Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 227-234).


CHAPITRE LVI[1]


Il y a un peu plus d’un siècle que le sol sur lequel est bâti Pétersbourg, la plus belle des capitales, n’était encore qu’un marais désert, et que toute la contrée environnante était sous la domination de la Suède, alors alliée et voisine de la Pologne, royaume de dix-sept millions d’habitants. La Russie a toujours cru, depuis Pierre le Grand, qu’elle serait, en 1819, la maîtresse de l’Europe, si elle avait le courage de vouloir, et l’Amérique est désormais la seule puissance qui puisse lui résister. On dira que c’est apercevoir les choses de loin ; voyez l’espace que nous avons parcouru depuis la paix de Tilsitt en 1807. Dès l’époque de cette paix tous les militaires prédirent que, s’il y avait jamais lutte entre la Russie et la France, cette lutte serait décisive pour un des deux pays ; et ce n’était pas la France qui avait les plus belles chances. Sa supériorité apparente tenait à la vie d’un homme. La force de la Russie croissait rapidement, et tenait à la force des choses ; de plus, la Russie était inattaquable. Il n’y a qu’une barrière contre les Russes : c’est un climat très chaud. En trois ans ils ont perdu par les maladies, à leur armée de Moldavie, trente-six généraux et cent vingt mille hommes.

Napoléon eut donc toute raison de chercher à arrêter la Russie tandis que la France avait un grand homme pour souverain absolu. Le roi de Rome, né sur le trône, n’eût probablement pas été un grand homme et encore moins un souverain despotique. Le sénat et le corps législatif devaient tôt ou tard prendre de la vigueur et certainement l’influence de l’empereur des Français serait tombée, à la mort de Napoléon, en Italie et en Allemagne. Rien ne fut donc plus sage que le projet de guerre contre la Russie, et, comme le premier droit de tout individu est de se conserver, rien ne fut plus juste.

La Pologne, par ses relations avec Stockholm et Constantinople, était, pour le midi de l’Europe, un boulevard formidable. L’Autriche et la Prusse eurent la sottise, et Louis XV l’ineptie, de prêter les mains à la destruction du gage unique de leur sûreté future. Napoléon dut chercher à rétablir ce boulevard.

Peut-être l’histoire le blâmera-t-elle d’avoir fait la paix à Tilsitt ; s’il pouvait faire autrement, ce fut une grande faute. Non seulement l’armée russe était affaiblie et épuisée, mais Alexandre avait vu ce qui manquait à son organisation.

« J’ai gagné du temps », dit-il après Tilsitt, et jamais délai n’a été mieux mis à profit. En cinq ans, l’armée russe déjà si brave, fut organisée presque aussi bien que la française, et avec cet immense avantage qu’un soldat français coûte autant à sa patrie que quatre soldats russes.

Toute la noblesse russe est engagée, de près ou de loin, dans l’intérêt commercial qu’exige la paix avec l’Angleterre. Quand son souverain la contrarie, elle le fait disparaître. La guerre avec la France était donc également indispensable du côté de la Russie.

La guerre étant indispensable, Napoléon eut-il raison de la faire en 1812 ? Il craignait que la Russie ne fît la paix avec la Turquie, que l’influence de l’Angleterre à Saint-Pétersbourg n’augmentât, et qu’enfin ses revers en Espagne, qu’il ne pouvait plus tenir cachés, n’encourageassent ses alliés à reconquérir leur indépendance.

Plusieurs des conseillers de Napoléon lui représentèrent qu’il serait prudent d’envoyer quatre-vingt mille hommes de plus en Espagne pour en finir de ce côté-là, avant de s’enfourner dans le Nord (ce sont les paroles dont ils se servirent). Napoléon répondit qu’il était plus raisonnable de laisser l’armée anglaise en Espagne. « Si je les chasse de la péninsule, ils viendront débarquer à Königsberg. »

Le 24 juin 1812, Napoléon passa le Niémen à Kowno, à la tête d’une armée de quatre cent mille hommes. C’était le midi de l’Europe qui cherchait à écraser son maître futur. Cette campagne commença par deux malheurs politiques. Les Turcs, aussi stupides qu’honnêtes gens, firent la paix avec la Russie, et la Suède jugeant sagement sa position, se déclara contre la France.

Après la bataille de la Moskowa, Napoléon pouvait faire prendre son quartier d’hiver à l’armée et rétablir la Pologne, ce qui était le véritable but de la guerre ; il y était parvenu presque sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en Espagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n’aurait été suivie d’aucun inconvénient s’il ne fût resté que vingt jours au Kremlin ; mais son génie politique, toujours si médiocre, lui apparut et lui fit perdre son armée.

Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait dû en partir le 1er octobre. Il se laissa leurrer de l’espoir de faire la paix ; l’héroïque brûlement de Moscou[2], s’il l’eût évacué, devenait alors ridicule.

Vers le 15 octobre, quoique le temps fût superbe et qu’il ne gelât encore qu’à trois degrés, tout le monde comprit qu’il était plus que temps de prendre un parti ; il s’en présentait trois :

Se retirer à Smolensk, occuper la ligne du Borysthène et réorganiser la Pologne.

