Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 37-40).


CHAPITRE XII


Le mélange de catholicisme et d’aristocratie qui aplatit nos âmes depuis deux siècles, nous rend aveugles aux conséquences du principe que je viens de rappeler. Sans entrer dans les petites objections qu’on fait à Napoléon sur sa conduite en Égypte, on a coutume de regarder comme ses plus grands crimes :

1° Le massacre de ses prisonniers à Jaffa.

2° L’empoisonnement de ses malades à Saint-Jean-d’Acre.

3° Sa prétendue conversion au mahométisme.

4° Sa désertion de l’armée.

Napoléon fit le récit suivant de l’événement de Jaffa à Mylord Ebrington, l’un des voyageurs les plus éclairés et les plus dignes de foi qu’il ait vus à l’île d’Elbe : « Quant aux Turcs de Jaffa, il est vrai que j’en fis fusiller à peu près deux mille[1]. Vous trouvez ça un peu fort ; mais je leur avais accordé une capitulation à El Arisch ; la condition était qu’ils retourneraient à Bagdad. Ils rompirent cette capitulation, se jetèrent dans Jaffa et je les pris d’assaut. Je ne pouvais les emmener prisonniers avec moi, car je manquais de pain, et ils étaient des diables trop dangereux pour les lâcher une seconde fois dans le désert. Il ne me resta donc d’autre moyen que de les tuer. »

Il est vrai, d’après les lois de la guerre, qu’un prisonnier qui a une fois manqué à sa parole, n’a plus droit à recevoir quartier[2], mais l’affreux droit du vainqueur n’a été que rarement exercé, et jamais, ce me semble, dans nos temps modernes, sur un aussi grand nombre d’hommes à la fois. Si les Français avaient refusé quartier dans la chaleur de l’assaut, personne ne les aurait blâmés : les tués avaient manqué à leur parole ; si le général vainqueur avait su qu’une grande partie de la garnison consistait en prisonniers renvoyés sur parole à El Arisch, très probablement il eût donné ordre de les passer au fil de l’épée. Je ne crois pas que l’histoire offre d’exemple d’une garnison épargnée au moment de l’assaut, et, ensuite, envoyée à la mort. Mais ce n’est pas tout, il est probable qu’un tiers seulement de la garnison de Jaffa était composé de prisonniers d’El Arisch[3].

Pour sauver son armée, un général a-t-il le droit de mettre à mort ses prisonniers, ou de les placer dans une situation qui doit nécessairement les faire périr, ou de les livrer à des barbares, dont ils n’ont aucun quartier à espérer ? Chez les Romains, cela n’eût pas fait de question[4] ; au reste, de la réponse à celle-ci, dépend non seulement la justification de Napoléon à Jaffa, mais celle de Henri V à Azincourt, de lord Anson dans les îles de la mer du Sud, et du bailli de Suffren sur la côte de Coromandel. Ce qu’il y a de plus sûr, c’est que la nécessité doit être claire et urgente, et l’on ne peut nier qu’il n’y eût nécessité dans le cas de Jaffa. Il n’eût pas été sage de renvoyer les prisonniers sur parole. L’expérience montrait que ces barbares se jetteraient sans scrupule dans la première place forte qu’ils trouveraient, ou que, s’attachant à l’armée pendant qu’elle s’avançait dans la Palestine, ils inquiéteraient sans cesse ses flancs et son arrière-garde.

Le général en chef ne doit pas porter seul la responsabilité de cette action épouvantable. L’affaire fut décidée dans un conseil de guerre auquel se trouvèrent Berthier, Kléber, Lannes, Bon, Caffarelli et plusieurs autres généraux.



  1. Voir Las Cases.
  2. Martens : Lois des Nations, p. 291.
  3. Las Cases.
  4. Voir Tite Live, blâmant avec raison les Samnites de n’avoir pas fait main basse sur les Romains aux Fourches Caudines. Livre [IX], p. [221], 4e volume de la traduction de La Malle.