Les Deux Filles de monsieur Plichon/Texte entier

Librairie de Achille Faure.

DEUXIÈME ÉDITION


LES DEUX FILLES


DE


MONSIEUR PLICHON


PAR


ANDRÉ LÉO


AUTEUR DE


Un Mariage scandaleux et Une vieille Fille.


PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, boulevard saint-martin, 23


LES DEUX FILLES


DE


MONSIEUR PLICHON



Corbeil, typ. et stér. de Crété.
LES DEUX FILLES


DE


MONSIEUR PLICHON


PAR


ANDRÉ LÉO


AUTEUR DE


Un Mariage scandaleux et Une vieille Fille.


PARIS
LIBRAIRIE DE ACHILLE FAURE
23, BOULEVARD SAINT-MARTIN, 23



1865

LES DEUX FILLES

DE

M. PLICHON


PREMIÈRE LETTRE.

WILLIAM DE MONTSALVAN

À

GILBERT VALENCIN.


Bains de Royan, 8 juillet 1846.


Je suis perdu si par hasard tu n’étais pas à Paris. C’est une chose inconcevable : voilà trois lettres que j’écris coup sur coup à cet odieux coquin de Frabert, et pas un mot de réponse. Or, je suis sans le sou, et de plus engagé d’honneur pour une dépense immédiate, urgente ; enfin, ce serait un ridicule impossible. Juges-en : je donne un bal. Mais quelque chose de bien : girandoles, fleurs dans la salle et l’orchestre presque complet du grand théâtre de Bordeaux. On n’a rien vu de pareil sur cette plage, mon cher ; les têtes en sont tournées, et l’on en parle depuis huit jours. C’est pour lundi. Ça me coûtera plus de trois mille francs, et j’ai cinquante francs en caisse.

Si j’avais eu de quoi faire le voyage de Paris, je partais hier. Parfois, je pense à aller demander la bourse ou la vie à quelque banquier de Bordeaux ; mais, si j’en crois mon espérance, c’est toi qui me sauveras dans cette affaire. Pourvu que tu n’aies pas obtenu quelque congé ; mais un sous-chef de bureau au ministère de l’intérieur, ça doit être indispensable. Ta dernière lettre date au moins de trois semaines ; tu m’as bien négligé.

Écris-moi vite, et vite de l’argent. Tu comprends la situation. Je suis ici le héros, le lion parisien, le comte ! Il faut entendre prononcer le mot à ces bourgeois-là. Tous les yeux des femmes sont tournés vers moi — et dans le nombre les plus beaux et les plus charmants, Gilbert — toutes les jalousies des hommes. Bref, ça n’a pas l’air sérieux, eh bien, je ne pourrais supporter le ridicule où je tomberais, s’il m’était impossible de solder le lendemain les comptes qui pleuvront sur moi ; celui des musiciens, par exemple, qui partent quelques heures après le bal. Ce n’est pas seulement, tu le devines, pour la foule imbécile de tous ces baigneurs ; mais pour une personne aux yeux de qui, pour tout au monde, je ne voudrais pas déchoir.

P. S. Va chez Delage tout d’abord et expédie-moi quatre mille francs en hâte. Puis, sache, je t’en prie, ce que devient Frabert.

DEUXIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.
Paris, 10 juillet 1846.

Je viens d’expédier, mon très-cher, la somme requise par toi, que j’ai prise chez Delage, car tu sais que pour moi je ne suis jamais en fonds. J’espère bien que tu recevras à temps. J’irai voir Frabert, mais Delage est très-inquiet à son sujet. Il dit que c’est un fripon, que tu as tort d’avoir confiance en lui, qu’il mène grand train depuis ton départ, et qu’enfin tu ferais bien de lui retirer ta procuration. Je puis te dire également que la figure de cet homme-là ne m’a jamais plu. Il a des manières communes et fort peu de politesse. Il y a quelques jours, il est allé chez Delage pour retirer les sommes qui t’appartiennent, mais notre ami l’a refusé sous divers prétextes, et il m’enjoint de te recommander expressément de régler tes comptes avec Frabert. Je connais l’insouciance de William, m’a-t-il dit ; il prend sans compter depuis des années ; à ce train-là on se ruine vite, surtout quand on a affaire à un agent comme celui qu’il a choisi. Je lui aurais dit cela depuis longtemps si je l’avais osé ; vous qui êtes son intime, monsieur Valencin, il faut lui donner ce conseil, et insister pour qu’il le suive.

Il a raison, mon cher tu as toujours été trop insouciant des affaires d’argent, et trop généreux. Ce n’est pas à moi à m’en plaindre, je le sais ; mais pourtant, il faut avant tout penser à soi-même. Tu crois que la fantaisie peut, toute la vie, nous mener à grandes guides sur une large route ; mais cela n’est pas, et tu cours, je le crains, à quelque choc fatal. Cesse de donner des bals, romps même, si tu m’en crois, ta pastorale, à moins que ta bergère ne soit sur le point de se rendre, même en ce cas, si tu es sage, et viens mettre ordre à tes affaires ; Delage t’y aidera.

Tu me reproches, malheureux, de ne pas t’avoir écrit depuis trois semaines, et tu ne m’avais pas donné ton adresse ; je ne savais ce que tu pouvais être devenu. Et que peux-tu faire là-bas dans ce petit port ? J’aurais bien des confidences à te faire, mon cher William ; mais ce sera pour une autre fois, car voici l’heure de me rendre chez ma princesse. Oui, mon cher, une princesse, et qui plus est une reine de beauté, avec des millions pour dot. Parfois, je crois rêver…, mais enfin, je suis loin d’être sûr encore… Viens donc, j’aurais grand besoin de tes conseils. Et cependant j’aurais peur qu’en te voyant…, car ce n’est pas en vain que la nature t’a créé comte, et moi ton très-humble serviteur.

À toi,
Gilbert.



TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

12 juillet.

Il était temps ! Je gardais un calme héroïque ; mais je touchais à l’une de ces situations d’où l’on ne peut sortir que par un trait de génie, ou par un désespoir à la Vatel. Représente toi, Gilbert — je te raconte cela pour te faire comprendre combien je te dois de reconnaissance — c’était donc hier le bal. L’orchestre, arrivant de tous côtés à grand renfort de voitures, de dîners pris en route, de rafraîchissements copieux, de prétentions exorbitantes, se croisait avec les confiseurs chargés de boîtes, de paniers et de plateaux, tandis que les jardiniers encombraient tout de leurs caisses ; un va-et-vient, un tapage, un tohu bohu, au milieu duquel mon nom retentissait de toutes parts, tandis qu’une foule de réclamations, plus ou moins bizarres, m’accostaient chapeau bas. Je les laissai se réunir autour de moi, et ces paroles, prononcées d’un ton froid et dédaigneux, tombèrent de ma bouche : Messieurs, mon intendant n’est pas ici, je n’ai pas l’habitude de traiter ces choses. Vous ferez demain vos comptes, le plus clairement possible et me les adresserez. Ce soir, j’ai à surveiller l’arrangement de la fête et à m’habiller. Ils se retirèrent à reculons, en saluant jusqu’à terre.

J’ai obtenu avec assez de peine une fort belle illumination, et la décoration de la salle, quoique sans fleurs bien rares, était ma foi délicieuse. On n’entendait qu’exclamations enthousiastes. Je souriais ; mais, comme un héros de drame, je marchais escorté d’un spectre, ce lendemain lugubre qui m’attendait. Par moments, je m’imaginais te voir de ton côté, paradant insoucieux dans quelque bal d’eaux allemandes, et ce tort épouvantable que tu avais de ne point être à Paris me causait contre toi des transports de colère. Jamais je ne t’ai vu des défauts si laids et si nombreux, tandis que tu devenais pour moi quelques heures après un ange sauveur, doué des vertus les plus divines. Ô justice ! ainsi notre pauvre vue passe des verres les plus gros aux plus petits sous le branle de nos passions ! Comment trouves-tu cette phrase ? Ne vaut-elle pas les grandes guides de ta fantaisie ? Que tu es un moraliste magnifique, ô Gilbert ! Je t’ai toujours dit que tu étais né pour pratiquer la sagesse des multitudes, celle qui, assise sur un coffre-fort, tient à la main des pincettes et se couronne d’un bonnet de coton. Suis ta destinée. Je ne l’empêcherai point d’épouser une princesse italienne ou russe, avec des millions. Promets-moi seulement pour dernier asile la maison d’un garde et les chênes de tes forêts.

Sérieusement, où as-tu pris que j’ai besoin de richesse ? Je ne m’en suis guère jamais servi pour moi. J’ai de la fantaisie, c’est vrai ; mais cette fantaisie peut s’exercer sur des objets simples. Je suis las de Paris et de cette folle vie que j’ai voulu voir pour la connaître, exactement comme j’ai visité les musées, les palais et les greniers. Tu sais que je l’ai traversée de même, en spectateur, et qu’elle ne peut avoir d’enivrements pour moi. Ce n’est pas ce que je cherche ; je me sens quelquefois l’âme vide à en mourir, puis l’espérance revient et j’aime encore, — Tes conseils et ceux de Delage sont bons ; mais je ne les suivrai pas — du moins pas tout de suite, je veux rester encore un peu de temps ici. Et cependant, peut-être ferais-je mieux de partir ?

Si vous pouviez arranger mes affaires sans moi, toi et Delage ? Je sais que c’est ennuyeux, mais vous êtes mes amis et comme tels corvéables ; puis, quand je serais, là-bas, de bonne foi, ferais-je autre chose que souscrire à vos décisions ? De ce qui me restera, j’achèterai un domaine à la campagne, avec une bibliothèque, et m’occuperai d’agriculture. J’écrirai peut-être ; l’envie souvent m’en est venue ; mais je me suis laissé vivre d’abord, ce qui est sage.

En définitive, faites ce que vous voudrez, je ne veux pas quitter Royan… Et toi, Gilbert, fais-moi le plaisir de retirer tes phrases insolentes sur les bergères. Je ne crois pas toujours en particulier à ce qu’on appelle la vertu des femmes ; mais je ne puis souffrir qu’on la raille en général. C’est odieux et faux. J’ai précisément sous les yeux le type le plus charmant de vraie chasteté, une ignorante naïve. Je veux t’en parler — d’abord pour que tu la respectes, ensuite, parce que depuis l’enfance j’ai pris la mauvaise habitude de tout te dire ; surtout, peut-être, parce que ce me sera un grand plaisir de parler d’elle.

Figure-toi une jeune fille de dix-neuf ans, d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, d’une blancheur extrême, avec dos cheveux d’un blond d’or, des joues rosées et des yeux bleus, où viennent se peindre une foule de volontés hardies et de pensées timides — comme une troupe de faons, curieux et craintifs, interrogeant l’espace à la lisière d’un bois. C’est une tête d’Hébé sur un corps de vierge. Elle a des bras divins, qui ne ressemblent point aux pattes d’araignée de la plupart des jeunes filles. Élevée à la campagne, l’air et le soleil ont vivifié cette jolie plante, et la rosée du ciel l’a imprégnée de ses plus doux sucs. Cet œil plein de feu se baigne dans des flots d’amour sous la paupière humide et frangée, qui à chaque instant s’abaisse et se relève. Elle a de même un esprit feu follet qui luit et se cache sans cesse, une pudeur de Galathée, des réserves qui avouent tout ; des naïvetés à faire éclater de rire, si l’on n’était saisi de respect. Elle ne manque pas de coquetterie ; mais ses ruses sont celles d’un enfant, et sa préférence pour moi, qu’elle croit bien cacher, est le secret de tout Royan. — Il faut dire en passant qu’elle est très-fière de m’avoir conquis, et que, sans croire s’engager, elle aime à constater son empire aux yeux de tous, en me donnant des ordres, en acceptant mon bras au jardin, en ne dansant guère qu’avec moi.

Le plus étrange, c’est que les parents de Blanche, dans leur genre aussi naïfs qu’elle, au lieu de s’inquiéter de mes assiduités, semblent trouver aussi le jeu charmant. Est-ce confiance en leur fille ? en moi ? Ils n’auraient pas tout à fait tort, car je respecte et j’adore sa candeur et vais parfois jusqu’à m’impatienter de la voir se compromettre par étourderie, et de la manière la plus bénévole. Mais ils ne me connaissent pas. Peut-être me considèrent-ils comme un parti ? Mais la plus simple prudence devrait les porter à m’interroger sur mes intentions. Heureusement, ou malheureusement, ils ne me jettent point dans cet embarras. Du diable, si je sais quel avenir je désirerais, quand même une fée m’offrirait sa baguette. Je te quitte ! je me sens porté à réfléchir, c’est-à-dire à devenir fort sec ou fort triste. Adieu.


QUATRIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 12 juillet.

Mon très-cher, je ne puis mettre la main sur ton intendant. Il est à la campagne, à ce que me dit son concierge, mais on ne sait où. Il paraît qu’il serait l’amant d’une choriste de l’Opéra. Je crois que le drôle se permet de faire des folies par procuration, ou plutôt avec ta procuration. Mais il faudra bien qu’il revienne, et nous le serrerons de près, Delage et moi, car il va sans dire que nous acceptons le mandat que tu nous donnes. Mais il faut que tu nous envoies tout de suite une procuration nouvelle, où tu révoqueras celle donnée à Frabert. Après cela, nous agirons.

Je vois, mon pauvre ami, que tu es bien décidé à ne pas te laisser gouverner par les données du simple bon sens, qui a pourtant son mérite. Je crains qu’avec ta brillante intelligence et le cœur le plus généreux tu n’aboutisses qu’à te créer l’avenir le plus déplorable. Ton projet d’acheter une propriété à la campagne a du bon ; mais t’y plairais-tu longtemps ?

Je suis un homme horriblement positif, je l’avoue ; car il manque un trait pour moi au portrait de Mlle Blanche, un trait essentiel. Est-elle riche ou pauvre ? C’est qu’en vérité il ne te manquerait plus que de faire un mariage d’amour. Je me défie de ces parents si peu prudents, et je soupçonne que leur fille est sans dot et qu’ils te croient de la fortune ? Envoie-moi leur nom et leur adresse, et Delage prendra des renseignements, si tu me permets de lui parler de cette affaire. Mais peut-être n’est-ce qu’une fantaisie, comme semble l’indiquer la fin de ta lettre, où je retrouve la trace de cette ancienne douleur que tu te devrais à toi-même, cher William, de n’avoir pas gardée si longtemps. Comment un homme aussi distingué que toi et d’un cœur si délicat peut-il encore, au bout de cinq ans, accorder à une Hermance le pouvoir de le faire souffrir ?



CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


15 juillet.

Il est bien décidé que je passerai ma vie à t’envoyer sans cesse à tous les diables. Voilà vingt-sept ans que j’explique et que tu ne comprends pas. Que viens-tu me parler d’Hermance et supposer que je la regrette ? Regrette-t-on le poison qu’on a vomi, parce que le désordre qu’il a porté dans notre organisme cause encore de temps en temps quelque douleur ! Elle fut la cause de mon mal, c’est vrai ; mais ma mère le fut aussi en me donnant l’existence. M’as-tu vu chercher à la revoir, après la preuve de sa trahison ? Moi, aimer un être sans âme ! Et qu’en ferais-je ? Auprès d’une courtisane ai-je éprouvé jamais autre chose que du dégoût ? au risque de vous paraître ridicule, à vous qui vous faites une mode de les aimer. Mais je croyais ; et cette pauvre créature m’a donné le doute. Je rêvais, et elle m’a fait voir. Oui, quand je l’ai rencontrée, à vingt ans, par je ne sais quel miracle, qu’à présent je ne comprends plus, je croyais à la présence de la bonne foi et de l’amour dans le monde moral, comme on croit à la présence de l’air dans le monde physique ; j’adorais la vérité même dans ses regards ; je prenais ses baisers pour des serments, et jamais, oh ! jamais, je ne te ferai comprendre quel épouvantable choc je reçus dans tout mon être, quand j’appris que l’amour pouvait mentir, que des illusions pouvaient jouer si bien le rôle de croyances, et qu’ayant cru m’enivrer pendant deux ans aux sources les plus sacrées, je n’avais vécu que de mensonges. Naïf à ce point ! me diras-tu. Eh oui ! je sortais des bras de ma mère, et l’on ne m’avait jamais trompé. J’avais entendu certes parler de trahison, de tout ce qu’on voudra : mais est-ce savoir qu’entendre dire ? Savoir, c’est éprouver. Un égoïste sait-il ce que c’est qu’aimer, parce qu’il sait que l’amour existe ? Apprends à un être chaste tout ce que tu voudras des turpitudes humaines ; elles n’habiteront point pour cela sa pensée, et il ne les soupçonnera pas davantage autour de lui.

J’en sais sûr cependant, cette pauvre femme m’a aimé autant et aussi longtemps qu’elle pouvait aimer ; mais c’est là précisément l’écueil le plus triste de notre destinée, la probabilité d’être trompé se compliquant de la probabilité de nous tromper nous-mêmes. Aussi devrions-nous en toute honnêteté ne pas permettre que les autres s’attachent à nous, pas plus que nous ne devrions nous attacher aux autres ; mais supprimer la vie vaudrait encore bien mieux !

Riez et philosophez tant qu’il vous plaira ; sur l’absurdité et la folie des rêves d’amour éternels ; hors d’eux, il ne nous reste pour vivre que les sens et l’intelligence, dualité sans lien, et pour moi sans intérêt. Les plaisirs de l’intelligence m’attirent, il est vrai ; mais ils ne me passionnent point, parce qu’en l’absence de moralité ils manquent pour moi de but, aussi bien que la vie. Ce n’est plus que joute et passe-temps, ou recherche d’ordre et de bien-être. Ces choses sont précieuses pour l’homme, assurément, et de tout mon cœur je les lui souhaite ; mais après tout c’est si peu de chose en soi que jouir ou souffrir… un peu de temps. Hélas ! perdre confiance en l’âme humaine, c’est en effet perdre du même coup foi en sa durée. À quoi bon dès lors le travail, l’effort ? À quoi bon tout ? Que puis-je vouloir ? que puis-je fonder ? Sans horizon et sans but, pourquoi marcherais-je ?

Cette négation de l’être, au sein de l’être lui-même, est mortelle. Ces idées-là flétrissent tout : elles me tueraient si je les gardais toujours en moi. Ce ne serait pas un malheur, et mourir me serait facile ; cependant je tiens encore à la vie, je ne sais pourquoi, soit instinct, soit espérance. Aussi me laissé-je réfléchir le moins possible ; volontiers je me laisse prendre par tout ce qui sied à ma nature, et je m’endors tous les soirs sur un livre scientifique afin de ne pas songer. Une fois pour toutes, maintenant, mon cher camarade, ne me parle pas d’avenir. Tu ne ferais que m’attrister et m’impatienter. M’as-tu compris ?

Pas encore. — Eh bien non, je ne conclus pas du particulier au général, et n’érige pas en axiome un accident de ma vie. Hermance m’a seulement servi de leçon, elle m’a appris à voir. Et depuis, j’ai lu tant de tristes choses dans d’autres cœurs ! Ce dont j’ai besoin, moi, je n’y puis rien, c’est d’amour. Or, je ne trouve partout qu’égoïsme et calcul.

Qu’il est profond ce mot d’Hermance quand je lui dis — ce que je croyais compris entre nous — que dans ma pensée nous étions elle et moi unis pour la vie, et que j’attendais seulement pour l’épouser le consentement de mon père. — Oh ! si j’avais su ! s’écria-t-elle. — Dieu merci, elle ne sut pas. Elle eût pu me rester fidèle matériellement comme épouse qu’elle m’eût trompé en ne tenant à moi que pour ma richesse et mon nom.

Oui, la candeur et la naïveté de cette jeune Blanche me troublent profondément. Elles raniment en moi ces espoirs qui furent des croyances. Oui, la foi, la pudeur, la sincérité, ont forme visible en elle. Mais, qui me répond que tout cela est autre chose que duvet de pêche, éclat de fleur ? Cette délicieuse enfant s’ignore elle-même. Peut-elle promettre l’avenir ?

Voici une bien longue lettre. Je viens de balancer si je la garderais pour moi, ou si je te l’enverrais. Mais il te faut une réponse. J’espère que tu la trouveras dans tout ce qui précède. Parle-moi donc de ta princesse. Je te quitte pour aller au bain, où Blanche m’attend. Car on se baigne ici hommes et femmes tous ensemble, et c’est du dernier pittoresque. — As-tu trouvé Frabert ? Tous frais soldés, je n’ai presque plus d’argent.

SIXIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 13 juillet.

Cher ami, nous avons retrouvé Frabert. Mais c’est le pire des coquins. Je sors tout bouleversé du cabinet de Delage où nous l’avons tenu plus de deux heures, espérant lui faire rendre gorge ; mais n’en pouvant obtenir que de faux comptes, de fausses assertions, l’effronterie la plus révoltante ! Malheureusement Delage assure qu’il est inattaquable, grâce à ta procuration, et qu’il serait inutile de lui faire un procès. J’en meurs de rage. Ses registres sont impossibles à vérifier autrement que par toi-même, et je sais bien que tu n’en feras rien. Tu es trop facile à tromper. Chaque somme retirée par lui coïncide avec un envoi qu’il dit t’avoir fait ; il présente des reçus à l’infini de toutes sortes de fournisseurs. Tous portent écrit : Pour le comte de Montsalvan ; mais le comte de Montsalvan a-t-il reçu livraison, c’est ce que personne, et surtout lui-même, je le gage, ne pourra dire. Il y a seulement pour l’hiver dernier plus de cent bouquets au Palais-Royal. Je pense que la plupart sont allés à l’Opéra ; car je ne te connais pas si galant. Ou, ma foi, on ne saurait avoir moins de maîtresses, et donner plus de bouquets. — Eh bien, tu vois, tu devrais m’écouter un peu ; il y a longtemps que je te suppliais de te défier de ce coquin.

Je te dirai plus tard où tu en es précisément ; mais dès à présent, mon cher William, il faut t’avouer que tu n’es plus riche et songer à te créer de nouvelles ressources. Ah ! si tu voulais te laisser guider un peu ! Mon désespoir, c’est ce caractère fantasque et intraitable qui te conduit toujours à l’opposé de tes intérêts. Je gémis de voir ce qu’il faudrait faire, et de ne pouvoir l’obtenir de toi. Je t’envoie quatre cents francs. Si tu n’en as pas assez, demandes-en davantage, mais reviens à Paris le plus tôt possible. Il faut que nous causions ensemble. J’aurais bien voulu t’aller chercher ; mais ma position ici est plus épineuse qu’on ne peut l’imaginer. Cette belle Olga, vois-tu, m’a fait un peu son esclave. Elle a sans cesse besoin de moi, ce qui, après tout, est bien flatteur. Je ne peux lui parler beaucoup de toi sans que tu me l’aies permis, et dans les circonstances présentes, ce voyage pourrait me brouiller avec elle.

Sais-tu que je l’admire et l’envie plus que je ne l’aime ? Et puis, je te l’avoue, par moments, je désespère de cette conquête. Il faudrait, je crois, un caractère plus fort que le mien pour dompter cette âme impérieuse. C’est une noble et belle créature, je te l’ai dit ; seulement, comme elle a deviné combien je tenais à elle, elle se plaît à en abuser. J’en suis presque arrivé à cette conviction que je dois renoncer à l’espoir de l’épouser. Et c’est dommage. Rien qu’à en juger par le luxe de ses diamants, sa fortune est effrayante. Comme femme, tu la verras et je suis certain qu’elle te frappera par sa beauté, en même temps qu’elle te charmera par l’audace de ses idées, la bizarrerie même de son caractère et ses talents. Elle a un front superbe, des yeux admirablement fendus, le type oriental le plus magnifique, et en outre un gosier de prima-donna. Je t’ai dit ; n’est-ce pas, qu’elle est veuve depuis un an. Son demi-deuil n’exclut pas un luxe éblouissant de toilette. Son père et sa sœur vivent avec elle. Ma foi, je me consolerais de ma défaite, si tu triomphais à ma place. Je t’attends. Delage aussi veut te voir : viens vite.



SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

16 juillet.

Tu as l’héroïsme le plus amusant que je connaisse, mon brave Gilbert. En deux mots, je suis complètement ruiné, n’est-ce pas ? et tu veux me céder ta princesse et ses millions. Il n’y a que ces deux idées dans toute ta lettre, si l’on met à part une ou deux phrases de morale, où d’idée il n’y a point. Je t’envoie du fond du cœur une chaude étreinte pour ton dévouement. Tu es le meilleur ami que je connaisse et le seul en qui j’aie foi, malgré nos différences profondes. Le fait est que nous ne pourrions pas trop expliquer pourquoi nous nous aimons ; mais nous nous aimons, cela est sûr, et c’est une bonne chose, va, Gilbert ; on aime si peu en ce monde. Maintenant que mon père et ma mère sont morts, il me semble que tu es le seul parent qui me reste ; et c’est en effet le caractère de notre amitié, cette affection de famille, moitié d’habitude, moitié de liens mystérieux. C’est tranquille, mais ça dure toujours. Les affections de choix, rêve idéal, ivresse, flamme, c’est l’impossible… du moins…, qui sait si l’amour, cette plante divine, ne doit pas être des années à s’implanter pour avoir des siècles à fleurir ! — Je voulais te dire une chose que j’ai eue sur les lèvres quelquefois et que je n’ai jamais osé te dire. Il m’est venu souvent à l’idée que nous étions frères. Tu sais combien mon père t’aimait, quels soins il a eus de ton éducation, avec quel plaisir il voyait notre camaraderie. Il m’a souvent recommandé de t’aider en toute occasion. — Et ma foi, me voilà bien à même à présent de remplir cette tâche ! Tiens, c’est là où je sens mon tort. — M. Valencin, tu le sais, ne rendait point heureuse ta pauvre mère. Il avait un caractère haïssable, et tu ne lui ressembles pas. Mon père au contraire était si beau, si bon, si séduisant, pas trop sévère non plus sur le chapitre. Tu en penseras ce que tu voudras ; pour moi c’est une conviction secrète. En tout cas, la cause nous importe peu ; c’est de l’effet qu’il s’agit ; que nos parents s’en soient ou non mêlés, nous sommes frères.

Mais à présent, il faut que je te rudoie, c’est plus fort que moi, pour ton entêtement à vouloir me pousser dans des voies contre ma nature. Quoi ! tu n’as pas encore compris que nous ne sommes pas le même ! Tu as l’obstination stupide d’un grand parent. Ces incitations maladroites me font toujours l’effet de coups de coude en plein visage ; et je te les rendrais de bon cœur. Imaginer que j’irais sur tes brisées, d’abord, ça ne se comprend pas. Ensuite, tu me fais l’amitié de croire que je puis me donner pour des millions. Merci ! Ai-je donc la conscience de ces hommes et femmes honnêtes qui trafiquent du mariage, tout en montrant au doigt les courtisanes et les escrocs ? Pour moi, quand je serai décidé à épouser une dot quelconque, j’irai auparavant baiser humblement la pantoufle de mademoiselle Nina, votre coryphée de la Chaumière, en lui disant : Madame, je ne suis ni un imbécile ni un tartufe, mais un misérable fort abject, et je viens rendre hommage à votre supériorité morale sur moi. Vous vendez votre corps, c’est vrai, mais vous ne trompez personne, tandis que j’ai fait croire à une jeune fille que je l’aimais, et je lui ai volé son âme pour m’emparer de son argent.

— Dis tout ce que tu voudras, je ne puis me résoudre à retourner à Paris si promptement. Je quitte pourtant Royan, où je ne puis rester pour plus d’une raison. Adresse-moi tes lettres à Saint-Palais. C’est un village des environs de Royan. Je vais m’établir là pour quelques jours, d’abord pour rompre avec mon hôtel et mes habitudes de grand seigneur, chose urgente, puis afin d’être seul et de songer en paix à ce que j’ai à faire. Envoie-moi tous les détails. Je dois tout savoir. Me reste-t-il peu ou rien ? Dieu merci, je n’ai point de dettes.


HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

Saint-Palais, 18 juillet.

J’ai le spleen et t’écris pour sortir un peu de moi-même. La solitude ne m’est pas bonne. Il y a quelques années, je l’aimais tant ! Mais elle ne convient qu’à ceux qui ont le cœur plein, ou qui cherchent leur objet dans le monde de l’esprit. Moi je n’ai rien à poursuivre, je ne cherche rien, je m’ennuie.

Il y a ici, comme à Royan, une plage admirable ; le ciel est toujours bleu, la mer toujours unie. Toujours çà et là des voiles blanches à l’horizon. Toujours le clapotement de la mer sous ma fenêtre. C’est toujours beau ; mais monotone comme le paradis, dont je n’ai jamais désiré l’immobile béatitude, même lorsqu’enfant j’y croyais encore : il est vrai qu’on s’ennuie presque autant sur cette terre. Où donc aller ?

Je voudrais souffrir franchement ; cela me ferait du bien. Mais je m’ennuie ; c’est mortel. Vous me conseillez de l’énergie ; mais je ne puis venir à bout de trouver pourquoi je prendrais la peine d’en avoir. Non ; j’ai cherché, je t’assure ; mais ne sachant, ni pourquoi nous sommes ici, ni ce que nous y faisons… Ne va pas faire le rhéteur, tu ne le sais pas plus que moi. Tu n’éprouves pas le besoin de le savoir, voilà tout, et c’est à merveille, puisque vivre te suffit. Pour moi, la vie humaine à toutes les époques, et partout, me présente la répétition des mêmes crimes, des mêmes folies, des mêmes mensonges, une éternelle compétition d’égoïsmes, enfin. À quoi cela est-il bon ?

J’ai vécu pendant quelques années dans le monde des puissants ; nous avons sondé la bohème ensemble. C’était partout la même chose, partout les mêmes passions, ou plutôt les mêmes avidités, ici repoussantes de cynisme, là dégoûtantes d’hypocrisie. Ce que j’ai rencontré de noble et de bon souffrait. Ici et là, mêmes types, mêmes personnages. Souvent, dans les banquets, aux vapeurs de minuit, ces types, sans cesse retrouvés, se dépouillaient à mes yeux de leurs variétés individuelles et m’apparaissaient plus accusés et plus grimaçants dans la hideuse nudité du caractère générique, semblables aux êtres fantastiques d’Holbein. Oui, partout des cercles pareils, où l’on s’agite en valses plus ou moins folles. Le cercle, une invention diabolique de Dieu, c’est la vie même, c’est-à-dire un leurre, un piège, une mystification. Nous contribuons à l’ornement de l’univers à la manière de ces poissons rouges qui font des lieues dans un bocal.

