Vie de Napoléon/03
CHAPITRE III
Il fut chargé de surveiller les batteries entre San Remo et Nice. Bientôt après, il eut une mission pour Marseille et les villes voisines ; il fit arriver à l’armée diverses munitions de guerre. On l’envoya pour le même objet à Auxonne, La Fère et Paris. Comme il traversait le Midi de la France, il rencontra une guerre civile entre les départements et la Convention (1793). Il paraissait difficile d’obtenir de villes actuellement en révolte ouverte contre le gouvernement, les munitions nécessaires aux armées de ce même gouvernement. Napoléon parvint à remplir son objet, tantôt en en appelant au patriotisme des insurgés, et tantôt en profitant de leurs craintes. À Avignon, quelques fédéralistes voulurent l’engager à se joindre à eux ; il répondit qu’il ne ferait jamais la guerre civile. Tandis qu’il était retenu dans cette ville par les devoirs de sa mission, il eut occasion d’observer la complète incapacité des généraux des deux partis, royalistes et républicains. On sait qu’Avignon se rendit à Carteaux qui, de mauvais peintre, était devenu pire général. Le jeune capitaine fit un pamphlet qui tournait en ridicule l’histoire de ce siège ; il l’intitula : Déjeuner de trois militaires à Avignon (1793)[1].
À son retour de Paris à l’armée d’Italie, Napoléon fut employé au siège de Toulon. Il trouva l’armée de siège toujours sous les ordres de Carteaux, général ridicule, jaloux de tout le monde et aussi incapable qu’entêté.
L’arrivée de Dugommier et de quelques renforts changea l’aspect du siège. Dans une lettre de cet habile général de la Convention, il donne des éloges au citoyen Bonaparte[2], commandant de l’artillerie, pour sa conduite dans l’affaire où fut pris le général O’Hara.
Toulon fut emporté et Bonaparte élevé au grade de chef de bataillon. Peu après, il montrait à son frère Louis les travaux du siège ; il lui faisait remarquer un terrain où une attaque maladroite de Carteaux avait occasionné à l’armée républicaine une perte aussi considérable que peu nécessaire. Le sol était encore déchiré par les boulets ; les fréquentes élévations de terre fraîchement remuée montraient la quantité des corps qu’on avait enterrés ; des débris de chapeaux, d’habits, d’armes leur permettaient à peine de marcher : « Tenez, jeune homme, dit Napoléon à son frère, apprenez, par cette scène, que, pour un militaire, c’est autant une affaire de conscience que de prudence, d’étudier profondément son métier. Si le misérable qui a fait marcher ces braves gens à l’attaque avait su son métier[3], un grand nombre d’entre eux jouiraient maintenant de la vie et serviraient la République. Son ignorance les a fait périr, eux et des centaines d’autres, dans la fleur de la jeunesse et au moment où ils allaient acquérir de la gloire et du bonheur. »
Il prononça ces paroles avec émotion et presque les larmes aux yeux. Il est étrange qu’un homme, qui avait naturellement ces vifs sentiments d’humanité, ait pu se faire, dans la suite, le cœur d’un conquérant.
Bonaparte était chef de bataillon et commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie. C’est en cette qualité qu’il fît le siège d’Oneglia (1794). Il proposa au général en chef Dugommier un plan pour l’invasion de l’Italie ; c’est ce plan dont le destin lui réservait l’exécution à lui-même.
Il fut fait général de brigade ; mais, peu après, comme sa manière d’être et ses talents offusquaient tous les généraux de l’armée, ils écrivirent à Paris et le firent nommer à un commandement dans la Vendée. Napoléon avait de l’horreur pour la guerre civile, où l’énergie semble toujours barbare. Il courut à Paris ; là, il trouva que non seulement on l’avait changé d’armée, mais encore qu’on l’avait fait passer de l’artillerie dans la ligne. Aubry, président du comité militaire, ne voulut pas écouter ses réclamations. On lui refusa jusqu’à la permission de passer en Orient. Il resta plusieurs mois à Paris sans emploi et sans argent. Ce fut alors qu’il se lia avec le célèbre Talma, qui commençait aussi sa carrière, et qui lui donnait des billets de spectacle, quand il pouvait en obtenir.
Napoléon était au comble du malheur. Il fut tiré de cette oisiveté sans espérance, qui choquait si fort son caractère, par Barras qui l’avait apprécié au siège de Toulon. Ce directeur lui donna le commandement des troupes qui devaient défendre la Convention contre les sections de Paris. Les dispositions prises par le jeune général assurèrent à la Convention une victoire facile. Il chercha à effrayer les citoyens de Paris et évita de les tuer (5 octobre 1795, 13 vendémiaire). Cet important service fut payé par la place de général en second de l’armée de l’Intérieur[4]. Il rencontra chez Barras Mme de Beauharnais ; elle donna quelques louanges à sa conduite ; il en devint éperdument amoureux. C’était une des femmes les plus aimables de Paris ; peu de personnes ont eu plus de grâce, et Napoléon n’était pas gâté par ses succès auprès des femmes. Il épousa Joséphine (1796), et, bientôt après, au commencement du printemps, Barras et Carnot le firent nommer général en chef de l’armée d’Italie.