Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 181-185).


CHAPITRE XLIX

SUITE DES MINISTRES


Depuis deux siècles, un ministre, en France, est un homme qui signe quatre cents dépêches par jour, et qui donne à dîner ; c’est une existence absurde.

Sous Napoléon, ces pauvres gens se tuaient de travail, mais d’un travail sans pensée, mais d’un travail nécessairement absurde. Pour être bien reçu de l’empereur, il fallait toujours répondre au problème qu’il agitait au moment où l’on entrait. Par exemple, à combien monte le mobilier de tous mes hôpitaux militaires ? Le ministre qui ne répondait pas franchement et en homme qui ne se serait occupé que de cette idée toute la journée, était vilipendé, eût-il eu d’ailleurs les lumières du duc d’Otrante.

Quand Napoléon apprit que Crétet, le meilleur ministre de l’intérieur qu’il ait eu, allait succomber à une maladie mortelle, il dit : « Rien de plus juste ; un homme que je fais ministre, ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans. C’est un honneur et une fortune éternelle pour sa famille. »

Ces pauvres ministres étaient réellement hébétés par ce régime. L’estimable comte Dejean fut obligé de lui demander grâce un jour. Il calculait les dépenses de la guerre sous la dictée de l’empereur et était tellement ivre de chiffres et de calculs qu’il fut obligé de s’interrompre et de lui dire qu’il ne comprenait plus.

Un autre ministre tomba de sommeil appuyé sur son papier pendant que l’empereur lui parlait, et ne se réveilla qu’au bout d’un quart d’heure toujours parlant à Sa Majesté et lui répondant ; et c’était une des meilleures têtes.

La faveur des ministres avait des phases d’un mois ou six semaines. Quand un de ces pauvres gens voyait qu’il ne plaisait plus au maître, il redoublait de travail, devenait jaune et redoublait de complaisance envers le duc de Bassano. Tout à coup et à l’improviste, leur faveur revenait ; leurs femmes étaient invitées au cercle et ils étaient ivres de joie. Cette vie tuait, mais n’admettait pas l’ennui. Les mois passaient comme des journées.

Quand l’empereur était content d’eux, il leur envoyait une dotation de dix mille livres de rente. Un jour, s’étant aperçu de quelque lourde sottise que lui avait fait faire le duc de Massa, il le renversa avec sa robe rouge sur un canapé et lui donna quelques coups de poing ; honteux de cette vivacité, il lui envoya soixante mille francs le lendemain. J’ai vu un de ses généraux les plus braves (le comte Curial), soutenir qu’un soufflet de l’empereur ne déshonorait pas, que ce n’était qu’une simple marque de mécontentement du chef de la France. Cela est vrai, mais il faut être bien libre de préjugés. Une autrefois, l’empereur donna des coups de pincettes au prince de Neuchâtel.

Le duc d’Otrante, le seul homme d’un esprit vraiment supérieur qui fût parmi les ministres, s’était exempté de l’énorme travail de plume par lequel les autres ministres cherchaient la faveur du maître. Bénévent n’a été que primus inter pares, et ses pares, les ministres des autres cours n’étaient que des imbéciles. Il n’a eu à agir sur rien de difficile. Le duc d’Otrante a su sauver un gouvernement environné d’ennemis, et en exerçant la tyrannie la plus soupçonneuse laissa beaucoup des apparences de la liberté et n’a pas gêné du tout l’immense majorité des Français. Les ducs de Massa et de Feltre étaient incapables même de ce travail mécanique. L’empereur, ennuyé des inepties du duc de Feltre, faisait examiner son travail par le comte de Lobau. Les ministres de la marine et de l’intérieur, comte Decrès et Montalivet, étaient des gens d’esprit qui ne faisaient que des sottises : n’avoir pas lancé deux cents frégates, armées en corsaires, sur le commerce anglais, n’avoir pas formé assez vite des matelots sur le Zuidersee et mille autres inepties. Pour le second, les gardes d’honneur qui ne devaient enlever que cinq ou six cents bavards qui parlaient mal du gouvernement dans les cafés et qui désolèrent, de la manière la plus injuste et la plus odieuse, des milliers de familles. Mais le comte Montalivet voulait être duc. Et cependant c’était un homme supérieur !

En 1810, la voix publique désignait à l’empereur MM. Talleyrand, Fouché, Merlin pour la justice, Soult pour major-général, Carnot ou le maréchal Davoust pour la guerre, Daru pour les dépenses et marchés de la guerre, Chaptal pour l’intérieur, Mollien et Gaudin pour les finances, Réal pour la secrétairerie de l’État, Bérenger, Français, Montalivet, Thibaudeau pour les directions ; Le Voyer d’Argenson, Lezay-Marnezia, le comte de Lobau, MM. Lafayette, Say, Merlin de Thionville pour le Conseil d’État. On voit qu’il a suivi cette indication en partie. Cependant il y avait dans son ministère quatre ou cinq hommes d’une telle infériorité, que les souffrir là marque bien sa haine pour les talents. C’eût été bien pis dans quelques années. Les gens qui avaient acquis dans la Révolution la véritable expérience des affaires allaient se dégoûter ou s’éteindre, et les jeunes gens qui les auraient remplacés, ne cherchaient qu’à faire assaut de servilité. Être bien reçu de M. le duc de Bassano était le suprême bonheur. Voulait-on se perdre à jamais dans la cour de ce duc, il fallait montrer de la pensée. Ses favoris étaient des gens accusés de ne pas savoir lire.