Je ne plaisante pas. Il n’y a, vois-tu, que des surfaces, bien vite traversées, et la fièvre de la jeunesse nous cache seule le néant de la vie. Comment les hommes mûrs font-ils pour vivre ? Je n’en sais rien. Ah ! ils ont aussi des fièvres à eux, l’ambition, l’avarice, la vanité, que sais-je. Ces maux me sont inconnus, et il parait que je me porte beaucoup trop bien, car je me sens aussi vide de désirs, aussi dépourvu d’idéal que le mollusque des rochers qui ouvre sa coquille à la mer montante. J’ai loué hier une barque, où je suis resté couché tout le jour entre le ciel bleu et la mer bleue. C’est beau ; mais je ne suis pas un alcyon pour me contenter de ces harmonies.

— Je rentre pour t’expédier cette lettre. J’ai fait une promenade au bord de la mer. Elle était splendide, les feux d’un horizon enflammé s’y réfléchissaient, les voiles, à peine tendues, glissaient dans le lointain et le soleil couchant dorait là-bas la grève de Royan, l’établissement des bains et ses ombrages. Le parfum de la mer m’emplissait les narines du haut de la falaise où j’étais assis. Une hirondelle de mer a longtemps ébloui mes yeux des éclairs de son vol. Je respirais plus librement que je n’avais fait de tout le jour ; je ne pensais presque pas ; un essaim d’images tourbillonnait autour de moi et j’avais perdu conscience de toute actualité, à tel point, que je faillis dégringoler au choc produit en moi par cette phrase tirée dans mes oreilles à bout portant : Sacrédié ! Monsieur, vous pourriez tomber ! — C’était le facteur du village. Il va venir chercher cette lettre. Écris-moi donc, je n’ai pas le temps de me relire, et il se peut bien que je t’aie écrit une lettre stupide. Ne va pas croire au moins que ce soit la perte de ma fortune qui m’attriste, et ne m’ouvre aucun avis, dont je ne profiterais pas. Je vais rester encore quelque temps ici, puis j’irai te rejoindre. Ce qui me fait mal, c’est d’être seul, au milieu d’un silence auquel je ne suis pas accoutumé. Je n’étais pas plus né pour être seul que l’homme de l’Évangile, dirais-je, si l’on naissait pour quelque chose. Et puis, il y a une idée que je ne peux supporter, c’est celle de faire souffrir une âme qui ne le méritait pas. Moi ! faire éprouver à une autre cette angoisse des angoisses que cause la trahison ! Cela m’indigne et me révolte. Mais qui peut mesurer la petite part de sentiment et la grosse part de vanité que renferme l’amour d’une femme. Je blasphème peut-être. Oui ! peut-être ! — Tiens, je me déteste. Adieu.




NEUVIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

20 juillet.

Au nom de l’amitié, mon cher William, reviens, nous avons besoin de toi, sur-le-champ. Il nous faut ta signature, afin de ne rien ébruiter, ce qui serait fâcheux. Je serais allé te chercher si mon maudit chef ne m’avait refusé net le congé dont j’avais besoin pour t’aller trouver à l’autre bout de la France. Ta place est ici pour régler tes affaires honorablement. Mon cher, je ne comprends pas ton insouciance ni ton désespoir, quand je te vois l’homme que tu es, avec de telles facultés, une si brillante imagination et vivement aimé ; car tu possèdes, moi en tête, de véritables amis. Delage, Léon et moi nous t’attendons avec impatience ; nous ne comprendrions pas, et personne ne comprendrait, que le courage pût te manquer. Nous nous devons à nous-mêmes et à la société de savoir souffrir les plus cruels revers, sans faillir à notre tâche. Si tu n’aimes pas la vie, tu as des devoirs à y remplir ; tu peux être utile aux autres. Je sais bien que ce n’est pas ta ruine qui t’accable ainsi ; mais si tu aimes décidément cette jeune Blanche, pourquoi ne l’épouserais-tu pas ? Voilà l’avenir qui te manquait. Écris-moi tout de suite, mon très-cher, et surtout viens vite.

Ton bien dévoué,
Gilbert.

P. S. Et moi aussi tu me fais souffrir !


DIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

24 juillet.

Trembleur, va ! Songe donc qu’on ne court guère au suicide que poussé par les tourments d’une violente passion. Avec l’ennui on a toujours le temps. Je suis fâché toutefois de n’avoir pas à me rendre à d’aussi sages raisons que celles que tu me donnes. Vrai ? tu crois que je me dois à la société, que mon existence appartient aux autres, etc. ? C’est très-fort cela ! sur ma parole, quelles précieuses réceptivités vous êtes ! Toutes les maximes dont on gorgea votre tendre enfance, vous les avez conservées avec tant de soin que vous pouvez les rendre à l’occasion en même état que vous les avez reçues. M’expliquerais-tu ce que c’est que cette utilité, précieux argument de circonstance, dont je me trouve investi tout à coup depuis mon infortune ? Quand j’étais riche, tu ne m’en parlas jamais. Veux-tu que je te dise, moi, de quelle manière un pauvre diable, dénué de ressources, peut être le plus utile à ses semblables, en ce monde de lutte et de concurrence ? En se retirant du banquet, mon cher, et en cédant à d’autres affamés la place qu’il eût obtenue peut-être à force d’intrigues ou d’importunités. C’est clair comme le jour ; mais ça ne fait rien : du collége jusqu’à la tombe, tu resteras élève de rhétorique ; et tout en affirmant, en principe et en actions, que l’intérêt personnel est la vraie morale et la seule loi, tu te livreras toujours à l’occasion à de superbes amplifications de dévouement et de fraternité.

Tu veux que je sois utile aux autres, mon cher Gilbert ? et à quoi les autres sont-ils utiles ? Je te l’ai déjà dit, je n’en sais rien, et ils n’en savent pas davantage, si ce n’est qu’ils aiment à vivre. Qu’ils vivent, je le veux bien ; si l’un d’eux tombe à l’eau, je lui sauverai la vie avec le même plaisir que je donnerais l’aumône à un mendiant ; mais, à moins de me créer sauveteur public et de me planter, une médaillé au cou, le long des quais, je ne puis consacrer ma vie à ce hasard.

Sois donc tranquille, je ne songe pas au suicide ; si ça me vient, je t’avertirai. Laisse-moi réfléchir quelques jours encore au parti que je puis prendre. Je ne sortirai pas d’ici qu’une décision ne me soit venue. Tu vas me proposer une place dans tes bureaux. Non ? j’aime trop l’air du dehors et l’imprévu. Et puis, je n’ai pas assez de dévouement ; c’est à toi qu’il est réservé de te sacrifier à tes semblables en passant chef de bureau aux appointements de 6,000 francs. — Pardon, mon bon Gilbert, de plaisanter ainsi après le reproche que tu m’as fait et qui pourtant m’a atteint au cœur. J’ai en effet commis une étourderie impardonnable de te causer ces angoisses. Une autre fois, quand je me sentirai de méchante humeur, je relirai mes lettres. Sais-tu à quoi nous sommes utiles ? C’est à nous faire souffrir les uns les autres. Il y a là en effet de quoi prendre la vie en aversion.




ONZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

24 juillet.

Mon ami, l’homme propose et l’habitude dispose. Tu sais que je porterais volontiers la blouse, mais que je ne puis me passer de linge fin et blanc. Après un séjour d’une semaine dans ce village, où la population, même féminine, hélas ! est éminemment dépourvue de sentiment artistique, je ne me trouvais plus que des chemises couleur isabelle, chiffonnées et maculées au point que l’horreur de cette situation l’emporta sur toute prudence et que j’allai à Royan en acheter d’autres. En revenant à Saint-Palais, je regardais avec joie la manchette éclatante de blancheur qui s’enroulait autour de mon poignet, quand une pensée foudroyante m’arrêta court : dès le lendemain cette même manchette allait être livrée aux teinturières de Saint-Palais, et je devrais consumer en chemises le reste de ma fortune. Nous sommes réellement, pétris d’argile et le jouet des circonstances ; la fortune m’a changé ; pour la première fois une pensée d’économie a renversé mes projets. Ne voulant plus habiter Saint-Palais, je m’assis au bord du chemin pour résoudre ce problème : où irai-je ?

Question éternelle ! et qui m’absorba si bien, que l’ombre, du tamarin sous lequel j’étais assis, qui d’abord se détachait gracieuse et frêle sur la route inondée de soleil, disparut dans une ombre plus épaisse, tandis qu’à l’est où je regardais, l’horizon pâlissant se voila de couches bleues. Quand je tournai les yeux vers la mer, au contraire, je la vis en feu ; les rayons du soleil, qui s’enfonçait dans l’eau, semblaient se fondre dans cette fournaise. Un bruit que j’entendis à ma gauche m’en fit retirer mon regard tout ébloui et je ne pus distinguer que très-confusément, entre des nuages d’or et des nuages de poussière, un corps opaque roulant qui s’arrêta près de moi. M. de Montsalvan ! s’écria une voix de femme ; — C’est lui ! — Et que faites-vous là ?

Je connaissais toutes ces voix, et i y en avait une qui ne parlait pas et que j’entendais mieux que toutes les autres. Cette voiture contenait la famille Plichon. M. Plichon est le père de Blanche. Elle était avec sa tante et son père. Celui-ci fut d’abord un peu roide, mais la tante, après avoir regardé Blanche qui détournait son visage, aussi empourpré que le couchant, la tante me pria de monter, au moment même où M. Plichon, après m’avoir salué, ordonnait au cocher de repartir.

J’hésitais ; alors Blanche me regarda, et ce regard fut tel, que je m’élançai dans la calèche. J’étais à côté d’elle, moi qui croyais ne la plus revoir. Elle regardait toujours de l’autre côté.

— Vous avez donc été absent ? demanda M. Plichon.

Je prétendis qu’une affaire subite m’avait appelé à Paris.

— Sans vous laisser le temps d’aucun adieu ? observa la tante d’un ton de doux reproche.

— Oui, Mademoiselle, répliquai-je avec un accent de tristesse et de mystère, qui dut faire éclore mille suppositions dramatiques dans l’esprit de cette romanesque personne. — Il faut te dire que la tante Clotilde n’a guère que la trentaine ; c’est une personne qui semble prétentieuse au premier abord, parce qu’elle fait des phrases un peu longues et trop sentimentales ; mais je la crois plus vraie qu’elle n’en a l’air et aussi bonne qu’elle affiche de l’être. Elle soupire et lève les yeux au ciel trop souvent, d’autant qu’elle est un peu rondelette pour le genre mélancolique, mais elle ne manque ni de charme ni d’esprit et paraît adorer sa nièce ; or, pour une femme jeune encore, ceci n’est pas sans mérite.

Mon voyage à Paris fournit à M. Plichon le sujet tout nouveau d’un long discours sur l’ancienne lenteur des voyages et leur actuelle rapidité. Pendant ce temps, je regardais Blanche, qui avait les yeux baissés, et dont les narines roses se gonflaient d’oppression intérieure. Son cœur devait battre fortement sans doute ; si près d’elle, il me semblait en entendre les battements et je les eusse ma foi comptés avec délices. Je ne songeais déjà plus à ma résolution de la quitter. Qu’elle était charmante dans son ressentiment ! Ses traits offraient un mélange de chagrin et de bouderie qui révélait sous la femme l’enfant encore.

— Oui, du temps de mon grand-père, résuma M. Plichon, on faisait son testament quand on allait à Paris, tandis que maintenant……

— Le voyage est encore bien long, m’écriai-je, emporté par le désir de consoler Blanche, et c’est bien peu qu’une vitesse de douze lieues à l’heure quand le désir d’arriver franchit l’espace d’un seul élan.

Je vis la tante Clotilde pousser le coude de sa nièce et le front de celle-ci rougir légèrement, à la manière dont l’aube colore le ciel. Un moment après, j’obtenais un regard furtif ; puis elle daigna causer ; mais avec un peu de langueur. En revenant à Royan, comme la fraîcheur du soir tombait, Mlle Clotilde força Blanche de remonter son châle sur ses épaules.

— Elle a été souffrante ces derniers jours, ajouta-t-elle en me regardant, avec l’intention évidente de ne me rien laisser ignorer de mes torts.

Cette aimable tante protége décidément nos amours. Tout cela me ravit et m’impatiente à la fois, et je me laisse aller au charme que j’éprouve, en m’irritant contre moi-même et contre les autres. Quelquefois, je me dis : Tant pis pour eux ! mais j’en ai des remords aussitôt, car je me sens heureux au milieu de ces braves gens, et l’attrait de cette jeune fille est si touchant et si doux !…

Mais à quoi tout cela peut-il aboutir ! Je ne veux pas la séduire et ne veux pas davantage me marier. Non, je ne contracterai pas d’engagement pour la vie, ne croyant pas à la durée de l’amour. Non, car tout ce qui est sérieux, ou prétend l’être, m’irrite comme une ironie ; je ne puis accepter la vie que jour à jour, au hasard des événements, libre de me retirer à mon gré de toute chose. Je suis las…, comme si j’en avais le droit, car après tout j’ai peu vécu et n’ai jamais travaillé. Là est le mal peut-être. Mais travailler à quoi ? pourquoi ?

— Épouser cette jolie fille, avoir des enfants, vieillir, toutes ces choses banales et prévues ont-elles de quoi remplir trente ans d’existence ? Elle m’aime pourtant ; c’est ce qui me tient le cœur et ravive malgré moi la flamme éteinte. Si elle pouvait m’aimer toujours ?… Oh chère folie ! qui agite en moi ses derniers grelots ! Eh bien, pourtant, je l’ai cru ce soir. Je l’ai cru pendant… qu’importe le temps ; ces moments-là sont vastes comme des années. Ce soir, au bal, elle se plaignait de la chaleur, et se tournait sans cesse vers les fenêtres ouvertes ; la nuit pleine d’étoiles et silencieuse m’attirait comme elle loin de tout ce bruit. Elle n’avait plus de vivacité ; je ne l’ai jamais vue si touchante. J’ai imploré du regard la bonne Clotilde, qui, prenant le bras de son neveu, nous a accompagnés dans les jardins. Ayant pris les devants, Blanche et moi, nous nous perdîmes bientôt dans les massifs. Elle jetait les yeux autour d’elle ; je la regardais et, bien qu’elle voulût sembler occupée de la beauté de la nuit, je voyais bien qu’elle n’était qu’à moi. Nous ne parlions pas. D’abord ce silence nous avait embarrassés ; maintenant, il nous charmait ; jamais on ne se dit plus haut : Je t’aime.

Tout à coup, la voix de la tante Clotilde se fit entendre à quelque distance ; elle appelait : Blanche ! mais faiblement, de ce ton de mère indulgente qui regrette de troubler l’enfant dans ses jeux et ne demande qu’à attendre encore. Je ne pus retenir cette exclamation : Déjà ! et je serrai le bras de Blanche contre mon cœur en l’entraînant hors du jardin, sur la plage déserte. Elle ne résista pas, tout en murmurant : Il faut retourner auprès de ma tante.

— Le bonheur est chose si courte ! lui répondis-je, retenons-le encore un instant !

— Vous ne croyez pas au bonheur ? me demanda-t-elle avec étonnement, et dans son regard levé sur moi brillait un rayon de foi si pur qu’il m’enflamma l’âme ; je m’écriai : Oh si ! j’y crois ! et le répétai sur ses lèvres.

Elle ne m’a point demandé, la chère fille, d’autres serments. Mais je suis honteux et ravi, furieux et charmé, que sais-je ? Tout étonné de me sentir encore jeune à ce point, quand je me réjouis de cette émotion et cherche à m’y rattacher, je retombe dans mes doutes et ne crois plus. Vois-tu, l’amour est une chose à la fois de ce monde et hors de ce monde, où elle ne réside qu’incomplète, et c’est pourquoi sans cesse elle nous attire et nous trompe toujours.

Toutes sortes de projets roulent dans ma tête. Tantôt je pense à partir pour l’Amérique, tantôt à me marier. Plus cette indécision se prolonge et moins je joue le rôle d’un honnête homme. Ce qu’il y a de vrai à dire aussi, c’est que je n’ai pas tous les éléments nécessaires à ma décision. Pour faire quoi que ce soit, il faut de l’argent. Si je suis absolument ruiné, qu’elle soit riche ou ne le soit pas, je ne puis épouser Blanche. Achèveras-tu de me dire ce qui me reste ? Réponds-moi courrier par courrier.


DOUZIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.


26 juillet.

Je ne suis pas tout à fait rassuré, mon bien cher William ; car tu pourrais être sur le point de commettre une immense folie ; et cependant ta dernière lettre m’a relevé l’âme à ton sujet ; car j’aime bien mieux, il va sans dire, que tu sois amoureux que désespéré. Il te reste, mon ami, un peu moins de 30,000 fr. Il y avait 20,400 fr. chez Delage ; 9,000 t’ont été restitués par Léon, à qui tu les avais prêtés il y a longtemps. Si tous ceux à qui tu as prêté, moi entre autres, te remboursaient, tu serais encore riche ; mais il ne faut pas compter là-dessus, excepté, en ce qui me concerne, si je venais à épouser ma princesse.

Causons un peu raison, mon cher ami, je t’en prie. Ton capital ne se monte pas à ce qu’était autrefois ton revenu ; tu n’as point l’habitude de l’économie ; il n’y a donc pas de temps à perdre pour te créer de nouveaux moyens d’existence. Tu n’as pas deux chemins à prendre, quoiqu’il y en ait bien deux, s’enrichir, ou travailler. Mais ce sont choses diamétralement opposées, sauf de rares exceptions, et tu n’es pas né pour la seconde. Puisque tu as l’esprit philosophique, tu peux voir d’un coup d’œil que la seule carrière des travailleurs en général, c’est le travail à perpétuité, et malgré ton esprit chevaleresque, tu ne peux pas t’amuser à cela. D’ailleurs que ferais-tu ?

Le problème se trouve donc réduit à ce seul terme : il faut t’enrichir : c’est le sine quâ non de la vie sociale ; et ce fameux mépris de l’argent, dont vous vous glorifiez, vous autres prodigues, m’a toujours paru, permets-moi de te le dire, une vanterie, ou, si tu veux, un lieu commun ; car c’est vous précisément qui avez le plus besoin d’argent et qui en usez davantage. Eh bien, tu n’as pas le génie des spéculations ; tu mépriserais le commerce ; il faut donc écarter cela. Nous pourrions espérer qu’avec ton nom et tes relations tu obtiendrais une place dans l’administration ou dans la diplomatie ; mais cela encore, je le crains, ne conviendrait pas à ton caractère.

En outre, n’étant pas du tout intrigant, avec tes façons dédaigneuses, froides, indomptables, tu n’arriverais à rien qu’à te faire destituer. On pourrait essayer cependant. Mais, tout bien considéré, il n’y a qu’une chose qui te va sûrement, c’est le mariage ; c’est là où tu peux réussir le mieux, grâce aux avantages de ta personne. Ton nom et ta réputation d’homme distingué valent une riche héritière bourgeoise.

Je ne comprendrais pas, je l’avoue, tes scrupules à ce sujet. Ce n’est pas une tromperie, puisque c’est passé dans nos mœurs. La femme, dépourvue comme elle l’est de toute puissance et de toute action sociale, est en elle-même une non-valeur et, n’apportant que des charges, doit apporter en même temps sa dot pour les supporter. C’est aux parents d’ailleurs à se bien renseigner sur ce que possède leur gendre futur, qui ne peut avoir la naïveté d’avouer lui-même sa ruine. J’entends bien que tu te récries. Mais, mon cher, tu sais pourtant que nous ne pouvons jouer en ce monde cartes sur table, et qu’il est impossible d’être franc quand personne ne l’est. Veux-tu recommencer Don Quichotte de la Manche ? Je ne crois pas être un malhonnête homme parce que je parle à ma princesse de mes rentes, et de ma faveur et que je me fais appeler de Valencin. Elle se moque bien de quelques rentes de plus ou de moins ; j’aurai de la faveur quand je serai riche. Ce qu’elle veut avant tout, c’est d’être Française ; elle le sera. Non, mon cher William, nous avons contre nous assez d’obstacles ; il ne faut pas nous entraver nous-mêmes. Et toi qui te plais tant à railler les préjugés, tu possèdes là un préjugé de roman qui n’est pas soutenable. C’est précisément parce que l’amour a peu de durée, comme tu le reconnais si bien, que le mariage doit être, au point de vue des intérêts — de ces intérêts qui constituent le fond de l’existence — une affaire sérieuse et solide.

Sache donc au plutôt qu’elle est la fortune de cette jeune Blanche. Et si elle n’en avait pas, dans son intérêt comme dans le tien, retire-toi. Elle pleurera quelques jours et retrouvera ensuite la faculté d’être heureuse avec un autre. Donne-moi seulement l’adresse exacte de son père et je saurai bientôt à quoi m’en tenir. Nous trouverons à Paris pour toi des partis superbes. Réfléchis, je t’en conjure, mon cher William.


TREIZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

28 juillet.

Je vous avais prié de garder vos conseils, qui, trop profonds sans doute, ne sont pas à ma portée. Mais vous vous obstinez. C’est toujours cette persécution stupide qui, sous prétexte d’amitié, se croit le droit de haute et basse torture. Je ne vous en veux pas, cependant. Vous m’avez réveillé brutalement d’un rêve délicieux, mais j’avais tort de m’y plonger. Ne m’écrivez plus ici, je pars.


QUATORZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

29 juillet.

J’ai souvenir de t’avoir écrit une lettre très-dure ; à présent, j’en suis fâché ; mais, pour l’amour de Dieu, suis ta voie et laisse-moi la mienne. Je t’aime de tout mon cœur, tu le sais bien et tu m’aimes de même. Cela ne nous donne pas absolument le devoir et le droit de nous tenailler réciproquement les nerfs. Quoi que tu dises d’ailleurs, ne sais-tu pas que je ne ferai jamais qu’à ma guise ? et pour moi ne respecté-je pas ta liberté en toute occasion, quelque déplaisants que me soient parfois tes actes. Rencontrons-nous sur le terrain où nous pouvons nous entendre et ne nous égarons jamais ailleurs. Ce terrain est plus vaste qu’il n’en a l’air ; tu es très-bon, très-délicat en beaucoup de points ; mais la sagesse toute faite du monde t’a perdu. Garde-la pour toi — et pour les autres, puisque tu le veux ; mais, quand nous sommes ensemble, rends-moi mon vieux camarade, celui qui, Gilbert, te le rappelles-tu, pleura si amèrement sa première maîtresse, et qui fut malade de chagrin à notre première séparation.

Pardonne-moi donc mes duretés ; car je vais, sans fausse honte, et même avec une vraie satisfaction du plaisir que je te ferai, te raconter le détail de mes tergiversations, et du changement qui vient de se faire dans ma destinée.

Après la lecture de ta lettre qui m’avait fait plus vivement sentir dans quelle situation je me laissais tomber, je résolus de savoir sur-le-champ si Blanche était une héritière et si je pouvais être soupçonné par conséquent de jouer près d’elle le rôle d’un quêteur de dot. À cet effet, je m’arrangeai pour entrer en conversation, au café des bains, avec un vieux juge fort médisant, qui porte dans sa cravate blanche les secrets de plusieurs départements. Probablement il vit ce que je voulais, et mit de la bonne volonté à me satisfaire. M. Plichon, me dit-il, est un ancien notaire de Poitiers, comme vous le savez, qui a ramassé de fort belles rentes, d’autant plus que sa fortune est toute en espèces, excepté un domaine, assez médiocre, qu’il possède du côté de Vivonne ou de Lusignan. Il a trois enfants ; mais on dit, que l’aînée ne se mariera pas. S’il en était ainsi, eh ! eh ! ce serait bien un demi-million à partager quelque jour entre le fils et la plus jeune des demoiselles.

250, 000 francs, un pareil chiffre si lointain, à l’horizon, et très-douteux, puisque mademoiselle Édith peut se marier, ça ne t’éblouira pas ; mais ça passe ici pour une grande fortune et ce n’est point d’ailleurs au million évanoui de mon héritage qu’il doit être comparé, mais à ces 30, 000 fr. non complets que je possède. Désormais, je devenais vis-à-vis de Blanche, non plus un jeune homme épris d’une charmante fille, mais un ignoble mendiant. Mon parti fut pris. Je préparai mon départ et allai retenir ma place à la diligence, qui part à cinq heures tous les matins. Seulement, cette fois je ne voulais pas quitter Blanche sans lui dire adieu ; je ne voulais pas être à la fois brutal et grossier ; je ne voulais pas briser cette pauvre jeune âme si cruellement qu’elle dût mépriser jusqu’à sa douleur. Une explication de vive voix était trop dangereuse. J’écrivis. Sans lui révéler le motif de mon départ, je lui disais adieu pour toujours, et je t’assure, avec l’accent d’un désespoir véritable, car — c’est un des retours de notre précieuse nature — à présent qu’il me fallait renoncer à Blanche, je n’éprouvais plus d’hésitation à l’égard du mariage et m’y serais jeté sans balancer.

Je la rencontre tous les soirs à l’établissement des bains, soit dans les jardins, soit dans les salons, avec sa famille. J’y allai ; j’étais malheureux, embarrassé. Je n’osais aborder Blanche, que je suivais seulement des yeux, et, tandis qu’elle se promenait sur la terrasse, avec sa tante et sa sœur, je restai longtemps à causer avec madame Plichon, assise dans le salon près d’une fenêtre ouverte. Il faut que tu saches que madame Plichon est une personne excellente et vraiment distinguée qui me va au cœur tout à fait comme mère. Je ne sais comment la conversation tomba sur le soupçon, ce triste élément de notre atmosphère sociale. J’en parlai sottement avec tant de vivacité, que madame Plichon, en arrêtant sur les miens ses yeux noirs intelligents, me demanda : Qu’avez-vous donc ? Je répondis vaguement et la quittai pour aller enfin rejoindre Blanche qui, assise sur un banc à quelque distance, faisait semblant de ne pas me voir, mais, détachait vers moi comme messagers à tout moment les doux sons de sa voix, ou des éclats de rire lutins qui venaient me tirer l’oreille. En entendant derrière elle le bruit de mes pas :

— N’êtes-vous pas fatiguées d’être assises ? s’écria-t-elle en s’adressant à Édith et à Clotilde, marchons un peu.

Elle se levait comme j’arrivais en face d’elle.

— Ah ! vous voilà ! dit-elle alors d’un petit ton insouciant.

Le cœur serré, je lui offris le bras sans répondre, après avoir salué les autres dames, qui nous suivirent.

Blanche gazouillait des riens charmants ; je l’écoutais et lui répondais à peine. J’entendis la tante Clotilde derrière nous qui disait :

— Notre amoureux paraît triste ce soir.

À quoi mademoiselle Édith, tout d’abord, ne répondit rien, ce qui est sa manière de causer la plus habituelle. Quelquefois cependant elle parle d’or ; car un moment après elle se mit à dire :

— Nous les gênons.

Et elles s’arrêtèrent.

De son petit ton de reine Titania :

— Vous n’êtes donc pas aimable tous les soirs. Monsieur, me demanda ma charmante compagne.

— Je suis comme tout le monde, ma chère Blanche, quand je souffre je ne ris pas.

— Vous souffrez ! s’écria-t-elle, et ses deux mains se croisèrent sur mon bras, et, tendant vers moi son doux visage, triste, inquiet :

— William ! oh ! qu’avez-vous ?

Nous étions seuls. Je ne pus lui répondre que par un baiser, qui pour mon âme était un baiser d’adieu, et j’éludai ses questions. Elle n’eût pas compris mes scrupules, que moi-même en ce moment je ne comprenais plus guère ; elle eût pleuré, m’eût adressé des reproches, peut-être même elle eût fait intervenir sa famille dans ce débat ; je me serais fait contraindre, c’eût été lâche, moi seul devais prononcer. Je la ramenai donc près de sa tante, et tout le reste de la soirée nous ne fûmes plus seuls. Ces dames quittèrent l’établissement vers onze heures. En prenant congé d’elles à la porte de leur hôtel, je glissai dans la main de Blanche le billet que j’avais préparé ; puis, désolé, ne sachant plus même ce que je faisais, ni pourquoi j’allais commettre l’odieuse action d’abandonner cette jeune fille, qui m’avait donné son âme avec tant d’amour et de confiance, j’allai me jeter sur mon lit, en attendant l’heure du départ.

J’étais en proie à cette agitation douloureuse qui ne nous laisse pas la notion du temps ; aussi, quand j’entendis frapper à ma porte, pensai-je qu’il était cinq heures et qu’on venait m’appeler. Je me levai aussitôt et j’ouvris ; mais, au lieu du garçon chargé de prendre ma malle, je reculai de surprise en me trouvant en face de mademoiselle Clotilde.

Je vis sur-le-champ tout ce qui s’était passé : Blanche avait laissé éclater son désespoir. Mais alors cette famille devait être blessée de ma conduite et j’aurais compris la visite du père, ou du jeune Anténor, plutôt que celle de la tante, à pareille heure.

En tout cas, l’immixtion d’autrui dans mes affaires intimes m’est insupportable ; aussi exprimai-je sèchement à mademoiselle Clotilde mon étonnement de sa présence. J’ai dû te dire que, malgré son titre acquis de vieille fille, cette tante est une jeune femme, fort agréable. Sa visite de nuit dans ma chambre constituait donc une situation essentiellement romanesque ; et elle ne l’oubliait point, car elle avait un air héroïque et désespéré, et ses premières paroles furent :

— Ma présence, à cette heure. Monsieur, devrait en effet vous étonner, si votre conscience ne vous en révélait le motif.

En même temps, elle entrait, presque malgré moi, et je n’avais pas eu le temps de présenter un fauteuil qu’elle s’y était déjà laissée tomber, émue à l’extrême, tremblante, mais d’exaltation plus que de peur. Je regardai la pendule, il n’était qu’une heure.

— Monsieur, s’écria mademoiselle Clotilde, je vous croyais un homme d’honneur, et jamais, non jamais, je n’aurais deviné que vous fussiez capable d’une si odieuse et si coupable trahison !

Ce début acheva de me porter sur les nerfs et je fus lâche et méchant, comme nous sommes facilement, nous autres hommes, à l’égard des femmes. Certes, je savais bien que cette pauvre fille n’était venue que par un élan de dévouement presque sublime, et cependant je lui dis, en prenant sa main :

— J’ignorais, Mademoiselle, avoir mérité votre attention et votre bonté jusqu’au point où vous me les prodiguez en ce moment. Les injures mêmes d’une jolie bouche ont du prix, et venir ainsi au milieu de la nuit, dans ma chambre, est une preuve d’intérêt si particulière, que……

Je rougis de moi-même en la voyant rougir. Elle dompta cependant sa souffrance et sa crainte, et, retirant sa main, elle reprit avec la dignité la plus vraie :

— Vous sentez aussi bien que moi. Monsieur, que je ne mérite pas ces insultes. Vous avez trompé la confiance de toute une famille, vous avez porté le désespoir dans une jeune âme qui ne demandait qu’à croire et qu’à aimer ; vous avez troublé en elle tous les sentiments vrais et purs. C’est moi qui par ma folle imprudence ai secondé vos coupables manœuvres ; voilà pourquoi je suis venue et pourquoi j’ai le droit de vous demander une explication et de chercher à pénétrer les motifs de cette étrange et inqualifiable conduite.

