estimés de 1800 à 1810, et, ce qui est encore moins généreux, les Considérations de Mme de Staël, composées après les massacres de Nîmes.
  11. Stendhal avait d’abord écrit : « les vieilles dynasties de l’Europe ». Puis il changea dynasties par aristocraties en ajoutant en note : « dynasties, plus vrai et moins clair ». N. D. L. É.
  12. Beaucoup de furent.
  13. Pour voir Napoléon en Italie sous un vrai jour, il faut monter son âme par un volume de Tite Live. On se purifie ainsi de toutes les petites idées modernes et fausses.
  14. La fortune de Masséna, d’Augereau, de… etc., etc., etc. Un chef de bataillon passe à Bologne, allant faire une expédition dans l’Apennin ; il n’avait pas même de cheval ; il repasse quinze jours après, il avait dix-sept charrettes chargées lui appartenant et trois voitures avec deux maîtresses. Les trois quarts des sommes pillées furent mangées dans le pays.
  15. Mémoires de Carnot.
  16. Prudence.
  17. Embarrassé, embrouillé à refondre.
  18. On trouve dans le carton R. 292 de la bibliothèque de Grenoble cette curieuse note sur les portraits de Napoléon Bonaparte :

    « Presque tous ceux que j’ai vus de lui sont des caricatures. Beaucoup de peintres lui ont donné les yeux inspirés d’un poète. Ces yeux-là ne vont pas avec l’étonnante capacité d’attention qui est le caractère de son génie. Il me semble que ces yeux expriment un homme qui vient de perdre ses idées ou un homme qui vient d’avoir la vue d’une image sublime. Sa figure était belle, quelquefois sublime, mais c’était parce qu’elle était tranquille. Ses yeux seuls avaient des mouvements rapides et beaucoup de vivacité. Il souriait souvent, ne riait jamais. Je l’ai vu une seule fois transporté de plaisir : ce fut après avoir entendu Crescentini chanter l’air : Ombra adorata aspetia. Les moins mauvais portraits sont de Robert Lefèvre et de Chaudet : les plus mauvais de David et de Canova. »

  19. Ici prendre deux pages à Mme la Baronne [de Staël].
  20. Description de l’Égypte dans Volney ; histoire militaire : le faible Martin, Berthier, Denon, Wilson, alors bien digne d’être un des écrivains de l’autorité.
  21. Voir le Commentaire de Liège pour corriger cette phrase. 14 décembre 1817 *.

    * M. Rover fait remarquer que Stendhal entend parler ici du Commentaire sur l’Esprit des Lois de Destutt de Tracy, Liège, 1817.

  22. Voir Las Cases.
  23. Martens : Lois des Nations, p. 291.
  24. Las Cases.
  25. Voir Tite Live, blâmant avec raison les Samnites de n’avoir pas fait main basse sur les Romains aux Fourches Caudines. Livre [IX], p. [221], 4e volume de la traduction de La Malle.
  26. Même l’histoire calomnieuse du général Robert Wilson.
  27. Il voulut engager M. Desgenettes à soutenir publiquement que la peste n’était pas contagieuse, la vanité de celui-ci s’y refusa.
  28. Voir Las Cases.
  29. L’article de Las Cases.
  30. Voyez leurs livres.
  31. C’est une question très intéressante qu’il faut tâcher d’éclaircir dans un ouvrage tel que celui-ci. (Note de Vismara.)

    Réponse : on ne peut rien faire avant la publication des mémoires de Lucien, Sieyès et Barras. (Note de Stendhal.)

  32. Il faut dire quelque chose de la manière dont il quitta l’armée et de son départ, circonstance qui tient du grandiose. (Note de Vismara.) — Oui, je le ferai. (Note de Stendhal.)
  33. Détails de la navigation.
  34. Chaque jour ou trouvait de nouveaux*
    aux portes du Luxembourg ; par exemple, on y vit un jour une grande affiche représentant fort bien une lancette, une laitue et un rat (L’an sept les tuera).

    * En blanc dans le manuscrit.

