Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 28-30).


CHAPITRE VIII


Si Napoléon n’eût pas fait la paix de Campo-Formio, il pouvait anéantir l’Autriche et épargner à la France les conquêtes de 1805 et 1809[1]. Il paraît que ce grand homme n’était à cette époque qu’un soldat, entreprenant, doué d’un génie prodigieux, mais sans aucun principe fixe en politique. Agité de mille pensées ambitieuses, il n’avait aucun plan arrêté pour satisfaire son ambition. « Du reste il était impossible, disait M. de Merveldt, d’avoir avec lui dix minutes de conversation, sans s’apercevoir que c’était un homme à grandes vues et d’une étonnante capacité. »

« Son langage, ses idées, ses manières, disait Melzi, tout chez lui était frappant et original. Dans une conversation, comme à la guerre, il était fertile, plein de ressources, rapide à discerner et prompt à attaquer le côté faible de son adversaire. D’une rapidité de conception étonnante, il devait peu de ses idées aux livres, et à l’exception des mathématiques, il n’avait fait que peu de progrès dans les sciences. De toutes ses qualités, continuait Melzi, la plus remarquable, c’était l’étonnante facilité de concentrer à volonté son attention sur un sujet quelconque et de l’y tenir fixée plusieurs heures de suite sans relâche et comme attachée jusqu’à ce qu’il eût trouvé le meilleur parti à prendre dans les circonstances. Ses projets étaient vastes, mais gigantesques, conçus avec génie, mais quelquefois impraticables ; ils étaient abandonnés assez fréquemment par humeur, ou rendus impraticables par sa propre impatience. Naturellement emporté, décisif, impétueux, violent, il avait l’étonnant pouvoir de se rendre charmant, et, par des déférences bien ménagées et un enjouement flatteur, de faire la conquête des gens qu’il voulait gagner. Quoique, par habitude, secret et réservé, dans un accès d’emportement, son orgueil découvrait quelquefois les projets qu’il lui importait le plus de tenir cachés. Il est probable que jamais il n’ouvrit son âme par suite de sentiments tendres[2]. » Au reste, le seul être qu’il ait jamais aimé est Joséphine et elle ne le trahit jamais. Je ne crois pas qu’il dût peu de ses idées aux livres. Il avait peu d’idées littéraires, voilà ce qui aura fait illusion au duc de Lodi, homme fort instruit en littérature et, par conséquent, un peu faible.

La balle qui me tuera portera mon nom, était une de ses phrases habituelles. J’avoue que je ne la comprends pas. Tout ce que j’y vois c’est une première nuance de ce fatalisme si naturel aux hommes exposés tous les jours aux boulets ou à la mer.

Cette âme si forte était liée à un petit corps pâle, maigre et presque chétif. L’activité de cet homme et sa force à soutenir les fatigues avec un physique si mince paraissaient à son armée sortir des bornes du possible. Ce fut un des fondements de l’incroyable enthousiasme qu’il inspirait au soldat[3].



  1. Prudence.
  2. Embarrassé, embrouillé à refondre.
  3. On trouve dans le carton R. 292 de la bibliothèque de Grenoble cette curieuse note sur les portraits de Napoléon Bonaparte :

    « Presque tous ceux que j’ai vus de lui sont des caricatures. Beaucoup de peintres lui ont donné les yeux inspirés d’un poète. Ces yeux-là ne vont pas avec l’étonnante capacité d’attention qui est le caractère de son génie. Il me semble que ces yeux expriment un homme qui vient de perdre ses idées ou un homme qui vient d’avoir la vue d’une image sublime. Sa figure était belle, quelquefois sublime, mais c’était parce qu’elle était tranquille. Ses yeux seuls avaient des mouvements rapides et beaucoup de vivacité. Il souriait souvent, ne riait jamais. Je l’ai vu une seule fois transporté de plaisir : ce fut après avoir entendu Crescentini chanter l’air : Ombra adorata aspetia. Les moins mauvais portraits sont de Robert Lefèvre et de Chaudet : les plus mauvais de David et de Canova. »