La tante Clotilde ne manque pas d’un certain talent oratoire ; mais elle a le défaut d’abuser de l’épithète, défaut grave en cette circonstance ; car mon sentiment critique, en l’écoutant, nuisit à mon émotion. Elle avait si parfaitement raison, cependant, et ma conscience, à qui elle faisait appel, était si bien de son avis, que j’abandonnai tout persiflage. Debout devant elle, plein d’embarras et de chagrin, je ne savais que lui répondre, et le coude appuyé sur la cheminée, je restais les yeux fixement attachés sur son bras blanc, qui, orné d’un bracelet d’émeraudes, gesticulait entre les flots de sa manche de dentelle. — Car elle avait encore sa toilette de soirée sous le long burnous noir dont elle s’était enveloppée pour venir chez moi.

— Mon intention, lui dis-je enfin, n’est pas de faire un plaidoyer pour ma justification. Peut-être, cependant, ne suis-je pas si coupable que vous voulez bien le croire. Peut-être ne suis-je pas le moins à plaindre dans tout ceci. Quand un attrait mutuel s’exerce, pourquoi toujours prétendre que l’homme a séduit la femme, comme s’il eût agi avec préméditation, quand il peut avoir été entraîné lui-même… plus loin que sa raison ne l’eût permis ?

— Assurément, Monsieur, ce n’est point ma nièce qui la première vous a parlé d’amour.

— Affaire de pure étiquette, Madame. Qu’importe, si, avant de parler, je savais qu’elle m’aimait déjà ?

— Mais, pourquoi ne l’aimez-vous plus ? car enfin, Blanche est un ange ! Elle ne mérite point le dédain. Est-il possible que tous les hommes, sans exception, se fassent un jeu du sentiment le plus noble, le plus pur ! (Elle leva les yeux au ciel.) Hélas ! une expérience cruelle aurait dû me rendre soupçonneuse ; mais il est si doux de croire, si cruel de se défier ! Vous m’aviez semblé, Monsieur, si noble, si loyal !

Je m’inclinai :

— Je conviens avec vous, Mademoiselle, que je n’aurais pas dû me laisser aller à l’attrait que j’éprouvais pour mademoiselle Blanche, puisqu’il ne m’était point permis de songer à elle. Mais j’ignorais alors… Cette première faute commise enfin, il n’est qu’un seul moyen de la réparer, c’est celui auquel je me condamne.

Elle s’écria :

— Ce serait donc un sacrifice ? Vous l’aimez toujours ? Ah ! je l’espérais. Dites-moi tout, Monsieur, je vous en supplie. Je suis digne de cette confiance ! c’est à un cœur cruellement éprouvé lui-même que vous confierez vos chagrins.

Elle me tendait la main ; je la serrai légèrement :

— Permettez-moi, Madame, de garder le silence. Il est des délicatesses, des scrupules qui ne restent complets qu’en restant ignorés.

— Ah Monsieur, vous êtes sans pitié ! Mais songez donc à cette enfant que j’ai laissée mourante, dans les bras de sa mère. Elle est désespérée ! elle invoque la mort ! Elle vous aime ! vous êtes son premier amour ; elle avait mis en vous toute sa foi, tout son avenir. Si vous l’abandonnez, son bonheur est à jamais flétri. Ah ! combien je me reproche !… Mais je ne puis vous supposer une âme insensible, Monsieur. Vous parlez de délicatesses, de scrupules ! Faites-m’en juge. D’avance je suis sûre qu’ils ne méritent pas d’être mis en comparaison avec cet amour, cette confiance, toutes ces saintes choses que vous leur sacrifiez.

Elle avait raison, oh ! oui, elle avait raison ! mais mon amour-propre résistait. Si Blanche eût été là… il me répugnait de céder à Mlle Clotilde. Pourtant ces mots qu’elle avait prononcés : Je l’ai laissée mourante, m’étaient restés dans le cœur. M’aimait-elle à ce point ? Cette âme si jeune était-elle si passionnée ? si j’en étais sûr pensai-je. Et je pensai aussi que la tante Clotilde adore l’exagération.

— Je suis désolé… dis-je d’un air qui la congédiait.

— Non, vous ne l’êtes pas, s’écria-t-elle avec force, non ce n’est pas vrai ! Oh fâchez-vous ! je ne vous crois pas. Non, vous n’êtes pas désolé ; vous n’aimez pas ; un amour véritable ne cède pas aux obstacles, il lutte contre eux. Non, peu vous importe d’avoir brisé l’existence de cette jeune fille, compromis sa réputation, mis sa vie en danger…

— Madame, puis-je vraiment être si coupable ? Elle et moi ne nous connaissons que depuis quelques semaines, et…

— Est-ce qu’on doute à dix-huit ans ? Est-ce qu’on hésite ? L’amour à cet âge (hélas ! je le sais) est un coup de foudre, une révélation. Ah ! ma pauvre Blanche ! ma pauvre enfant ! si bonne, si pure, si pleine d’avenir ! C’est moi, folle ! qui l’ai perdue ! moi qui l’aimais tant !

Mlle Clotilde éclata en sanglots et se cacha le visage dans ses mains. Moi aussi, mon cœur se brisa.

— Si je croyais, murmurai-je, que celle-là saurait aimer…

— Vous ne le croyez pas ! s’écria Clotilde en se levant ; vous ne le croyez pas ; et pourquoi, mon Dieu ? Mais ce ne sont pas les femmes qui se lassent d’aimer, Monsieur ; vous n’en avez donc pas connu d’honnêtes ? Ah ! si vous vous défiez de cette enfant, dont vous avez pris l’âme, si vous n’avez que ce motif-là, tenez, je vous laisse, vous n’êtes pas digne d’elle. Dites, sont-ce là ces scrupules dont vous parliez ?

— Non.

— Alors dites-les. Puisqu’ils sont honorables, vous devez les faire connaître. Voyons, ne pourrais-je les deviner ? Il va sans dire que vous n’êtes point marié ?

— Je fis en souriant un geste de dénégation.

— Bien. Vous n’êtes non plus, justement ou injustement, sous le coup d’aucune accusation déshonorante ?

Je ne pus m’empêcher de hausser les épaules en disant :

— Je n’ai rien fait de méritoire ; mais mon père et ma mère, deux êtres des plus respectables et des plus respectés, quand ils étaient en ce monde, n’ont pas à se plaindre de ce que j’ai pu ajouter à l’idée qu’éveille leur nom.

— Sont-ce les préjugés de noblesse qui vous retiennent ?

— Je ne les ai point.

— Mais alors, voyons,… le mariage vous effraye ?

— Il y a quelques jours encore, oui. Mais je suis rentré ce soir, brisé de regrets. J’aime Blanche. Elle porte dans ses yeux quelque chose du ciel ; je ne puis pas ne pas croire en elle. Je suis las et découragé… elle est le seul être qui me fit trouver du bonheur à vivre… jamais je ne me consolerai de l’avoir fait souffrir et je voudrais…

J’étais si ému que je ne pus achever. Tu me comprendrais, Gilbert, si tu voyais cette adorable enfant, dont la divine franchise et la radieuse innocence m’ont rajeuni le cœur de plusieurs années. Et ne vient-elle pas de montrer une énergie de sentiment qui dompte tous mes doutes, et soumet toutes mes réserves ? Ah ! puisqu’elle aussi prend l’amour pour Dieu suprême, qu’elle ne craigne pas pour son avenir, elle sera aimée !

Tu devines qu’après m’être laissé entamer jusque-là, je ne pus me dégager de la tante Clotilde, et que, lorsqu’enfin elle aborda le chapitre de la fortune, mon silence lui révéla le motif qu’elle cherchait. Ce lui fut matière à de vives exclamations :

— Quoi ! ce n’était que cela ! Mettre en balance les nobles instincts du cœur et les vils soucis de l’existence matérielle ! Est-ce d’argent que l’âme se nourrit ? etc.

Une demi-douzaine d’autres phrases pareilles. Puis elle dit que Blanche aurait une belle dot et serait heureuse de réparer à mon égard les injustices de la fortune.

— Il n’y a pas d’injustice, Mademoiselle, je suis ruiné.

— Par grandeur d’âme, s’écria-t-elle, j’en suis sûre. Noble jeune homme !

— Je ne pus retenir un mouvement d’impatience.

— Oh ! mademoiselle, ne m’écrasez pas ainsi, je vous en conjure. Je me suis ruiné surtout par manque d’ordre et de jugement, par insouciance, par prodigalité plus que par bonté. Voici la première fois que je regrette cette folle conduite. Mais veuillez ne pas me prendre pour un héros. Je serais trop confus d’une telle méprise.

Cette réplique déconcerta pourtant un peu son enthousiasme.

— Au moins, reprit-elle, je suis certaine que vous n’avez donné dans aucun entraînement vil. Votre désintéressement et votre délicatesse m’en sont la preuve.

— Vous voyez bien que vous les approuvez.

— Non ! c’est-à-dire, je les honore ; mais je ne les accepte pas.

— Ils sont faux ou vrais ; il n’y a pas de milieu.

— Ils sont faux. Monsieur, je n’hésite pas, ce n’est pas un vil métal qui peut régler l’union de deux cœurs.

— Cependant, repris-je, impatienté de nouveau par le vil métal, si je cédais, rien ne me garantirait contre les soupçons.

— Vous ne nous connaissez pas, Monsieur. Peut-être les parents de Blanche auraient-ils préféré que vous fussiez riche (elle était trop bonne de mettre cela en doute), mais ils chercheront avant tout le bonheur de leur enfant. Ma sœur a des sentiments très-élevés. Quant à mon beau-frère… d’abord il ignore ce qui s’est passé ce soir ; il s’est couché en rentrant, et tout au plus, s’il s’aperçoit de quelque chose, croira-t-il à une indisposition de sa fille chérie. Blanche fait de lui tout ce qu’elle veut, avec sa gentillesse et ses flatteries. Il est bien moins distingué que sa femme ; mais très-bon, et je vous réponds de lui. Confiez-vous à mes soins. Ah ! Monsieur, la plus cruelle épreuve de ma vie se rattache à ces considérations d’argent, qui ne doivent point trouver place dans les affaires de cœur. C’est une histoire bien différente ; mais faites que je ne sois point frappée deux fois pour la même cause ; car j’aime Blanche comme si elle était ma propre fille, et, depuis que je n’ai plus rien à attendre de la vie pour moi-même, j’ai reporté sur elle tout mon égoïsme.

Elle parlait avec abandon et mélancolie et semblait devenue parfaitement oublieuse de l’heure et du lieu. C’était la troisième ou quatrième fois qu’elle revenait sur le sujet de ses chagrins, et je me serais fait en tout autre temps un devoir d’accepter sa confidence ; mais le jour n’était pas loin, et je ne pouvais la garder une heure de plus chez moi, sans procurer aux Royannais le plus beau festin de scandale qu’ils eussent savouré depuis longtemps.

— Chère Mademoiselle, dis-je en lui montrant l’aiguille, qui marquait trois heures, vous avez accompli en venant ici un acte de bravoure et d’abnégation, dont, même sous l’empire de la passion, peu de femmes seraient capables. Je ne puis supporter l’idée que vous en fussiez victime. Cependant, le jour va poindre et vous avez à traverser, pour vous rendre à votre hôtel, une des rues les plus fréquentées. Ne songeons maintenant qu’à votre départ.

— À condition, dit-elle en se levant, que vous promettrez de ne pas partir, et que je puis transmettre à Blanche votre promesse de la revoir ?

Une dernière fois l’orgueil me mordit au cœur. Je détournai la tête.

— C’est un sacrifice d’amour-propre, je le sais, reprit Clotilde. Je vous comprends à merveille maintenant. Mais ce n’est pas vous, mon ami ; car mon cœur a besoin de vous donner ce titre, ce n’est pas vous qui hésiterez à faire ce sacrifice à l’amour.

— Bon à vous autres femmes, répliquai-je, plus touché que railleur. Vous avez pris l’amour et on vous l’accorde ; mais que nous restera-t-il à nous autres si nous abjurons le point d’honneur ?

— Eh, me répondit-elle, il n’y a pas de monopole en ces choses-là ; elles sont de droit commun. Pesez-les dans votre conscience et choisissez… Quoi ! vous hésitez encore ? Eh bien, Monsieur, comme il vous plaira. J’attends, je ne vous quitte pas et l’aube peut venir ; elle me trouvera ici attendant votre réponse. Puis-je aller dire à blanche que vous hésitez ? Oui ou non, maintenant ; je ne sors qu’avec un de ces deux termes.

Elle s’était rassise en effet, et s’établissait dans le fauteuil, aussi carrément que si elle eût dû y passer le reste de la nuit. Je ne cède guère à la violence, et j’eus un instant la tentation d’aller me jeter sur mon lit, pour faire pendant à sa résolution. Une si mauvaise pensée toutefois ne fit que me traverser la tête :

— J’irai voir demain mademoiselle Blanche, dis-je à la fin.

— À la bonne heure ! s’écria Clotilde, qui, je crois, faillit me sauter au cou, mais se borna pourtant à me serrer la main. Vous la reverrez, et le sacrifice de votre orgueil vous deviendra bien facile. Songez pourtant que, s’il est en rapport avec votre légèreté et votre imprudence, vis-à-vis d’une jeune fille confiante et pure, il ne peut être mis en balance avec les délices d’un amour vrai.

Elle avait de nouveau cent fois raison. Aujourd’hui, je suis encore tout étonné de me marier ; mais j’en suis heureux, c’est l’essentiel.

Il ne faut pas que j’oublie de te rassurer sur le compte de la tante Clotilde. Tout dormait dans l’hôtel comme dans la ville quand j’allai explorer sa route, et elle regagna sa demeure saine et sauve sous les vastes plis et le capuchon de son burnous noir. Je te ferai connaître plus tard ma nouvelle famille ; car mon mariage est chose à peu près conclue. Tâche de réussir de ton côté, puisque tu le veux.

Quant à moi, je suis parvenu à être heureux sans le vouloir ; peut-être est-ce le meilleur moyen ? Le destin se laisse rarement poursuivre, il fond sur nous. À bientôt.

William.

QUINZIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

31 juillet.

Je suis bavard comme un amoureux, mon cher, c’est-à-dire que là-bas je ne cause guère ; je la regarde et l’écoute, ou je rêve à côté d’elle, chose délicieuse. Mais je ne suis pas plutôt seul ici, qu’incapable de dormir, je sens la démangeaison de parler d’elle avec toi.

Elle est si naïvement exaltée dans son amour, que j’en suis fier et tout attendri. Ce matin, fixant sur moi des yeux humides et rayonnants, elle m’a dit ; J’en serais morte ! Monsieur. — Se tromperait-elle elle-même ? Non, sa certitude vient d’une source plus profonde que l’expérience. Elle est un vrai rayon de foi qui rend à mon âme sa première jeunesse. Quand je la revis, le lendemain de mon explication avec tante Clotilde, elle semblait une fleur de mai au sortir de l’orage. Ses yeux cernés, son teint pâle, une langueur involontaire, témoignaient encore de la douleur qui l’avait brisée, et cependant à ma vue elle rayonna. Et j’allais venger sur cet ange le mal que m’a fait une âme vulgaire !… Hier, grâce à la tante Clotilde, nous sommes restés seuls. Je ne te raconterai pas notre entretien ; il fut trop plein de choses qui n’appartiennent qu’à nous ; mais les dernières inquiétudes de mon indépendance, les dernières protestations de ma sauvagerie s’y sont éteintes à jamais.

Il s’agit bien d’ailleurs de mon bonheur ; est-ce que j’y pense ? Moi ! toujours moi ! que j’étais fou ! égoïste, lâche ! Il s’agit qu’elle soit heureuse, elle, et je le veux. Ah ! je le ferai ! mon ami, mon cher Gilbert, la vie n’est large et profonde qu’en dehors de soi. Oh ! la divine enfant qui vient d’arracher en moi jusqu’aux racines du doute et de la tristesse ! Maintenant j’aime, je vis, je crois, je suis heureux…

… Je ne puis m’empêcher de penser que cette ivresse, je l’ai déjà éprouvée, et que c’était un mensonge. Oh ! quel poison pour l’âme qu’un amour trompé. Il atteint la foi dans sa source même. Il faudrait l’oubli.

J’étais né pour un seul amour…

Et nous le sommes tous ! Et l’amour est toujours le même. C’est l’objet seul qui trompe. Je reprends ma vie suspendue, là où je l’avais laissée, voilà tout. Je sors d’un sommeil plein de rêves pénibles. Bénie soit celle qui m’éveille ; oui bénie, heureuse, adorée ! et voilà mon but ! car c’est une des lois de l’harmonie universelle que le bonheur de cette adorable enfant… Pauvre Gilbert ! tu vas croire que je divague. Aime donc véritablement. Sache que l’être solitaire, que l’égoïste, réalise mieux que l’esclave antique la sentence du vieil Homère ; il n’a pas même la moitié d’une âme. Crois-moi, et si ton Olga ne te donne que des millions, elle te donnera bien peu.

J’ai eu, dès ma première visite, un long entretien avec la mère. Elle était émue, douce, inquiète :

— Je crains, Monsieur, que ma sœur n’ait agi avec trop d’entraînement ; c’est-à-dire je voudrais être sûre que votre volonté est restée parfaitement libre. Clotilde a eu raison de vous assurer que des considérations de fortune étaient mesquines en pareil cas ; mais elle a eu tort de vous peindre le désespoir de Blanche. Vous saviez être aimé, c’était assez. Pour rien au monde, je ne voudrais… (et ma fille non plus, soyez-en sûr) que votre retour fût dû à la compassion, même au devoir.

— Vous voulez avant tout qu’elle soit aimée, lui répondis-je ; elle l’est, je vous le jure ; car elle a triomphé de ma crainte du mariage et de mes doutes sur l’amour même. Si je ne trouvais pas en moi la certitude de son bonheur, si je ne me croyais pas aimé sérieusement, en dépit de son désespoir et du mien, je partirais.

— Alors, me dit-elle avec une surprise naïve, c’est donc une chose vraiment sérieuse pour vous que le mariage ?

— Oui, répondis-je avec émotion, pour moi c’est l’amour.

Madame Plichon me prit les deux mains :

— Oh ! je suis vraiment heureuse de ce que vous me dites-là, parce que je vous crois. J’ai toujours senti, Monsieur, que vous étiez très-sincère, que vous ne ressembliez pas du tout aux autres ; et c’est pourquoi j’ai vu, sans trop d’inquiétude, vos attentions pour Blanche et son penchant pour vous. Quand j’ai trouvé ce billet d’adieu dans la main de ma pauvre fille, folle de douleur, après l’avoir lu, j’ai dit tout de suite : Il y a quelque chose que nous ne savons pas ; peut-être est-il aussi malheureux que nous. Et c’est là-dessus que Clotilde a pris sa résolution, car auparavant…

— Je n’étais pour elle qu’un monstre, n’est-ce pas ? dis-je en exprimant la réticence.

Madame Plichon sourit :

— Oui, reprit-elle, si vraiment vous placez l’amour au-dessus de tout, Blanche sera heureuse ; et quelle reconnaissance j’aurai pour vous ! Nous autres femmes, voyez-vous, nous ne demandons que cela, être aimées ; il ne faut pas nous juger d’après les femmes du grand monde, qui sont coquettes et infidèles, à ce qu’on dit. Heureuses ou malheureuses, nous gardons nos devoirs… Il y a sans doute des exceptions ; mais elles sont rares. Et cependant nos maris nous délaissent beaucoup. La lune de miel passée, ils se croient quittes envers nous, et retournent à leurs affaires, à leurs amis, aux commérages politiques ou locaux, à la vie matérielle, hébétante, du café. Nous restons seules, avec nos enfants. La vie cependant est bien froide et bien triste ainsi !

— Je baisai la main de cette charmante et bonne femme, et l’assurai que mon goût et ma raison me porteraient également à être le compagnon et l’ami de Blanche. Nous causâmes comme de vieux amis. Elle me dit :

— Mon mari consentira ; mais il faut attendre quelques jours et ne pas brusquer votre demande. Il n’exigera pas que vous soyez riche ; mais il demandera (et je crois avec raison) que vous ayez une fonction pour vous occuper et pour augmenter vos revenus. Blanche a 50,000 fr. de dot ; ce n’est pas assez pour vivre à l’aise et pour élever des enfants.

— J’y avais déjà pensé, dis-je ; votre fille se mariera sous le régime dotal, et je ne l’épouserai qu’après avoir obtenu un emploi.

— Oh ! que vous êtes fier ! observa-t-elle, mais bien généreux aussi. Et vous ne continuerez pas à être prodigue ?

— Me prenez-vous pour un égoïste ? demandai-je.

Elle me serra la main pour toute réponse. Je lui donnerai sans peine le nom de mère ; et pour toi qui as connu celle que j’ai perdue, c’est un éloge assez grand, Gilbert.

Il y a dans cette famille deux personnes dont je ne crois pas t’avoir parlé encore, mademoiselle Édith et Anténor, un garçon de vingt et un ans, qui sort, un peu tard, du collége, et qui va bientôt se rendre à Paris, pour y étudier le droit, à ce qu’il assure. C’est moi pour le moment qui suis l’objet de son étude, et il s’efforce de copier ma tenue, ma mise et mes manières avec une fidélité servile, qui m’humilie quelquefois. Peu spirituel, très-vaniteux, fanfaron, pas méchant diable : tel est mon futur beau-frère.

Mademoiselle Édith a vingt-quatre ans ; elle est grande, extrêmement blanche ; elle a des yeux et des cheveux noirs. C’est une personne presque désagréable, à force de sécheresse et de mutisme. Ses lèvres ne s’ouvrent que pour laisser tomber des monosyllabes ; elle semble étrangère dans sa famille, où l’on tient d’elle peu de compte. Elle passe une grande partie de la journée dans sa chambre, s’abstient de paraître au bal et ne paraît prendre plaisir qu’à la natation, où elle est de première force. La première fois que je la rencontrai, ce fut à deux cents brasses de la côte. J’étais seul et songeais à revenir, quand, un clapotement me faisant tourner la tête, j’aperçus cette figure pâle, aux longues tresses de cheveux noirs, que je pris pour ceux d’Amphitrite elle-même ; car toutes nos baigneuses portent d’affreux bonnets de taffetas ciré. Pour comble d’illusion, la divinité me lança un froid regard, et, plongeant soudain, elle disparut à mes yeux. Mais je dois à la vérité d’ajouter qu’elle reparut quelques brasses plus loin. À partir de ce jour, je la distinguai au milieu des autres baigneuses. Elle a une taille fort belle, dont parfois les plis ruisselants de son vêtement de laine dessinent les contours athéniens ; mais dans ses habits de ville elle n’est plus la même, et cette taille paraît grossière à côté du corsage étranglé des autres femmes. Évidemment, elle ne porte pas de corset, je te donne ce détail pour te montrer combien elle se soucie peu d’être remarquée. Est-ce à force d’orgueil ? à force d’insouciance ? Ou bien est-ce un de ces cerveaux mal organisés, qui par nature donnent dans la bizarrerie ? Quand on parle d’elle, ce qui arrive rarement, c’est d’une façon quelque peu maussade ou réservée. Nous fîmes hier une promenade en voiture.

— Je crois que nous n’avons pas prévenu Édith, observa Clotilde, au bout d’un quart d’heure de route.

— Oh ! elle ne serait pas venue, répondit Blanche indifféremment.

— C’est égal, ma fille, dit la voix raisonnable et douce de madame Plichon, il aurait fallu la prévenir.

— Bah ! elle n’en sera ni plus ni moins de bonne humeur, assura le père d’un ton bourru.

Je rapproche ceci d’un mot que me dit madame Plichon, en me faisant l’éloge de Blanche : c’est le caractère le plus facile et le plus doux, me disait-elle. Elle ne nous a jamais donné la moindre peine, ce n’est pas comme sa sœur ! — Cette Édith serait donc quelque démon domestique. Et pourquoi ne devrait-elle pas se marier, si j’en crois le vieux juge ? Quelque aventure peut-être, moins facile à raconter que celles de la tante Clotilde. Après tout, de quoi vais-je m’inquiéter ? Mon amour pour Blanche est assez fort pour que les folies de sa sœur n’y changent rien.


SEIZIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 2 août.

Je te félicite, mon cher, d’être enfin fixé. 50,000 fr. de dot ne sont pas une grosse affaire ; mais puisque tu es si content, je ne puis m’empêcher de l’être aussi. Es-tu sûr cependant de pouvoir renoncer au luxe au milieu duquel tu as toujours vécu ? C’est bien difficile, quoique je ne doute pas de ta force et de ta bonne volonté.

Eh bien ! nous allons maintenant tourner toutes nos batteries du côté de cette place à conquérir. Ce n’est guère le moment ; il n’y a, comme on dit, personne à Paris. Cependant, on pourrait commencer quelques démarches. Que veux-tu, d’abord ? C’est avant tout ce qu’il s’agit de savoir. Si tu ne craignais pas de t’expatrier, je parlerais à Olga, qui doit avoir de grandes relations en Russie ; mais c’est bien loin, et mieux vaut Paris. Quel dommage que tu aies abandonné depuis des années toutes tes hautes relations ! Il faudra les renouer.

Ma princesse est à la campagne, près de Saint-Germain. J’y vais aussi souvent que je le puis ; mais entre les exigences de mon service et celles de mon amour je suis parfois bien embarrassé. Avec sa négligence de grande dame, ne m’a-t-elle pas proposé l’autre jour de donner ma démission, quand je n’ai d’elle encore la moindre promesse ! J’ai allégué l’ambition et prétendu que je pouvais devenir ministre. Ma foi, mon cher, je ne vais pas si vite que toi. Et quelle galère ! Va, si j’arrive au port…

Je te quitte ; j’ai des commissions pour elle. Écris-moi sans compter ; je suis l’homme le plus occupé du monde et n’ai guère d’autre plaisir que tes lettres. Tu sais combien je t’aime.

Gilbert.


DIX-SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

2 août.

Hier, à la soirée, Clotilde, qui, depuis le succès obtenu par sa démarche, a des airs de triomphe étourdissants, me prit le bras d’un air mystérieux, et m’emmena dans les allées du jardin :

— Eh bien ! me dit-elle, ma sœur et moi nous avons parfaitement préparé le terrain ; vous pouvez dès demain faire votre démarche.

— Suis-je donc sûr d’une bonne réponse ?

— Mais… oui, nous n’en doutons pas. Il faut vous dire que M. Plichon avait écrit depuis plusieurs jours à son notaire de Paris, pour avoir des renseignements sur vous. On a reçu hier la lettre du notaire, elle vous est très-favorable.

— Bah !

— Oui, grand nom, grandes relations, une immense fortune, une jeunesse folle, mais de l’honneur. En résumé, parti superbe.

— Eh bien ! vous voyez s’il faut s’en fier à ces donneurs de renseignements.

— La tante Clotilde fit une longue pause pleine de pensées.

— Voyons, dit-elle en me regardant en face, il est bien vrai que vous êtes ruiné ?

— Je ne pus retenir un brusque mouvement et rougis de colère.

— Je ne joue point de rôle, Mademoiselle, répondis-je sèchement.

— Écoutez donc, reprit-elle avec embarras, vous auriez pu… vouloir éprouver…

— Des moyens de roman ? Je n’en use pas. Veuillez songer d’ailleurs qu’il m’eût été impossible de deviner avec quelle promptitude je serais retenu, et que j’allais partir. Franchement, du reste, à votre place j’aimerais mieux un homme ruiné qu’un inventeur de trucs de ce genre-là.

— Voyons, ne vous fâchez pas ; je ne suis pourtant pas la seule qui ait conçu cette idée. Blanche l’a eue comme moi.

— Tant pis, dis-je ; elle y tiendrait donc ?

— Eh non ! vous êtes vraiment trop susceptible ; c’est une idée comme cela. Quand mon beau-frère nous a lu la lettre, Adeline a dit à son mari : M. Lebrun s’est trompé quant à la fortune ; car M. de Montsalvan est ruiné, il me l’a dit. — Ruiné ! s’est écrié M. Plichon, qui a paru très-déconcerté — Adeline alors a raconté que le principal artisan de votre ruine avait été un intendant en qui vous aviez confiance, et elle a fait remarquer votre franchise et votre délicatesse. — Dame, les pères ont tous la même marotte. Il y a eu une longue discussion, et mon beau-frère s’entêtait, quand Blanche s’est jetée à ses genoux en pleurant. — En voici bien d’une autre, s’est-il écrié ; il paraît que vous êtes toutes entêtées à cela. Et il s’en est allé en tirant la porte. Blanche s’est presque trouvée mal. Moi, je savais bien que M. Plichon ne tarderait pas à revenir. En effet, il est rentré quelque temps après, et voyant sa fille toute en larmes dans mes bras, il s’est emporté encore ; puis il lui a pris les mains et l’a grondée ; enfin il l’a attirée sur ses genoux. J’ai dit alors que votre nom et vos relations valaient une fortune et que vous obtiendriez facilement une place superbe. Cela a fait beaucoup d’impression sur mon beau-frère. — Mais alors, a-t-il dit, ce serait tout différent, tout différent ! Il ne lui reste plus que des doutes sur votre sagesse ; il craint que vous ne puissiez perdre l’habitude d’être prodigue, et aussi… Clotilde s’arrêta en me regardant malicieusement ; puis, reprenant un air sérieux : Mon beau-frère ignore combien un véritable amour a d’empire ; moi je le considère comme un baptême, une rénovation… ce n’est pas dans les bras d’un ange tel que Blanche, que vous pourriez être tenté d’impures amours.

— D’impures amours, m’écriai-je, et qui donc a osé m’en accuser ?

— Mon Dieu, mon ami, vous n’avez sans doute pas fait plus que les autres, et maintenant, vous voilà purifié, renouvelé…

— De quoi suis-je accusé ? répétai-je avec insistance.

— Mais, cette actrice que vous avez enlevée, cette jeunesse sans frein dont parle M. Lebrun…

— Je n’ai jamais courtisé d’actrice, et si des esprits superficiels ont pu croire ma jeunesse folle, elle n’a jamais cessé d’être honnête.

— Oh ! M. Lebrun rend le plus haut hommage à votre moralité.

Je partis d’un éclat de rire :

— Vraiment ? Que dit-il encore ?

— En vérité, je ne devrais pas vous révéler tout cela, je suis indiscrète. M. Lebrun craint que vous n’ayez des dettes, et recommande de veiller au contrat.

— Récapitulons, dis-je alors : grande fortune, grandes relations, jeunesse sans frein, amours impures, haute moralité, se défier de l’homme au contrat. Et dans cet assemblage de choses hétérogènes, pas un mot de réalité. Il faut en convenir, c’est une admirable garantie que de recevoir d’un étranger des renseignements sur un étranger. Que M. Plichon me demande du temps pour me connaître, je comprendrai cela ; mais qu’il se permette de me juger sur de tels rapports, je ne le souffrirai pas.

