Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 105-107).


CHAPITRE XXXII


Les projets de descente en Angleterre furent abandonnés parce que l’empereur ne trouva pas dans la marine les talents à jamais admirables que la Révolution avait fait naître dans les troupes de terre. Chose singulière, des officiers français semblèrent manquer de caractère. Par la conscription, l’empereur avait quatre-vingt mille hommes de rente[1]. Avec les pertes des hôpitaux cela suffit pour donner quatre grandes batailles par an. On pouvait, en quatre ans, tenter huit fois la descente en Angleterre, et pour qui connaît les bizarreries de la mer, une de ces descentes pouvait fort bien réussir. Voyez la flotte française partir de Toulon, prendre Malte et arriver en Égypte. L’Irlande, opprimée par la plus abominable et la plus sanguinaire tyrannie[2], pouvait fort bien, dans un accès de désespoir, accueillir l’étranger.

En mettant le pied en Angleterre, on divisait aux pauvres les biens des trois cents pairs ; on proclamait la constitution des États-Unis d’Amérique, on organisait des autorités anglaises, on encourageait le jacobinisme, on déclarait qu’on avait été appelé par la partie opprimée de la nation, qu’on avait seulement voulu détruire un gouvernement aussi nuisible à la France qu’à l’Angleterre elle-même et qu’on était prêt à se retirer. Si, contre toute apparence, une nation dont le tiers est à l’aumône, n’écoutait pas ce langage, en partie sincère, on brûlait les quarante villes les plus importantes. Il était très probable que quinze millions d’hommes, dont un cinquième est poussé à bout par le gouvernement, et qui tous n’ont que du courage sans aucune expérience militaire, ne pourraient pas, de deux ou trois ans, résister à trente millions d’hommes obéissant avec assez de plaisir à un despote homme de génie.

Tout cela manqua parce qu’il ne se trouva pas de Nelson dans notre marine[3]. L’armée française quitta le camp de Boulogne pour une guerre continentale qui vint donner un nouvel éclat à la réputation militaire de l’empereur, et l’éleva à un point de grandeur que l’Europe n’avait vu dans aucun souverain, depuis les temps de Charlemagne. Pour la seconde fois, Napoléon vainquit la maison d’Autriche et fit la faute de l’épargner ; seulement il lui prit ses États de Venise et força l’empereur François à renoncer à son ancien titre impérial et à l’influence qu’il lui donnait encore en Allemagne. La bataille d’Austerlitz est peut-être le chef-d’œuvre du genre. Le peuple remarqua avec étonnement que cette victoire fut remportée le 2 décembre, anniversaire du couronnement. Dès lors, personne ne fut plus choqué en France de cette cérémonie ridicule.



  1. En 1788, l’ancienne France avait vingt-cinq millions d’habitants ; en 1818, elle en a plus de vingt-neuf. C’est que le nombre d’hommes est toujours proportionnel au nombre de grains de blé. Voir l’appendice de l’ouvrage de M. Le Sur sur la France. Paris, fin de 1817 : cet appendice est fourni par les ministères.
  2. Voir l’Edinburgh Review, nos 56 ou 55*.

    * En réalité c’est au no 54 que Stendhal renvoie ici, à un article sur la question catholique en Irlande. N. D. L. É.

  3. Ni Nelson, ni lord Cochrane. Voir l’histoire de l’amiral Villeneuve.