Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 335-337).


CHAPITRE LXXXVII


Nous avons représenté Napoléon avec les traits qui nous semblent résulter des récits les plus fidèles ; nous-même nous avons habité sa cour plusieurs années.

C’est un homme doué de talents extraordinaires et d’une dangereuse ambition, l’être le plus admirable par ses talents qui ait paru depuis César, sur lequel il nous semble l’emporter. Il est plutôt fait pour supporter l’adversité avec fermeté et majesté que pour soutenir la prospérité sans s’en laisser enivrer. Emporté jusqu’à la fureur quand on contrarie ses passions, mais plus susceptible d’amitié que de haine durable, entaché de quelques-uns des vices indispensables à un conquérant, mais non pas plus prodigue de sang ni plus indifférent envers l’humanité que les César, les Alexandre, les Frédéric, gens auprès desquels on le placera et dont la gloire va tomber tous les jours. Napoléon a été engagé dans plusieurs guerres qui ont fait répandre des flots de sang, mais dans aucune, si l’on excepte la guerre d’Espagne, il ne fut l’agresseur. Il a été sur le point de faire du continent de l’Europe une vaste monarchie. Ce projet, s’il a existé, est sa seule excuse pour n’avoir pas révolutionné les États qu’il conquit et n’en avoir pas fait des appuis de la France pu les jetant dans la même route morale. La postérité dira que ce fut en repoussant les attaques de ses voisins qu’il étendit son empire. « Les circonstances, en me suscitant des guerres, dit-il, m’ont fourni des moyens d’agrandir mon empire et je ne les ai pas négligés. » Sa grandeur d’âme dans l’infortune et sa résignation ont été égalées par quelques-uns, surpassées par personne. M. Warden rend souvent témoignage à ces vertus, et nous pouvons ajouter qu’elles sont sans ostentation aucune. Sa manière d’être à Sainte-Hélène est pleine de naturel. C’est peut-être la chose dans les temps modernes qui rappelle le plus les héros de Plutarque. Un de ceux qui le visitèrent à l’île d’Elbe, lui montrant sa surprise du calme admirable avec lequel il supportait le changement de sa fortune : « C’est que tout le monde, répliqua-t-il, en a été, je crois, plus étonné que moi. Je n’ai pas une trop bonne opinion des hommes et je me suis toujours méfié de la fortune ; d’ailleurs, j’ai peu joui ; mes frères ont été beaucoup plus rois que moi. Ils ont eu les jouissances de la royauté, je n’en ai presque eu que les fatigues. »


FIN DU PREMIER VOLUME