Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 85-88).


CHAPITRE XXVI


À Sainte-Hélène, le chirurgien Warden qui paraît être un véritable Anglais, c’est-à-dire un homme froid, borné, honnête et détestant Napoléon, lui dit un jour, que les vérités du saint évangile elles-mêmes ne lui avaient pas semblé plus évidentes que ses crimes. Warden, entraîné, malgré lui, par la grandeur d’âme et la simplicité de son interlocuteur, se laissa aller à développer ses sentiments[1]. Napoléon parut satisfait, et, par reconnaissance de sa franchise, lui demanda, à son grand étonnement, s’il se rappelait l’histoire du capitaine Wright. « Je répondis : Parfaitement bien ; et il n’est pas une âme en Angleterre qui ne croie que vous l’avez fait mettre à mort au Temple. Il répliqua très vivement : Pour quel objet ? Il était, de tous les hommes, celui dont la vie m’était la plus utile : où pouvais-je trouver un plus irrécusable témoin dans le procès qu’on instruisait contre les conspirateurs ? C’était lui qui avait débarqué sur les côtes de France les chefs de la conspiration. Écoutez, ajouta Napoléon, et vous allez tout savoir. Votre gouvernement envoya un brick, commandé par le capitaine Wright, lequel débarqua sur les côtes de l’ouest de la France, des assassins et des espions. Soixante-dix de ces gens-là avaient réussi à gagner Paris, et toute cette affaire avait été menée avec tant d’adresse que, quoique le comte Réal, de la police, m’eût annoncé leur arrivée, jamais on ne put découvrir leur retraite. Je recevais tous les jours de nouveaux rapports de mes ministres qui m’annonçaient qu’on attenterait à ma vie, et, quoique je ne crusse pas la chose aussi probable qu’eux, je pris des précautions pour ma sûreté.

» Il arriva qu’on prit près de Lorient le brick commandé par le capitaine Wright. On mena cet officier au préfet du Morbihan, à Vannes. Le général Julien, alors préfet, et qui m’avait suivi en Égypte, reconnut sur-le-champ le capitaine Wright. Le général Julien reçut l’ordre de faire interroger séparément chaque matelot ou officier de l’équipage anglais et d’envoyer les interrogatoires au ministre de la police. D’abord, ces interrogatoires parurent assez insignifiants ; cependant, à la fin, les dépositions d’un homme de l’équipage donnèrent ce qu’on cherchait. Il disait que le brick avait débarqué plusieurs Français, il s’en rappelait particulièrement un, un bon compagnon, fort gai, qu’on appelait Pichegru. C’est ce mot qui fit découvrir une conspiration qui, si elle eût réussi, aurait précipité pour une seconde fois la nation française dans les hasards d’une révolution. Le capitaine Wright fut amené au Temple ; il devait y rester jusqu’au moment où l’on jugerait convenable de commencer le procès des conspirateurs. Les lois françaises auraient conduit Wright à l’échafaud. Mais ce détail n’avait aucune importance. L’essentiel était de s’assurer des chefs de la conspiration. » L’empereur finit par donner plusieurs fois l’assurance que le capitaine Wright avait mis fin à ses jours de ses propres mains, ainsi qu’il est dit dans le Moniteur, et de beaucoup meilleure heure qu’on ne le croit généralement.

Quand, à l’île d’Elbe, lord Ebrington mentionna à l’empereur la mort du capitaine Wright, d’abord, il ne se rappela pas ce nom anglais, mais, quand on lui apprit que c’était un compagnon de sir Sydney Smith, il dit : « Est-il donc mort en prison, car j’ai entièrement oublié la circonstance ? » Il repoussa toute idée de coup d’État, ajouta qu’il n’avait fait mettre à mort aucun homme d’une manière clandestine et sans un jugement préalable. « Ma conscience est sans reproche sur ce point ; si j’avais eu moins de répugnance à répandre le sang, peut-être ne serais-je pas ici en ce moment. »

Les dépositions de M. de Maubreuil pourraient faire croire que cette répugnance pour l’assassinat n’est pas aussi générale qu’on le croit[2].



  1. P. 128. 6e éd. chez Ackerman.
  2. Voir les dépositions de M. de Maubreuil, marquis d’Aulay, sténographiées, et qui coûtent Paris manuscrites.

    Prudence ; archi-prudence.