Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 3-9).
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CHAPITRE PREMIER


Quelle partie du monde habitable n’a pas ouï les victoires de ce grand homme et les merveilles de sa vie ? On les raconte partout ; le Français qui les vante n’apprend rien à l’étranger, et quoi que je puisse aujourd’hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j’aurai encore à répondre au secret reproche d’être demeuré beaucoup en dessous.
Bossuet : Oraison funèbre du prince de Condé.


J’écris l’histoire de Napoléon pour répondre à un libelle. C’est une entreprise imprudente puisque ce libelle est lancé par le premier talent du siècle contre un homme qui, depuis quatre ans, se trouve en butte à la vengeance de toutes les puissances de la terre. Je suis enchaîné dans l’expression de ma pensée, je manque de talent et mon noble adversaire a pour auxiliaire tous les tribunaux de police correctionnelle. D’ailleurs, indépendamment de sa gloire, cet adversaire jouissait d’une grande fortune, d’une grande renommée dans les salons de l’Europe et de tous les avantages sociaux. Il a flatté jusqu’à des noms obscurs, et sa gloire posthume ne manquera pas d’exciter le zèle de tous ces nobles écrivains toujours prêts à s’attendrir en faveur des infortunes du pouvoir, de quelque nature qu’il soit. L’abrégé qui suit n’est pas une histoire proprement dite, c’est l’histoire pour les contemporains témoins des faits.

Le 15 août 1769, Napoléon naquit à Ajaccio de Charles Bonaparte et de Letitia Ramolini. Son père, qui ne manquait pas de talents, servit sous Paoli et, après que la France eut occupé l’île de Corse, fut plusieurs fois député de la noblesse. Cette famille est originaire de Toscane et particulièrement de la petite ville de San Miniato où elle a été établie pendant plusieurs siècles. L’historien Mazzucchelli fait mention de plusieurs Bonaparte qui se sont distingués dans les lettres. En 1796, il y avait encore un Bonaparte à San Miniato ; c’était un chevalier de Saint-Étienne, riche et fort considéré, qui se faisait gloire de sa parenté avec le jeune conquérant de l’Italie. Lorsque Napoléon était puissant, des flatteurs trouvèrent ou fabriquèrent des preuves qui le faisaient descendre des tyrans de Trévise dans le moyen âge ; prétention probablement aussi peu fondée que celle des émigrés qui cherchaient à le faire regarder comme sorti des derniers rangs du peuple. Sa sœur aînée fut élevée à Saint-Cyr. Ce fait seul prouve que cette famille appartenait à l’ancienne noblesse.

Le nom de Napoléon est commun en Italie ; c’est un des noms adoptés par la famille des Orsini et il fut introduit dans la famille Bonaparte par une alliance, contractée dans le xvie siècle, avec la maison Lomellini[1].

Le comte de Marbeuf vint commander en Corse, et s’attacha à Mme Letitia Bonaparte. Il obtint pour Napoléon une place au collège de Brienne ; Napoléon y entra fort jeune. Il s’y distingua par ses dispositions pour les mathématiques, et par un amour singulier pour la lecture, mais il offensa ses maîtres par l’opiniâtreté avec laquelle il refusa d’apprendre le latin suivant les méthodes ordinaires. Ce fut en vain qu’on voulut le forcer à apprendre par cœur des vers latins et les règles du rudiment ; il ne voulut jamais faire de thèmes ni parler cette langue. Pour le punir de son obstination, on le retint dans le collège un an ou deux de plus que les autres élèves. Il passa ces années dans la solitude et le silence ; jamais il ne se mêlait aux jeux de ses camarades ; jamais il ne leur adressait une parole. Rêveur, silencieux, solitaire, il était connu entre eux par sa manie d’imiter les manières et jusqu’au langage des grands hommes de l’antiquité. Il affectait surtout les phrases courtes et sentencieuses des Lacédémoniens. Un des malheurs de l’Europe, c’est que Napoléon ait été élevé dans un collège royal, c’est-à-dire en un lieu où une éducation sophistiquée et communément donnée par des prêtres est toujours à cinquante ans en arrière du siècle. Élevé dans un établissement étranger au gouvernement, il eût peut-être étudié Hume et Montesquieu ; il eût peut-être compris la force que l’opinion donne au gouvernement.

