Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 97-99).


CHAPITRE XXIX[1]


« Votre pays m’accuse aussi de la mort de Pichegru, continua l’empereur. » — « L’immense majorité des Anglais croit fermement que vous l’avez fait étrangler au Temple. » — Napoléon répondit avec feu : « Quelle plate folie ! Excellente preuve de la manière dont la passion peut obscurcir cette sûreté de jugement dont les Anglais sont si fiers ! Pourquoi faire périr par un crime un homme que toutes les lois de son pays conduisaient à l’échafaud ? Vos gens seraient excusables s’il s’agissait de Moreau. Si ce général eût trouvé la mort en prison, il y aurait des raisons pour ne pas croire au suicide. Moreau était chéri du peuple et de l’armée, et sa mort dans l’ombre d’une prison, quelque innocent que j’en eusse été, ne m’aurait jamais été pardonnée. »

« Napoléon s’arrêta, continue Warden, je répliquai : « On peut convenir avec vous, général, qu’à cette époque de votre histoire, des mesures sévères étaient indispensables, mais personne, je pense, n’entreprendra de justifier la manière précipitée avec laquelle le Jeune duc d’Enghien fut enlevé, jugé et exécuté. » Il répondit avec feu : « Je suis justifié dans ma propre opinion et je répète la déclaration que j’ai déjà faite, que j’aurais ordonné avec le même sang-froid l’exécution de Louis IX[2]. Pourquoi entreprenait-on de m’assassiner ? Depuis quand est-ce qu’on ne peut pas tirer sur l’assassin qui fait feu sur vous ? J’affirme avec la même solennité qu’aucun message, qu’aucune lettre du duc d’Enghien ne me parvint après sa condamnation. »

M. Warden ajoute : « On dit qu’il existe entre les mains de Talleyrand une lettre adressée à Napoléon par le jeune prince, mais que ce ministre prit sur lui de ne la remettre que lorsque la main qui l’avait écrite était déjà glacée par la mort. J’ai vu une copie de cette lettre dans les mains du comte Las Cases. Il me la montra froidement, comme faisant partie de la masse des documents secrets qui pourront prouver certains points mystérieux de l’histoire qu’il écrit sous la dictée de Napoléon.

Le jeune prince demandait la vie. Il dit que dans son opinion la dynastie des Bourbons est finie ; que telle est sa ferme croyance, qu’il ne considère plus la France que comme sa patrie, et que, comme telle, il la chérit avec l’ardeur du plus sincère patriote ; mais tous ses sentiments sont d’un simple citoyen. La perspective de la couronne n’entre pour rien dans sa conduite ; elle est à jamais perdue pour l’ancienne dynastie. Il demande en conséquence la permission de consacrer sa vie et ses services à la France, uniquement à son titre de Français né dans son sein. Il est prêt à prendre un commandement quelconque dans l’armée française, à devenir un brave et loyal soldat, parfaitement soumis aux ordres du gouvernement, dans quelques mains qu’il puisse être placé. Il est prêt à prêter serment de fidélité. Il finit par dire que, si la vie lui est conservée, il la consacrera, avec courage et inviolable fidélité, à défendre la France contre ses ennemis. »



  1. Georges, Pichegru, Moreau ; voici une seconde justification d’un fait de N., qui occupe de trop ; de même que les faits qui en sont la cause renferment beaucoup de répétition et une prolixité. (Note de Vismara.) — Vrai. (Note de Stendhal.)
  2. Il s’agit ici de Louis XVIII. N. D. L. É.