— Voyons, n’allez-vous pas vous fâcher avec lui ? Comment voulez-vous que fassent des parents ? On ne peut cependant accorder rentrée de sa maison qu’à un fiancé.

— En sorte que l’engagement précède la connaissance. Est-ce logique ?

— Mon Dieu non ; mais que voulez-vous ? Il faut bien se conformer à l’usage.

— Assurément, d’autant mieux qu’on n’y court de risque autre que le malheur de sa vie. Mais l’usage en vaut bien la peine.

Comme nous discutions ainsi, M. et madame Plichon, avec Blanche, nous rejoignirent, et l’on s’arrangea bientôt pour nous laisser seuls, M. Plichon et moi.

M. Plichon est un homme de cinquante ans, de taille moyenne, frais, coloré, tournant à l’obésité, et qui doit avoir été blond dans sa jeunesse. Il a le visage ouvert, des yeux bleus saillants, le nez rond, la bouche moyenne, des favoris grisonnants, le menton rond, l’encolure solide. Tu vois que je te donne son signalement. Marques particulières : le goût des lieux communs, le culte des classiques, la foi en Voltaire et l’amour de Béranger.

Vieux Gaulois mordant, Français batailleur, républicain de 89, bourgeois de Louis-Philippe, mille contradictions vivent en lui dans la plus entière liberté. Ses opinions, il les a recueillies dans son berceau, dans son entourage, dans les livres qu’il a lus, dans le journal qu’il reçoit, et il les émet à l’occasion en phrases toutes faites, avec la même conviction et le même aplomb que si elles émanaient toutes armées de son cerveau ; mais il se laisse guider surtout, à ce qu’il me semble, par ses affections, ou peut-être par un sens moral, plein de bonté et d’une droiture naturelle, que je crois sentir en lui. Il ne manque ni d’esprit ni d’instruction ; mais cette instruction est pédantesque, sèche, étroite, et son esprit se complaît en des niaiseries, des jeux de mots, des plaisanteries plus qu’équivoques. Malgré ces défauts, il y a dans cet homme tant de bonhomie, de franchise, de paternité, qu’il ne me déplaît ni ne me choque. Blanche paraît l’aimer beaucoup et il raffole d’elle. Ce fut donc avec assez de confiance que je lui adressai la solennelle demande que j’avais à lui faire.

Il m’écouta doucement et me dit avec une émotion que sa voix révélait, bien qu’il cherchât à la dompter :

— Monsieur, vous me faites honneur en me demandant la main de ma fille. Votre personne me plaît beaucoup ; vous avez un beau nom, de l’honnêteté, c’est le principal. Cependant, il faut encore d’autres avantages pour jouir de l’existence. Je donne à Blanche 50,000 francs de dot ; ce qui fait naturellement 2,500 francs de rente, et ce n’est pas assez pour faire vivre un ménage. Vous n’avez pas d’état ; avez-vous de la fortune ?

— Je lui avouai que je n’en avais plus et lui fis part de ma résolution d’obtenir un emploi pour suffire à mes besoins, et afin de sauvegarder ma dignité et mon indépendance.

— C’est bien, très-bien, me dit-il, et même je préférerais vous voir gagner de l’argent en vous occupant que de vous voir riche et oisif. Il faut qu’un homme soit occupé ; l’oisiveté ne vaut jamais rien ; et puis un homme attaché à sa place reste aussi plus facilement attaché à sa femme, n’ayant pas le temps de songer aux autres. Mais quand vous aurez une place, serait-ce une place de 8 ou 10,000 francs, comme vous en obtiendrez sans doute par vos relations dans le grand monde, avec une famille à entretenir, vous ne seriez pas encore tout à fait un Crésus ; êtes-vous bien sûr de ne plus vouloir faire le grand seigneur ? On dit que les prodigues ne se corrigent point.

— Je souris sans répondre.

— Hein ? eh bien ? vous ne savez pas ?

— Je crois savoir, lui dis-je ; mais je répugne à donner ma parole quand on a quelque droit de n’y pas croire.

— Ma foi, je suis très-porté à avoir confiance en vous, je vous assure. Vos manières sont pleines de loyauté, d’une grandeur qui me plaît. Moi, ce ne sont pas les nobles que je déteste ; ce sont leurs préjugés. Vous n’en avez pas, c’est bien ; aussi je vous verrais avec plaisir entrer dans ma famille. Mais enfin à côté de l’homme, il y a le père, et le père doit être cent fois défiant.

— Mariez votre fille sous le régime dotal ; non-seulement je le demande, mais j’y tiens essentiellement.

— Vrai, s’écria-t-il avec un profond étonnement, cela vous conviendrait ? Votre parole d’honneur.

Je lui en donnai ma parole d’honneur. Il ne pouvait revenir de sa surprise.

— Cela ne vous blesse pas ? car enfin l’homme, le chef de famille, l’autorité…

— Et pourquoi voulez-vous, Monsieur, que je prétende à l’autorité sur ce qui ne m’appartient pas ? Ne puis-je m’entendre avec ma femme à cet égard comme on s’entend avec un associé, dont les intérêts cependant sont liés bien moins étroitement avec les nôtres ?

Il persista, je le vis bien, à ne point comprendre une telle concession ; mais il se hâta de l’accepter.

— Eh bien, me dit-il, ma fille vous aime ; je me suis fait une loi de ne point abuser de mon autorité paternelle pour contrarier l’inclination de mes enfants. Blanche a la tête vive ; c’est une petite folle ; je lui ai fait mes observations ; elle veut ce mariage ; elle n’aura rien à me reprocher. Je tiens pourtant à une chose, c’est que vous n’ayez pas de dettes.

Quand je l’eus rassuré à cet égard, il me fit de paternelles admonestations sur ma vie de jeune homme, telle que la lui a présentée le notaire Lebrun.

— Après tout, me dit-il avec un sourire de complaisance, je sais ce que c’est, et n’ai pas non plus été trop sage dans mon temps. Mais, quand on est marié, tout doit être fini. Un honnête homme n’a que sa parole et par conséquent il doit tenir ses promesses envers sa femme. Vous êtes malheureusement un peu jeune encore, et il serait à craindre que vous ne fussiez pas las de toutes ces folies.

Il me soulevait le cœur avec cette basse et plate opinion, qu’ils ont presque tous, qu’une jeunesse déréglée est la garantie de l’âge mûr, et que le seul remède à la soif du plaisir est d’en avoir bu jusqu’à la lie. Il y a là dedans l’ignorance complète, ignoble, de tout autre mobile que des appétits sensuels. S’ils étaient conséquents, ils voileraient leurs filles et les garderaient encore plus étroitement, puisqu’ils n’accordent aucune force à la raison et à l’honneur. J’affirmai un peu vivement à M. Plichon que je n’avais, Dieu merci, ni le corps énervé, ni l’âme blasée, et me trouvais extrêmement heureux d’être encore jeune, ardent, plein de croyances et digne d’aimer.

— Plein de croyances, dit-il en saisissant le mot avec inquiétude ; ah diable ! en votre qualité de noble, seriez-vous dévot ?

— Pas du tout. Je crois à l’amour, par exemple.

— Ah ! c’est-à-dire que vous avez des illusions. Bien, bien, mon cher Monsieur, soyez amoureux tant qu’il vous plaira, pourvu que ça ne passe pas trop vite.

— Ah çà, m’écriai-je, vous n’admettez donc que les extrêmes ?

— Moi ! les extrêmes ! s’écria-t-il à son tour avec indignation, mais au contraire. Les extrêmes ! les opinions, les partis extrêmes, je fuis cela comme le feu. Il n’y a rien d’absolu, et selon moi la sagesse consiste à se tenir à part de toute exaltation, dans une sage tiédeur.

— Cependant, vous ne consentez à me croire sage que si j’ai été suffisamment fou ; et vous semblez craindre que j’arrive à ne plus aimer ma femme, parce que je suis très-amoureux de ma fiancée.

— Oh, sans doute, la contradiction des choses, des intérêts, des idées, des caractères, il n’y a que cela partout, action et réaction, voyez-vous, c’est toute l’histoire. On n’avance que pour reculer, on ne recule que pour mieux sauter, un excès en amène toujours un autre. Les gens se tiennent où ils sont, c’est le plus sûr. N’y a-t-il pas en tout deux principes contraires : le blanc et le noir, le bien et le mal, le chaud et le froid, le mouvement et le repos ?

— Mais voyez donc, lui dis-je, que c’est non pas la lutte, comme vous le croyez, mais l’incessante fusion de ces contraires qui crée et constitue la vie. La vie n’est pas un combat impie ; mais un accord divin.

Il ne comprit point et se mit à philosopher sur les théodicées persane et hébraïque, c’est-à-dire qu’il me récita Voltaire, Dupuis et Montesquieu. Je le laissai parler ; il me quitta charmé de notre entretien. Je n’en pouvais dire autant ; il m’avait agacé les nerfs et j’eus besoin de revoir Blanche pour oublier les désagréments de mon rôle.

Me voici donc mis en demeure de chercher une fonction, et, comme tu le dis très-bien, il s’agit avant tout de savoir laquelle. En y songeant, tous mes dédains d’autrefois me reviennent ; mais je ne veux pas trop les écouter, car j’ai maintenant pour devoir de me mêler activement, sérieusement, à la vie sociale, aux risques et périls de mes répugnances. Il en est cependant que je garderai. Il me faut une fonction honnête, c’est-à-dire utile, et dont encore l’utilité ne soit pas compromise par trop d’erreurs ou de préjugés. Sais-tu que je n’en vois guère ? Si je pouvais être conservateur de quelque musée ? ou bibliothécaire ? C’est ce qu’il me faudrait. L’étude paisible du passé permet de se tenir à part des tripotages présents ; quand les savants s’en mêlent, c’est double bonne volonté de leur part assurément. Oui, c’est une de ces places que nous demanderons ; malheureusement elles sont rares. Peut-être encore l’administration des postes, ou celle de la marine, ou celle des eaux et forêts. Un service public, mais véritablement utile, rien de politique par conséquent.

À qui m’adresser ? Quelle marche me conseilles-tu ? Comme tu le dis, ce n’est guère le moment, Paris étant à la campagne. Le duc d’Hellérin devrait me servir et le pourrait puissamment ; mais je dois avoir près de lui une implacable ennemie. Nous sommes parents ; mais cette parenté que j’ai dédaignée, vais-je à présent la revendiquer ? Que de dégoûts et d’ennuis je prévois. Allons, conseille-moi, je te le permets enfin ? Sache d’abord qui je puis voir, où chacun se trouve ? La famille Plichon va partir dans quelques jours. Je rentrerai donc à Paris. Cependant, j’entends des chuchotteries ; on a fait le projet de m’emmener au Fougeré, leur campagne. Naturellement Blanche et la tante Clotilde sont à la tête de ce complot. Anténor les seconde. Il y a de la résistance chez M. et Mme Plichon. J’entendis ce matin qu’on parlait d’Édith, qui je le vois, a été compromise par la rupture d’un mariage.

— Vous vous montez toujours la tête comme cela, disait M. Plichon à tante Clotilde, attendez qu’il ait sa place et que tout soit dans l’ordre ; ils se verront alors suffisamment. Je ne veux pas qu’il m’arrive de nouveaux ennuis.

— Mais c’est tout différent, disait la tante Clotilde. Pouvez-vous comparer le caractère de Blanche et celui d’Édith ?

C’était dans la salle à manger qu’ils causaient ainsi et j’étais dans le salon à les attendre. Je feignis de lire quand ils entrèrent ; mais ils ne semblèrent pas s’inquiéter d’avoir été entendus. Il y a dans cette famille une naïveté, une simplicité de cœur qui parfois contredisent fort leur souci de l’usage, dont ils se souviennent ensuite à certains moments avec d’autant plus d’ardeur. Cela tient sans doute à leur habitude de vivre à la campagne, où ils sont allés se fixer il y a dix ans, à cause de la santé d’Édith, très-menacée alors. M. Plichon, las de ne voir sa femme et ses enfants que par intervalles, vendit son étude quelque temps après. C’est là que ma Blanche s’est élevée, dans le milieu fort et sain d’une belle nature et dans les bras de cette excellente famille ; c’est là que ses doux yeux se sont emplis du bleu du ciel, de l’humidité des eaux et de ce feu latent qui est la force première et dont le soleil n’est qu’un atome. J’extravague, n’est ce-pas ? Que diable, mon cher, parle-moi d’Olga !



DIX-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

5 août.

Eh bien, mon ami, je vais au Fougeré. Comme toujours, Blanche a triomphé des résistances de son père. Je pars même avec eux, bien qu’il eût été convenu d’abord que je m’y rendrais seul. En définitive, je vois qu’ils ont une manière à eux de s’arranger avec l’usage, quand il gêne leur volonté. Ils s’inclinent devant lui d’abord, très-contrariés, puis tournent tout autour, cherchant des brèches ; avec un peu d’imagination, l’obstacle est bientôt tourné. C’est le procédé jésuitique pour mal faire sans pécher. Je ne m’en plains pas et j’en profite sans remords. Notre mariage est fait dans nos cœurs ; il ne se rompra point.

La confiance des parents n’est pas aussi absolue ; on m’a tout garrotté de précautions puériles. Je serai censé être un ami d’Anténor ; il me sera défendu là-bas de baiser la main de Blanche en présence d’aucun, et de faire plus attention à elle qu’aux autres dames. Quoi encore ? Ce sera bon pour les premiers jours ; et puis ces prescriptions seront levées une à une, comme celles qui s’opposaient à mon séjour là-bas. Adresse-moi donc ta prochaine lettre au Fougeré, près Vivonne, département de la Vienne.



DIX-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

8 août.

Me voici au Fougeré depuis deux jours, mon Gilbert, nous avons quitté la diligence à Vivonne, village situé sur une belle rivière, et nous sommes montés presque aussitôt dans une calèche un peu fanée, attelée de deux coursiers percherons qui nous ont traînés pendant deux lieues à travers des chemins inimaginables. Imagine des ornières de un pied et demi de profondeur, ou béantes, ou remplies par des cailloux de 4 à 5 pouces de diamètre, des ponts de la largeur exacte d’une voiture et sans garde-fous, des gués, des montées verticales, parsemées de rochers, des chemins à surface oblique, où l’une des roues est en l’air, tandis que l’autre s’enfonce à la recherche du point exact où l’équilibre doit manquer. Notre cocher allait d’un train superbe au milieu de tout cela et je regardais les dames dont le sang-froid m’étonnait.

— Nos chemins ne sont pas beaux, dit M. Plichon ; c’est la faute de ces diables de paysans du conseil municipal, des imbéciles, pleins d’idées étroites et ne faisant qu’à leur tête ; l’utilité publique n’existe pas pour eux ; ça ne connaît pas même l’intérêt de clocher, mais seulement celui de sa ferme. Encore…

Il me fit un amer tableau des vices des campagnards.

La campagne en ce cas ne leur ressemble point. Dieu ! quelle fertilité, quelle douceur, quelle charmante et bonne nature ! Prairies où se balancent les peupliers, coteaux tantôt riants, tantôt abruptes, plaines couvertes de chaume après moisson et bordées de grands chênes ou de grands ormeaux ; partout des groupes de feuillages, des fermes, des bois. En approchant du Fougeré, ce fut une autre beauté, dont j’aime la sauvagerie ; de grands espaces incultes, couverts de bruyères, où la calèche roulait silencieusement.

Ce pays est une suite de plateaux, coupés par des ravines, qui de plis en plis descendent aux rivières.

L’habitation du Fougeré est assise au bord d’un de ces plateaux. Les jardins, situés à l’est et au midi, s’inclinent en pente douce vers les bords du Malignon, tandis que devant la façade au nord une belle avenue de châtaigniers projette sa ligne droite au milieu des champs, et qu’à gauche s’étend une vaste plaine. Autour de nous l’horizon est très-vaste, sauf du côté des bois, qui s’étagent au-dessus des jardins et sont magnifiques à voir sous les flots de lumière dont le soleil inonde leur fraîche verdure.

La maison est une sorte de château du dix-huitième siècle, que, par un compromis plein de justesse, les paysans nomment le logis. Sa façade a deux pavillons, une porte ornée d’écussons, de hautes fenêtres. Les chambres sont vastes, et partout règne cette ampleur de proportions qui me semble agrandir la vie domestique. Ce fut bâti sous Louis XV, par un marquis amoureux de la chasse, qui venait passer un ou deux mois de l’année dans ce pays plein de bois et de bruyères, presque désert alors, et maintenant encore abondant en gibier. Tout le rez-de-chaussée, excepté le salon, est tendu de belles tapisseries à paysages, ornés d’oiseaux flamboyants. Le salon, arrangé suivant le goût moderne, n’en est pas plus beau. Ce papier fond gris, à arabesques vertes et à fleurs roses, est une parure mesquine pour ces hauts et larges jours ; les fauteuils et les canapés de velours sont beaucoup trop à l’aise dans cette vaste pièce ; les brimborions amassés par la tante Clotilde y tremblotent, et la large cheminée de marbre sculpté est fort tristement gâtée par l’appareil du chauffage économique.

Tel qu’il est cependant, ce salon fait l’orgueil de la famille, et les raisons d’une prudente économie ont seules empêché la transformation complète du reste de la maison. On m’a donné la plus belle chambre, une chambre que tu connais sans l’avoir vue, parcequ’elle ressemble à toutes les chambres, et que je changerais volontiers contre une de ces salles, comme il y en a deux ou trois encore, meublées d’un lit à baldaquin, en serge, et tendues de vieilles tapisseries.

Pour la première fois, mon goût et celui de Mlle Édith se sont rencontrés. Hier, Blanche, me faisant visiter toute la maison, m’a conduit jusque dans la chambre de sa sœur, après s’être assurée que celle-ci n’y était pas. C’est à coup sûr une indiscrétion ; mais ma curiosité, je l’avoue, a été plus forte que ma réserve. Cette chambre, trop austère pour une jeune fille, convient à merveille à l’humeur d’Édith. Elle est tendue de tapisseries, belles, mais sombres, qui représentent un bois d’admirables chênes, où paissent quelques cerfs. La cheminée de marbre rougeâtre n’est garni que de livres et d’une glace trop haute pour que la coquetterie puisse y prendre ses aises. Les chaises sont de paille noire et jaune à médaillon sculpté ; il y a de plus deux fauteuils en tapisserie, une armoire en noyer sculpté, un grand bureau chargé de papiers et de livres, enfin, seul meuble moderne, un lit en palissandre à rideaux de mousseline blanche ; puis des rideaux semblables aux fenêtres. Tout cela compose un ensemble à la fois triste et gracieux et la vue de cette chambre m’a causé une émotion que je ne saurais comprendre ni définir. C’est comme si je l’avais habitée en rêve.

J’aurais voulu lire les titres de quelques livres ; mais mon charmant guide ne m’en laissa pas le temps, et m’entraîna.

— Vous craignez donc beaucoup votre sœur ? lui dis-je.

— Mais…, un peu.

— Pourquoi ?

— Elle a un caractère si extraordinaire ! Elle ne fait rien comme les autres.

— D’où cela vient-il ? Aurait-elle des chagrins ?…

À ce moment Blanche rougit ; mais j’ignore si ce fut à cause de ma question ou par suite de la double indiscrétion que je commettais en passant le bras autour de sa taille : tout ce que je me rappelle, c’est qu’elle ouvrit une porte, que je lui pris un baiser et que nous parlâmes cinq minutes sans savoir ce que nous disions. Sa chambre à elle est un boudoir blanc et rose taillé dans la moitié d’une ancienne salle, plein de jolis brimborions à son usage, ou sans usage aucun, et qu’elle voulut bien me montrer l’un après l’autre, tandis que je contemplais seulement ses mains effilées et son cou si blanc.

Tu vois qu’on nous laisse une grande liberté. Déjà, en effet, nous nous sommes écartés souvent des conditions posées à mon séjour ici ; mais c’est un peu en cachette, et les serviteurs de la maison n’en ont rien vu. Devant eux j’affecte plutôt de m’occuper de Clotilde, car il n’est guère possible de supposer que je sois ici pour Anténor, qui chasse du matin au soir et dont je ne puis me condamner à suivre à travers champs la course folle, quand toutes mes pensées resteraient ici. On semble maintenant plus occupé du plaisir de m’avoir pour hôte que d’aucun scrupule touchant ma présence. Il y a bien dans tout cela un fond d’apathie ; mais par-dessus tout une bonne foi, je dirai plus, une innocence qui m’inspire pour mes nouveaux parents une grande estime et une sérieuse amitié.

Leur train de maison est fort simple : un jardinier, la cuisinière et le cocher Jean, qui est en même temps valet de chambre et factotum. C’est un garçon peu dégourdi, mais de l’apparence la plus honnête. La cuisinière est une fille entendue, qui est là depuis dix ans. La table est abondante, sans recherche ; les domestiques semblent heureux et attachés ; une libéralité pleine d’ordre règne partout. Je passerais ici ma vie.

On n’a pas l’embarras des occupations rurales. M. Plichon fait cultiver ses terres par un métayer dont l’habitation se trouve à peu de distance, du côté des champs. J’ai traversé la cour de cette ferme, occupée d’un côté par un fumier aux exhalaisons fétides, de l’autre par une mare, dont l’eau croupit au soleil. Le peu de terre ferme qui reste vacant est rempli par des poules, des canards et une bande d’enfants, dont l’aînée, une petite fille, a dix ans environ. Quand je lui ai demandé son âge, elle m’a répondu : — Je ne sais pas ; mais le petit a dix-huit mois.

Ce petit est un gros enfant, très-barbouillé, qu’elle tenait dans ses bras, et dont le poids dépasse assurément les forces de cette fillette.

— Est-ce que le petit ne marche pas ? lui demandai-je.

— Oh si. Monsieur, c’est qu’i n’veut pas.

— Il faut le mettre par terre, Madeluche, dit M. Plichon, qui m’accompagnait, ou plutôt que j’accompagnais, dans sa visite à la ferme.

— Oh ! il crierait.

— Laisse-le crier ; ce gros enfant te fera tourner la taille.

Mais Madeluche nous regarda de travers pour ce bon conseil, et n’en serra que plus étroitement le marmot dans ses bras.

— Où donc est la mère de ces enfants ? demandai-je.

— Elle travaille aux champs, dit M. Plichon.

— Quoi, les femmes travaillent comme les hommes, au dehors ?

— À peu près, excepté le labourage.

— Et les enfants, qui les soigne ?

— Il n’y a que les premiers qui retiennent un peu la mère à la maison ; les derniers sont élevés par les aînés. Tenez, ces deux plus petits, leur véritable mère est la Madeluche ; l’autre n’est que leur nourrice.

En retournant la tête vers le groupe des enfants, dont nous nous étions éloignés de quelques pas, je vis Madeluche embrasser son marmot avec cette passion maternelle dont nous avons tous le souvenir.

Je demandai à M. Plichon comment on pouvait vivre et élever des enfants au milieu des miasmes de ce fumier.

— Eh ! s’écria-t-il, faites donc entendre cela aux paysans. Leur fumier, c’est leur trésor, et ils consentiraient plutôt à le mettre dans leur maison qu’à l’éloigner de leur porte.

Il partit de là pour déblatérer contre la sottise et l’entêtement des gens de la campagne. C’est bon ; mais je crois qu’il n’en souffre guère. Si j’étais le maître de cette ferme, elle serait plus saine.

Je te disais tout à l’heure que je changerais volontiers l’ameublement de ma chambre ; mais pour rien je ne donnerais la vue que j’ai de ma fenêtre, sur le grand plateau inculte qui s’étend de l’autre côté du Malignon. C’est immense et sauvage. Partout, au premier plan, et comme fond, la brande, sorte de haute bruyère à fleurs d’or bruni, dont le vert vif tranche avec le feuillage plus sombre des chênes qui la parsèment ; puis çà et là des bouquets d’arbres, une ferme isolée, des bois, des plans rougeâtres ou jaunes qui sont des champs, plus loin encore des lignes de plus en plus bleuâtres qui vont mourir en vapeurs au bord du ciel.

Le matin et le soir, cette lande est animée par des troupeaux ; on entend les cris des bergers. Quelquefois, quand le vent porte de ce côté, je saisis même leurs paroles. Et tout à l’heure, dans un de ces chemins tortus et raboteux où l’essieu gémit, où le charretier pressait ses bœufs de la voix et de l’aiguillon, les sons, affaiblis par l’éloignement, venaient à moi, pleins d’une sonorité particulière…

Tiens, en ce moment même, un grand coup de soleil qui tombe au milieu de cette étendue fait saillir des détails qu’on ne soupçonnait pas, rend les lignes plus tranchées et fait ressortir les ombres si vivement, que de bleues qu’elles étaient les voilà presque noires. Bientôt, un coup de vent, balayant les nuages, va produire d’autres effets. C’est inimaginable. Je reste quelquefois longtemps accoudé devant ce spectacle, et l’œil charmé de ces beautés, le cœur plein d’amour, je rêve avec délices et je bénis la vie. Oh ! mon ami, la vie est grande et belle ; elle est divine quand nous sommes bons et intelligents. Il y a des situations de l’âme qui obscurcissent tout ; d’autres qui tout illuminent : sommes-nous les jouets de nos passions ? Non ; si je doute dans l’ombre, quand je vois, je crois.

Je voulais te faire une description détaillée de ce domaine ; mais je m’égare sans cesse en toutes sortes de digressions. Les bois au bout du jardin, percés de belles allées et de jolis sentiers, d’un côté, montent jusqu’au sommet du plateau, de l’autre descendent jusqu’au bord du ravin, où le Malignon sort d’une fontaine. L’eau de cette source a tant de force, que, si l’on y jette de petites pierres, elles n’arrivent pas au fond ; elle remplit un grand réservoir ombragé de saules qui termine de ce côté l’enclos du jardin, et, s’échappant, court entre deux rives assez abruptes, que percent çà et là de gros rochers noirs, tout échevelés de ronces et de clématites. C’est le Malignon, ou plutôt, comme le nomment les paysans, le Malinet, petit Malin, parce qu’après de fortes pluies devenu le réservoir des deux grands plateaux qui le dominent, il s’enfle, écume et ravage ses bords. On dit aussi que cette fontaine fut creusée par le diable, selon une légende locale. Ce ruisseau est assez abondant pour faire tourner en tout temps la roue d’un vieux moulin jeté sur son cours, et qui se trouve à peu de distance de là.

À propos de ce moulin, il paraît que j’ai un rival dans ce pays même, Prosper Coulineau, le fils du meunier, un garçon qui a fait ses classes et qui se trouvera un jour, par les gains de son père et des héritages, à la tête, dit-on, de plus de deux cent mille francs. Heureusement que ma Blanche ne tient pas à la richesse. Il faut dire aussi que les préjugés bourgeois s’opposent énergiquement à pareille mésalliance et que, tout en m’approuvant de ne pas avoir de préjugés, mon futur beau-père garde les siens avec amour. Le jour de notre arrivée, comme nous grimpions au pas la côte du Malignon, nous vîmes un grand garçon, vêtu d’une blouse grise, disparaître derrière les arbres, après nous avoir salués rapidement. Blanche détourna la tête avec une moue de dédain, et M. et madame Plichon ainsi que tante Clotilde échangèrent un sourire assez narquois.

— Il paraît qu’il a voulu s’assurer de notre retour, dit Clotilde. Pauvre garçon !

Quel est son malheur ? demandai-je.

On sembla vouloir piquer ma curiosité en se faisant prier un peu, et l’on me signala enfin M. Prosper comme un soupirant malheureux de ma jolie fiancée.

— Ce n’est pas qu’il ait osé me faire une demande formelle dit M. Plichon ; mais ses intentions sont assez claires et il n’eût fallu qu’un mot d’encouragement…

Je dis alors :

— C’est un naturel timide ?

— Ah ! par exemple ! s’écria Blanche, au contraire ; je ne le trouve que trop audacieux, et cela va jusqu’à l’impertinence.

Je m’étonnais de la vivacité de ces paroles et de l’accent dont elles étaient dites, quand madame Plichon ajouta :

— Mais c’est un jeune homme rempli de moyens et d’un très-bon caractère. Tout son malheur est d’être fils d’un meunier.

Je ne pus m’empêcher de sourire en regardant Blanche. Ce sera moi, je le vois bien, qui devrai enseigner à cette chère plébéienne les droits du mérite personnel. Il y eut encore sur ce jeune homme des quolibets qui me déplurent. À quoi bon triompher de ce vaincu ? Je ne puis souffrir d’entendre railler une affection, surtout par ceux qui en sont l’objet. C’est ingrat et dur. Avec tout son étalage de sentiment, Clotilde est vaine, et elle m’aurait gâté Blanche, si le mal pouvait jeter des racines profondes dans un être si pur et si charmant.

Je te quitte, voici l’heure où elle descend de sa chambre. J’attends une lettre de toi qui me dise si je dois me rendre à Paris. Mais ce n’est guère le moment, et je puis bien rester ici, n’est-ce pas, une quinzaine au moins ?



VINGTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

10 août 1846.

Je n’ai que le temps de te dire que le duc d’Hellerin est en Italie. Le directeur des beaux-arts est absent également. Paris est désert. Il n’y reste que des utilités, dont je suis, hélas ! et qui naturellement ne disposent de rien. Cependant, je vais obtenir, je l’espère, un congé de quinze jours, que je suis autorisé d’avance à aller passer à Saint-Germain.

Il y a déjà quelques personnes chez ma belle Olga, des artistes, et entre autres un certain drôle dont je suis jaloux, un intrigant qui n’aime en elle que sa fortune.

Si tu savais, mon cher, que de soins et de soucis !… Outre les occupations de ma charge, tous les jours, j’écris une longue lettre à ma princesse, pas trop négligée, tu comprends. C’est que j’ai à combattre tous les dangers de l’absence. De temps en temps, je m’échappe et j’y cours passer une soirée. Puis, je prends des leçons de Ponsard. Tu sais que j’ai la voix assez belle. Je veux pouvoir éclipser ce Farlini, qui se permet de chanter là-bas des duos d’amour. J’étudie avec fureur l’air d’Arnold et le grand duo de la favorite et Ponsard trouve que j’y mets de la passion.

Au milieu de tout cela, je suis loin de t’oublier, tu le crois bien. J’ai parlé à Targin qui a de l’influence. Il dit que tu devrais demander une place de sous-préfet, que tu l’obtiendrais facilement, et qu’avec ton nom et tes manières, tu serais préfet dans cinq ou six ans d’ici. Il se moque de tes scrupules. — Quand un homme est ruiné, dit-il, il doit se tenir prêt à tout accepter, ou bien il ne réussira jamais. — J’ai voulu soutenir que tu n’étais pas ruiné, que seulement tu sentais le besoin de te ranger, etc. Il a souri de façon à me prouver qu’il n’en croyait rien. Je ne sais qui diable a pu dire cela. Les secrets sont aussi subtils que les odeurs ; ça se respire dans l’air. Mon ami, je te quitte. Il faut que j’écrive à Olga. Crois que je ne t’oublie pas un seul instant et que je saisirai toute occasion de t’être utile. Mais je ne puis t’écrire souvent. Ne m’en veux pas et continue de m’écrire ces longues lettres qui me font vivre avec toi et me font un bien véritable ; car elles me rafraîchissent le cœur et l’esprit. Ma foi, je suis bien souvent à sec. Songe qu’il me faut tous les jours à heure fixe me mettre en frais d’amabilité. Ce n’est pas à une simple jeune fille que je dois plaire, mais à une femme blasée par les plaisirs et les succès. Et je suis loin d’avoir les moyens dont tu disposes.

