Texte établi par Henri MartineauLe Livre du divan (Napoléon. Tome Ip. 111-114).


CHAPITRE XXXIV


À Tilsitt, Napoléon n’exigea rien de la Russie que de fermer ses ports à l’Angleterre. Il était maître de l’armée russe, car l’empereur Alexandre dit lui-même qu’il avait fini la guerre parce que les fusils lui manquaient. L’armée russe, si imposante aujourd’hui, était alors dans un état pitoyable[1]. La fortune du czar fut que l’empereur eût conçu le système continental à Berlin. Alexandre et Napoléon eurent entre eux les conversations les plus intimes et des discussions qui auraient bien étonné leurs sujets, s’ils avaient été à portée de les entendre. « Pendant les quinze jours que nous passâmes ensemble à Tiisitt, dit Napoléon, nous dînions ensemble presque chaque jour ; nous quittions la table de bonne heure pour nous délivrer du roi de Prusse qui nous ennuyait. À neuf heures, l’empereur venait chez moi en habit bourgeois prendre le thé. Nous demeurions ensemble, conversant indifféremment sur divers sujets, jusqu’à deux ou trois heures du matin ; en général nous parlions politique et philosophie. Il est plein d’instruction et d’opinions libérales ; il doit tout cela au colonel Laharpe, son instituteur. Quelquefois j’étais embarrassé pour deviner si les sentiments qu’il exprimait étaient ses opinions réelles ou l’effet de cette vanité commune, en France, de se mettre en contraste avec sa position. »

Dans un de ces tête-à-tête, les deux empereurs discutèrent les avantages comparatifs de la monarchie héréditaire et de la monarchie élective. Le despote héréditaire prit le parti de la monarchie élective, et le soldat de fortune fut pour l’ordre de la naissance. « Combien peu y a-t-il à parier qu’un homme, que le hasard de la naissance appelle au trône, aura les talents nécessaires pour gouverner. » — « Combien peu d’hommes, répliquait Napoléon, ont possédé les qualités qui donnent des droits à cette haute distinction : un César, un Alexandre, dont on ne trouve pas un par siècle ; de manière qu’une élection, après tout, est encore une affaire de hasard et l’ordre successif vaut sûrement mieux que les dés. »

Napoléon laissa le Nord avec la pleine conviction qu’il s’était fait un ami de l’empereur Alexandre, ce qui était passablement absurde ; mais c’est une belle faute ; elle est d’un genre qui confond bien ses calomniateurs. Elle prouve en même temps qu’il n’était pas fait pour la politique. Il a toujours gâté la plume à la main ce qu’il avait fait avec l’épée. À son passage à Milan, il discuta avec Melzi le système continental qui était alors et, avec raison, son objet favori. Cette idée vaut mieux que toute la vie du cardinal de Richelieu. Elle a été sur le point de réussir et toute l’Europe la reprend[2].

Melzi lui représenta que la Russie avait des matières premières et point de manufactures et qu’il n’était pas probable que le czar fût longtemps fidèle à une mesure qui choquait si évidemment les intérêts des nobles, en ce pays si terribles au souverain. À quoi Napoléon, répondit qu’il comptait sur l’amitié personnelle qu’il avait inspirée à Alexandre[3]. Cette idée fit reculer l’Italien d’un pas. Napoléon venait de lui raconter une anecdote qui prouvait combien peu on pouvait compter sur le pouvoir d’Alexandre, même quand ses inclinations auraient été favorables à la France. À Tilsitt Napoléon marquait des égards particuliers au général Beningsen. Alexandre le remarqua et lui en demanda la raison. « Mais franchement, dit Napoléon, c’est pour vous faire ma cour, vous lui avez confié votre armée, et c’est assez qu’il ait votre confiance pour m’inspirer des égards et de l’amitié[4]. »



  1. Voir le pamphlet du général Wilson publié en 1806*.

    * Le pamphlet du général Wilson, fait remarquer M. Royer, est de 1817. N. D. L. É.

  2. Un an de constance de plus et elle réussissait.
  3. On ne garantit pas tout ceci qui est littéralement traduit de l’Edinburgh review, no 54.
  4. La suite dans l’Edinburgh review, no 54, p. 486.