Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 188-197).


CHAPITRE LI

DU CONSEIL D’ÉTAT


La plupart des décrets organiques autres que de personnel, étaient renvoyés au Conseil d’État. Aucun souverain ne pourra de longtemps en avoir de pareil. Napoléon avait hérité de tous les gens à talent formés par la Révolution. Il n’y avait d’exception que pour un très petit nombre qui avait trop marqué dans une partie. Par mépris pour les hommes, indifférence pour les choix et laisser-aller aux circonstances, il avait enterré dans le Sénat plusieurs hommes dont la probité ou les talents eussent été plus utiles au Conseil d’État. Tels étaient le général Canclaux, MM. Boissy d’Anglas, le comte de Lapparent, Rœderer, Garnier, Chaptal, François de Neuchateau, Sémonville. Le comte Sieyès, Volney, Languinais avaient trop marqué par des opinions libérales et dangereuses. Volney, le jour du Concordat, lui avait prédit tous les chagrins que lui donnerait le pape.

À ces hommes près, le Conseil d’État était ce qu’il y avait de mieux dans les circonstances.

Il était divisé en cinq sections :

les sections : de Législation,
de l’Intérieur,
des Finances,
de la Guerre,
de la Marine.

Le ministre de la guerre présentait-il un décret, l’organisation des Invalides par exemple, l’empereur le renvoyait à la section de la guerre qui ne demandait pas mieux que de trouver des torts au ministre.

Les décrets renvoyés étaient discutés dans la section qu’ils concernaient par six conseillers d’État et quatre maîtres des requêtes. Il y avait sept à huit auditeurs. La section faisait un projet qu’on imprimait à mi-marge avec celui du ministre ; on distribuait la feuille imprimée aux quatre conseillers d’État, et les deux projets étaient discutés à une séance présidée par l’empereur ou par l’archichancelier Cambacérès. Très souvent on renvoyait de nouveau le décret à la section et il y avait quatre ou cinq rédactions différentes imprimées et distribuées avant que l’empereur ne se déterminât à signer.

Voilà une invention excellente que l’empereur a portée dans le despotisme. Voilà un digne pouvoir qu’un ministre qui sait son affaire ne manque pas d’acquérir par un souverain faible ou, du moins, qui ne sait l’affaire qu’à demi.

Les séances du Conseil d’État étaient brillantes pour l’empereur. Il est impossible d’avoir plus d’esprit. Dans les affaires les plus étrangères à son métier de général, dans les discussions sur le Code civil par exemple, il étonnait toujours. C’était une sagacité merveilleuse, infinie, étincelant d’esprit, saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux ; abondant en images vives, pittoresques, en expressions animées, et pour ainsi dire, dardées, plus pénétrantes dans l’incorrection même de son langage, toujours un peu imprégné d’étrangeté, car il ne parlait correctement ni le français, ni l’italien.

Ce qu’il y avait de charmant, c’était sa franchise, sa bonhomie. Il disait un jour qu’on discutait une affaire qu’il avait avec le pape : « Cela vous est bien aisé à dire à vous ; mais si le pape me disait : « Cette nuit l’ange Gabriel m’est apparu et m’a dit telle chose », je suis obligé de la croire. »

Il y avait au Conseil d’État des têtes du Midi qui s’animaient, allaient fort loin, et souvent ne se payaient pas de mauvaises raisons : le comte Bérenger par exemple. L’empereur n’en gardait aucune rancune ; au contraire souvent il les animait à parler : « Hé bien, baron Louis, qu’avez-vous à dire là-dessus ? » Son bon sens corrigeait à tous moments les vieilles absurdités admises par prescription dans les peines. Il était excellent, critiquant la jurisprudence contre le vieux comte Treillard. Plusieurs des plus sages dispositions du Code civil viennent de Napoléon, particulièrement dans le titre du mariage[1]. Les séances du Conseil étaient une partie de plaisir.

Cambacérès le présidait sous lui et en son absence. Il y montrait un talent supérieur, une raison profonde. Il résumait fort bien. Il calmait les amours-propres et rappelant chaque tort, opinant à la sagesse, savait tirer de lui des lumières qu’il pourrait donner à la question. [C’est au Conseil d’État] qu’on doit l’admirable administration de la France, cette administration que malgré les habitudes rompues, la Belgique, l’Italie et les provinces du Rhin regrettent encore.

L’empereur ne voulait ni encourager parmi les citoyens la dangereuse vertu des républiques, ni faire de grandes écoles, comme l’école Polytechnique, pour les juges et les talents de l’administration. Voyez s’il était loin de là ; il n’alla jamais voir l’école Polytechnique, grand établissement militaire et dont le succès, passant les espérances des philosophes qui la fondèrent, avait déjà rempli l’armée d’excellents chefs de bataillon et capitaines.