Napoléon fut admis à l’École Militaire. On trouve dans les journaux du temps que, lors d’une des premières ascensions que Blanchard fit en ballon, au Champ-de-Mars, un jeune homme de l’École Militaire voulut forcer la consigne et fit tout au monde pour monter dans la nacelle : c’était Bonaparte.

On n’a encore recueilli que peu d’anecdotes sur cette époque de sa vie. On parlait de Turenne ; une dame disait : « J’aimerais mieux qu’il n’eût pas brûlé le Palatinat. » — « Qu’importe, reprit-il vivement, si cet incendie était nécessaire à ses desseins. » Napoléon n’avait alors que 14 ans.

En 1785, il subit son examen pour entrer dans l’artillerie. Sur 36 places d’officiers vacantes, il mérita la 12e et fut sous-lieutenant au régiment de La Fère. On trouve à côté de son nom, dans la liste des renseignements fournis par les professeurs : « Corse de caractère et de nation, ce jeune homme ira loin, s’il est favorisé par les circonstances. »

La même année, Napoléon perdit son père qui mourut à Montpellier. Ce malheur fut en quelque sorte réparé par l’extrême tendresse que lui voua son grand-oncle Lucien, archidiacre d’Ajaccio. Ce vénérable vieillard réunissait une grande connaissance des hommes à une rare bonté. On dit qu’il découvrit les talents extraordinaires de son petit-neveu et qu’il pronostiqua de bonne heure sa future grandeur.

Il paraît que, durant les premières années que Napoléon fut au service, il partageait son temps entre ses devoirs de lieutenant, et les fréquentes visites qu’il faisait à sa famille. Il composa une histoire de la Corse, et l’envoya à l’abbé Raynal à Marseille ; le célèbre historien approuva l’ouvrage du jeune officier, lui conseilla de l’imprimer, et ajouta que ce livre resterait. On ajoute que Napoléon donna à son travail la forme d’un mémoire pour le gouvernement ; ce mémoire fut présenté et est probablement perdu pour toujours (1790).

La Révolution commençait ; on détruisit Saint-Cyr. Napoléon alla chercher sa sœur pour la ramener en Corse ; comme ils passaient sur le quai de Toulon, ils furent sur le point d’être jetés à la mer par la populace qui les poursuivait avec les cris de : « À bas les aristocrates ! À bas la cocarde noire ! » Napoléon s’apercevant que c’était un ruban noir au chapeau de sa sœur que ces dignes patriotes prenaient pour une cocarde noire s’arrêta, détacha le ruban et le jeta par-dessus le parapet. En 1791, il fut nommé capitaine en second au quatrième régiment d’artillerie. L’hiver de la même année, il repassa en Corse et y forma un régiment de volontaires dont on lui permit de prendre le commandement sans renoncer à sa place de capitaine. Il eut occasion de montrer du sang-froid et du courage dans une rixe qui s’éleva entre son régiment et la garde nationale d’Ajaccio ; il y eut quelques hommes de tués et beaucoup de trouble dans la ville. La France déclara la guerre au roi de Sardaigne ; le jeune capitaine donna la première marque de son audace militaire en prenant possession des petites îles qui gisent entre la Corse et la Sardaigne.



  1. Le passage suivant de l’histoire de la maison Orsini par Sansovino peut amuser un instant :

    « Ma molli più jurono i Napoleoni, peiche in tutti i tempi gli orecchi italiani, o nella pace, a nella guerra, udirono questa nobilissima voce in nomini segnalati.  » Lib. II, p. 20.