À toi.
Gilbert.



VINGT-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

15 août.

Je mène ici l’existence la plus monotone en apparence, et cependant la plus remplie que j’ai eue jamais. Jusqu’ici, j’ai vécu dans l’activité fébrile de Paris, où l’on se hâte pour perdre le temps, où l’on s’agite tant pour ne rien produire. Quelquefois, souffrant, je m’isolais ; mais au milieu de la foule, on ne s’isole jamais complètement ; nous agissons trop les uns sur les autres. Cet ouragan fouettait ma pensée ; elle volait, effleurant tous les sujets sans les approfondir, et ne recueillait que doutes, amertumes, découragements. Au milieu de ce tumulte, je n’ai pu jamais être vraiment seul avec moi-même. Nous ne le sommes jamais. Ici du moins un seul être m’accompagne ; un seul tableau, la grande et calme nature est sous mes yeux, et je puis entendre en moi jusqu’aux chuchotements du cœur et de la pensée.

Je me lève assez matin et reste seul jusqu’à neuf ou dix heures. Ou j’écris, ou j’arpente la campagne, délicieuse à cette heure-là. Puis je rentre et m’arrête dans le jardin, les yeux fixés sur la fenêtre d’une tourelle garnie de clématites, d’où bientôt descendent sur moi les rayons de deux grands yeux, brillants quoique à peine ouverts ; parfois je saisis quelque détail charmant de toilette incomplète ; enfin, elle s’accoude sur la fenêtre et me jette un bonjour frais et mélodieux comme la voix des oiseaux qui chantent autour de nous. Quand elle descend, je vais à sa rencontre et, soit au tournant du grand escalier de pierre, soit dans le corridor désert, j’obtiens un bonjour plus tendre et plus furtif. Comme elle rougit, mon Dieu ! C’est à l’adorer comme un être divin, et bien souvent je me laisse aller à deux genoux, la contemplant, jusqu’à ce qu’elle se fâche, craignant qu’on ne nous surprenne.

Après le déjeuner, il fait trop chaud pour sortir. Ces dames vont s’établir dans le salon, où elles passent la journée entière, les doigts occupés de travaux d’aiguille. Je les suis. Nous sommes là dans un demi-jour ; la conversation se traine un peu, car la chaleur nous allanguit ; je suis en face de Blanche, ou tout près d’elle, et, tandis qu’elle semble attentive à sa broderie, ses regards, à demi voilés sous ses longs cils bruns, se glissent dans les miens… Des sensations trop vives parfois m’oppressent, et, ne pouvant ni lui dire ce que je sens, ni tomber à ses genoux, je me lève et marche par la chambre. Au plus fort de la chaleur, maman Plichon ferme les yeux et sommeille quelques instants ; Clotilde alors nous surveille malicieusement, ou plus malicieusement encore s’en va, et nous laisse seuls, livrés à notre sagesse, ou à la peur de réveiller maman. Hier on nous gronda. La méchante enfant m’agace de l’œil ou du geste, puis elle rit. Ces après-midi qui sembleraient monotones passent comme un instant, ou valent des jours entiers, suivant le nombre ou la nature des émotions qu’elles contiennent. Quelquefois, au milieu d’un silence, la chute d’une paire de ciseaux nous fait tressaillir ; autour de nous bourdonnent des mouches ou quelque abeille égarée, et, par l’entre-bâillement des contrevents, le soleil projette à travers la salle une barre d’or oblique et mouvante.

Pendant ce temps, M. Plichon fait la sieste dans sa chambre ; Anténor chasse toute la journée ; son père, le matin, essaye de l’accompagner ; mais il revient sur le midi, suant, soufflant et jurant que cet endiablé garçon ne l’y reprendra plus, ce qui ne l’empêche pas de recommencer le lendemain ; Édith, sauf à l’heure des repas, est invisible. Le soir, nous allons nous promener tous ensemble dans les bois, ou nous asseoir sur l’herbe dans les prairies. On jase et l’on rit ; on nous taquine, Blanche et moi. M. Plichon a la plaisanterie un peu lourde ; mais je force les boulets à ricocher. La parole douce et sensée de maman Plichon, l’aimable esprit de Clotilde, rendent la conversation attachante. Puis, dans tout ce qu’on dit, l’intention est si bonne, la gaieté si franche, que tout paraît agréable et bon. Anténor lui-même, harassé le soir, laisse sommeiller ses prétentions et ses vanteries, ou nous permet de les railler. Enfin, nous rions toujours à cœur joie, qu’il y ait ou non de quoi.

Après cela, quand cette chère famille s’excuse près de moi de n’avoir point de distractions à m’offrir et semble craindre que je m’ennuie, je ne la comprends guère. Qu’ai-je besoin de m’amuser quand je suis heureux ? Je retrouve avec délices les joies contemplatives de ma première enfance, augmentées par le développement de la connaissance en moi. Je me retrouve moi-même, comme un ancien compagnon égaré, ou depuis des années rarement entrevu. Je bénis et savoure cet amour, que le sentiment de sa durée revêt pour moi d’un caractère religieux. Et faisant un retour sur ma vie passée, j’éprouve la sensation d’un homme qui vient d’être battu des flots, au moment où il met le pied sur le rivage. Plaise à Dieu que ce calme et cette confiance soient éternels !

Mais tant que je sentirai à moi cette âme fraîche et naïve, tant qu’elle m’aimera, je serai fort et croyant. Et pourquoi changerait-elle ? Elle m’aime, tout en elle est révélation de cette vérité sublime, ses traits, sa pose, ses regards, cet empressement timide qui la trahit à chaque instant, cette attitude constante de tout son être, penché vers l’amour comme la fleur vers la lumière. Je ne puis exprimer combien cela me touche et me pénètre. Oh ! comment peut-elle craindre que je m’ennuie ? D’un seul de ces indices, je vivrais tout un jour, et j’en perçois mille. Je vois cette âme charmante se développer, étonnée d’elle-même, sous l’influence de l’amour. Ses timidités, ses audaces me ravissent également, et m’inspirent un égal respect. Hier, de tout le jour, je n’ai pu qu’effleurer ses cheveux. Qu’importe ? j’ai senti sur mes lèvres, tout le jour, leur frémissement et leur parfum.

Et quand je ne pourrais ni la toucher ni lui parler même, je savourerais en mon cœur sa pensée qui est à moi.

Ne sont-ce pas les plus vraies délices, ces impressions fraîches comme l’aube, jeunes comme le printemps, pénétrantes comme toute sensation nouvelle, et que nous moissonnons peut-être avec trop de hâte ? L’inconnu est l’attrait supérieur de notre âme, et le nouveau la prime fleur de l’inconnu, imprégnée du parfum le plus subtil et le plus suave. Il y a des moments où je voudrais quitter cette maison à l’instant même pour voler à Paris, presser, obtenir cette place et revenir épouser Blanche ; mais je me calme en me traitant de sauvage qui, pour arriver plus tôt au but, écrase et foule aux pieds les fleurs du chemin. Oui, ces premiers frémissements de deux êtres touchés par l’amour contiennent les poésies les plus hautes, et peut-être les jouissances les plus profondes que puisse nous donner la vie.



VINGT-DEUXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

20 août.

Je t’écris de ma chambre inondée de soleil et dans un air embaumé par un parfum sans nom, où se mêlent aux roses et aux clématites du jardin l’arôme des bois et les senteurs des prairies. À cette heure, dans toute la campagne, règne un vaste silence plein de mélodies confuses, de petits cris, de bourdonnements, de crépitements, d’haleines, une vie immense. J’étouffais dans ce salon trop fermé, trop sombre ; je suis monté. Je t’écris parce que tu ne m’écris pas. Voici bientôt deux semaines que je suis ici. Rien donc là-bas ne remue ? Le monde va-t-il s’immobiliser exprès ? Le duc d’Hellérin s’est-il endormi en Allemagne ? Si je lui écrivais ? Non, il vaut mieux le voir. Je crains sa femme. Elle ne me pardonnera jamais certaines avances dédaignées… Et pourtant c’est sur le duc, mon parent, que je puis le plus compter.

À propos, quand j’ai dit que le duc était mon parent, pourquoi Blanche a-t-elle rougi ? Et son visage a rayonné ensuite, comme si cela valait la peine d’une émotion intérieure. Ah ! les préjugés bourgeois. S’ils ne sont pas exactement les mêmes que ceux des nobles, c’est qu’ils sont plus sots. Je n’aime pas cela. De la vanité dans cette âme d’enfant, si pure ! C’est la faute de tante Clotilde ; mais ce défaut d’emprunt, je l’effacerai.

Ce qui est très-gênant, c’est qu’on ne nous laisse seuls que par échappées. Cela s’oppose à tout épanchement sérieux. Je voudrais l’interroger, pénétrer ses idées, lui dire ce que je pense, ce que je crois, m’éclairer peut-être par son ignorance, développer sa pensée par la mienne. Mais pour ces unions intimes de l’âme, il faut être seuls. En présence d’un tiers, fût-il le meilleur des amis, l’abandon n’y est plus.

Cependant, quand je la regarde, avec son front et son regard angéliques, il me semble qu’elle sait tout, bien suffisamment.

Mais moi je ne la sais pas assez ; moi, je la voudrais étreindre jusqu’au fond de l’âme.

— Tu souffres toutes les peines d’un courtisan, mon pauvre Gilbert. Car ton amour n’est qu’une ambition. Et si tu réussis, tu te vengeras en maître. À ce point de vue, l’homme et la femme ne sont que deux ennemis forcément alliés. En toutes choses, vous faites de la vie une lutte ; je la veux un accord.


VINGT-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

21 août.

Ce matin, je me suis levé dès l’aube ; la lande était une mer de vapeurs, qui bientôt commencèrent de fondre au soleil. Je descendis ; personne encore n’était levé, sauf la diligente Gonde, la cuisinière, et Anténor qui, le carnier sur le dos et formidablement guêtré, se disposait à partir en avalant une bouteille de vin, et plusieurs tranches de pâté. Il m’engagea vainement à l’accompagner ; je ne me sentais aucun goût pour le carnage, et comme il prenait par la lande, je me dirigeai de l’autre côté. Mon ami, que cette nature est admirable quand elle sort rajeunie du sein de la nuit ! C’est la sérénité dans l’exaltation. La rosée brille, la fleur s’ouvre, l’oiseau picore ou chante, la fourmi se hâte, l’arbre frémit, les feuilles semblent s’étendre et s’allonger au soleil…

Mais pourquoi chercher à peindre ce qui est inexprimable ? Nous pouvons seulement, par les synonymes convenus, rappeler des images ; mais seulement à ceux qui les ont déjà vues. Tu n’as point vu ma Blanche ; aussi n’ai-je pas cherché à te faire comprendre le charme de ce visage fin et doux, de cette souplesse gracieuse, de toute cette harmonie qui la compose. Je remportais avec moi dans ma pensée, et, songeant à son réveil, je constatais l’analogie profonde qui existe entre la nature et l’homme ; on ne pouvait comparer l’expression de tout ce qui m’entourait qu’au sourire d’un être heureux.

Cette beauté de la nature me remplissait de foi et d’espérance. La beauté, qu’on la cherche ailleurs ce sera en vain, n’est que la forme d’une idée. Et c’est pourquoi l’amour se confond avec la foi. C’est pourquoi l’on adore avec tant de reconnaissance la femme qu’on aime, révélation vivante, incarnation de l’idéal. Cette nature souriante, riche et forte m’affirmait le bonheur et j’y comptais, à cette condition sérieuse et nécessaire, de le mériter.

J’ai fait plus de deux lieues, et j’ai pris une idée du pays aux environs. Il est très-varié d’aspect, et mieux cultivé de ce côté. À peu de distance du Clain, j’ai rencontré un gros village. Ce doit être Sanxenay, le chef-lieu de commune dont j’entends parler. Les coteaux du Clain, tantôt arides et tantôt boisés, sont charmants. Mais le luxe de ces campagnes contraste avec la misère de leurs habitants. Les demeures des hommes ressemblent à des étables, et c’est une risée amère que de voir, à côté du vernis éclatant des feuilles et de la fine texture des herbes, les saies haillons du prétendu roi de la nature. Encore, ne serait-ce rien que le vêtement ; ce qui m’indigne surtout, c’est l’abaissement moral et intellectuel de ces visages. Rien d’élevé, de noble, de viril, nul éclair. Les traits sont gros, quelquefois ignobles, la face bestiale. Ils vous saluent humblement, ou vous regardent passer d’un air hébété. Entre les poulains gracieux et éveillés qui accourent pour vous voir au bord de la route, et le petit berger stupéfait et les bras pendants qui vous regarde, sans même répondre à votre bonjour, le choix n’est pas douteux, mais il est humiliant. Je te le dirai tout bas, de peur de contrarier l’éloge officiel du peuple français, il me paraît y avoir encore dans ces paysans plus du serf que du citoyen.

Comme je revenais, j’atteignis une pauvre femme qui marchait courbée sous un fagot d’herbes, une faucille à la main ; elle me regarda curieusement, nous nous dîmes bonjour, et je lui demandai où elle allait ? Elle venait d’un champ voisin et se rendait à l’étable de sa chèvre ; elle avait fait cela la veille ; elle ferait de même le lendemain, et dans ce visage flétri, je ne vis rien au delà. Les herbes coupées qu’elle portait, la plupart fleuries, se penchaient avec une grâce languissante ; mais elle, ce n’était que grossièreté, laideur, écrasement de tout. J’essayai de la faire parler ; ce fut une longue plainte : la vie dure, le mari brutal, les enfants ingrats. Puis, tout ce qu’elle avait pu faire cette année avait manqué, blé, chanvre, légumes. Il n’y avait que la chèvre et les poules qui donnassent quelque chose, mais c’était peu ; et les poules encore, à cause des gens riches et de leurs raisins (elle me lança un coup d’œil oblique), elle ne savait où les mettre — car les pauvres ont beau faire ; ils ne peuvent réussir à rien.

Je lui donnai quelque monnaie, et cette munificence qui parut l’étonner réveilla pourtant dans son œil terne une lueur de joie. J’étais attristé ; je ne voulus pas rentrer encore, et je me couchai derrière une haie, à l’ombre, car le soleil devenait chaud.

C’était plein d’insectes qui fourmillaient là de tous côtés, chacun, d’un air empressé, suivant son chemin et sachant très-bien ce qu’il allait faire, tous propres, brillants, heureux. Je songeais moi à ce triste problème de la misère humaine, quand j’entendis marcher et parler dans le chemin. C’était la voix d’Anténor et une autre voix plus douce ; en regardant à travers la haie, je vis mon futur beau-frère à côté d’une jeune paysanne assez jolie.

— Non, vous n’êtes pas bonne pour moi. Mignonne, ce n’est pas bien.

— Je n’ai pas besoin d’être bonne pour vous, monsieur Anténor.

— Mais j’en ai besoin, moi, que vous le soyez. C’est gentil ce que vous dites. Est-ce qu’une jolie fille devrait être si égoïste.

— Il voulut alors l’embrasser ; mais la fille le repoussa en s’écriant :

— Finissez, monsieur Anténor, vous savez bien que je ne suis pas de celles qui jouent comme ça.

— Oh ! parce que ce n’est pas Justin, répondit le jeune Plichon avec dépit. Vous n’êtes pas si insensible pour lui, mademoiselle Mignonne.

Je n’en entendis pas davantage ; un peu plus bas, la haie se brisa sous un effort, et Anténor, pénétrant dans le champ où je me trouvais, s’éloigna sans me voir, en écrasant sous ses pas le chaume des sillons et en sifflotant sur un ton aigu.

Je rentrai par les bois et je marchais dans le fourré en cueillant un bouquet de pois à fleurs roses pour Blanche, quand je l’aperçus elle-même dans l’allée. Elle s’avançait en jetant ses regards autour d’elle, comme si elle cherchait quelqu’un. Je me montrai tout à coup. Elle fît un cri et se réfugia presque dans mes bras, où je l’attirai avec transport.

— Oh ! Monsieur, c’est bien mal ! vous m’avez fait peur.

Son visage était enflammé d’émotion, ses yeux humides de tendresse, et elle me prenait à témoin de son trouble avec les plus doux regards.

Je la conduisis sur un fauteuil de mousse, et me laissai glisser à ses pieds.

— Oh ! si l’on nous voyait, balbutiait-elle, rouge et confuse.

Les femmes n’oublient jamais cela. Jamais l’amour n’efface à leurs yeux le monde, même quand elles le bravent, et toujours ce fantôme vient se placer entre elles et leur amant. Se donnent-elles jamais complètement ? Je fus presque blessé de cette parole de Blanche, et j’eus tort ; ce n’est pas sa faute ; on l’a élevée ainsi ; depuis qu’elle existe, chacun de ses gestes et de ses pas a été placé non sous l’œil de Dieu, mais sous les regards du monde.

— Ne suis-je pas votre fiancé, lui dis-je.

— Pas encore.

— Pas encore ! m’écriai-je et que sommes-nous donc ? des étrangers ?

— Mais,… je veux dire que tout le monde ignore…

— Eh ! laissons tout le monde, dis-je presque en colère ; que le monde sache ou ne sache pas que nous nous aimons, nous le savons, nous. Ah ! pour le monde entier, ne l’oublions jamais.

Elle fut très-surprise et tout émue du ton dont je parlais ; réellement j’étais stupide. Je lui en voulais de ne pas être au diapason où j’étais moi-même. C’est l’éternelle querelle humaine, la seule au fond. Nous sommes tous montés à mouvements inégaux, et ces dissonances qui nous désespèrent ne sont que des questions de temps, heures ou siècles. — Mais l’amour est la rencontre de deux êtres en accord. — Bah ! l’absolu toujours, j’extravague. Et le charme des différences ? Vais-je désirer le sommeil des béatitudes ?…

Que disais-je ?… Écoute : je ne sais pourquoi, mais jamais, à aucune époque de ma vie, je n’ai senti un tel besoin de bien entendre ce qui se passe en moi, de saisir ce qui existe chez les autres, d’analyser, de comparer, de savoir enfin. J’ai sur le moment une mémoire très-vive, mais où plus tard les détails s’effacent. Ici, dans ma chambre, où je suis seul et sans livres, j’aime à fixer mes impressions en t’écrivant. Car de m’écrire à moi-même, ma foi, je ne le ferais probablement pas ; on a plutôt fait de penser ; mais la forme nous est nécessaire pour voir, et la rectitude de ces petits caractères noirs, et celle de la phrase, forcent la pensée à se dégager, l’éprouvent, la corrigent. Enfin, je vois mieux ce qui s’est passé quand je l’ai écrit. Je continuerai donc à t’envoyer ces in-folio qu’il t’est permis de ne pas lire, et qu’il m’est venu à l’idée de griffonner à ton adresse, sachant que tu conserves mes lettres et que tu es en tout ce qui me touche d’une scrupuleuse discrétion. Je me rappelle le bonheur que j’ai eu l’année dernière à relire mes lettres d’adolescent. Oh ! le divin monde ! Il n’est plus que là.

À mesure que nous changeons, notre passé se ternit, s’efface, et le souvenir qui nous en demeure n’est plus qu’une sorte de squelette. Mais dans ces lettres, c’était la vie ; c’était ma vie d’enfant tout entière, avec sa forme et son coloris, qui m’était rendue. J’en ai pleuré ; et de nouveau je l’ai vécue des jours entiers, avec délices et amertume. Donc, je te confie mes vingt-sept ans, et ce frais amour qui s’est emparé de moi. Tu me rendras cela dans quelques années.

J’aime autant, certes, que la première fois ; mais ce n’est plus de la même manière. Cette fois, j’ai besoin de me rendre compte de mes impressions. Je suis moins instinctif, moins aveugle. Senté-je moins vivement ? Je ne crois pas.

Oui, l’on étouffe chez la femme le naturel par cent réserves, par une dissimulation que de profonds philosophes découvrent ensuite sous le nom d’instinct féminin. Quand je lui ai dit : — Vous me cherchiez ? c’est presque naïvement qu’elle m’a répondu :

— Non, j’étais venue là me promener un peu. Je vous croyais du côté de l’avenue.

Je lui ai pris les mains et l’ai regardée dans les yeux avec reproche ; elle a beaucoup rougi.

— Pourquoi craignez-vous de me rendre trop heureux ? lui ai-je demandé. Ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez ? Eh bien, il faut l’avouer toujours, à tout propos. C’est notre bonheur, et maintenant ce doit être notre orgueil.

Cette promenade m’avait enivré, je lui dis les pensées qui m’étaient venues là-bas, à l’ombre de cette haie : S’il y a quelque chose de bon et d’utile à faire au monde, c’est ici, dans ces campagnes, où la terre et l’intelligence humaine sont également stériles. Il y aura toujours à Paris des bibliothécaires plus savants que moi ; mais ici ce pauvre peuple n’a d’autre livre que l’almanach. Augmenter leur bien-être, c’est impérieux, urgent ; mais rendre à ces fronts bas, à ces visages grossiers la flamme de Prométhée, les mettre en harmonie avec leur milieu, en faire des hommes, des citoyens, des poëtes, c’est-à-dire des êtres compréhensifs et heureux de la poésie qui les entoure, ce serait créer un monde, ou du moins rétablir l’équilibre de celui-ci, en portant la vie intellectuelle au milieu des champs. L’homme, pour être fort et sain, a besoin de la nature en même temps que de l’idée, et…

Je m’arrêtai en voyant Blanche m’écouter avec un étonnement presque pénible.

— Et comment voulez-vous faire tout cela ? me dit-elle en souriant avec ironie.

Ces mots soufflèrent sur mon enthousiasme.

— Il est certain, lui dis-je un peu confus, que mes moyens d’agir ne sont pas en rapport avec ce rêve. Je vous exposais l’idée telle qu’elle m’est venue ; ce n’est pas un projet ; mais elle en contient les éléments. Si, par exemple, je consacrais à étudier l’agriculture le temps qu’il me faudra dépenser à poursuivre une place, et peut-être aux études nécessaires pour la remplir, ne pourrais-je acheter des terres voisines du Fougeré, devenir en outre le fermier de votre père, prêcher d’exemple d’abord, et, sinon accomplir mon rêve, car il y faudrait plus que la vie d’un homme, du moins, en commencer la réalisation ? Nous resterions ainsi près de votre famille, ce dont je serais heureux presque autant que vous.

— Ce serait charmant ! s’écria-t-elle avec un dépit qu’elle ne pouvait dissimuler, et qui m’étonna.

J’ai raconté aussi ma rencontre avec la pauvre femme, et ce qu’elle m’a révélé de sa misère.

— Oh ! dit Blanche, ce doit être la Cholette. Oui, elle est très-pauvre ; mais il ne faut pas, William, croire absolument tout ce que disent ces gens-là. Ils se plaignent toujours.

— Et de quoi se loueraient-ils ? m’écriai-je, leur connaissez-vous quelque bonheur ?

— Je ne sais pas ; moi je les connais très-peu. C’est maman qui leur a fait quelquefois des charités et à qui j’ai entendu dire qu’ils ne méritaient guère qu’on s’occupât d’eux.

Le calme et l’insouciance de cette belle enfant, qui vit comblée de biens au milieu des misérables, me firent mal ; je me tus, mais je tombai dans une tristesse invincible. Elle voulut remettre la conversation sur le ton de ces mièvreries amoureuses qui remplissent à l’ordinaire nos courts entretiens ; à peine pouvais-je lui répondre.

— William, me dit-elle d’un ton très-doux et très-tendre, qu’avez-vous donc ?

Et elle me prit la main. Dans cette étreinte, dans son regard, j’oubliai tout, si ce n’est qu’elle m’aime. Elle m’aime ! Qui payera jamais la moindre parcelle de tendresse donnée ? Elle peut bien se tromper, avoir des préjugés, la chère enfant ; qui ne se trompe ? Mais de l’amour et de la bonne foi, cela est tout.

Je ne puis te peindre, Gilbert, combien elle est bonne ; avec quelle grâce incomparable, avec quel abandon, elle me livre son âme charmante dans ses doux regards.

Et puis, elle est si jeune ! Peu à peu nous nous comprendrons.

On l’appela. Elle voulut revenir seule, et je fis un long détour en courant pour rentrer par l’avenue. Mais maman Plichon nous a regardés d’un air soupçonneux. Blanche est triste ce soir et boudeuse, ou réservée, je ne sais trop. L’aurait-on grondée ? Ce serait détestable et puéril. Je ne comprendrais pas qu’on méconnut à ce point les droits de notre amour et notre dignité d’êtres raisonnables.

J’ai, remarqué en rentrant un détail curieux : assise dans l’antichambre et occupée à coudre, se trouvait cette Mignonne qu’Anténor, ce matin, voulait embrasser. Elle remit à la tante Clotilde un cahier de feuilletons, et celle-ci lui en promit d’autres. C’étaient le chevalier d’Harmental, la femme de trente ans, le lion amoureux, Piquillo : Alexandre Dumas, Balzac, Soulié Scribe. Sur une imagination de village, quel curieux effet cela doit faire !

— Pensez-vous, dis-je à la tante, que tout cela nourrisse bien sainement l’esprit de cette fillette ?

— Mais, me répondit-elle, pourquoi pas ?

— Ce pourquoi pas me paraissant magnifique, je n’en demandai pas davantage. Ce n’est pas là pourtant l’instruction que réclament nos pauvres campagnards ; ce n’est pas le monde et la ville avec leurs vices, leurs vanités, leurs doutes, leur luxe, leur facile morale et leurs sentiments de théâtre, qu’il faut venir étaler devant leurs yeux. Quand on se plaint de les voir déserter la charrue pour les métiers, ce n’est pas cette amorce qu’il faut jeter dans leurs cabanes en guise d’idéal. Bien différente était l’initiation qu’à l’abri de ma haie je rêvais ce matin.

Je regardai cette paysanne. Elle a plus de distinction que les autres, la figure douce et assez jolie, un corsage milice, des doigts longs, de la modestie, de la réserve, une certaine préciosité. Je lui demandai :

— Ces romans, Mademoiselle, vous amusent beaucoup ?

Elle me répondit :

— Oui, Monsieur, en baissant les yeux. — Ce Justin, qui, si, j’en crois Anténor, possède son cœur, doit être le dandy le plus romantique du village.

Il m’est venu à l’idée, depuis le pourquoi pas de la tante Clotilde, que Blanche lisait aussi des feuilletons. Pourquoi pas ? — Et sans doute !… ce que je voudrais savoir avant tout, c’est la cause de sa tristesse.


VINGT-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

23 août.

Je suis d’une irritation !… Suis-je donc un être bizarre ou fou qu’une contradiction me cause tant d’amertume ? Je suis un fou. Je ressemble à l’enfant qui veut la lune ; moi, je veux ce qui n’est pas. J’aurais besoin de vivre dans les étoiles, et je suis ici. Voilà tout, je m’en vais toujours trop haut, puis je retombe. Ce n’est la faute de personne ; c’est ma faute à moi.

Je sais enfin la cause de cette tristesse et de ces bouderies de Blanche qui durent depuis deux jours. C’est en vain que plusieurs fois je l’avais interrogée. Elle s’obstinait à répondre que ce n’était rien, et j’étais mécontent, car je ne pouvais la croire, et je possède pourtant quelques droits à sa confiance. Les autres d’ailleurs, aussi bien que moi, s’apercevaient de son changement d’humeur. — Y aurait-il déjà quelque brouille ? me demandait M. Plichon — et je m’apercevais que la mère et la tante interrogeaient Blanche. Elle s’est enfin confiée à la tante Clotilde, et c’est par celle-ci que j’ai appris ce que Blanche aurait dû me dire elle-même : Depuis notre conversation du bois, elle redoute mon goût pour la campagne, et serait au désespoir de ne pas habiter Paris.

— En vérité ! dis-je un peu ironiquement. Comment Blanche a-t-elle pu croire que je voulusse la réduire au désespoir ? Cependant je ne puis promettre absolument d’habiter Paris ; car il serait possible qu’on ne m’y offrît point de place, et que j’en obtinsse ailleurs.

— Ah ! tant pis, ce serait pour Blanche une grande déception, dit la tante Clotilde.

— C’est avoir le cœur bien vaste, répondis-je, que de pouvoir y loger à côté de l’amour plusieurs autres sujets de grande déception.

— Mais n’allez pas vous susceptibiliser. Blanche vous adore, et c’est pourquoi de votre part tout lui est sensible.

Clotilde a parfois le raisonnement très-faux ; je ne pus m’empêcher de l’interrompre pour lui dire qu’il n’était nullement question de mes sentiments dans tout ceci ; mais seulement d’un goût de Blanche, auquel celle-ci accordait peut-être trop d’empire.

— Que voulez vous ? répondit la tante, c’est bien naturel ; à dix-huit ans, toute jeune fille qui se marie rêve le monde et ses plaisirs. Et puis, s’appeler comtesse de Montsalvan est bien quelque chose ; mais nos fougères n’y feraient pas grande attention. Vous comptez, j’imagine, présenter Blanche à votre famille et l’introduire dans votre monde ?

— Il y a des années que je l’ai quitté, murmurai-je.

— Quel étrange homme vous êtes ! s’écria Clotilde. Du reste, mon ami, vous avez bien raison. Tout cet éclat, toute cette grandeur, ne sont que de fausses joies ; il n’y a de vraies que celles du cœur (elle fit un grand soupir), quand elles ne sont pas pour vous la source des plus vifs chagrins.

C’était la dixième occasion qu’elle me donnait de lui demander une confidence. Nous étions seuls, et je m’étais bien promis de m’acquitter de ce devoir ; mais, à ce moment, tout meurtri dans l’âme, je ne songeai qu’à la quitter.

Eh bien, oui, tout cela me blesse, me déconcerte, me désespère. Le dégoût me reprend de ce monde-ci, et j’éprouve l’envie de m’en aller, comme, on s’en va d’une compagnie où l’on n’est pas à sa place. Après cela, je me disque c’est orgueil — maladie, peut-être. Ai-je le droit d’être seul de mon sentiment ? de m’obstiner dans des délicatesses que personne ne comprend ni ne partage ? Seul, souffrirais-je moins ?