Avec ces deux conditions altérantes, l’Administration française fut ce qu’on pourra jamais faire de mieux. Tout y fut ferme, raisonnable, exempt de niaiserie. Il y avait, dit-on, trop d’écritures et de bureaucratie. Les gens qui font cette objection, oublient que l’empereur ne voulait pas, absolument pas, de l’incommode reste des républiques. Le despote disait aux sujets : « Croisez-vous les bras ; mes préfets se chargent de tout faire pour vous. Pour prix d’aussi doux repos, je ne vous demande que des enfants et de l’argent. » La plupart des généraux s’étant enrichis en volant, il fallait à force d’inspections et de contre-inspections, rendre les friponneries impossibles. Jamais despote n’aura d’administrateurs comme le comte François de Nantes pour les Droits Réunis, rapportant 180 millions, et comme le comte Montalivet pour les Ponts et Chaussées qui en coûtaient 30 ou 40. Le comte Duchâtel, l’impitoyable directeur de l’administration des Domaines, quoique devant sa place à sa femme, était excellent. Le comte Lavalette, directeur des Postes, pouvait compromettre la moitié de la France, ainsi que le duc d’Otrante ; dans ce genre, il n’a fait que l’indispensable. C’est une grande louange ; cela tient à l’honnêteté du caractère. Le comte Daru, le plus probe des hommes, avait un talent supérieur pour faire vivre une armée. Le comte de Sussy était un bon directeur des Douanes. L’empereur était ennemi mortel du commerce qui faisait des gens indépendants, et le comte Sussy était mille fois trop courtisan pour défendre le commerce contre la haine du maître. Merlin, à la Cour de cassation, Pelet de la Lozère, à la police, étaient excellents. La presse était dans les mains de l’empereur un instrument pour avilir ou dégrader tout homme qui avait encouru son déplaisir. Mais, quoique violent et sans frein dans ses emportements, il n’était ni cruel ni vindicatif. Il offensait beaucoup plus qu’il ne punissait, a dit un des hommes qui ont le plus ressenti le poids de sa colère. Le comte Réal était un homme peut-être supérieur à tous les autres, un de ces hommes qui devraient faire la société du despote.

Tout ce qu’il y avait de bon au Conseil d’État étaient de vieux libéraux, nommés Jacobins, et qui avaient vendu leur conscience à l’empereur pour des titres et 25.000 francs par an. La plupart de ces gens à talent étaient à genoux devant un cordon[2], et presque aussi bas que les comtes Laplace et Fontanes.

Le Conseil fut excellent, jusqu’à ce que l’empereur se fût fait une cour, jusqu’en 1810.

Alors les ministres aspirèrent ouvertement à devenir ce qu’ils étaient sous Louis XIV. Il devint dupe et par conséquent ridicule de s’opposer franchement aux projets de décrets d’un ministre. Encore quelques années et il fût devenu choquant, dans un rapport de section, d’être d’un avis opposé à celui du ministre. Toute franchise dans le style fut bannie ; l’empereur appela au Conseil d’État plusieurs hommes qui, bien loin d’être des enfants de la Révolution, n’avaient acquis dans les préfectures que l’habitude d’une servilité outrée et d’un respect aveugle pour les ministres[3]. Le suprême mérite d’un préfet était d’imiter un intendant militaire en pays conquis. Le comte Regnault-de-Saint-Jean-d’Angely, le plus corrompu des hommes, devint peu à peu le tyran du Conseil d’État. On sentit le manque d’honnêtes gens ; non pas qu’on se laissât acheter (il n’y avait guère de probité douteuse que celle de Regnault), mais il manquait de ces honnêtes gens un peu bourrus que rien ne peut empêcher de dire une vérité qui déplaît aux ministres.

Les frères Caffarelli étaient de ce caractère, mais tous les jours, cette vertu devenait plus gothique et plus ridicule. Il n’y avait guère plus que les comtes Defermon et Andreossy qui, portés par leur caractère taquin, osassent ne pas être à genoux devant les projets des ministres. Ceux-ci mettant leur vanité à faire passer les projets de décrets de leurs bureaux, peu à peu les conseillers d’État étaient remplacés par les commis, et les projets de décrets n’étaient plus discutés que par l’empereur au moment de les signer.

Enfin, à la chute de l’empire, ce Conseil d’État qui avait créé le Code civil et l’administration française était devenu presque insignifiant et ceux qui voyaient de loin dans les projets des ministres, parlaient de le détruire.

Vers la fin de son règne, l’empereur tenait souvent conseil des ministres ou conseil de cabinet, auquel on appelait quelques sénateurs et quelques conseillers d’État. On agitait là les affaires que l’on ne peut pas confier à cinquante personnes. C’était le vrai Conseil d’État. Ces conseils seraient tout, si on pouvait y faire entrer l’indépendance, je ne dis pas à l’égard du maître, mais à l’égard des ministres influents. Qui aurait osé dire devant le comte Montalivet que l’administration intérieure déclinait tous les jours ? que, chaque jour, l’on perdait quelqu’un des bienfaits de la Révolution ?

De la suppression de la conversation, il résultait que l’empereur avait quelquefois besoin d’épanchement, surtout la nuit. Il allait à la chasse des idées. Il lui en venait alors, que la méditation ne lui eût pas données. En satisfaisant ce goût, il sondait la personne à qui il parlait ; ou pour mieux dire, le lendemain, le politique se rappelait de ce que le philosophe avait entendu la veille. Ainsi, un jour, à deux heures, du matin, il dit à un de ses officiers : « Qu’arrivera-t-il après moi en France ? » — « Sire, votre successeur, qui aura peur avec raison d’être écrasé de votre gloire, cherchera à faire ressortir les défauts de votre administration. On déclarera un déficit pour les 15 ou 20 millions que vous ne voulez pas que votre ministre de l’administration de la guerre paye aux malheureux marchands de Lodève, etc., etc. » L’empereur discutait tout cela comme le philosophe le plus franc, le plus simple et l’on peut ajouter, le plus profond et le plus aimable. Deux mois après, on discutait dans un conseil de cabinet une réclamation de fournisseurs. L’officier, avec qui il avait discuté l’avenir un mois auparavant, parlait : « Oh ! pour vous, interrompit l’empereur, je sais que vous êtes l’ami des fournisseurs. » Il n’y avait rien de plus faux.



  1. Voir les discussions par Locré, quoique Locré soit bien plat.
  2. Le comte Français par exemple.
  3. Mole, Chauvetin, Fréville et Néville.