  35. Les intermédiaires de Barras étaient MM. David, Mounier, Tropès de Guérin, le duc de Fleury. Voir la Biographie moderne de Michaud, rapsodie précieuse par de tels aveux. Le Moniteur peint très bien l’avilissement, le désordre.
  36. Mission du marquis de Riviière dans le Midi ; massacres de Nîmes ; histoire de Trestaillon.
  37. Prudence. Rendre aux émigrés ce qu’ils ont fait en 1815.
  38. Prudence. Supprimer [cette] phrase.
  39. Je crois [du] devoir de l’historien de son temps d’écrire les faits sûrs et non les doutes on les ouï-dire. Il faut éclaircir ce fait ou le retrancher. (Note de Vismara.) — Non. (Note de Stendhal.)
  40. Ces mémoires existent chez Colburn à Londres. Ils peuvent voir le jour d’un moment à l’autre ainsi que ceux de Carnot et de Tallien.
  41. Par hasard le plus fripon de ces coquins se nommait Rapinat.
  42. Prudence. Surtout peu entreprenants. For me leur plus beau trait : cette conspiration de Lyon en 1817.
  43. Les généraux en 1814 préfèrent les titres de lieutenant-général et de maréchal de camp à celui de général de division et de général de brigade sanctifiés par tant de victoires.
  44. Carrion-Nisas en 1801, ou Ferrand, en 1815.
  45. Les actions du consul sont autant l’histoire de l’Europe que celle de France.
  46. Cinq directeurs renouvelés par cinquième et nommée par un Sénat conservateur ; deux chambres élues directement par le peuple, la première, parmi les gens payant mille francs d’impôts : la seconde, parmi les gens qui en payaient dix mille, et renouvelées par cinquième. Un tel gouvernement est une recette sûre contre la conquête.
  47. Longueur. Cela ôte la lumière au sujet principal. À mettre ailleurs ainsi que la peur de la liberté, de l’autre côté de la Manche, faite à l’aristocratie anglaise. Les Anglais, après avoir eu peur de nos armes sous Napoléon, ont maintenant peur de notre liberté.
  48. Note of a great man. I would have added some observation and some anecdotes, here and there, but the departure has robbed me of the opportunity.
  49. Au contraire, une fois pris le parti de la monarchie, qui n’avait pas les idées nouvelles en politique, a dû s’environner de la religion, lui donner un lustre, etc… (Note de Vismara.)

    Il n’avait pas besoin du concordat pour régner sur un peuple d’une extrême indifférence sur la religion, et le seul obstacle sérieux qu’il ait rencontré, a été le Pape à Savone. S’il n’avait pas fait de concordat, le Pape eût toujours été a ses genoux. Cela fut très bien dit à Napoléon par le troisième consul le Brun. (Note de Stendhal.)

  50. For me : Ce qui me montre la bêtise des Bourbons c’est que voulant un plaisir absolu, ils ne prennent pas cette route.
  51. Voyez les États qui se réorganisent après la chute de Napoléon, comparez-les à ce qu’ils étaient avant la conquête : Genève, Francfort, etc. Le trésor d’un peuple, ce sont ses habitudes.
  52. Peut-être ôter : bientôt après.
  53. Voir las Cases.
  54. Ici las Cases.
  55. On saura plus tard la vérité. En attendant, on peut lire les Mémoires du comte de Vauban, qui fut le général Lannes des émigrés, et les pamphlets de M. de Montgaillard.
  56. La famille de Cadoudal vient d’être anoblie par S. M. Louis XVIII.
  57. Tout ce qui suit à fondre avec Las Cases. 30 juin 1818.
  58. Ailleurs : Napoléon dut sentir vivement la perte de Lucien qu’une jalousie fort naturelle et l’ascendant du parti Beauharnais lui avaient fait éloigner. Lucien avait une partie de ce qui manquait à Napoléon et l’eût empêché de céder à ce fatal aveuglement qui peu à peu n’en fit qu’un despote ordinaire. Biographie des hommes vivants, 1, 543.
  59. Jamais de plus grands bienfaits ne semblèrent établir de plus grands droits. Il aurait fallu pour le bonheur de la France que Napoléon mourût tandis qu’il était occupé à monarchiser sa belle armée du camp de Boulogne. — Dominique.
  60. P. 128. 6e éd. chez Ackerman.
  61. Voir les dépositions de M. de Maubreuil, marquis d’Aulay, sténographiées, et qui coûtent Paris manuscrites.

    Prudence ; archi-prudence.