On m’aime après tout ; non, il est vrai, sans alliage, mais,… c’est ainsi ; ai-je trouvé jamais que ce fût autrement ? Et n’est-ce pas dans l’amour — tel qu’il est — que j’ai goûté les joies les plus vives de cette terre ? Non, jamais je n’ai rien éprouvé de comparable à cette émotion âcre et profonde causée par les rayons croisés de deux regards, par l’aveu d’un mot, par un serrement de main, où l’on croit saisir une âme. Qu’y a-t-il ailleurs ? En ce temps-ci tout est mort. La patrie, l’héroïsme, le dévouement, sont des souvenirs antiques. Il faut aimer, aimer à tout prix.

Et puis, nous sommes stupides. Nous épousons des filles de dix-huit ans et voulons trouver en elles à cet âge toutes les intelligences et toutes les vertus. Qu’a-t-elle fait enfin cette pauvre enfant que j’ose condamner si vite ? Elle veut connaître la vie. N’ai-je pas voulu la connaître aussi ?

Ah ! périssent mes folles aspirations plutôt qu’elles me rendent injuste. Elle a eu tort seulement de ne pas me dire le sujet de son chagrin quand je le lui demandais. Je veux être son ami, la comprendre mieux, l’aider, l’éclairer peut-être, servir au besoin ses caprices d’enfant — et ne plus me former d’idole de vapeurs ou de verre.


24 août.

Nous nous sommes expliqués : je lui ai reproché son manque de confiance. Que peut-elle craindre de moi, grand Dieu, de moi qui l’aime ? Et quelle satisfaction pourrais-je trouver en la contrariant ? Nous avons longtemps causé. Elle m’a demandé avec un étonnement naïf comment je pouvais préférer la campagne à la ville ?

— Parce qu’on y vit davantage, lui ai-je répondu, ce qui l’étonna plus encore. C’est que vous prenez, chère enfant, l’agitation pour la vie, le tumulte pour l’action. Là bas, à force de se heurter, les efforts se neutralisent ; les émotions y sont vives, mais successivement emportées par d’autres courants ! Trop de mouvement étourdit, trop de stimulants énervent. Nous retournerons ensemble à la ville, puisque vous le voulez ; mais c’est ici, ma Blanche, qu’on se sent vivre, qu’on aime à l’aise, qu’on se sent aimer.

À ce dernier argument, qui la toucha plus que le reste, elle plongea dans mon regard ses beaux yeux bleus et me dit avec un soupir :

— Eh bien, si vous ne pouvez être heureux qu’ici…

— Heureux seulement ici ! m’écriai-je ; est-ce tel ou tel lieu que j’aime ? N’est-ce pas toi ?

— William ! balbutia-t-elle en rougissant.

— Blanche, soyez à moi, mais tout entière, en quelque lieu qu’il vous plaira, je serai heureux. Et comme, de plus en plus troublée, elle se levait, je vis qu’elle ne me comprenait pas.

— Mon enfant chérie, lui dis-je, ce que je désire le plus, c’est que votre âme tout entière soit à moi dès à présent, sans défiance et sans réserve. Si vous me donnez cela, Blanche, si pas une de vos pensées, pas un regret, pas un soupçon ne s’écarte loin de moi, si vous n’appelez que moi quand vous aurez besoin d’appui, si vous croyez à ma parole comme à votre volonté, si vos yeux ont besoin des miens pour admirer avec joie, votre poitrine de la mienne pour respirer complétement, si votre cœur a besoin de mon cœur pour battre, vous m’aurez comblé de tous les biens que vous je demande.

Elle dit alors avec un sourire, mais tout émue :

— Vraiment, Monsieur, vous voulez m’absorber ainsi ?

— Oui, répondis-je, afin de pouvoir en échange me donner à vous, avec un bonheur et un délire que je n’exprimerai jamais. Depuis que je sais vouloir, je n’ai rêvé, cherché, imploré en vain que cette rencontre d’un être qui voulût bien me prendre et qui fût à moi !

Et je sentais si fortement cela, et l’amertume du passé se mêla si vivement à l’ardeur de mon désir, que mes larmes coulèrent sur les mains de Blanche. La chère fille en fut très-touchée ; des larmes aussi vinrent à ses doux yeux. Elle prit ma tête dans ses mains et pressa mon front de ses lèvres :

— Oh William ! que vous êtes bon ! et que je vous aime !

Je la serrai dans mes bras sans l’effrayer ; une divine confiance est entre nous maintenant.



VINGT-CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


25 août.

Hier, dimanche, au déjeuner, ces dames se sont montrées en grande toilette. M. Plichon lui-même était rasé de frais. Je les plaisantai sur cette observance du dimanche dans leur solitude.

— Mais nous allons à la messe tous les dimanches, s’écria Clotilde. Si nous sommes restées ici dimanche dernier, c’est que nous étions encore un peu fatiguées et que nos malles n’étaient pas défaites.

— Cette dernière raison, dis-je, me paraît de nature à balancer victorieusement un commandement de l’Église.

— Vous riez ; mais c’est un reproche, dit Mme Plichon. Êtes-vous catholique William ?

— Si je l’étais, répondis-je, vous l’auriez su déjà.

— Comment cela ? demanda Blanche.

— Parce que je n’ai jamais pu comprendre qu’on le fût à demi. Quoi, la damnation d’un côté, des chiffons de l’autre, l’amour ou la haine du divin Jésus, et vous hésitez ? Et vous traînez au milieu des bagatelles, des vanités, des impuretés terrestres, à côté de la mort qui vous menace incessamment, cette vie d’un instant, en face de l’éternité !

Blanche s’écria :

— Quel prédicateur vous faites, William !

En même temps le regard d’Édith s’appuyait sur moi, et je fus étonné de le trouver pour la première fois approbateur et sympathique.

— Vous avez raison, mon cher, dit M. Plichon, il faut rire de ces fariboles, et boire au Dieu des bonnes gens.

— À votre santé, répondis-je ; mais ne rions jamais de ce qui fut sincère et grand.

— À la bonne heure ! s’écria Clotilde, vous êtes mille fois plus sensé que mon beau-frère ; certes, le christianisme doit être respecté, même par ceux qui n’y croient pas. Ne viendrez-vous pas avec nous, William ?

— Non, Mademoiselle ; je lui rendrais volontiers les derniers devoirs comme à tout mort honorable ; mais je ne commettrai pas la faute, trop ordinaire en ce temps-ci, de traiter ce mort en vivant, au mépris des lois de l’hygiène publique.

Édith a souri, mon cher. Je fus ébloui de ce triomphe au point de ne rien entendre des protestations de Clotilde, à qui je demandai, pour répondre quelque chose :

— Est-ce donc à Vivonne que vous allez ?

— Ah ! vous détournez la conversation. Enfin, je le veux bien, car nous ne pouvons nous entendre sur ce point-là. Ceux qui ont besoin de consolation, William (elle soupira), comprennent mieux les bienfaits de la religion… Nous allons seulement à Sanxenay, le village voisin.

— Vous voulez donc éblouir ces pauvres paysans ?

— Mais, il faut bien faire quelquefois un bout de toilette. Et puis cela augmente la solennité ; même pour le peuple……

— Vous voulez lui inspirer de la dévotion ? dis-je en riant.

— William, vous êtes un mauvais plaisant.

— Mais, certainement, dit Blanche, les fleurs, l’encens, la musique, les belles draperies, tout cela inspire beaucoup…

— De renoncement à la terre ?

— M. Plichon se mit à rire en m’applaudissant et s’anima jusqu’à déclarer que, depuis Voltaire, la raison étant émancipée, il n’y avait plus, en fait de dévots, que des imbéciles ou des coquins…

— Léandre ! s’écria Clotilde avec dignité.

— Je ne parle pas des femmes, objecta M. Plichon.

— Il faut de la religion au peuple et aux femmes, déclara Anténor solennellement, en se servant la moitié d’un perdreau.

— Peut-être est-ce vous qui en auriez le plus besoin ? dit maman Plichon ; mais, sans répondre à cette objection si sage, le père et le fils s’élevèrent à l’unisson contre l’odieuse jonglerie des prêtres, l’aveugle crédulité, l’infâme superstition, et balayèrent si bien toutes les religions, que ce fut à ne pas comprendre qu’il en pût rester jamais le moindre lambeau.

— Je ne sais plus si nous allons à la messe, dit Mme Plichon en riant, surtout si tu peux consentir encore à nous y conduire.

Cependant, elle sonna et dit d’atteler.

— Puisque Jean n’y est pas, répondit M. Plichon en haussant les épaules.

Je voyais la tante Clotilde mécontente, et Blanche qui boudait ; je ne sais quel diable me poussa, pour rompre ce silence pénible, à mettre en cause Mlle Édith. Elle avait, comme tous les matins, un peignoir flottant, à la manière des statues grecques. Je remarquai qu’elle n’était pas habillée, et demandai si elle n’allait point à l’église aussi. La seule réponse que j’obtins d’elle fut un froid regard ; mais alors, d’un ton âpre, Clotilde observa qu’en ceci, de même qu’en tout le reste, Édith se gardait d’agir comme tout le monde.

Un sourire de mépris entr’ouvrit les lèvres d’Édith :

— C’est qu’il est insensé d’agir comme tout le monde, dans les choses graves, dit-elle de sa voix nette et sonore.

— C’est donc. Mademoiselle, par absence de conviction, que vous n’allez pas à l’église, demandai-je.

— C’est, au contraire, par conviction, répondit-elle en dépliant sur moi ses grands yeux noirs, qui me semblèrent en ce moment d’une profondeur extrême.

— Que ce soit pour telle ou telle raison, tu as tort, lui dit son père. L’irréligion ne convient point à une femme, et, ne serait-ce que pour le décorum…

— Je ne me crois au-dessous de rien, répliqua Édith avec une expression magnifique d’orgueil. Surtout de l’irréligion, ajouta-t-elle avec un sourire. Quant au décorum, il ne me paraît pas de nature à régir la conscience.

— Il ne s’agit pas de conscience, reprit le père plus sévèrement ; on croit ce qu’on veut, mais il y a des choses qu’il faut respecter.

— Et que faut-il respecter, mon père ? serait-ce le monstre infâme que vous venez d’exécuter à nos yeux ?

Pris en flagrant délit d’inconséquence, le bonhomme rougit, et sa mauvaise humeur n’avait guère besoin d’être augmentée par l’observation de Clotilde :

— Vous voyez, mon cher frère, voilà le fruit de vos déclamations.

— Le fruit ! le fruit ! répéta-t-il en colère ; après tout, j’ai le droit peut-être de dire dans ma famille ce qui me plaît, et il me semble que ce n’est pas ma faute s’il y a ici des caractères extravagants et des cerveaux détraqués.

Je regardai Édith ; elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, et se leva pour sortir de table.

— Où allez-vous ? s’écria M. Plichon d’une voix terrible, les traits enflammés.

— Eh mon Dieu ! laisse-la, dit la mère.

— Vous le voyez, je m’en vais, répondit Édith, avec un calme écrasant.

— Restez, je le veux.

— Je ne puis pas, répliqua-t-elle d’un ton qui avait tout à la fois de la fermeté et de la douceur.

— Je vous répète que je le veux ! s’écria le père en fureur.

— Je m’en vais pour ne pas vous manquer de respect, dit Édith, et elle disparut.

M. Plichon furieux, oublieux de toute dignité, courait après elle ; sa femme vint à bout de le retenir. La conversation qui suivit fut pleine de trouble. M. et Mme Plichon se reprochaient l’un à l’autre le caractère de leur fille ; Clotilde le déplorait ; Anténor déclarait qu’il n’épouserait pas pour tout au monde une semblable femme ; Blanche elle-même (je le regrettai) joignit sa voix à ce concert de malédictions. Puis, elle alla s’asseoir sur les genoux de son père, et le combla de caresses et de gentilles paroles, sous l’influence desquelles il se calma.

Après leur départ, je me promenai dans le jardin. Je rentrais en longeant l’enclôture du côté des champs, quand je vis Édith qui jetait par une brèche du mur des abricots magnifiques aux enfants du métayer, la petite Madeluche en tête. Il y avait cinq enfants ; chacun eut son abricot. Je m’approchai d’Édith et lui exprimai tous mes regrets de la maladresse que j’avais commise à table en provoquant une discussion, si fâcheuse entre elle et son père. En raison de la conformité de nos idées, je m’attendais, je l’avoue, à quelques paroles un peu plus intimes ; mais je n’eus qu’un regard froid et ces mots superbes :

— Vous n’avez point, Monsieur, d’excuses à me faire. Je ne réclame que le respect de mon droit et non pas des ménagements.

Elle me fit, en même temps, un court salut et s’engagea dans une autre allée.

Quelle singulière créature ! et comment se fait-il qu’avec cette parole vibrante, ce noble orgueil, ce magnifique regard, ce soit une âme sèche et dure. Cette vie qu’elle mène, toujours seule avec elle-même, ou, ce qui est pis, seule avec les autres, ce silence obstiné, cette lutte constante contre tout ce qui l’entoure, un être bon et sensible en mourrait. Le regard qu’en sortant elle a jeté sur son père, venant d’une fille, était affreux ; elle ne l’aime pas et le méprise. Ces fruits qu’elle jetait aux enfants, est-ce caprice ou bonté ? Pas une seule douce parole ne les accompagnait, et, en les recevant dans son tablier tendu, la petite Madeluche avait l’air plus craintive que reconnaissante.

Je restai quelque temps près de la brèche à regarder les enfants, tandis que la sœur aînée distribuait les abricots. Elle donna les plus gros aux plus petits, et, s’étant réservé le moins beau de tous, le mit dans sa poche, où le marmot préféré le suivit des yeux.

— Eh ! gros vilain, tu sais bien qu’il est pour toi, dit la fillette en l’embrassant. Cette petite mère de dix ans est adorable, malgré son visage brun comme celui dune Égyptienne et ses haillons.

Il était plus de trois heures quand la famille revint de Sanxenay. J’appris aussitôt une grande nouvelle, c’est que les Martin étaient arrivés. Les Martin ! tu ne te douterais jamais du prestige de ce nom-là. On le prononce ici avec un respect et une emphase qui l’ennoblissent j extrêmement : M. Martin, Mme Martin, Mlles Martin. Moi-même, à force d’avoir entendu prononcer de telle manière ce nom roturier, j’y attache inévitablement dans ma pensée le cortége d’un château, d’une voiture, de beaux chevaux, d’une grande fortune et d’habitudes distinguées ; car l’effet que produit ce nom magique démontre que la fortune et l’influence de cette famille sont supérieures à celles des Plichon. Ils habitent Paris, et viennent passer quelques mois d’été dans une résidence voisine. On avait donc rencontré à Sanxenay la famille Martin, et tout le temps du dîner on parla d’elle. J’appris qu’il y avait un fils et deux filles, l’une mariée, l’autre amie de Blanche et de son âge. On va se voir de part et d’autre. J’aimais bien mieux notre solitude.

Nous voici en septembre dans quelques jours. Le duc ne reviendra pas à Paris avant le mois de novembre. Mais je pourrais l’aller voir à son château. Dis à Léon qu’il me dépiste une place, que je puisse désigner et demander formellement. Il y a aussi le marquis de Vieillegarde que je veux voir, puis M. Bouville. Sache où ils sont. J’ajoute à tes embarras, mon cher Gilbert.


VINGT-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

27 août.

Ce matin, avant le déjeuner, nous étions dans le jardin, M. Plichon, Clotilde, Blanche et moi. En passant près d’un poirier, j’aperçus, tombée sous l’arbre, une de ces magnifiques chenilles vertes, dont le corps, tout étoilé de tubercules bleus, est orné de longs poils. Je la ramassai aussitôt, et la présentai à ces dames pour la leur faire admirer. Mais elles reculèrent avec horreur.

— Une chenille ! une chenille ! criait Clotilde.

— William ! jetez cela, s’écria Blanche, du ton d’autorité qu’inspire un danger suprême.

Étonné, mais ne voulant point contrarier les répugnances de ma fiancée, je cueillis une large feuille que j’interposai entre la chenille et ma main.

— À présent, dis-je, en quoi cet insecte vous semble-t-il répugnant ? C’est, au contraire, un vrai bijou de la nature, et pour moi, je le trouve plus beau que le bombyx qui en sortira et sur lequel vous vous extasiriez, à l’instar des poëtes.

— Mais voyez comme cela rampe ! s’écria Clotilde.

Blanche, avec un peu plus de complaisance pour mon désir, s’approcha prudemment, le cou tendu, les mains en avant, les yeux dilatés, les narines ouvertes, charmante de terreur apprivoisée ; mais tout cela bien inutilement, en vérité.

— Oui, j’en conviens, dit-elle, c’est assez beau ; mais au moins, William, ne l’emportez pas à la maison ; remettez-la plutôt où vous l’avez trouvée ; cette pauvre bête allait peut-être chercher de la nourriture à ses petits.

Je jetai la chenille avec une impatience dont je ne fus pas maître ; et, prenant le bras de Blanche, je lui expliquai la loi de transformation des insectes et la condition des larves.

— Ah ! me dit-elle, comme si cela lui fût absolument égal.

Clotilde s’y intéressa davantage et prétendit aimer beaucoup l’histoire naturelle. J’en vins à leur proposer des leçons.

— Bah ! dit M. Plichon, vous donnerez vos leçons après le mariage.

— Mais voyons, Léandre, dit Clotilde, William peut bien, en compagnie d’une vieille tante comme moi, donner des leçons à Blanche.

— Allons donc ! un prétexte pour causer de plus près.

— Vous vous trompez. Monsieur, répliquai-je, mon intention est de donner des leçons sérieuses, et je serais désolé qu’on les acceptât autrement.

Blanche se mit à sourire. J’insistai de nouveau pour leur faire comprendre que la chose me tenait à cœur, et je sens en effet le besoin d’ouvrir de nouveaux espaces à l’imagination de cette chère enfant, dont le défaut d’instruction me peine. Elle a passé quatre ans au Sacré Cœur (ce qui, pour le remarquer en passant, est bien le fait d’un père voltairien), et depuis deux ans qu’elle en est sortie, je ne crois pas qu’elle ait ouvert d’autres livres que son journal de modes et son paroissien. Mais cela précisément fait le bonheur de son père, et il me déroula tout le bonhomme Chrysale, en y joignant des considérations érotiques, dont, en présence de sa fille, il eut dû s’abstenir.

— Rien n’est laid comme une femme pédante, s’écria-t-il.

— Parce qu’apparemment, par manque d’habitude, leur pédanterie vous choque plus que celle des hommes, répliquai-je ; mais la science en elle-même ne comporte point cet inconvénient. Bien donnée et bien reçue, elle n’inspire que simplicité, raison, douceur. Je vous dirai à mon tour : rien n’est aimable comme une femme instruite. Un esprit ignorant, si intelligent soit-il, est forcément réduit au silence sur une foule de sujets, outre qu’il est privé des larges aperceptions, des conceptions lumineuses et soudaines que la connaissance, mise en rapport avec les faits, peut fournir à la pensée.

Et je me disais, à part moi, qu’un bourgeois ignorant, ou simplement lesté de la science du collége, veuille une femme ignorante, ambition de borgne qui cherche un royaume d’aveugles, affaire de sottise et de vanité ; mais je ne puis comprendre qu’aucun motif honorable pousse un homme à se priver d’une compagne intelligente dans cette éternelle conversation du mariage.

Au fond des opinions de M. Plichon sur cette matière, il y a son ressentiment contre la fille terrible, qu’à ce qu’il croit, les livres lui ont faite ; car, selon les idées qui dominent encore généralement, il n’accorde rien à la propre nature de l’être nouvellement apparu en ce monde, et que l’idée chrétienne, prolongée par Rousseau, déclare bravement créé de rien. Certes, Édith et Blanche ne peuvent s’approprier les choses de la même manière ; mais j’essayai vainement de faire comprendre cette vérité à M. Plichon. C’est un vieil enfant, que mènent tour à tour l’amour-propre et le préjugé ; il avait dit non, et n’en voulait pas démordre, et prétendait avoir raison, par acte d’autorité, sinon autrement.

J’avoue que cette obstination me parut insupportable, et, pour ne pas éclater, après un dernier argument de sa part, cassant et stupide, je m’arrêtai tout à coup en feignant de contempler un nouvel insecte, un de ces beaux scarabées dorés, couleur d’émeraude, qui, le pauvret, sentant mon regard, courait éperdu de côté et d’autre. Mes trois compagnons, ayant continué leur marche, se trouvaient assez loin de moi, quand au bout d’un moment Clotilde vint me rejoindre.

— Ce que femme veut, Dieu le veut, me souffla-t-elle à l’oreille, et M. Plichon est un Dieu à cet égard-là. Voyez le tableau. Votre grâce va être accordée.

En tournant les yeux dans la direction qu’elle m’indiquait, je vis le père et la fille enlacés, elle, souple, insinuante, prenant tour à tour des airs tendres ou fâchés, appuyant d’un baiser chacune de ses insistances… lui feignant encore la rudesse, mais n’y tenant plus, que pour se faire prier un peu plus longtemps.

Ce jeu-là, je l’avais vu déjà plusieurs fois. Blanche y était savante ; tantôt hardie et tantôt câline, ordonnant, priant, gorgeant le bonhomme de flatteries, l’attendrissant de caresses, puis emportant la victoire par une saillie dont il riait tout le jour.

J’avais vu cela plusieurs fois, et cela m’avait toujours un peu sonné faux, mais je n’y avais pas attaché ma pensée. À ce moment, au sortir de cette discussion dont j’étais encore animé, tout un monde d’objections et de répugnances afflua dans mon cerveau et je me sentis nettement hostile. C’est toujours ainsi, par l’opposition soudaine de ma conscience à certaines paroles ou à certains faits, que la lumière se fait en moi.

Tout ce système odieux et absurde qui met le gouvernement du monde aux mains de la fantaisie, de l’ignorance et des vanités, m’apparut là comme incarné. Et toutefois bien plus dans ce père imbécile qui veut sa fille enfant, et se laisse gouverner par elle, que dans cette charmante créature, mal élevée par ses éducateurs.

Non, je n’aime pas cela. Mettez à la place d’une fille, sur les genoux de cet homme, la femme, épouse ou courtisane ; le sens du tableau sera complet. La femme ignorante, vaine et sensuelle par conséquent, et l’homme séduit par elle, n’est-ce pas en effet l’explication, non-seulement des mythes orientaux ; mais de tout ce fond vaseux de l’histoire humaine qui gît au-dessous des actes des héros ?

C’est qu’il s’agit pour moi, en ce moment même, de prendre un parti dans la question. Je suis plus fier que les Plichon, moi, et prétends n’être gouverné que par moi-même, par mon propre acquiescement à la vérité, qui que ce soit qui me la présente. Et je serais heureux, à mon défaut, que ce fût ma femme. Aussi n’ai-je accepté la permission accordée enfin de donner des leçons à Blanche qu’en me promettant d’employer tout mon temps et toutes mes forces à lui rendre l’esprit indépendant, sérieux, capable de saisir le vrai, partout où il se trouve, afin que je n’aie jamais à accomplir ce triste effort de me défier des caresses de celle que j’aime.

Hâte-toi, mon ami, de m’envoyer l’Histoire naturelle de Milne Edwards et Jussieu avec planches. Tu m’adresseras cela à Vivonne, d’où le facteur l’apportera. Tu ne m’écris plus du tout.


VINGT-SEPTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

29 août.

Je parie, mon pauvre cher William, que tu vas maintenant te tourmenter l’esprit jusqu’à ce que tu aies détruit de tes propres mains le bonheur que tu t’étais fait. Je te l’ai toujours dit, mon cher, tu as l’esprit trop critique. Ou plutôt, ce n’est pas cela, il faut avoir l’esprit critique, mais ne pas être exigeant. Et tu l’es, tu l’es à un point, que j’oserai dire maladif, si tu le veux bien. Car c’est une vérité banale, et que personne ne contredit, que la perfection n’est pas de ce monde. À quoi bon la chercher, par conséquent ? Chercher le mieux, c’est assez ; et, quand on l’a trouvé, se tenir tranquille. Car, d’aller considérer à la loupe les défauts de ce qu’on possède, je n’y vois pas d’avantage. Les choses sont ce qu’elles sont, et nous ne les ferons pas plus belles à les retourner de cent côtés. Mais cela a toujours été ton souci, pénétrer le fond des choses. Es-tu sûr d’abord qu’elles aient un fond ? Et s’il est laid, qu’en veux-tu faire ?

Je t’ai suivi près d’une année dans ces sortes d’investigations, et je me rappelle, mon cher, que tu m’avais rendu fort triste. C’était, il est vrai, après ton chagrin. Mais ce chagrin même tu l’as poussé à un point excessif, injuste. Jamais tu n’avais dit à Hermance que tu voulais l’épouser ; il n’était donc pas bien étonnant qu’elle cherchât à se faire un sort en dehors de toi. Tu supprimes l’égoïsme et l’intérêt ; dès lors, il n’y a plus moyen de s’entendre, et par là tu te composes des malentendus énormes, aboutissant à d’effroyables déceptions. Je ne trouve pas mauvais, moi, que cette jolie Blanche mène son père ; c’est son intérêt ; ne souffre pas qu’elle te mène, c’est le tien. Si tu veux que je te dise toute ma pensée, tu vas l’ennuyer énormément avec tes leçons. Je la vois d’ici ; car je connais les femmes mieux que toi : c’est une vraie jeune fille, un peu plus naïve que les autres, à cause de son éducation à la campagne, une vraie fleur du printemps, ne voulant voir dans la vie que sourire, éclat, amour ; l’amour, non comme tu l’entends, mais celui qui met à leurs pieds un homme plus beau, plus riche, ou plus titré, plus enviable en un mot, et surtout plus envié que les autres. Et je te la garantis coquette, en tout bien tout honneur, coquette par vanité, aimant à causer des martyres et non à les soulager. Tu te fâches peut-être ; tu as tort, et le verras bien. Promets-moi seulement d’être franc et de ne garder vis-à-vis de ton frère aucune réserve ; car je te dis tout cela pour abréger tes désenchantements. Et j’y joins ce bon conseil, mon cher ami, d’accepter ce qui est, parce qu’il n’y a pas autre chose et qu’il faut bien vivre.

Le bon côté ne manque pas d’ailleurs. Presque toujours la force des choses et celle de l’opinion font persister dans les voies honnêtes celles qui y sont nées ; on peut compter aussi sur le bon naturel des femmes qui, une fois mères, se prennent souvent à aimer leurs devoirs. Quant à Blanche, elle est de celles que l’imagination gouvernera toujours, quoi que tu fasses. Elle aurait pu se jeter à la mer, par désespoir amoureux, mais tu ne l’attacheras point par le seul empire du sentiment. Toi qui as l’imagination aussi vive qu’elle peut l’avoir, et probablement plus brillante, tu la conduirais par là, si tu le voulais ; mais tu es malheureusement incapable d’aucun calcul. Aussi, je te dis tout cela sans grand espoir ; mais j’ai beau faire, je ne puis prendre mon parti de te voir gâter en toute occasion ton avenir par cette fougue d’idéal qui t’emporte. Tu en viendras pourtant au point où nous sommes, nous, les gens raisonnables, que tu méprises. Déjà tu es plus clairvoyant et moins emporté que tu ne l’étais vis-à-vis d’Hermance. Tu arriveras forcément à te contenter de la vie telle qu’elle peut être ; mais ce jour-là, j’en ai peur, ta jeunesse ne sera plus et ton avenir peut-être sera manqué sans retour. En définitive, Blanche n’est pas un beau parti ; mais c’est un parti, et si tu voulais être quelque peu autre, le premier pas fait, tu marcherais dans la voie des honneurs administratifs, avec une jolie femme assez bien pourvue, et de beaux enfants appelés par leur position et leur naissance à obtenir les faveurs de l’État, ce qui est l’ambition de tout honnête homme.

Crois-tu donc que je sois parfaitement satisfait d’Olga ? Non, elle a quelquefois un caractère diabolique ; elle est coquette, hautaine, fantasque, despote ; mais ça ne m’empêche pas de l’adorer pour ses autres qualités : sa beauté merveilleuse d’abord, sa voix admirable, son esprit, sa fierté, sa distinction. Croirais-tu qu’elle est alliée, par une branche collatérale, aux Romanoff même ? Tu vas m’accuser de l’aimer pour son arbre généalogique et sa richesse ? Mais cela vaut beaucoup et j’en tiens compte très-assurément. Enfin, à quoi bon ces analyses ? Je l’aime telle qu’elle est ; cela suffit. Elle est ma préoccupation constante, n’est-ce pas assez ? Aimer avec désintéressement, ce grand dada des gens romanesques, au fond qu’est-ce que cela veut dire ? On aime toujours avec un intérêt, qui, en définitive, est celui d’être heureux. Je ne puis pas aimer Olga avec ce que tu appelles désintéressement, je n’en ai pas. Je l’aime avec mon ambition, avec mon goût pour la beauté et pour le luxe, avec mon cœur et ma tête, avec ce que j’ai enfin et comme je suis. Naturellement elle m’aime de même ; car elle m’aime un peu. Mais je vois bien d’où viennent ses hésitations ; elle ne trouve pas que j’offre assez, en comparaison de ce qu’elle donne, et entre nous elle a raison. Toute ma chance consiste donc à ce que ma personne lui plaise plus que ne fera l’état et la condition d’un autre. Pour le moment, je ne vois auprès d’elle aucun Français riche et titré qui me fasse ombrage ; mais il est infaillible qu’il en viendra.

Tu n’imagines guère à quoi je m’exerce depuis huit jours. À mener huit chevaux de front, pour la conduire au bois avec banderolles et clochettes, en équipage russe. Elle me sait bien à ses ordres et j’aime à lui voir prendre cette autorité qui l’engage vis-à-vis de moi. Mais elle me surmène, mon cher. J’emprunte et suis éreinté. Si j’échoue, je suis perdu.

À Paris, statu quo complet. Le duc est toujours en Italie ; Bouville en Écosse, Vieillegarde aux eaux. Tu n’as besoin d’être ici qu’en octobre.

Je viens de t’expédier l’Histoire naturelle de Milne Edwards et Jussieu.

À toi toujours.
Gilbert.


VINGT-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

31 août.

Je t’ai si souvent envoyé au diable que j’en suis las ; vas-y donc tout seul, misérable ami, car tu n’as pas besoin que je t’y pousse, toi qui es sans cesse occupé, par je ne sais quel penchant horrible, à dépouiller la vie de tout idéal, à nier le vrai, à rapetisser le grand, à découper en petits carrés la vie et l’être pour les classer en de petits tiroirs bien étiquetés. Ce qu’il y a d’amusant, c’est de voir avec quelle satisfaction de toi-même tu fais cela. C’est le genre du temps d’ailleurs, et tu ne peux manquer de le suivre. À propos de n’importe quoi, n’importe qui monte à la tribune, tranche dans le vif et de l’air du chirurgien le plus consommé, taille les plus grandes questions en sentences menues et affilées. Ça pose en homme supérieur. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il reste après ça quelque chose à dire ; car c’est toujours jugé en dernier ressort.

