Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 217-221).


CHAPITRE LIII

DE L’ARMÉE


Les choix que Napoléon faisait dans ses revues continuelles et en consultant les soldats et l’opinion publique dans le régiment, étaient excellents ; ceux du prince de Neuchâtel, fort mauvais[1]. L’esprit était un titre d’exclusion ; encore plus, le moindre sentiment généreux d’enthousiasme pour la patrie.

Cependant il est évident que la bêtise n’était nécessaire que dans les officiers de la garde qui devaient surtout n’être pas gens à se laisser émouvoir par une proclamation. Il ne fallait là que des instruments aveugles de la volonté de Mahomet.

La voix publique appelait à la place de major général le duc de Dalmatie ou le comte de Lobau. Le prince de Neuchâtel en eût été plus content qu’eux. Il était excédé des fatigues de sa place, et, pendant des journées entières, mettait les pieds sur son bureau et, se renversant dans son fauteuil, ne répondait qu’en sifflant à tous les ordres qu’on pouvait lui demander.

Ce qu’il y avait de divin dans l’armée française, c’étaient les sous-officiers et les soldats. Comme il en coûtait fort cher pour se faire remplacer à la conscription, on avait tous les enfants de la petite bourgeoisie ; et, grâce aux écoles centrales, ils avaient lu l’Émile et les Commentaires de César. Il n’y avait pas de sous-lieutenant qui ne crût fermement qu’en se battant bien et ne rencontrant pas de boulet, il ne devînt un jour maréchal d’Empire. Cette heureuse illusion durait jusqu’au grade de général de brigade. On s’apercevait alors, dans l’antichambre du prince vice-connétable, qu’à moins de faire une belle action immédiatement sous les yeux du grand homme, il n’y avait d’espoir que dans l’intrigue. Le major général s’environnait d’une espèce de cour, pour tenir à distance les maréchaux qu’il sentait valoir mieux que lui. Le prince de Neuchâtel comme major général avait l’avancement de toutes les armées hors de France. Le ministre de la guerre ne s’occupait que de l’avancement des militaires employés en France, où il était de règle qu’on n’avançait qu’aux coups de fusil. Un jour dans un conseil des ministres du cabinet, le respectable général Dejean, le ministre de l’intérieur, le général Gassendi et plusieurs autres se réunissaient pour supplier l’empereur de faire chef de bataillon un capitaine d’artillerie qui avait rendu les plus grands services dans l’intérieur. Le ministre de la guerre rappelait que, depuis quatre ans, Sa Majesté avait effacé trois fois le nom de cet officier dans les décrets d’avancement. Tous avaient quitté le ton officiel pour supplier l’empereur : « Non, Messieurs, jamais je ne consentirai à avancer un officier qui n’a pas été au feu depuis dix ans, mais on sait assez que j’ai un ministre de la guerre qui me surprend des signatures. » Le lendemain l’empereur signait, sans le lire, le décret qui nommait ce brave homme chef de bataillon.

À l’armée, après une victoire ou après un simple avantage remporté par une division, l’empereur passait toujours une revue. Après avoir passé dans les rangs, accompagné du colonel, et parlé à tous les soldats qui s’étaient distingués, il faisait battre un ban ; les officiers se réunissaient autour de lui. Là, si un chef d’escadron avait été tué, il demandait tout haut : « Quelle est le plus brave capitaine ? » Là, dans la chaleur de l’enthousiasme pour la victoire et pour le grand homme, les âmes étaient sincères, les réponses étaient loyales. Si le plus brave capitaine n’avait pas assez de moyens pour être chef d’escadron, il lui donnait un avancement dans la Légion d’Honneur, et revenant à la question, demandait : « Après un tel, quel est le plus brave ? » Le prince de Neuchâtel tenait note avec un crayon des promotions ; et aussitôt l’empereur passé à un autre régiment, le commandant de celui qu’il venait de quitter faisait reconnaître dans leurs grades les nouveaux officiers.

Dans ces moments, j’ai vu souvent les soldats pleurer de tendresse pour le grand homme. Au moment même d’une victoire, le grand vainqueur envoyait des listes de trente ou quarante personnes pour des croix ou des grades, listes qui ordinairement étaient signées en original et qui par conséquent existent encore, souvent écrites au crayon sur le champ de bataille, dans les archives de l’État, et qui seront un jour, après la mort de Napoléon, un monument touchant pour l’histoire. Rarement, quand le général n’avait pas l’esprit de faire une liste, l’empereur employait la mauvaise forme de dire : « J’accorde deux croix d’officier et dix de légionnaire à tel régiment. » Cette forme ne va pas avec la gloire.

Quand il visitait les hôpitaux, des officiers amputés et expirants, leur croix rouge piquée avec une épingle à leur bois de lit, se hasardaient de lui demander la couronne de fer, et il ne l’accordait pas toujours. C’était le comble de la distinction.

Le culte de la gloire, l’imprévu, un entier enthousiasme de gloire qui faisait qu’un quart d’heure après l’on se faisait tuer avec plaisir, tout éloignait l’intrigue.



  1. En face de ce passage Stendhal a tracé ces mots : « Le prince de Neufchâtel avait toutes les qualités morales qui font l’honnête homme, mais il est permis de mettre en doute ses talents. »

    Puis à la fin du manuscrit, parmi les fragments à placer, ce jugement : « Le prince de Neufchâtel, élevé à Versailles dans les grades subalternes de la cour, et fil d’un homme qui était parvenu par la géographie à plaire à Louis XV, n’eut Jamais rien de l’enthousiasme républicain qui avait enflammé la jeunesse de la plupart de nos généraux. C’était un produit très complet de l’éducation de la cour de Louis XVI ; un très honnête homme qui haïssait tout ce qui portait un caractère de générosité ou de grandeur. C’était l’homme de l’armée le moins fait pour comprendre le caractère tout romain de Napoléon ; aussi, s’il plaisait au despote par ses habitudes de cour, il blessait sans cesse le grand homme par ses sentiments de l’Ancien Régime. Quand il fut major-général et prince, il délibéra longtemps sur la forme de salut qu’il mettrait à la fin de ses lettres. On sut que ses flatteurs faisaient de profondes recherches à la Bibliothèque ; mais aucun de leurs projeta ne lui parut convenable ; il finit par décider qu’il terminerait ses lettres sans aucun salut et par son nom de prince Alexandre. Du reste il eut toutes les vertus privées ; il ne fut médiocre que comme prince et comme général. Quoique un peu brusque, il était agréable en société ».

    N. D. L. É.