  62. Warden, p. 144.
  63. Warden, p. 147.
  64. M. Boyer fait remarquer que c’est par prudence que Stendhal a travesti les noms du comte d’Artois et du duc de Berry. N. D. L. É.
  65. Les Bourbons, bien entendu. N. D. L. É.
  66. Voir les massacres de Nîmes. La meilleure histoire est celle d’un ministre protestant de Londres, M… Voyez Lyon en 1817, par le colonel Fabyler.
  67. Warden, 6e. éd., p. 149.
  68. Georges, Pichegru, Moreau ; voici une seconde justification d’un fait de N., qui occupe de trop ; de même que les faits qui en sont la cause renferment beaucoup de répétition et une prolixité. (Note de Vismara.) — Vrai. (Note de Stendhal.)
  69. Il s’agit ici de Louis XVIII. N. D. L. É.
  70. Toujours le nom que Stendhal par prudence donne aux Bourbons. N. D. L. É.
  71. Prudence.
  72. En 1788, l’ancienne France avait vingt-cinq millions d’habitants ; en 1818, elle en a plus de vingt-neuf. C’est que le nombre d’hommes est toujours proportionnel au nombre de grains de blé. Voir l’appendice de l’ouvrage de M. Le Sur sur la France. Paris, fin de 1817 : cet appendice est fourni par les ministères.
  73. Voir l’Edinburgh Review, nos 56 ou 55*.

    * En réalité c’est au no 54 que Stendhal renvoie ici, à un article sur la question catholique en Irlande. N. D. L. É.

  74. Ni Nelson, ni lord Cochrane. Voir l’histoire de l’amiral Villeneuve.
  75. Iéna : 14 octobre. Entrée de Napoléon à Berlin : 27 octobre. N. D. L. É.
  76. Voir dans le Moniteur de 1809 les raisons qu’il donne pour n’être pas entré dans Vienne.
  77. Voir le pamphlet du général Wilson publié en 1806*.

    * Le pamphlet du général Wilson, fait remarquer M. Royer, est de 1817. N. D. L. É.