Passer l’hiver à Moscou, en vivant, avec ce qu’on avait trouvé dans les caves, et sacrifiant les chevaux qu’on aurait salés ; au printemps, marcher sur Pétersbourg.

Troisièmement enfin, comme l’armée russe, qui avait beaucoup souffert le 7 septembre[3], se trouvait éloignée sur la gauche, faire une marche de flanc sur la droite, arriver à Pétersbourg qu’on trouvait sans défense et sans nulle envie de se brûler. C’est dans cette position que la paix était certaine. Si l’armée française avait eu l’énergie de 1794, on aurait pris ce dernier parti ; mais la seule proposition aurait fait frémir nos riches maréchaux et nos élégants généraux de brigade sortant de la cour.

Un inconvénient de ce projet, c’est qu’il fallait rester comme séparé de la France pendant cinq mois, et la conspiration Malet a montré à quelles gens le gouvernement était confié, en l’absence d’un maître jaloux. Si le sénat ou le corps législatif avait été quelque chose, l’absence du chef n’aurait pas été fatale. Dans la marche de Moscou à Pétersbourg, tout le flanc gauche eût été libre, et Napoléon pouvait, un mois de suite, envoyer chaque jour un courrier et gouverner la France. Marie-Louise régente, Cambacérès chef du civil et le prince d’Eckmühl du militaire, et tout marchait. Ney ou Gouvion Saint-Cyr à Mitau et Riga pouvaient faire passer un ou deux courriers par mois ; Napoléon lui-même pouvait visiter Paris, car une armée russe en Russie, est nécessairement immuable pendant trois mois. L’homme ne peut se conserver dans ces froids terribles qu’en passant dix heures chaque jour auprès d’un poêle ; et l’armée russe est arrivée à Vilna aussi détruite que la nôtre.

Des trois partis à prendre, on choisit le plus mauvais, mais ce n’était rien encore : on l’exécuta de la manière la plus absurde, Napoléon n’étant plus le général de l’armée d’Égypte.

L’armée avait souffert dans sa discipline par le pillage qu’il avait bien fallu lui permettre à Moscou, puisqu’on ne lui faisait point de distribution. Rien n’est dangereux, avec le caractère français, comme une retraite ; et c’est dans les dangers qu’on a besoin de discipline, c’est-à-dire de force.

Il fallait annoncer à l’armée, par une proclamation détaillée, qu’elle se rendait à Smolensk ; qu’elle avait ainsi quatre-vingt-treize lieues à faire en vingt-cinq jours, que chaque soldat recevrait deux peaux de moutons, un fer à cheval et vingt clous à glace, plus quatre biscuits ; que chaque régiment ne pourrait avoir que six voitures et cent chevaux de bât ; qu’enfin, pendant vingt-cinq jours, toute insubordination serait punie de mort ; tous les colonels et généraux, assistés de deux officiers, recevraient le droit de faire fusiller sur place tout soldat insubordonné ou maraudeur.

Il fallait préparer l’armée au départ par huit jours de bonne nourriture avec distribution d’un peu de vin et de sucre. Les estomacs avaient beaucoup souffert dans la marche de Vitebsk à Moscou car, à force d’imprévoyance, on avait trouvé le secret de manquer de pain en Pologne.

Enfin, toutes ces précautions prises, il fallait regagner Smolensk en évitant le plus possible la route qu’on avait dévastée en venant à Moscou, et dont les Russes avaient brûlé toutes les villes : Mojaisk, Giatsk, Wiasma, Dorogobouj, etc.

Sur tous ces points, on fit exactement le contraire de ce que la prudence ordonnait. Napoléon, qui n’osait plus faire fusiller un soldat, se garda bien de parler de discipline. L’armée, à son retour de Moscou à Smolensk, était précédée de trente mille fuyards prétendus malades, mais se portant fort bien les dix premiers jours. Ces gens gaspillaient et brûlaient ce qu’ils ne consommaient pas. Le soldat fidèle à son drapeau se trouva faire un métier de niais. Or, comme c’est là ce que le Français abhorre par-dessus tout, il n’y eut bientôt plus, sous les armes, que les soldats à caractère héroïque et les nigauds.

Les soldats m’ont souvent répété dans la retraite, mais je ne puis le croire, car je ne l’ai pas vu, que, par un ordre du jour donné à Moscou, vers le 10 octobre, le prince de Neuchâtel avait autorisé tous les soldats qui ne se sentaient pas bien portants pour faire dix lieues par jour, à prendre les devants. Aussitôt les têtes se montèrent, et les soldats se mirent à calculer le nombre de jours de marche qu’il fallait pour se rendre à Paris.



  1. Après M. Royer, nous reprenons ce chapitre dans la correspondance où Colomb l’avait inséré à la date, on sans doute il fut écrit, du 18 août 1818. N. D. L. É.
  2. L’incendie de Moscou commença dans la nuit du 14 au 15 septembre.
  3. À Borodino.