Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 50-53).


CHAPITRE XVI


Au moment où le général Bonaparte accourut d’Égypte au secours de la patrie, le directeur Barras, homme excellent pour un coup de main, vendait la France pour douze millions à la famille exilée. Des lettres-patentes avaient déjà été expédiées pour cet objet. Il y avait deux ans que Barras suivait ce projet. Sieyès l’avait découvert pendant son ambassade à Berlin[1]. Cet exemple et celui de Mirabeau montrent bien qu’une République ne doit jamais se confier à des nobles. Toujours tendre à la séduction des titres, Barras osa confier ses desseins à son ancien protégé.

Napoléon avait trouvé à Paris son frère Lucien ; ils discutèrent ensemble les chances suivantes : il était évident que les Bourbons ou lui allaient monter sur le trône, ou bien il fallait reconstruire la République.

Le projet de remettre les Bourbons était ridicule ; le peuple avait encore trop d’horreur pour les nobles, et, malgré les crimes de la Terreur, il aimait encore la République. Il fallait pour les Bourbons une armée étrangère dans Paris. Refaire la République c’est-à-dire donner une constitution qui pût se soutenir par elle-même, Napoléon ne se sentait pas les moyens de résoudre ce problème. Il trouvait les hommes à employer trop méprisables et trop vendus à leurs intérêts. Enfin il ne voyait pas de place assurée pour lui-même, et, s’il se trouvait encore un traître pour vendre la France aux Bourbons ou à l’Angleterre, sa mort était la première mesure à prendre. Dans le doute, l’ambition l’emporta, comme il est naturel ; et, du côté de l’honneur, Napoléon se dit : « Je vaux mieux à la France que les Bourbons. » Quant à la monarchie constitutionnelle que voulait Sieyès, il n’avait pas les moyens de l’établir, et alors son roi était trop inconnu. Il fallait un remède énergique et prompt.

Cette malheureuse France, désorganisée à l’intérieur, voyait toutes ses armées tomber les unes après les autres ; et ses ennemis étaient des rois qui devaient être sans pitié pour elle, puisque la République, montrant le bonheur à leurs sujets, tendait à les précipiter du trône. Si ces rois irrités, après l’avoir vaincue, avaient daigné la rendre à la famille exilée, ce que cette famille a fait ou laissé faire en 1815[2] ne donne encore qu’une faible idée de ce qu’on pouvait en attendre en 1800[3]. La France plongée dans le dernier degré du découragement et de l’avilissement moral, malheureuse par le gouvernement qu’elle s’était choisi avec tant d’orgueil, plus malheureuse par les déroutes de ses armées, n’aurait inspiré aucune crainte aux Bourbons, et c’est uniquement à la peur du Monarque que l’on peut attribuer les apparences libérales du gouvernement.

Mais il est plus probable que les rois vainqueurs se seraient divisé la France. Il était prudent de détruire ce foyer du jacobinisme. Le manifeste du duc de Brunswick aurait été accompli et tous les nobles écrivains qui garnissent les Académies auraient proclamé l’impossibilité de la liberté. Depuis 1793, jamais les idées nouvelles n’avaient couru d’aussi grands dangers. La civilisation du monde fut sur le point d’être reculée de plusieurs siècles. Le malheureux Péruvien gémirait encore sous le joug de fer de l’Espagnol, et les rois vainqueurs eussent donné dans les délices de la cruauté, comme à Naples[4].

De tous les côtés, la France était donc sur le point de disparaître dans les abîmes sans fonds où, de nos jours, nous avons vu la Pologne engloutie.

Si jamais des circonstances quelconques pouvaient prescrire les droits éternels qu’a tout homme à la liberté la plus illimitée, le général Bonaparte pouvait dire à chaque Français : « Par moi, tu es encore Français ; par moi, tu n’es pas soumis à un juge prussien, ou à un gouverneur piémontais ; par moi, tu n’es pas esclave de quelque maître irrité et qui a sa peur à venger. Souffre donc que je sois ton empereur. »

Telles étaient les principales pensées qui agitaient le général Bonaparte et son frère la veille du 18 brumaire (9 novembre 1799) ; le reste était relatif aux moyens d’exécution.



  1. Les intermédiaires de Barras étaient MM. David, Mounier, Tropès de Guérin, le duc de Fleury. Voir la Biographie moderne de Michaud, rapsodie précieuse par de tels aveux. Le Moniteur peint très bien l’avilissement, le désordre.
  2. Mission du marquis de Riviière dans le Midi ; massacres de Nîmes ; histoire de Trestaillon.
  3. Prudence. Rendre aux émigrés ce qu’ils ont fait en 1815.
  4. Prudence. Supprimer [cette] phrase.