  78. Un an de constance de plus et elle réussissait.
  79. On ne garantit pas tout ceci qui est littéralement traduit de l’Edinburgh review, n° 54.
  80. La suite dans l’Edinburgh review, n° 54, p. 486.
  81. On ne sait encore lien de positif sur les détails de l’entrevue d’Erfurt.
  82. Du 22 mal au 6 juillet 1809.
  83. Ironie pour 1814.
  84. Voir l’ouvrage de M. Escoïquiz.
  85. Voir les ouvrages de MM. Escoïquiz et de Pradt dont tout ceci n’est qu’un extrait.
  86. Principe jacobin repoussé par le congrès de Vienne.
  87. Moniteur, 6 mai 1808.
  88. Cevalhos, p. 52.
  89. « Quoique vos représentants aient sans cesse refusé de le reconnaître comme légitime souverain. » (Conversation de Escoïquiz.)
  90. Fidèlement extrait du livre de M. Escoïquiz. L’on ne cite ici que des ouvrages publiés par des ennemis de l’empereur.
  91. Conversation publiée par Escoïquiz.
  92. Voir la lettre du général Bertrand à sir Hudson lowe. Pièces relatives au prisonnier de Sainte-Hélène, Londres, 1818. Voir l’hypocrite discours de lord Bathurst, les lettres du médecin O’Méara.
  93. Saint-Simon, le marquis de Saint-Philippe, Mémoires du maréchal de…
  94. Moniteur du 18 juin 1808.
  95. Voir le discours du duc de l’Infantado, Moniteur du 18 juin. Les héros castillans, auteurs de M. le duc, auraient eu quelque peine à s’y reconnaître.
  96. Le mécanisme de la fausse morale, fruit du papisme, est très bien développé dans le tome XVI de l’histoire d’Italie de M. de Sismondi.
  97. Moniteur du 22 juin 1808.
  98. Le despotisme tempéré par l’aristocratie des nobles et celle des prêtres, c’est-à-dire trois pouvoirs conjurés contre le citoyen utile et producteur et le pillant à l’envi.
  99. Mém. de Rocea, p. 190
  100. « Notre maxime était que tromper avec adresse, sans déguiser entièrement la vérité, un homme aussi faux que Napoléon, était une action digne d’éloges bien loin d’être blâmable. » Escoïquiz, p. 124.
  101. Le résumé plein de faits n’aurait qu’une page (226 et suivante [de Pradt]), mais il refroidirait ; le réserver pour ailleurs. Le caractère de Napoléon me fait une excellente transition d’idées et non de mots. 10 juillet 1818.
  102. Le comte Réal, par exemple.
  103. En 1810, MM. les ducs de Massa, de Cadore, de Feltre, de Gaète, d’Otrante, Montalivet, Mollien, Cessac, Decrès, Bigot-Préameneux et le duc de Bassano. Plus tard le ministre du commerce, Sussy.
  104. 31 décembre 1817. Le gouvernement actuel est aussi tyran qu’il peut.
  105. Quelques étrangers seront peut-être bien aise de se rappeler la manière dont une loi ou décret recevait son exécution. (Vingt lignes d’explication du mécanisme de l’administration.)
  106. Consultations de M. Dalpozzo, Italie, 1817.
  107. Serviles ajoutés au Conseil d’État : Chauvelin, Fréville de Néville.
  108. On s’étonnait de voir le duc de Choiseul tenir ainsi longtemps contre Mme Dubarry. Au moment où il paraissait le plus chanceler, il se procurait un travail avec Louis XV, et il lui demandait ses ordres relativement à cinq ou six millions d’économie qu’il avait faits dans le département de la guerre, observant qu’il n’était pas convenable de les envoyer dans le trésor royal, le roi entendait ce que cela voulait dire et lui répondait : « Parlez à Bertin, donnez-lui trois millions en tels effets, je vous fais présent du reste. » Le roi n’était pas sûr que le successeur lui offrît les mêmes facilités.
  109. C’est-à-dire lorsqu’elle aura la liberté de la presse.
  110. Par les gens payant cent francs d’impôt.
  111. Tous les petits gens de lettres qui avilissent la littérature et servent au parti vainqueur à injurier le parti vaincu et à exalter sa propre insolence, vivent par un bureau. Voir les biographies Michaud {Villemain, Auger, Roger).
  112. C’est le contraire aujourd’hui. Si l’on veut avoir la liste de ce qu’il y a de plus innocent, de plus sot et de plus plat en France, il faut prendre celle des gens qui ont eu la Légion d’Honneur depuis trois ans.
  113. Voir les discussions par Locré, quoique Locré soit bien plat.
  114. Le comte Français par exemple.
  115. Mole, Chauvetin, Fréville et Néville.
  116. Il n’est pas question des neuf dixièmes de la société qui ne sont ni polis, ni influents.
  117. Mémoires de Bezeuval.
  118. Même à un Pezay qui lui dit de sortir son mouchoir.
  119. En soutenant le sage Turgot.
  120. M. de Coigny.
  121. Tout ceci sera sans doute admirablement peint dans l’ouvrage posthume de Mme de Staël qui était appelée par son talent, à faire l’Esprit des Lois de la société.
  122. MM. Barnave, Mounier, Thibaudeau, Bérenger, Boissy d’Anglas, les Merlin, etc., etc.
  123. Danton, Saint-Just, Collot d’Herbois, d’Églantine et toute la canaille si énergique de la Convention et des Jacobins.
  124. Le général Hoche, fils d’une fruitière, Moreau, étudiant en droit.
  125. Voir les indices des conspirations de cette époque dans la Biographie des Vivants, par Michaud.
  126. Les bals des victimes, les salons de Tallien.
  127. L’anecdote des cerises : « Votre Majesté a les plus belles cerises de son empire. »
  128. Se rappeler l’admirable conspiration du général Mallet, octobre 1812.
  129. Celles du ministre, du premier inspecteur de la gendarmerie, du préfet de police, du directeur général des postes, enfin la police secrète aboutissant directement à l’empereur.
  130. Victor, duc de Bellune, ménétrier à Valenca. Augereau, maître d’armes à Naples, protégé par l’ambassadeur Talleyrand qui, au moment des troubles, lui donna vingt-cinq louis pour venir faire sa fortune en France.
  131. À l’exemple de M. Molé.
  132. De 1808 à 1810. Il faisait dire à un riche bijoutier de Paris qui avait trois filles : « Le général N… épouse l’aînée de vos trois filles à laquelle vous donnez 60.000 écus. » Le père, éperdu, qui avait quelque accès aux Tuileries, vient lui demander grâce ; il lui répète les mêmes paroles, ajoutant : « Le général N… ira faire sa cour demain, et épousera après-demain. » Ce ménage est fort heureux.
  133. Mme Rapp.
  134. Le ministre Roland allant chez le roi sans boucles à ses souliers.
  135. Étienne. (Note de Colomb.)
  136. La chanson de Michaud :

    Ce héros vaut son pesant d’or,
    En France personne n’en doute,
    Mais il vaudrait bien plus encor
    S’il valait tout ce qu’il nous coûte (bis).