Après tout, j’en fais quelquefois autant, peut-être ; mais quoi ? ce n’en est pas moins désagréable. Réellement, tu as trop d’outrecuidance, mon cher, de prétendre juger Blanche sans l’avoir connue. C’est une vraie jeune fille, tu as bien raison ; elles le sont toutes ; mais, sous le vernis uniforme d’une éducation pareille, chacune a sa nature particulière. Nieras-tu la diversité ? Permets-moi de croire que sous cette éducation et ses travers celle que j’aime a une âme aimante et pure, si toutefois tu consens à admettre qu’il y ait de ces âmes-là. Ah ! Gilbert ! quelle chose fâcheuse qu’il y ait entre des frères, des amis comme nous, des différences aussi profondes. Je crains qu’elles n’aboutissent à glacer notre amitié. Pourquoi te permets-tu de toucher à Blanche ? Tu m’as fait mal.

Tout ce que vous dites, toi et les tiens, a un tour spécieux qui frappe au premier abord. Comme vous rapportez tout à ce qui est commun, vos allégations empruntent à ces ressemblances une apparence de vérité, et c’est ainsi que vous opérez cette œuvre triste, mauvaise, impie, du désenchantement et du doute. Mais ce qui est au-dessus de la mesure vulgaire vous échappe et domine vos dénigrements. Je me rappelle avoir lu dans mon enfance une critique en ce genre d’un poëte qui m’enthousiasmait ; j’en eus l’âme morfondue et malade pendant bien des jours ; heureusement le poëte lui-même me consola, et je perdis, en le relisant, tout souvenir de son critique. Blanche se chargera de me faire oublier ta lettre. Ne m’en écris plus ainsi cependant, et, quel que soit ton désir de m’éclairer, ne cherche pas à éteindre mon soleil.

Oui, assurément, je continuerai d’être franc, ne le suis-je pas toujours ? Et dussé-je en être réduit à avouer que tu as raison, tu sais combien l’amour-propre me paraît peu digne d’entrer en lutte avec la conscience.

Pour aujourd’hui, je n’ai rien à confesser, sinon que notre leçon a été charmante. Ma chère élève était attentive, au point de me faire regretter qu’elle n’eût pas plus de distractions. Clotilde nous dérange ; elle cause un peu trop. Elle m’a fait supprimer l’anatomie ; c’est puéril.

Il paraît que c’est la saison des confitures. Maman Plichon et Clotilde en sont si fort occupées, qu’on nous laisse, Blanche et moi, plus souvent seuls. Dans ces tête-à-tête, maintenant, je songe bien plus à établir entre nous des intimités sérieuses qu’à dérober quelques baisers. Blanche acquiesce facilement à mes idées. Elle n’est même que trop docile ; je préférerais quelques objections.

Quand, au bout d’une heure, maman revient s’asseoir près de nous, elle demande avec un sourire : De quoi causiez-vous, mes enfants ? Et, voyant que j’aspire sérieusement à établir entre Blanche et moi une union vraie, elle est tout émerveillée et fixe sur moi ses grands yeux doux, attendris. Maman, à quarante-quatre ans, est belle encore. Elle a une majesté pleine de grâce, le front et les yeux très-beaux ; ses cheveux noirs, brillants et souples, commencent à peine à se rayer de fils d’argent. Édith lui ressemblerait, si Édith pouvait ressembler à une charmante femme.

On prétend aussi que Blanche ressemble à son père. Comme une sylphide à un mortel… des plus mortels. Elle est blonde comme lui, voilà tout.

Ce brave M. Plichon n’a qu’une préoccupation ; ce sont les dégâts que commettent dans le jardin les poules du voisinage. Car il se trouve entre le bois et la plaine, à côté de la ferme et non loin du jardin, un hameau de quelques maisons, dont les habitants élèvent des poules, et c’est là que demeure la vieille Chollette. Ces poules, chassées probablement par la disette, qui doit habiter les cours aussi bien que les âtres de ces pauvres maisons, émigrent sur les terres de M. Plichon. Elles passent aisément par les brèches de l’enclôture, qui doivent exister depuis longtemps, car le lierre y enchevêtre ses réseaux, et de petits géraniums sauvages y croissent à plaisir. Déjà madame Plichon a dit vingt fois en ma présence :

— Léandre, il faudrait cette année relever les murs.

— Certainement, certainement ! répond l’ancien notaire avec impatience, j’y pense tous les jours.

— Mais tu ne le fais jamais.

— Pardieu, j’attends mes rentrées. Vous êtes charmantes vous autres, il vous faut de la soie, des rubans, des eaux, mille et mille choses, et puis encore des murs. Sais-tu qu’une pareille enclôture, c’est une affaire de quatre à cinq mille francs ?

— Tu n’es pas obligé de tout faire d’un coup. Si tu relevais le mur seulement du côté des champs, ça empêcherait les poules d’entrer. Et puis vraiment, une pareille incurie, c’est honteux. Nous avons l’air de ne pouvoir entretenir le domaine.

— C’est vrai, dit Clotilde, et toutes les fois que la famille Martin vient nous faire visite, j’en rougis.

M. Plichon objecte alors le mauvais état des récoltes cette année ; le domaine n’a rien produit, le blé a manqué ; les métayers mourraient de faim sans les avances qu’il est obligé de leur faire.

— C’est une raison pour donner du travail aux ouvriers, reprend sa femme. Précisément, le pauvre maçon Princhoux est venu me demander de l’ouvrage ; ils n’ont ni travail ni pain.

— Hé bien, si ça commence déjà, il fera beau voir cet hiver. Mais tu es bonne, toi, c’est une raison. Est-ce que tu me prends pour le Pactole ?

— Mon cher, heureusement, nous n’avons pas que le Fougeré ; nous avons des rentes.

— Et Royan ? savez-vous combien vous avez dépensé là-bas ?

Généralement, quand la querelle arrive au chapitre des dépenses. Blanche s’échappe avec Clotilde et je les suis. Clotilde, qui aime le luxe et la toilette, autant il est vrai pour sa nièce que pour elle-même, ne peut supporter à cet égard les redites de son beau-frère.

Elle dit en haussant les épaules qu’elle a payé pourtant une bonne part des dépenses de ce voyage — Clotilde jouit d’une fortune indépendante — et qu’elle ferait volontiers relever les murs, si son beau-frère l’acceptait. Mais ils ne se relèveront pas ; le lierre y croisera de plus en plus ses rameaux, les petits géraniums continueront d’y fleurir, et M. Plichon se livrera périodiquement à ses colères contre les poules. Il y a dans la salle à manger une porte qui a baissé sur ses gonds ; elle ratisse le plancher ; on la ferme avec peine ; chaque fois que M. Plichon la voit ouverte, il se fâche, et quand on objecte la difficulté de la fermer, il dit invariablement : Il faut que j’envoie chercher le menuisier. J’ai demandé s’il y avait longtemps que la porte se trouve en cet état, et maman Plichon m’a répondu avec tranquillité : Oh ! c’est, je crois depuis l’année dernière !



VINGT-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

1er septembre.

Comme c’est ennuyeux ! nous étions dans le jardin où nous prenons d’ordinaire la leçon d’Histoire naturelle, à l’ombre d’un grand figuier, quand on apporte une lettre pour Clotilde. Elle nous fit bientôt part du contenu : c’est d’un cousin à elle et à madame Plichon, habitant de Paris, qui annonce son arrivée et l’intention de passer un mois au Fougeré, afin, dit-il, de rétablir sa santé, ébranlée par des travaux excessifs. La lettre de ce monsieur est pleine de compliments pour tout le monde, mais surtout pour Clotilde, et si ampoulés, qu’à sa place je me défierais de cet homme-là. Il se dit l’âme fatiguée du séjour de Paris, et plein du besoin de venir se retremper au milieu de cœurs d’élite. Il se nomme Marc Forgeot et c’est le secrétaire intime du fameux Nicolas Gargan, tu sais, ce coryphée du centre, que le National poursuit de ses plaisanteries, et qu’il interpelle toujours ainsi : Gargan tu as !… tu devrais connaître ça.

Un mois ! c’est tout au plus le temps que je pourrai encore passer ici. Cet homme va gâter notre intimité. Suis-je malheureux !

J’ai annoncé l’intention de céder la place à ce monsieur ; mais Clotilde s’est récriée, et Blanche, passant doucement son bras sous le mien, m’a dit : Oh ! William ! Son accent était celui du reproche, et ces mots ont suffi pour m’ôter l’idée de partir. Je ne dois pas cependant manquer de discrétion et j’ai renouvelé ma proposition, à dîner, le soir. Maman Plichon a pris la chose en vraie mère.

— Vos intérêts à Paris exigent-ils votre départ, William ?

— Pas encore, ai-je répondu. Impossible de voir personne avant un mois.

— Eh bien, vous vous ennuyez ici ?

— Oh ne dites donc plus ce blasphème !

— Alors, mon cher William, vous n’avez pas le sens commun.

Je me suis levé et suis allé lui baiser la main avec tendresse. Il est convenu que je rentrerai à Paris en y conduisant Anténor, ma peu logique raison d’être ici. Je ne crois pas que le cousin s’y trompe, quelque ventru qu’il puisse être, et cependant il est convenu qu’on lui taira mon titre de fiancé, et que je serai pour lui comme pour les autres l’ami d’Anténor. C’est par trop naïf ; mais ça m’est égal.

Un autre phénomène a eu lieu ce soir : Édith m’a adressé la parole. Comme nous sortions de table, elle est venue à moi : — J’ai appris, Monsieur, que vous avez l’Histoire naturelle de Milne Edwards. Auriez-vous la bonté de me la prêter, dans l’intervalle de vos leçons ?

— Avec plaisir, lui ai-je répondu, mais avez-vous déjà étudié cette science ?

— Non, Monsieur.

— Les commencements sont toujours difficiles sans maître. Vous feriez bien de vous joindre à nous.

— Je vous dérangerais, a-t-elle dit.

Mais Clotilde et Blanche, un peu ironiquement, l’y ont engagée, et de son air froid et hautain elle a accepté. Me voilà trois écolières, et je me demande maintenant comment j’ai pu faire, moi qui ne rêve que le tête-à-tête, pour amener entre nous ce nouveau témoin, mille fois plus gênant que Clotilde. La curiosité que m’inspire cette étrange Édith m’a poussé à cela sans réflexion. Maintenant, elle va tout glacer, tandis que nos premières leçons ont été charmantes. Animé par la présence de Blanche, et le bonheur de cultiver ce doux esprit, jamais je n’avais senti le charme et la grandeur de la nature avec tant de force, jamais des aperçus aussi vrais ne m’avaient frappé. Je sentais l’âme de mon naïf auditoire attachée à la mienne, et, tout en riant de l’enthousiasme de Clotilde, qui assure que je devrais être professeur au Collége de France, j’ai eu conscience plus d’une fois que j’atteignais à cette éloquence naturelle que l’émotion donne à tous. Mais nous sommes les uns pour les autres autant de forces qui doivent nécessairement se confondre ou s’opposer. Qui n’a senti le poids écrasant d’un silence désapprobateur ? Je le prévois donc, l’âme dure et sèche d’Édith va, malgré nous, changer en algèbre notre poésie.

Au repas, seul moment qui d’ordinaire la réunisse à nous, je contemple souvent cette vivante énigme placée en face de moi. Elle ne laisse jamais échapper que les paroles les plus indispensables. Si la conversation aborde des sujets sérieux, parfois je crois voir luire dans ses yeux un feu secret ; mais le masque est immobile ; on dirait une statue de marbre. Sa figure est d’un blanc mat et l’on n’y voit éclater que ses grands yeux noirs… J’ai vainement cherché sur ses traits les ravages d’un amour trahi. Quand elle vient à s’apercevoir de mon examen, sa lèvre ferme et son brun sourcil se contractent légèrement, et l’œuvre de pétrification qu’elle opère sur elle-même devient plus complète.

Pourtant, le dirai-je ? oui, puisqu’ici je veux tout dire. Voyons si l’avenir justifiera ce pressentiment. Il me semble — j’ignore absolument pourquoi — il me semble que, dans toutes les discussions où je me suis trouvé seul de mon avis, je n’étais pas seul réellement, qu’Édith était avec moi.

À la leçon, demain, je saurai si je me trompe, selon que je me sentirai à l’aise ou embarrassé.


TRENTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

2 septembre.

L’épreuve est faite. La leçon a été d’abord un peu froide, hésitante plutôt, mais sur la fin tout à fait bonne. Édith y a pris part avec la simplicité la plus grande et l’intérêt naturel d’une personne qui veut s’instruire. Elle saisit les données générales avec une telle rapidité, que je lui ai dit :

Mais vous aviez déjà quelques notions ?

— Non, a-t-elle répondu. Ne savez-vous pas ce qu’est l’instruction des pensionnats ? à Poitiers surtout, peut-être.

— Ah ! vous avez été en pension ?

— Un an seulement.

— Un an seulement, et pourquoi ?

— J’avais beaucoup lu avant d’y aller, et je savais un peu plus que ce qu’on y enseignait.

Elle a dit cela avec une simplicité qui excluait tout amour-propre. Elle n’a certainement pas une mauvaise nature. Sa rudesse n’est peut-être qu’un travers d’esprit. Je suis tout porté à m’intéresser à elle en frère.

Le cousin est arrivé. C’est un personnage brun et maigre, assez grand, un peu voûté, de figure fine plutôt qu’intelligente et qui doit avoir près de quarante ans. Il se met bien et prétend aux belles manières. Son arrivée met tout le monde, excepté moi, sur un pied de cérémonie. M. Plichon l’interroge avec déférence et lui donne la réplique humblement. Ces dames sont remplies de prévenances. Quant à M. Forgeot, il paraît trouver cela fort simple, et toute la soirée d’hier, négligemment assis dans un fauteuil, il ne nous a entretenus que de lui-même, de ses relations, des actes politiques auxquels il a mis la main, de son désintéressement, de son habileté. On l’ignorait jusqu’ici ; mais il paraît que ce monsieur a mené à peu prés toute la politique des dernières années. Les seules fautes qu’on ait faites, on les a faites malgré lui, au mépris insensé de ses conseils. Le roi l’a voulu voir ; il a failli être appelé au ministère ; mais les envieux et les jaloux qui s’acharnent contre toute supériorité ont entravé sa fortune. Ils ne l’entraveront pas toujours ; les hommes nécessaires sont appelés un jour ou l’autre, etc.

Tu ne saurais croire avec quelle candeur ces choses sont écoutées et de quel air émerveillé le père Plichon s’associe aux rêves et aux espérances de son cousin. Évidemment, on n’avait pas cru jusque là posséder un si grand homme dans la famille, mais ils n’en sont que plus heureux par l’effet de la surprise. Clotilde s’exclamait à chaque assertion du cousin Marc, et elle s’est étonnée de la perversité du monde avec une ardeur aussi vive que si c’eût été une découverte qu’elle vînt de faire.

— Hein ! Croirait-on que les choses se passent comme ça ? s’écria M. Plichon en sortant d’un long silence, qui, je crois, commençait à l’étouffer un peu. Voilà les coulisses du monde. Que dites-vous de cela, William ?

Je me permis de répondre qu’à Paris, on trouve autant de manières d’expliquer l’histoire qu’il y a de coteries politiques, et qu’il était impossible de prévoir d’avance tout ce qu’on pouvait y apprendre d’étourdissant.

— Monsieur est parisien ? demanda M. Marc en me lançant un regard peu sympathique.

Il m’observait depuis son arrivée et se demandait assurément les raisons de ma présence.

— Oui, Monsieur.

— Ah !

— Monsieur est ami d’Anténor, dit M. Plichon.

— Ah !

Comme je l’avais pensé, le cousin Marc semblait peu convaincu par ce prétexte ; je lançai un coup d’œil d’intelligence à Clotilde qui me répondit par tout un manége de sourires et de regards ; le cousin Marc s’en aperçut, car son œil fureteur épie tout autour de lui, et je crus voir que cela lui déplaisait.

Quand on eut conduit à sa chambre M. Forgeot, avant de nous séparer, Clotilde dit en riant aux éclats :

— Savez-vous que le cousin Marc, à ce qu’il semble, me fait l’honneur de soupçonner que William est ici pour moi ? Il faut lui laisser cette idée, ce sera drôle.

— Allons donc ! dit M. Plichon, Marc n’est pas si sot ; un garçon de vingt-sept ans pour une demoiselle de plus de trente !

— Je sais bien que cela n’a pas le sens commun, dit Clotilde en rougissant ; mais après tout, cela s’est vu ; et puisque vous ne voulez pas lui dire la véritable raison, il faut lui laisser croire celle-là et l’intriguer.

— Dame, si tu veux lui donner de la jalousie, observa madame Plichon.

— Pas de plaisanteries à cet égard, dit Clotilde d’un ton solennel et avec un grand soupir ; tout le monde sait bien que de pareils intérêts n’existent plus pour moi.

Je ne voulus pas la taquiner en lui faisant observer qu’elle supposait son cousin capable de n’y pas croire.

On est tellement accoutumé à ne plus tenir compte d’Édith, qu’à l’arrivée de M. Forgeot on ne l’a point appelée, et ils ne se sont vus — très-froidement du reste — qu’au dîner. L’inflexible personne est même sortie de table avant le dessert ; car on avait fait des frais pour le nouvel hôte, et les plats se succédaient. Mais M. Forgeot paraît au fait de tous les secrets de la famille ; il n’a paru nullement étonné de la conduite d’Édith. Devant elle, il me semble, sa faconde est moins à l’aise. Ces deux natures-là doivent être hostiles.



TRENTE-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

4 septembre.

Il y a des journées capables de dégoûter d’une vie entière. Il pleut depuis ce matin, et depuis ce matin, en outre, ce n’a été à propos des poules, de M. Plichon, de je ne sais quels malheurs survenus à la cuisine, de je ne sais quelle contrariété de Blanche, qu’impatiences et maussaderies. J’en plaisantais ; mais, après déjeuner, ce fut mon tour. Je voulus comme d’ordinaire emmener ces dames à la leçon ; mais elles se consultèrent du regard ; il pleuvait, on ne pouvait aller dans le jardin ; ne fallait-il pas tenir compagnie au cousin Marc ?… Bref, la leçon fut renvoyée au lendemain.

Je n’ai pu m’empêcher d’être irrité ; car c’est pour écouter les contes bleus que cet homme débite sur les tripotages du monde que Blanche et Clotilde ont voulu rester dans le salon. Édith attendait la fin de la discussion, d’un air un peu ironique.

— Alors, je puis emporter le livre, a-t-elle dit.

— Mais, ai-je répliqué avec dépit, nous ferons la leçon ensemble si vous voulez.

Elle a souri avec ironie et m’a remercié sans accepter. Blanche a vu ma contrariété et n’en a pas tenu compte. Mais ce qui m’a frappé au cœur comme une flèche empoisonnée, dont la blessure est toujours aussi âpre, quelque effort que je fasse pour la calmer, c’est le fait que voici :

Ce Prosper Coulineau, fils du meunier, ce jeune homme qu’on dit amoureux de Blanche, est venu faire une visite, sous je ne sais plus quel prétexte, et, comme il abordait le seuil de la maison, quelqu’un l’a vu et l’a signalé. Blanche à ce moment était debout auprès de la cheminée, attentive à l’histoire d’un scandale de Bourse que racontait M. Forgeot. Elle s’est vivement retournée vers la glace et, après un coup d’œil hâtif, a rajusté ses cheveux et son ruban ; puis, elle s’est replacée en face de la porte, de cet air doux et candide qu’elle prend, je le vois maintenant, quand il lui plaît. J’ai beau me dire qu’on les dresse dès l’enfance à ces manèges ; que toutes les femmes sont plus ou moins coquettes et posent toujours un peu, ce n’est point une femme semblable à toutes les autres que je puis adorer ; en vérité, par moments, je la trouve différente d’elle-même, de l’être que je rêvais en elle, du moins. Je l’ai cependant observée à Royan, au milieu des fêtes ; elle rapportait tout à moi et n’était coquette que pour moi seul. Son sentiment pour moi éclatait alors avec une sorte de violence. Elle est toujours bonne et tendre, mais en effet moins passionnée. Ah ! Gilbert ! ce que tu as pensé d’elle serait-il vrai ? Est-ce l’imagination qui la guide au lieu du cœur. Cette passion, n’était-ce que le désir de captiver un homme envié, roi, sans l’avoir voulu, de cette société de provinciaux ? ce désespoir, était-ce le dépit de l’abandon, surexcité par l’obstacle ? Tiens, je me maudis d’avoir de pareilles pensées. Ce n’est pas vrai ! C’est toi qui m’as jeté ces doutes odieux, c’est toi qui me causes toutes ces tortures. Oh ! le soupçon ! quel poison secret, sûr autant qu’infâme. Oui, c’est bien cela, calomniez ! le doute au moins restera. Il n’y a peut-être pas sur terre une foi assez ferme pour n’être pas ébranlée par le soupçon. Quels êtres de peu nous sommes ! Je suis un fou, et un fou méchant, et quand je me suis livré à toutes les suppositions, quand j’ai rampé dans les sentiers tortueux, à la recherche des choses viles, quand j’en suis venu à détruire pièce à pièce tout mon bonheur, à mépriser ce que j’adorais, je me réveille en sursaut tout à coup, transporté d’indignation contre moi-même ; et, revenant à la cause de tout ce bruit, je hausse les épaules. Ne voilà-t-il pas une belle affaire ? Oui, je suis trop susceptible, trop rigoureux……

Que la vie tient peu les promesses dont elle nous berce ! Pourquoi, mon Dieu, ces aspirations vaines… si impérieuses pourtant ?……

J’ai rencontré aujourd’hui un homme de quatre-vingt-neuf ans. Dire qu’on pourrait atteindre à une pareille vieillesse ! à coup sûr, la patience m’échapperait. Et de quoi peut-il vivre si longtemps ? Il est plein de sérénité pourtant ce vieillard, souriant, curieux encore, curieux et naïf comme un enfant.

Je m’étais échappé de la maison, agité, mécontent, et marchant tête nue, dans les champs, malgré la pluie. Elle devint tout à coup si forte, que je cherchai des yeux un abri et me dirigeai vers un châtaignier, qui s’élevait majestueux au milieu de la plaine. Deux juments, avec des entraves aux pieds, paissaient sous les branches. Arrivé près du tronc, qui de loin me semblait énorme, je vis qu’il était entouré par une sorte de cabane circulaire, en branches de genet, où de distance en distance étaient pratiquées de petites fenêtres.

— Voulez-vous entrer chez moi ? Monsieur, me dit une voix, et je vis paraître à une des ouvertures une figure ridée. En même temps un fagot se dérangea ; c’était la porte, et l’homme se montra disant :

— Vous serez mieux à couvert.

J’entrai pour ne pas le refuser, il m’offrit une place sur un siége circulaire bâti de pierres et de mousse autour de l’arbre, et nous causâmes un peu. Comme je le félicitais de son industrie :

— C’est que j’ai l’hiver dans le dos, voyez-vous. Monsieur… et depuis que je suis au monde, il a tombé tant de pluie sur ma pauvre échine qu’elle n’en veut plus.

Il me dit alors son âge et qu’il était le grand-père du métayer de M. Plichon, bisaïeul par conséquent de la petite Madeluche. Il avait vu la révolution, et me parla de l’année de la grande peur, où la France fut parcourue par un ennemi invisible. Mais ce qu’il avait le plus à cœur, c’était de m’interroger ; car sachant que j’étais de Paris, il me supposait plein de toute la connaissance qui fût au monde et il me fit les questions les plus naïves. Son imagination dépasse les conquêtes de la science ; car il me demanda si ce n’était pas vrai que de Paris on pouvait aller dans la lune et en revenir. Il écouta avidement les explications que je lui donnai, et de question en question nous aurions fait le tour du monde si je n’eusse pris congé de lui. Alors il me retint quelque temps encore en me montrant un petit livre crasseux qu’il avait dans sa poche, et qui était un livre de magie. Il avait essayé, me dit-il sérieusement, de faire les expériences dont il était parlé dans ce petit livre ; mais il n’avait jamais pu ni faire tomber de la pluie, ni voiler la lune d’un nuage, ni même faire danser les chèvres. Quant à faire venir le diable, il n’avait pas osé. Il connaissait pourtant tels et tels qui jetaient des sorts ; mais pour lui il ne voulait pas faire de mal au monde, et n’était bon que pour guérir.

— Ah ! vous guérissez, lui dis-je.

— Pas toujours. Monsieur, je ne veux pas dire de menteries. Quelquefois ça réussit ; quelquefois non.

— Absolument comme les autres médecins, répliquai-je, et quels moyens employez-vous ?

Il hésita un peu, puis il me dit :

— Le principal, c’est de prier de tout mon cœur.

— Et vous croyez guérir ainsi, quelquefois ?

— Oui, Monsieur.

Il me cita plusieurs personnes dont les maux avaient disparu après qu’il leur avait imposé les mains. Puis il voulut savoir ce que j’en pensais.

— Je ne suis pas de ces gens, lui dis-je, qui ne reconnaissent de pouvoir qu’aux choses visibles. L’amour et la foi peuvent assurément valoir bien des drogues.

Cette réponse le charma.

Pour cet homme si vieux, la vie en elle-même est encore une joie et un intérêt comme dans l’enfance. Nous ne nous ressemblons guère.



TRENTE-DEUXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

6 septembre.

Ce matin, j’ai trouvé maman Plichon dans la cuisine, fort occupée.

— Déjà levé, William ! s’est-elle écriée en me voyant.

— Il est neuf heures.

— Neuf heures ! grand Dieu ! le déjeuner ne sera pas prêt, et M. Plichon sera de mauvaise humeur toute la journée. Et le cousin Marc ! Si vous l’emmeniez promener, William ?

— Je vais faire en sorte, dis-je, que ce soit lui qui retarde le déjeuner.

Je m’allai promener de long en large dans le corridor où je ne tardai pas à voir paraître M. Forgeot, rasé de frais, et, je crois, plein d’appétit. Mais, l’assurant que sa montre avançait beaucoup, que ces dames n’étaient pas encore levées et que M. Plichon, posté dans le jardin à l’affût des poules, ne rentrerait pas d’une demi-heure, je lui proposai une promenade.

Il accepta. Je l’emmenai assez loin du côté des champs, après quoi je l’égarai pendant une demi-lieue, à la recherche du plus court chemin pour rentrer à la maison. Mon dévouement fut récompensé par le plaisir que je prenais à observer la satisfaction secrète de M. Forgeot, lequel, croyant m’entraîner à sa suite comme objet d’étude, jouissait de sa puissance de fascination. Clotilde avait deviné juste : je l’inquiétais à cause d’elle ; il battit Paris et la campagne pour arriver d’une manière habile et détournée à me faire dire les vrais motifs de mon séjour au Fougeré. Je fis l’homme préoccupé d’une pensée secrète et encore incertain sur sa destinée. Nous passâmes en revue successivement les personnes de la maison et il me dit de chacune un bien emphatique. M. Plichon, l’homme de bien type, le père de famille rangé, le vieux Gaulois plein d’entrain, de mordante humeur. Sa femme, un modèle de grâce, de bonté, de distinction. Blanche, un trésor de grâces, qu’il osa me détailler avec une hardiesse grossière telle, que la crainte seule de me trahir me retint de lui imposer silence.

— Blanche, me dit-il, c’est la jeune fille française dans sa perfection ; douce, gracieuse, d’esprit souple et fin, pétrie de cœur et remplie de charmes, véritable idéal de tout jeune homme sensé qui songe à se marier. Elle n’est peut-être pas aussi riche que sa tante ; ou du moins sa fortune n’est pas indépendante comme celle de mademoiselle Ménier ; mais pour la jeunesse et la beauté, quelle différence !

Il me fixait ; j’eus l’air d’être embarrassé, et de vouloir détourner l’entretien :

— Mais, dis-je, il y a la sœur aînée qui doit se marier auparavant.

— Édith, s’écria t-il, Édith ne se mariera jamais. Et quel homme sensé voudrait d’une telle femme ! C’est une haute intelligence assurément, mais il lui manque le plus bel apanage de la femme, le cœur. Ah ! le cœur ! c’est le charme de la femme, sa vertu, sa force, sa religion ! Sans le cœur, la femme n’existe pas. Ce n’est plus qu’un monstre, oublieux de ses devoirs, de ses véritables intérêts, qui sont de se dévouer à l’homme. Une vraie femme de cœur, ajouta-t-il en m’observant, c’est mademoiselle Clotilde. Ah ! si bonne ! si empressée, toujours prête à se sacrifier à ses propres délicatesses, ou à ceux qu’elle aime. Et quelle sensibilité !

J’allais dire que peut-être elle la déployait avec trop de luxe, quand l’esprit de mon rôle me revint.

— Une sensibilité adorable ! m’écriai-je en levant les yeux au ciel.

— Et savez-vous, reprit-il, qu’avec ses airs de vieille fille, qu’elle prend trop tôt, elle est encore belle ?

— Encore ! répétai-je avec indignation ; je le crois bien, mademoiselle Ménier n’a pas trente ans.

Mon homme ne put retenir un mouvement des yeux et des lèvres qui signifiait : — si elle se rajeunit, elle veut donc lui plaire ; — et je le vis décidément mortifié, ce qui me charma.

— Cependant elle serait mariée depuis longtemps, dit-il, sans une déception… que vous savez sans doute ?

Ne voulant point avouer que j’avais été négligent à percer ce mystère, je fis un signe affirmatif.

— C’est un de ces chagrins dont une femme de cœur ne se console pas, dit-il en m’assénant avec ces mots un regard dur et plein de ressentiment. Du moins, je n’en crois pas capable mademoiselle Clotilde.

— Vous oubliez, Monsieur, que chez une femme de cœur le besoin d’aimer ne cesse qu’avec la vie.

Après lui avoir lâché à bout portant cette phrase dythyrambique, j’entrai brusquement dans la maison pour cacher mon envie de rire, et, l’abandonnant aux reproches de madame Plichon, qui l’accusait de s’être fait attendre, et d’avoir compromis le déjeuner, j’allai réjouir Blanche et Clotilde par le récit de notre conversation.

Clotilde en a ri beaucoup et me paraît trouver à l’imbroglio un charme extrême. Au fond, la bonne fille n’est pas si détachée qu’elle le veut dire du désir de plaire et du goût d’aimer.


TRENTE-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


8 septembre.

Enfin, je sais le secret de la tante Clotilde ! Elle m’avait pris le bras hier dans le jardin et m’avait éloigné des autres, afin de continuer cette mystification, dont je finirai par être victime. Sur une nouvelle allusion qu’elle fit à ses chagrins, je saisis l’occasion et demandai solennellement cette confidence qu’elle brûle de me faire depuis si longtemps. Elle se fit alors prier un peu, tout en me conduisant vers l’entrée des bois, où nous nous assîmes dans un bosquet de charmilles.

