Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 41-45).


CHAPITRE XIII


Napoléon a lui-même raconté à plusieurs personnes, qu’il eut l’intention de faire administrer de l’opium comme poison à quelques malades de son armée. Il est évident, pour qui l’a connu, que cette idée provenait d’une erreur de jugement, nullement de mauvais cœur, et moins encore d’indifférence pour le sort de ses soldats. Tous les récits sont d’accord[1] sur les soins qu’il donna, dans sa campagne de Syrie, aux malades et aux blessés. Il fit ce qu’aucun général n’a encore fait : il visita en personne les hôpitaux des pestiférés. Il conversait avec les malades, écoutait leurs plaintes, voyait par lui-même si les chirurgiens s’acquittaient de leur devoir[2]. À chaque mouvement de son armée, et particulièrement à la retraite de Saint-Jean-d’Acre, sa plus grande sollicitude fut pour son hôpital. La sagesse des mesures qui furent prises pour emmener les malades et les blessés, et les soins qu’on leur donna, lui valurent les louanges des Anglais. M. Desgenettes qui était médecin en chef de l’armée de Syrie, est aujourd’hui un royaliste prononcé, mais, même depuis le retour des Bourbons, il n’a jamais parlé de la conduite de Napoléon envers ses malades sans les plus grands éloges.

Le célèbre Assalini, médecin à Munich, se trouvait aussi en Syrie, et, quoiqu’il n’aime pas Napoléon, il en parle comme Desgenettes. Au moment de la retraite de Saint-Jean-d’Acre, Assalini ayant fait un rapport au général en chef, duquel il résultait que les moyens de transport pour les malades étaient insuffisants, il reçut l’ordre de se rendre sur la route, d’arrêter tous les chevaux de bagages, et même de démonter les officiers. Cette mesure pénible reçut son entière exécution, et l’on n’abandonna pas un seul des malades qui, au jugement des médecins, avaient quelque espoir de guérison. À l’île d’Elbe l’empereur, qui sentait que la nation anglaise compte parmi ses citoyens les têtes les plus saines de l’Europe, invita plusieurs fois lord Ebrington à le questionner franchement sur les événements de sa vie. D’après cette permission, quand le lord en fut venu au bruit d’empoisonnement, Napoléon répondit sur-le-champ et sans la moindre hésitation : « Il y a dans cela un fonds de vérité. Quelques soldats de l’armée avaient la peste ; ils ne pouvaient pas vivre vingt-quatre heures ; j’étais sur le point de marcher ; je consultais Desgenettes sur les moyens de les emmener ; il répondit qu’on courait le risque de communiquer la peste à l’armée et que, d’ailleurs, ce soin serait inutile pour les malades, qui ne pouvaient guérir. Je lui dis de leur donner une dose d’opium et que cela valait mieux que de les laisser à la merci des Turcs[3]. Il me répondit, en fort honnête homme, que son métier était de guérir et non de tuer. Peut-être il avait raison, quoique je ne lui demandasse pour eux que ce que j’aurais demandé pour moi à mes meilleurs amis, dans une semblable situation. J’ai souvent réfléchi depuis sur ce point de morale, j’ai demandé leur avis à plusieurs personnes, et je crois qu’au fond, il vaut toujours mieux souffrir qu’un homme finisse sa destinée quelle qu’elle soit. J’en ai jugé ainsi plus tard, à la mort de mon pauvre ami Duroc, lequel, quand ses entrailles tombaient à terre sous mes yeux, me demanda plusieurs fois et avec insistance, de faire mettre un terme à ses douleurs ; je lui dis : Je vous plains, mon ami, mais il n’y a pas de remède ; il faut souffrir jusqu’à la foi. »

Quant à l’apostasie de Napoléon en Égypte, il commençait toutes ses proclamations par ces mots : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète. » Ce prétendu crime n’a guère fait effet qu’en Angleterre. Les autres peuples ont vu qu’il fallait le mettre sur la même ligne que le mahométisme du major Horneman et des autres voyageurs que la société d’Afrique emploie pour découvrir les secrets du désert. Napoléon voulut se concilier les habitants de l’Égypte[4]. Il avait raison d’espérer qu’une grande partie de ce peuple toujours superstitieux serait frappée de terreur par ses phrases religieuses et prophétiques, et qu’elles jetteraient même sur sa personne un vernis d’irrésistible fatalité. L’idée qu’il a voulu se faire passer sérieusement pour un second Mahomet est digne d’un émigré[5]. Sa conduite eut le succès le plus complet. « Vous ne sauriez imaginer, disait-il à Mylord Ebrington, ce que je gagnais en Égypte à faire semblant d’adopter leur culte. » Les Anglais, toujours par leurs préjugés puritains qui, du reste, s’allient fort bien avec les cruautés les plus révoltantes, trouvèrent cet artifice bas. L’histoire remarquera que vers le temps de la naissance de Napoléon, les idées catholiques étaient déjà frappées de ridicule.



  1. Même l’histoire calomnieuse du général Robert Wilson.
  2. Il voulut engager M. Desgenettes à soutenir publiquement que la peste n’était pas contagieuse, la vanité de celui-ci s’y refusa.
  3. Voir Las Cases.
  4. L’article de Las Cases.
  5. Voyez leurs livres.