    La chanson de ce plat Martainville qui lui fit recevoir des douches à Charenton par la protection spéciale du duc de Rovigo.

  137. Exactement traduit des ouvrages de Goldsmith.
  138. Ce mameluck et Constant ont eu vingt mille livres de rente de leur maître, ont été ingrats et ne l’ont pas même suivi à l’île d’Elbe. Ils jouissent de leur fortune à Paris.
  139. Celui qui, comme ministre de la guerre, déclara la guerre à tout le monde au commencement de la Révolution, et faisait ses tournées militaires suivi de Mme de Staël.
  140. Il fut chargé par le maître de composer l’étiquette du palais impérial, volume de 306 pages, chez Galand, 1808, et d’injurier la philosophie à l’Institut le jour de la réception du comte de Tracy. Il était plaisant de voir avec quelle hauteur de phrases le grand chambellan gourmandait cette pauvre philosophie. En 1817, n’ayant pas de place, le grand chambellan s’est fait libéral*.

    * True, but supprimer.

  141. En face de ce passage Stendhal a tracé ces mots : « Le prince de Neufchâtel avait toutes les qualités morales qui font l’honnête homme, mais il est permis de mettre en doute ses talents. »

    Puis à la fin du manuscrit, parmi les fragments à placer, ce jugement : « Le prince de Neufchâtel, élevé à Versailles dans les grades subalternes de la cour, et fil d’un homme qui était parvenu par la géographie à plaire à Louis XV, n’eut Jamais rien de l’enthousiasme républicain qui avait enflammé la jeunesse de la plupart de nos généraux. C’était un produit très complet de l’éducation de la cour de Louis XVI ; un très honnête homme qui haïssait tout ce qui portait un caractère de générosité ou de grandeur. C’était l’homme de l’armée le moins fait pour comprendre le caractère tout romain de Napoléon ; aussi, s’il plaisait au despote par ses habitudes de cour, il blessait sans cesse le grand homme par ses sentiments de l’Ancien Régime. Quand il fut major-général et prince, il délibéra longtemps sur la forme de salut qu’il mettrait à la fin de ses lettres. On sut que ses flatteurs faisaient de profondes recherches à la Bibliothèque ; mais aucun de leurs projeta ne lui parut convenable ; il finit par décider qu’il terminerait ses lettres sans aucun salut et par son nom de prince Alexandre. Du reste il eut toutes les vertus privées ; il ne fut médiocre que comme prince et comme général. Quoique un peu brusque, il était agréable en société ».

    N. D. L. É.
  142. Marché à la main, cela ne me semble pas exact ; peut-être que j’ai oublié le fait.
  143. Prudence ; remplacer inepties par erreurs.
  144. Ordre du jour à Moscou vers le 10 octobre pour les sous-officiers et soldats qui ne se sentaient pas la force de faire dix lieues par jour.
  145. Près de Gorlitz, à vingt pas de la maison où venait d’expirer le duc de Frioul.
  146. Voir le voyage à Vienne en 1800 par M. Cadet-Gassicourt. Ce n’est pas une plume vendue.

    Ceci est la liaison des chapitres du Conseil d’État et de la Cour avec le cours des événements.

