Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 258-261).


CHAPITRE LXVI


Napoléon avait depuis longtemps l’idée de faire une pointe en Alsace. Il s’agissait d’aller fortifier son armée de toutes les garnisons de l’Est et de tomber sur les derrières de l’armée alliée. Travaillée par les maladies, redoutant la révolte ouverte des paysans lorrains et alsaciens qui, de toutes parts, commençaient à assassiner les soldats isolés, enfin sur le point de manquer totalement de munitions de guerre et de bouche, l’armée ennemie allait se mettre en retraite.

Le projet de l’empereur réussissait si Paris avait eu le courage de Madrid. Ce projet téméraire réussissait encore, si la plus vile trahison ne s’en fût mêlée. Un étranger, que Napoléon avait comblé de faveurs non méritées (M. le duc de Dal[matie]), envoya un courrier à l’empereur Alexandre. Ce courrier apprenait à ce prince que pour détruire l’armée alliée dans sa retraite, Napoléon marchait vers la Lorraine et avait laissé Paris sans défense. Ce mot changea tout. Au moment où le courrier arriva, depuis vingt-quatre heures, les Alliés commençaient leur retraite sur le Rhin et sur Dijon. Les généraux russes disaient qu’il était temps de finir une campagne romanesque, et d’aller prendre les places imprudemment laissées sur les derrières.

Lorsqu’après le courrier reçu, l’empereur Alexandre voulut se porter en avant, le général en chef autrichien s’y opposa de toute son autorité et jusqu’au point d’obliger Alexandre à dire qu’il prenait la responsabilité sur lui[1]. Quel lecteur n’est pas arrêté par une réflexion frappante ? On voit cette police de Napoléon qui a servi de texte à Mme de Staël et à tous les libellistes, on voit cette police machiavélique d’un homme sans pitié, pécher par excès d’humanité dans une circonstance décisive. Par horreur pour le sang, elle fait perdre l’empire à la famille de Napoléon. Depuis quatre ou cinq mois on conspirait à Paris ; la police méprisait tellement les conspirateurs qu’elle eut le tort de mépriser la conspiration.

Il en était de même dans les départements. Les sénateurs savaient que certaines gens étaient en correspondance avec l’ennemi. Les jurys les eussent condamnés sans nul doute ; les traduire devant les cours criminelles eût au moins arrêté leurs machinations. On ne voulut pas s’exposer à répandre du sang. Je puis répondre personnellement de la vérité de ce dernier fait.

Je pense que la postérité admirera la police de Napoléon qui, avec si peu de sang, a su prévenir tant de conspirations. Durant les premières années qui ont suivi notre Révolution, après une guerre civile et avec une minorité non moins riche que corrompue[2], et un prétendant appuyé par l’Angleterre, une police était peut-être un mal nécessaire[3]. Voyez la conduite de l’Angleterre en 1715 et 1746.

La police impériale n’a jamais eu à se reprocher des événements comme la prétendue conspiration de Lyon ou les massacres de Nîmes[4]

Après le courrier reçu, les Alliés marchèrent sur Paris. Napoléon ayant eu connaissance de ce mouvement un jour trop tard, voulut encore leur courir après. Mais les Alliés arrivaient par la route de Meaux, tandis que l’empereur portait son armée à marches forcées sur Fontainebleau.



  1. Hobhouse, 86.
  2. Machine infernale du 3 nivôse.
  3. Dans tout gouvernement qui n’est pas fondé uniquement pour l’utilité de tous en suivant la raison et la justice, dans tout gouvernement où les sujets sont corrompus et ne demandent pas mieux que d’échanger des droits contre des privilèges, je crains qu’une police ne soit nécessaire.
  4. L’illustre auteur que je cherche à combattre était-elle de bonne foi dans ses déclarations ? En ce cas, cette femme célèbre avait une bien pauvre tête. C’est une triste excuse, quand on calomnie, que la faiblesse du jugement. Qui vous forçait à parler ? Et si vous n’avez élevé la voix que pour calomnier le malheur et battre des gens à terre, quelle barrière avez-vous laissée entre vous et les plus vils des hommes ?

    La personne qui écrit serait véritablement heureuse de voir détruire ce raisonnement. Elle a besoin d’estimer ce qu’elle admire et ce qu’elle a respecté si longtemps.

    On remarquera peut-être comme un motif d’indulgence, qu’il faut plus d’une sorte de courage pour défendre aujourd’hui la police impériale. Quant à garder toutes les avenues contre la critique, il faudrait un luxe de paroles qui n’est pas dans le caractère de l’auteur. Pauca intelligenti. Pour les gens qui n’ont que des intérêts et pas d’opinions, ils peuvent être dignes d’estime dans le courant de la vie, mais, la plume à la main, ils sont toujours méprisables *.

    Ai-je besoin d’ajouter que la police de Bonaparte tendant à éloigner le souverain légitime, agissait dans un but essentiellement criminel ? Mais, marchant dans cette fausse route, a-t-elle été cruelle, a-t-elle commis et laissé commettre des crimes ?

    * For me : Les gens de province parlent comme juges et ils ne sont la plupart du temps qu’avocats.