Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 246-249).


CHAPITRE LXI


Les Alliés, arrivés à Francfort, parurent étonnés de leur fortune. Ils délibérèrent d’abord de se porter en Italie. Le sol français leur faisait peur. Ils avaient toujours devant les yeux la retraite de Champagne. Enfin ils osèrent passer le Rhin (4 janvier 1814).

Napoléon était depuis longtemps à Paris. Sa principale affaire était, je crois, de se rassurer contre la peur que lui faisait le peuple français. Il ne faisait de décrets que pour avoir des habits, des fusils, des souliers comme si le moral n’était rien. Son but fut de sortir de cet embarras, sans s’écarter de la majesté. Pour la première fois de sa vie il parut petit. Ses pauvres secrétaires-rédacteurs, qu’il appelait ministres, avaient peur de recevoir des coups de pincettes dans les jambes et n’osaient souffler.

L’empereur créa la garde nationale. Si la France a une autre Terreur, ce qui est fort possible si on laisse faire les prêtres et les nobles, la garde nationale servira à la rendre moins horrible que la première. Ce qui n’est qu’à demi canaille s’y trouvera enrôlé, et les petits marchands qui auront peur d’être pillés, feront peur à la dernière canaille. Si le hasard jette la France dans une autre série d’événements, la garde nationale sera bonne aussi comme établissant l’aristocratie de la fortune. Elle pourra rendre moins sanglantes certaines périodes assez probables de la lutte des privilèges contre les droits. Pour que la garde nationale soit pleinement rassurante à cet égard, il faut que les soldats élisent tous les ans leurs officiers jusqu’au grade de capitaine et présentent des candidats pour les grades supérieurs. Il faudrait fixer pour chaque grade la quotité de l’impôt à payer.

En janvier 1814, le peuple de l’Europe le plus vif, ne formait plus, comme nation qu’un corps mort. Ce fut en vain qu’une trentaine de sénateurs eurent la mission d’aller réveiller à moitié ce peuple français si terrible sous Carnot. Il n’était aucun de nous qui ne fût sûr, en montrant le bonnet rouge, de lui faire prendre, en moins de six semaines, un plus bel incarnat dans le sang de tous les étrangers qui avaient osé souiller le sol sacré de la liberté ; mais le maître nous criait : « Une déroute de plus et une société populaire de moins » ; et, s’il resaisissait l’empire, malheur à celui qui n’eût pas entendu cet ordre ! Ce fut alors que Napoléon dut sentir le poids de sa noblesse. Quel effet pouvions-nous attendre de proclamations adressées aux cœurs des peuples et commençant par des titres féodaux ? Portraits d’héroïsme. Féroce enthousiasme de la patrie.

Un trait marquant de cette époque (janvier 1814), c’est le ton de la correspondance des ministres, surtout du ministre M[ontalivet][1]. Un sénateur lui mandait-il qu’il n’avait pas cinq cents fusils en état, il écrivait pour toute réponse : « Armez le lycée ; la jeunesse française a entendu la voix de son empereur » ; et autres phrases que le plus impudent journaliste aurait trouvées trop enflées pour une proclamation. Cela était si fort que plusieurs fois nous nous demandâmes : « Mais trahirait-il ? »

Par un dernier trait d’humeur et d’inconséquence qui acheva d’abattre la France et que la postérité aura peine à croire, tant il est voisin de la folie, au moment où l’empereur avait le plus impérieux besoin de faire la cour à son peuple, il se prend de querelle avec le Corps Législatif. Il reproche aux plus honnêtes gens du monde d’être vendus à l’étranger. Il termine la session du Corps Législatif.

Voilà ce que le despotisme peut faire d’un des plus grands génies qui aient jamais existé.



  1. Stendhal avait écrit le nom en toutes lettres. Il le biffa, ne laissant que l’initiale, et en marge il écrivit : « Ménagement pour le malheur du ministre de l’intérieur Montalivet. »
    N. D. L. É.