  147. Après M. Royer, nous reprenons ce chapitre dans la correspondance où Colomb l’avait inséré à la date, on sans doute il fut écrit, du 18 août 1818. N. D. L. É.
  148. L’incendie de Moscou commença dans la nuit du 14 au 15 septembre.
  149. À Borodino.
  150. Il ne faut pas se figurer que l’hiver ait été précoce, au contraire ; à Moscou, il faisait le plus beau temps du monde. Quand nous en partions, le 19 octobre, il gelait à trois degrés avec un soleil superbe.
  151. Montesquieu : Religion des Romains.
  152. Voir le pamphlet de sir Robert Wilson, 1817. En 1810 et 1811, le ministre de la guerre russe faisait traduire et mettre en pratique toutes les ordonnances militaires de Napoléon.
  153. Colère de Napoléon après la capitulation de Dupont. Conseil où était M. de Saint-Vallier. Il secoue les fenêtres aux Tuileries. Il marche à grands pas.
  154. Il y a un homme qui peut être excellent historien militaire de ces grands événements, c’est le libérateur du comte Lavalette, le général Robert Wilson. Je pense que dans toute la partie militaire, les mémoires de Napoléon seront parfaitement exacts.
  155. Voir la négociation de Prague dans les Moniteurs des premiers jours d’août 1813 et l’Annual Register d’Édimbourg.
  156. To see : Staël’s Considérations for the names.
  157. Voir le Moniteur, comme de juste. Les plus vils Signataires de ces adresses sont les hommes qui devaient se montrer, deux ans après, les ultras les plus ridicules et les plus sanguinaires. Voir le discours de M. S[eguier].
  158. Il y a du décousu dans ce chapitre.
  159. The very paroles of Mme de Staël ; Leviathan, je crois, tome 2.
  160. S’il y a eu révolution, c’est uniquement par l’ineptie des ministres de 1815.
  161. MM. Stein, Gneisenau.
  162. Stendhal avait écrit le nom en toutes lettres. Il le biffa, ne laissant que l’initiale, et en marge il écrivit : « Ménagement pour le malheur du ministre de l’intérieur Montalivet. »
    N. D. L. É.
  163. Le 24 Janvier 1814, Beyle n’était point à Paris, mais à Grenoble avec le comte de Saint-Vallier. (Note de Colomb.)
  164. En note, quelque plate injure de la Staël.
  165. Société fondée en partie par le spirituel Arndt.
  166. Hobhouse, 86.
  167. Machine infernale du 3 nivôse.
  168. Dans tout gouvernement qui n’est pas fondé uniquement pour l’utilité de tous en suivant la raison et la justice, dans tout gouvernement où les sujets sont corrompus et ne demandent pas mieux que d’échanger des droits contre des privilèges, je crains qu’une police ne soit nécessaire.
  169. L’illustre auteur que je cherche à combattre était-elle de bonne foi dans ses déclarations ? En ce cas, cette femme célèbre avait une bien pauvre tête. C’est une triste excuse, quand on calomnie, que la faiblesse du jugement. Qui vous forçait à parler ? Et si vous n’avez élevé la voix que pour calomnier le malheur et battre des gens à terre, quelle barrière avez-vous laissée entre vous et les plus vils des hommes ?

    La personne qui écrit serait véritablement heureuse de voir détruire ce raisonnement. Elle a besoin d’estimer ce qu’elle admire et ce qu’elle a respecté si longtemps.

    On remarquera peut-être comme un motif d’indulgence, qu’il faut plus d’une sorte de courage pour défendre aujourd’hui la police impériale. Quant à garder toutes les avenues contre la critique, il faudrait un luxe de paroles qui n’est pas dans le caractère de l’auteur. Pauca intelligenti. Pour les gens qui n’ont que des intérêts et pas d’opinions, ils peuvent être dignes d’estime dans le courant de la vie, mais, la plume à la main, ils sont toujours méprisables *.

    Ai-je besoin d’ajouter que la police de Bonaparte tendant à éloigner le souverain légitime, agissait dans un but essentiellement criminel ? Mais, marchant dans cette fausse route, a-t-elle été cruelle, a-t-elle commis et laissé commettre des crimes ?

    * For me : Les gens de province parlent comme juges et ils ne sont la plupart du temps qu’avocats.

  170. D’autres rapports disent quarante.
  171. Et probablement de celui de l’Europe d’ici à 1888.
  172. Stendhal avait d’abord écrit : Demosthène de la Rochefoucauld. Nom qu’il a barré en écrivant au dessous : « Par prudence trois étoiles : M*** ». N. D. L. É.
  173. Oublié l’Italie dans l’abdication.
  174. Par prudence Stendhal désigne sous ce nom l’abbé de Pradt. N. D. L. É.
  175. Ce fait ne me semble pas prouvé.
  176. Plus bas dans la déclaration d’Alexandre, la Biographie dit qu’il y avait qu’il reconnaîtrait et garantirait la constitution que la nation française se donnerait. D’après cet exemple et celui de l’article de la capitulation de Paris relatif à Ney, bien fou le peuple qui se fiera à la promesse d’un roi. Si l’empereur Alexandre eût garanti la constitution du Sénat, il n’aurait pas eu l’alarme qui finit par nasard à Waterloo.
  177. L’s est comique. Tous en voulaient tâter.
  178. De Pradt, p. 69.
  179. Ce chapitre est encore traduit mot à mot du n°54 de l’Edindurgh Review. Sans doute le personnage inculpé a une justification à faire entendre.
  180. Voir la véridique histoire du mois d’avril 1814 par M. de Pradt.
  181. Prendre une page ou deux et les adieux à Hobhouse.
  182. Hobhouse, I, p. 91.
  183. Style niais.
  184. Qui dit cela ? Est-ce Hobhouse ? Non, Je l’ai oublié.
  185. Staël, I, 127 : Quand les nations sont de quelque chose dans les affaires publiques, tons ces esprits de salon sont inférieurs a la circonstance. Ce sont des hommes à principes qu’il faut.
  186. Said by Doligny.
  187. Ce qui suit est fidèlement traduit de l’Histoire des Cent Jours par J. Hobhouse.
  188. Moniteur du 15 avril 1814.
  189. Chercher les termes propres. — To take the words in the Moniteur.
  190. Considérations sur la Révolution, 1, p…
  191. Couleur comique pour faire variété ; d’ailleurs c’est la couleur du sujet.
  192. For me : is that took from Jefferson ?
  193. Commentaires sur l’Esprit des Lois, p. 13, 14, Liège, 1817.
  194. Idée de B[enjamin] Constant.
  195. Interrogatoire du maréchal Ney.
  196. Hobhouse, I, p. 63.
  197. Hobhouse, I, p. 88.
  198. Voir la loi dite d’amnistie qui a exilé les gens qui avaient voté la mort de Louis XVI.
  199. On n’aime pas la liberté de la presse, mais on est trop faible pour l’empêcher. L’air de braver le gouvernement donne du piquant au journal Le Nain Jaune et ce qui… *

    * La fin de la note a été coupée à la reliure.

  200. C’est ce qui fait que les gens qui se respectent n’aiment pas à devenir auteurs et à mettre leur nom aux titres de leurs livres.

    J’en suis à 11 violations ; l’Edinburgh en compte 14 ou 15, je crois.

  201. Adresse du clergé de Paris au roi le 15 août 1814.
  202. Et dont plusieurs joignaient le mépris de la race humaine à…
  203. Journal des Débats, octobre.
  204. Littéralement traduit de J. Hobhouse, I, p. 96, 2e édition.
  205. Paley.
  206. Il y a plus : il fallait rendre aux émigrés jusqu’au maximum de six mille livres de rente par tête et en rentes sur l’État, tout ce qu’on leur avait pris justement lorsqu’ils sortirent de France pour appeler les étrangers dans la patrie.
  207. Hobhouse, p. 115. Voir les récits du Moniteur qui sont exacts.
  208. Voir la Biographie.
  209. À vérifier dans Hobouse. Quand, le 28, ou le 1er mars ?
  210. Ce tour est-il juste ? ne veut-il pas dire partant ?
  211. Au lieu de passages, peut-être époques.
  212. Est-ce français : être d’un ton pour avoir un ton d’aisance ? À voir dans J.-J.
  213. 27 décembre 1819, Hobhouse, 121.
  214. Hobhouse, 122, 123, 180.
  215. Hobhouse, 124.
  216. Hobhouse, 125.
  217. Hobhouse, 126.
  218. Hobhouse, 126-127.
  219. Hobhouse, 128.
  220. Hobhouse, 129.
  221. Mettre ici la chanson en mauvais français qui paraît avoir été faite pour les paysans et qui exprimait surtout la haine et le mépris profond pour les gens qui l’avaient trahi. On nommait Augereau, Harmont, Marchand.
  222. Passage projeté à Miribelle. Voitures chargées ; pas d’accident ; accident pour le comte d’Artois.
  223. Dans Machiavel et mieux encore dans les auteurs originaux, abrégés par Pignotti.
  224. Raisonnable, mais style froid et dur.