Là, elle me fit un long récit, entrecoupé de développements psychologiques et d’incessants retours sur ses jeunes illusions. En deux mots : trahison d’amour par ambition. Un homme beau, jeune et riche, dont elle se croyait aimée, l’abandonna pour une dot plus considérable qui s’offrait à lui. Une aussi rude leçon produisit sur cette âme impressionnable des effets terribles.

— Je croyais mourir et fus toute étonnée, me dit-elle naïvement, quand, au bout d’une année, la santé me revint.

Elle avait voulu se faire religieuse alors ; mais ses parents l’en ayant empêchée, elle avait juré du moins de ne pas se marier.

— Et pourquoi ? lui dis-je ; tous les hommes sont-ils semblables à celui-là ?

— Ah ! j’aurais toujours craint d’être trompée. La confiance, William, cette sainte confiance qui est la fleur de l’âme, qui existe sans savoir pourquoi, sans savoir même qu’elle pourrait ne pas exister, une fois qu’elle est troublée, c’est pour toujours.

— Assurément, repris-je, vous ne pouvez plus aimer en jeune fille ; mais vous aimeriez en femme, avec moins d’abandon, mais plus de discernement. Permettez-moi de vous représenter qu’il n’est pas raisonnable de rejeter l’humanité pour le crime d’un seul, ni la vie tout entière pour une seule épreuve.

— Peut-être avez-vous raison, dit-elle en baissant les yeux, mais… mon cœur a été brisé !…

— Non, chère tante, il est encore généreux, droit, plein de vie et de jeunesse. Il a besoin d’aimer, d’aimer fortement, d’avoir un objet unique et d’être l’unique objet d’un autre cœur. Vous avez besoin d’autres enfants que de ceux des autres ; vous vivez d’emprunts, d’à peu près, ce qui n’est pas vivre. Votre faculté d’aimer, inassouvie, s’éparpille en vain, et, faute d’être bien fixée, devient inquiète, maladive et vous tourmente. Il en est encore temps ; mariez-vous.

Clotilde baissait la tête avec embarras et me serrait les mains avec tendresse. Elle était rouge, fort émue ; je lui parlais avec vivacité ; rien n’était donc plus facile, pour qui le voulait bien, de prendre tout ceci pour une scène d’amour. Ce fut à ce moment que j’aperçus à quelque distance, dans l’allée en face, un corps sombre et un œil perçant qui rentrèrent aussitôt dans le fourré. Mais j’avais eu le temps de reconnaître M. Forgeot, d’autant mieux, qu’un instant après, sentant sa maladresse, il reparut dans l’allée en nous tournant le dos, ayant l’air de chercher quelque chose à terre.

— Par exemple, je vous défends d’épouser celui-là, dis-je en le montrant à Clotilde. Je vous le donne pour un égoïste hypocrite.

— Le cousin Marc ! s’écria-t-elle en protestant. Mais savez-vous bien, William, poursuivit-elle en retournant à sa pensée, que vous êtes l’homme le plus désintéressé que j’ai connu.

— Pourquoi cela ?

— Mais enfin… j’ai de la fortune, un domaine, quelques rentes, une centaine de mille francs en tout, et Blanche est ma préférée.

Je haussai les épaules.

— En quoi cela change-t-il la vérité des choses pour ce qui vous concerne ?

— En rien assurément, si ce n’est que la générosité de vos sentiments

— Chère tante, dis-je en l’interrompant, on ne complimente pas un homme de ce qu’il est lui-même, ou de ce qu’il ne ressemble pas à ceux qu’il méprise. Laissons cela.

Je me levai alors et nous rentrâmes dans l’allée du milieu du bois, où le domestique Jean, nous apercevant, accourut à nous. On l’avait envoyé à la recherche de mademoiselle Clotilde, car la famille Martin était au logis. Cette grande nouvelle mit Clotilde en un autre émoi.

— Ne venez-vous pas aussi, William ?

— Non, je n’ai aucune raison de me présenter à eux.

— Mais ils resteront toute la journée, et dîneront avec nous. Il faudra bien qu’ils vous voient. Venez tout de suite ; ce sera mieux.

À ce moment nous vîmes un groupe de personnes qui s’avançaient à notre rencontre. C’étaient MM. et mesdames Martin accompagnés de Blanche et de sa mère. Au premier coup d’œil, je reconnus en eux des gens, sinon très-distingués, du moins qui tenaient à le paraître. Les toilettes étaient irréprochables, mais trop recherchées pour la campagne. Cette famille me parut avoir le travers des provinciaux de ne jamais être à l’aise hors de chez soi, ni chez soi-même, souvent. Le temple du dieu comme il faut est leur géhenne ; ils y vivent aux fers. Le laisser-aller est pour eux une impiété, et, comme pour penser et parler ils ne consultent que l’usage et les oracles parisiens, il en résulte un défaut d’originalité qui donne à tous même conversation, même physionomie. Leurs expressions comme leurs modes sont copiées de Paris.

Les scies parisiennes mêmes vont fleurir en province ; les niaiseries du peuple dit le plus spirituel du monde sont jugées dignes du transport par chemin de fer et arrivent ici pêle-mêle, avec les airs dont les orgues de Barbarie ont saturé la malheureuse cité. Je me suis l’autre jour bouché les oreilles en entendant un petit pâtre siffloter une de ces ritournelles. Comment ça a-t-il pu pénétrer ici ? Où fuir désormais ?

C’est ainsi que nous avons eu tout le jour dans l’oreille le Bébé de mademoiselle Martin l’aînée, mariée à monsieur je ne sais plus qui. Cette jeune femme s’est donné le luxe d’une nourrice enrubannée et d’un enfant ruisselant de dentelles et de broderies. La mère ne le touche pas, mais tourne autour avec des airs de colombe couveuse, en roucoulant cinquante fois par heure : mon Bébé, le Bébé, notre Bébé, et les autres de répéter : son Bébé, le Bébé, notre Bébé. C’est agaçant, parce qu’elles font de ça un objet de toilette. Je ne puis pas souffrir l’amour maternel accommodé à la dernière mode. N’y pouvant plus tenir, je m’en suis allé et, rencontrant en chemin la Madeluche et sa bande, j’ai, ma foi, sans trop regarder, embrassé le plus petit.

— Eh ! le drôle ! a dit la petite maman, gonflée d’orgueil, en l’essuyant après coup.

À la bonne heure ! le drôle ! j’aime mieux ça.


TRENTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

9 septembre.

Nous parlions des chrysalides, et il me vint cette idée que la nature nous a donné peut-être dans ces transformations la forme du travail invisible de la mort. Édith a levé la tête et son grand œil rêveur s’est fixé sur le mien. Blanche a souri comme si elle ne comprenait pas, et Clotilde s’est écriée :

— Quelles superbes idées vous avez, William !

Ce mot m’impatienta et je rouvris le livre, car rien n’est rapetissant comme l’immixtion de la personnalité dans le domaine de la pensée. Mais Clotilde reprit aussitôt :

— Cette belle nature, dont vous êtes si enthousiaste, ce qu’on y rencontre à chaque pas, c’est la mort.

— En effet, répondis-je, et cela doit être, puisque tout y est mouvement et transformation. Mais pourquoi la mort vous effraye-t-elle ? Savez-vous ce que c’est ?

— Pas beaucoup, sinon que c’est une souffrance.

— Non, cela n’est pas prouvé. La souffrance existe surtout dans la vie et par la vie. Il faut souffrir pour enfanter, pour se développer, pour acquérir, pour vaincre ; la maladie ordinairement précède la mort ; mais il n’est pas prouvé que ce passage, si court souvent, soit en lui-même une souffrance. Après tout, je le répète, cela ne distinguerait guère ce que nous appelons la mort de ce qui s’appelle la vie. Non, ce qui vous épouvante, c’est la nuit, le Tartare, empire des ombres, l’abîme, les lieux inférieurs de l’Écriture, le sépulcre béant des chrétiens, tout cet appareil lugubre dont l’ignorance et la superstition ont entouré la mort. Mais si elle n’était que l’accomplissement de cette loi, dont l’instinct vous porte à revêtir joyeusement des parures nouvelles, et qui force la terre à se couvrir de fleurs comme à dépouiller ses feuilles, vous la contempleriez avec le même sourire que provoque sur vos lèvres la vue d’un berceau d’enfant ou d’un nid d’oiseau. La mort, toutes les analogies, toutes les lois de l’univers le prouvent, n’est qu’une transformation. Est-elle une renaissance telle que nous la désirons, c’est-à-dire individuelle ? Ici, les preuves manquent encore ; mais, quels que soient d’ailleurs ses autres résultats, je la bénis, la mort, la plus féconde des lois universelles, grâce à laquelle nous avons l’amour.

— Comment cela ? demanda Blanche. Vous nous dites toujours des choses extraordinaires, William ; moi, je ne sais que ma mythologie : l’amour est fils de Vénus et non de la mort.

— L’amour enfant, Blanche, celui qui vit de jeux et de ris ; mais le grand amour, celui qui unit les êtres d’un nœud forgé par Dieu même, d’où naissent des êtres nouveaux ; l’amour sans lequel l’humanité ne serait qu’une agglomération d’égoïsmes, ou qu’un cercle d’étrangers ; cette loi qui force l’être le plus dur à se nourrir de lait et de caresses et à rendre à son tour à un autre les mêmes tendresses ; les mêmes soins, qui nous unit par les noms de frère, de sœur, de mère, de fils, d’amant, le grand amour, l’âme de ce monde, c’est à la mort que nous le devons, puisqu’elle nécessite la naissance ; et voilà pourquoi je bénis et adore la mort comme la plus puissante des lois de la vie.

Je me rappelle que je leur dis cela bien mieux et plus vivement. J’étais ému. J’avais souffert et rêvé tout ce matin, et mon âme était vibrante comme un fil tendu. Je ne suis déjà plus tout à fait heureux, et tantôt je m’en indigne comme d’une injustice, tantôt je me reproche d’être si avide, si insatiable, que je ne puisse me contenter à moins d’un idéal, sans doute irréalisé. Oui, je subis les ennuis d’une âme trop susceptible et d’un esprit trop investigateur. Je ferais mieux de moins réfléchir, peut-être. Quoi qu’il en soit, je ne reviendrai pas sur ces rêveries funestes, ni sur leur cause. Que voulais-je dire ?

Ah ! je voulais dire combien me frappa l’expression d’Édith quand j’eus fini de parler. Au moment où je la regardais, elle baissa les yeux ; mais son visage fut illuminé longtemps des reflets de sa pensée, comme les montagnes après que le soleil a disparu. Que pensait-elle ? Elle ne le dit point, et je n’ai pu le saisir.

Ce Forgeot est venu apporter ici toute la bassesse et toute la vénalité du monde qu’il habite. Il nous raconte, en se frottant les mains, les tripotages auxquels il a assisté ; des marchés effrontés faits aux dépens de la richesse publique, des coups de Bourse scandaleux, une conscience achetée par-ci par-là, le tout accompagné de quelque mot plaisant. On rit du mot, puis on dit : C’est indigne ! Mais on a ri. M. Forgeot répète alors :

Ce n’est pas beau, j’en conviens ; mais c’est reçu. C’est comme cela. Si vous portiez là-bas vos scrupules, on les traiterait d’imbécillité. Tous les honnêtes gens font comme vous ; ils crient d’abord ; puis, en voyant le gâteau se partager, ils font ce raisonnement :

— Après tout, puisque c’est ainsi, autant moi qu’un autre. — Et le fait est que, si on laissait tout prendre aux gens malhonnêtes, ce serait leur faire trop beau jeu. On ne s’enrichit que comme ça ; il faut faire comme les autres ; on est libre après de bien employer ce qu’on a gagné.

J’ai protesté contre de tels arguments avec plus de vivacité, peut-être que de politesse. Il m’assure paternellement qu’avec ces principes, je ne ferai jamais mon chemin. Cet homme me hait, et je le déteste. Il vient apporter au milieu de cette famille, simple et bonne dans sa solitude, tous les mauvais ferments du monde ; leur éducation et leurs préjugés les rendent facilement accessibles à ces influences ; le cœur est bon, mais l’esprit sans force et sans culture ; or une conscience ferme, je le crois, ne s’allie guère à un esprit faible.

Il est certain que dans ce milieu bourgeois, où la fortune est l’appât suprême, les histoires trop vraies de M. Forgeot doivent exciter bien des rêves, remuer bien des désirs. S’enrichir tout à coup par un mot dit à la Bourse, ou par quelques actions de ces mines riches en trésors, dont M. Forgeot semblerait l’agent, tant il les exalte ; puis, le lendemain, pouvoir aller habiter Paris, être invitée dans le grand monde, aux Tuileries, porter des diamants, des toilettes divines, se voir entourée, citée peut-être comme une des reines de ce paradis……

— Oh ! tout cela ne vous fait rien à vous ? m’a-t-elle dit avec amertume, en abaissant aussitôt ses longues paupières pour voiler tout un monde de rêves et de désirs.

Si, en vérité, cela me fait beaucoup. Nous irons dans le monde, c’est convenu. La retrouverai-je après ?

Blanche est douce, gracieuse, vive et sensible. Elle manque seulement, dans l’esprit, de vigueur et d’élévation. Mais ces derniers avantages ne sont-ils pas souvent gâtés chez les femmes par une sécheresse odieuse et par l’absence de toute grâce, de tout charme, de toute bonté ? Cette incompatibilité entre l’esprit et le cœur dont M. Forgeot nous fatigue les oreilles Bah ! c’est absurde. Et cependant ma Blanche, avec ses défauts d’enfant, est bien supérieure à la froide et hautaine Édith. Qu’elle m’aime donc de toute son âme, qu’elle m’aime toujours, et je devrai être heureux.

Le paysage est si beau sous ma fenêtre, que je regrette de l’admirer seul. Il a plu cette nuit : de grands nuages parcourent la voûte du ciel ; le soleil luit ; ma lande resplendit de lumière, et de grandes ombres d’un bleu sombre, nettement arrêtées sur leurs bords, et jetées là d’en haut et sans demi-teintes, rendent cette lumière plus éclatante. Là bas, un grand bois tout noir s’allongeait au milieu du vert vif des autres feuillages, comme un promontoire dans la mer ; quand tout à coup l’ombre qui le couvrait s’enlève, emportée, et l’on ne voit plus qu’une vaste étendue de ce beau vert reluisant, dont éclate sous le soleil la feuille vernie du chêne. Maintenant, c’est un nuage, noir et fauve, tout en lambeaux, qui pend au milieu du ciel, poussé par le vent ; son ombre, projetée sur la plaine, le suit, et, sur son passage, chaque partie de la lande s’assombrit ou s’éclaire tour à tour. Océan de verdure où, comme sur l’autre océan, tous les jeux de la lumière se réfléchissent.



TRENTE-CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

11 septembre.

Il pleut depuis deux jours ; nous sommes tous forcément rassemblés dans le salon. Le haut bout de la conversation est occupé par M. Forgeot, et je le lui laisse, ne pouvant discuter de sang-froid ses théories et n’ayant pas le droit de le chasser. Anténor, jaloux de se montrer homme, l’applaudit. Au milieu de ces entretiens, Blanche brode silencieusement ; Clotilde, gagnée par les compliments du cher cousin, ne proteste que pour la forme. Quant à maman, plus forte et plus digne, elle flagelle quelquefois d’un mot vif le triste apôtre de l’égoïsme et du bien-être à tout prix ; mais M. Forgeot alors entre si promptement dans le sentiment de son hôtesse ; il en comprend si bien toute l’élévation ; il l’admire avec tant d’emphase et de louanges, qu’on lui pardonne presque de ne considérer au fond ce sentiment que comme une illusion généreuse. Du reste, les hommes de cette nature-là n’accordent en morale de réalité à rien. Ils recommandent ce qu’ils trouvent aimable, rejettent ce qui les gêne, voilà tout. Leurs seules réalités sont la jouissance ou la souffrance.

Ils étaient ensemble tous les trois ce matin, M. Forgeot, M. Plichon et Anténor, quand j’entrai dans le salon avec Clotilde. Ils causaient de Paris, comme c’est le bonheur des provinciaux, et Anténor qui va bientôt, je te l’ai dit, augmenter la population du quartier latin, s’efforçait de goûter par avance en esprit les joies de la capitale. Ma foi, la conversation était assez peu gazée, et notre arrivée ne parut pas l’effaroucher. Anténor faisait force questions sur les étudiantes et laissait en riant éclater sa hâte de les connaître. Moitié sérieux, moitié rieur, le père, que ce seul point de vue semblait inquiéter, disait :

— Fais attention que je ne me laisserai pas tondre pour ces filles-là.

— Anténor est plus sage que vous ne pensez, dit M. Forgeot. Il connaîtra bien vite les mœurs de ce monde, et n’ira pas plus loin qu’il ne faut. Il a de la clairvoyance, du sang-froid, un bon sens remarquable pour son âge ; il ne lui faut plus que cette expérience, toujours nécessaire à un jeune homme.

— Sans doute, dit M. Plichon, mais pas trop n’en faut. Vous me surveillerez ce garçon, M. de Montsalvan, et lui ferez de temps en temps la morale.

— La morale prêchée a toujours peu de puissance, Monsieur, je mettrai Anténor en relation avec des jeunes gens honnêtes.

— M. de Montsalvan a parfaitement raison, reprit le Forgeot. Ce n’est pas de la morale qu’il faut aux jeunes gens ; c’est du sens commun ; il faut leur faire comprendre leur intérêt, voilà tout. Si j’avais un fils, je ne le gronderais jamais ; je me ferais son confident et me bornerais à lui montrer les dangers qu’il court. Je suppose qu’à l’âge de quinze ans, il vienne me dire : Papa, je sors de chez une fille. Soit, mon ami, lui répondrais-je ; mais as-tu bien songé à ta santé ? etc……

J’écris ces paroles telles qu’elles ont été prononcées devant moi. Elles sont historiques. Ce qu’il faudrait pouvoir y ajouter, c’est le ton de paterne bonhomie, l’air de sagesse complaisante qu’avait cet homme en disant cela. Pour moi, je n’ai jamais senti avec tant de force quel vide crée dans l’âme humaine l’intérêt matériel, devenu culte. Cet homme n’est pas même corrompu ; il n’a plus d’âme.

J’ai regardé Clotilde, c’était à elle de parler. C’était à elle de souffleter ce misérable de son indignation, dont le père et le fils méritaient leur part. Elle a trente ans, elle est chez elle, elle est femme, et comme telle devait protester. Mais elle est restée immobile, les yeux baissés sur sa broderie. C’est de la pudeur probablement, mais c’en est trop, ou plutôt pas assez. Moi, j’aurais éclaté, je suis sorti.

Je marchais depuis longtemps, et la pluie tombait de plus en plus drue ; mais l’ennui de rentrer me retenait dehors ; je m’enfonçai dans les bois pour me mouiller un peu moins. Là j’entendais au-dessus de ma tête l’eau tomber sur les feuilles comme sur un parapluie, et elle n’arrivait jusqu’à moi qu’en fine rosée, que buvaient avec délices les grandes fougères et les petites herbes. Il a fait chaud depuis longtemps ; cette pluie rafraîchit la terre. C’était un rajeunissement de tout ; un long bruissement sourd, comme si toutes ces fines créatures détendaient leurs fibres. Les petits pois roses, éplorés, souriaient ; les oiseaux voletaient pour mouiller leurs ailes, un merle sifflait à cœur joie et les geais criaient au sommet des arbres. Tout à coup un bruit de branches froissées me fit retourner, et je me trouvai en face de mademoiselle Édith. Elle n’avait point non plus de parapluie et trottait ainsi à travers le bois, en relevant sa robe jusqu’aux genoux. Sa tête n’était couverte que d’une voilette noire, attachée sous le menton et dont un lambeau, agacerie de quelque ronce, flottait par derrière. Ni châle ni pèlerine sur les épaules ; ses pieds disparaissaient dans la bruyère mouillée protégés seulement par des guêtres de drap gris, sur le haut desquelles retombait le bas de son pantalon trempé. Elle s’arrêta en me voyant ; j’étais rempli de surprise.

— Quoi, Mademoiselle, lui dis-je, vous ici, par un pareil temps !

Elle éclata d’un rire dont les notes harmonieuses s’envolèrent à travers le bois. C’est la première fois que j’entendais rire Édith.

— Et vous, Monsieur ? me dit-elle.

— C’est vrai… c’est que j’aime beaucoup la promenade.

— Et moi aussi, répliqua-t-elle avec une animation que je ne lui connaissais point, que je n’aurais jamais soupçonnée en elle.

Ses yeux étincelaient comme la rosée au soleil, et ses joues, d’habitude si pâles, avaient l’éclat le plus doux.

— Savez-vous, poursuivit-elle, que vous êtes admirable d’étonnement. Vous seriez-vous réservé le monopole des bois les jours de pluie ?

— Non certes ; je suis au contraire charmé de cette conformité de goût entre vous et moi.

— Mais bien plus étonné encore, dit-elle ; car vous ne supposiez, j’en suis sûre, qu’antipathie entre nous.

— Antipathie ! oh non, ce sentiment ne pouvait s’appliquer pour moi à la sœur de Blanche ; mais j’avoue…

— Quoi ?

J’hésitais.

— Avouez donc.

— Eh bien… vous n’avez aucun besoin de l’affection des autres ; on le sent, et cela glace……

Elle tressaillit, me lança un regard acéré comme une lame, qui me fit mal, je ne sais pourquoi, et, me quittant sans me répondre, elle s’enfonça dans le bois.

Quelle sauvage nature ! j’ai regretté de l’avoir mise en fuite sitôt ; car elle semblait, par extraordinaire, disposée à causer, et sa gaieté, son entrain, phénomènes si rares, m’ont ébloui comme une vision.


TRENTE-SIXIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

12 septembre 1846.

Je viens de voir Targin qui m’a dit : Il y aurait pour votre ami une place superbe, conservateur des eaux et forêts dans l’arrondissement de Paris, 9,000 fr. d’appointements, outre l’indemnité. Quant aux études nécessaires, ce ne sera rien. Naturellement, ce sont les subordonnés qui font la besogne.

Il ne croit pas la chose impossible et m’a promis de s’y employer. Mais il faut que tu ailles voir de suite le duc d’Hellérin, qui est maintenant dans ses terres à Coulommiers. Lui seul peut enlever la chose d’emblée.

Et ne va rien négliger, mon cher William, pour te remettre dans les bonnes grâces du duc. Puisque tu sollicites, il faut être solliciteur, franchement. Tu es si aimable, quand tu le veux bien ! Il faut que le duc te croie de l’ambition, et de plus disposé à servir la sienne. Quoiqu’il ait, à ce qu’il semble, tout ce qu’on peut désirer, sois sûr qu’il désire encore quelque chose ; si tu pouvais savoir ce que c’est et entrer dans ses vues, et lui donner à penser que tu pourrais le servir, tu obtiendrais tout de lui. S’il n’avait pas appris ta ruine, il ne faudrait pas la lui dire. J’ai vu des gens très-disposés à t’obliger, te croyant riche, qui, apprenant que tu ne l’étais plus, tombaient dans une écrasante froideur.

J’ai promis à Targin que tu le présenterais chez le duc. Tu feras donc bien d’y reprendre tous tes droits de parenté. Car maintenant, puisque ta naissance est le seul fonds que tu possèdes, il faut la faire largement valoir. Il faut renouer avec tes cousins et petits-cousins et payer les services des Targin par l’honneur d’obliger un Montsalvan et d’être reçus chez lui. Targin est entiché de noblesse comme un roturier. Je lui ai dit que tu allais te marier, que ta fiancée était une femme charmante, qu’elle tiendrait salon, et serait charmée de connaître madame Targin.

Mon cher, tu le vois, je diplomatise. Toutefois, avec ce sable mouvant qu’on appelle la femme, la meilleure diplomatie est encore d’un faible secours. Tu feras bien d’être heureux, va, ça m’empêchera de voir la vie tout à fait en noir. Allons, de l’activité, agis toi-même, il le faut ; sollicite, intrigue, sois pressant. Tout succès est à ce prix…



TRENTE-SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

13 septembre.

Hier matin, j’allais chercher un livre dans la bibliothèque.

On appelle ainsi un grand cabinet, garni de rayons, où se trouvent à peu près tous les auteurs du dix-huitième siècle, et meublé d’un bureau et d’une papeterie, communs à toute la maison.

En approchant, des rires, mêlés de petits cris, me frappèrent l’oreille ; je reconnus les voix de Blanche et de Clotilde, et presqu’aussitôt cette dernière qui s’enfuyait, poursuivie par Blanche, vint se heurter à moi ; je la saisis.

— Vous pouvez m’arrêter, William, me dit-elle, je n’allais pas plus loin que vous. Lisez ceci.

Elle me présentait un papier, sur lequel Blanche se jeta ; mais je le tins assez haut pour que, malgré ses élans de biche, elle ne put l’atteindre, et faisant prisonnières dans ma main gauche ses deux petites mains, je regardai l’écrit : ce n’était qu’une signature, plusieurs fois répétée : Blanche de Montsalvan.

Mon premier mouvement eût été d’étouffer de baisers la griffonneuse ; mais le caractère ample et majestueux des pleins, la coquetterie des déliés, me frappèrent. Elle n’avait point écrit cela vivement, par emportement de cœur ; non, c’était une parure qu’elle essayait, voilà tout, et ce n’était pas précisément à moi qu’elle songeait en faisant cela. Aussi, lui rendis-je le papier en souriant, mais avec contrainte.

M. Plichon, qui entrait à ce moment, interpréta de même l’action de sa fille, car il dit :

— Oh ! la vaniteuse ! William n’y tient pas lui, si j’en crois certains rapports.

Puis il me demanda s’il était vrai que j’avais voulu épouser une grisette. Je ne saurais te peindre l’air honteux et souffrant de ces trois figures, quand j’eus avoué le fait. J’eus beau dire qu’elle était intelligente et vraiment distinguée, et chercher à leur faire comprendre qu’il est par trop absurde pourtant de nier l’égalité entre deux êtres qu’unit l’amour, je vis très-clairement que j’aurais beau réussir à leur faire avouer leur inconséquence, je n’en serais pas moins abaissé à leurs yeux. Peu importe que ce soit juste, si c’est ridicule.

Maintenant, qui a révélé cela ? Je n’ai pu le savoir de M. Plichon ; mais ce doit être, ce ne peut être que Forgeot. Ce monsieur a sans doute pour ami quelque mouchard, qu’il aura mis à ma piste. Le rusé ! ce n’est pas lui qui m’accusera d’avoir fait des folies illustres, enlevé des actrices, par exemple, ou d’avoir dépensé les aspirations de ma jeunesse en paris de chevaux ou dans l’orgie. Non, il s’y entend mieux. Il révélera mes croyances et mes illusions, et je serai jugé comme un homme de peu, qui n’est supérieur à rien !… je te dis que je m’en irais de ce monde, si je savais où aller.

Ces niaiseries sont de toutes les classes. N’entendais-je pas parler hier de maître Fumeron, le père de Justin, qui refuse de consentir au mariage de son fils avec Mignonne, parce que le père de celle-ci est un homme ruiné, tandis que lui, maître Fumeron, est un enrichi. Après tout, ça se conçoit mieux : entre un prodigue et un avare, entre l’esprit de l’homme qui sait se ruiner et l’esprit de l’homme qui sait s’enrichir, il y a véritablement un abîme, et cette alliance risquerait de gâter la dynastie et d’enfoncer l’étoile ascendante des Fumeron.

L’homme ruiné est décidément partout un paria. Le régime des castes est en pleine vigueur dans nos provinces, et moi qui n’ai jamais compris Manou, me voilà obligé de le reconnaître humain.

Elle est gentille, pourtant, cette Mignonne. C’était hier dimanche et j’étais allé au-devant de la famille jusqu’à peu de distance de Sanxenay. Là je vis un chemin étroit, ombragé d’ormes et de frênes, qui s’en allait en tournant le long d’une prairie, un de ces chemins discrets, au sol gazonné, dont les branches frémissent en chuchotant et qui vous attire avec confidence dans ses détours mystérieux. Je songeai que de là je pourrais entendre le roulement de la voiture, et m’y enfonçais à petits pas, quand de l’autre côté de la haie m’arrivèrent les sons contenus de deux voix, douces et frémissantes comme des ailes d’oiseaux, quand elles battent auprès des nids. Je m’avançai doucement, ce qui fut peu discret de ma part, je l’avoue, et par une trouée je reconnus Mignonne et son amoureux Justin qui se parlaient. La pauvre enfant était fort émue ; tantôt elle baissait les yeux, tantôt elle regardait son amant, et il me semblait voir, par je ne sais quel sens occulte, son âme qui tout entière passait d’elle en lui. Le garçon me sembla mieux à sa place, quoiqu’il la dévorât des yeux. Pourtant, Mignonne, voyons, puisque je t’aime…

— Eh bien, puisque tu m’aimes… que feras-tu ?

— Dam, que veux-tu que je fasse ? Je t’aime, je me dévore le sang, je m’enrage, et puis après ? si tu savais comme est mon père ; on n’ose tant seulement pas lui dire un mot.

— Alors, si c’est comme ça, Justin, dit la jeune fille d’une voix tremblante, c’est qu’il n’y faut plus penser, car ça n’aura point de fin.

— Sapristi ! n’y plus penser ! est-ce que je le peux ? voyons. Comme tu en parles, toi ; on dirait que ça ne te coûte rien !

— Ah ! on dirait, répéta la jeune fille en levant les yeux au ciel. Mais si ton père ne veut pas, et que tu n’y puisses rien, tu vois bien qu’il n’y a pas autre chose à faire.

Il ne sembla pas comprendre le reproche ardent renfermé sous ces paroles ; il voulut l’embrasser, et je vis bien que c’était pour lui l’alpha et l’oméga de toute l’affaire.

Je les laissai et m’éloignai sans bruit. Pauvre fille !


— Je viens de recevoir ta lettre. Je pars demain. Mercredi soir nous nous embrasserons. Oui, je vais agir. Il faut que je sorte de cette situation fausse et indécise, où je compromettrais ma dignité. Hier, je le sentais bien, je n’étais pour eux qu’un excentrique, sans consistance, ne pouvant offrir à sa fiancée qu’un avenir très-douteux ; aujourd’hui, se fondant sur les espérances que donne ta lettre, les voilà qui délirent de joie et d’enthousiasme et m’estiment un grand parti. Maman, je le vois, souffrait aussi de cette sorte de défaveur qui depuis quelques jours est dans l’air autour de moi, et dont je pressens l’auteur. Elle m’a dit :

— Il faut réussir, William, je veux que nul ne puisse contester votre supériorité.

— En aurai-je davantage si je réussis ?

— Non, pas pour moi. Mais vis-à-vis de beaucoup d’autres, cela vous épargnera des luttes et des ennuis. Vous savez que la plupart des hommes n’admirent que ce qui brille.

— Peu m’importe qu’on m’admire, je ne demande qu’à être aimé.

— Eh ! les deux choses se tiennent un peu.

— Je n’accepte pas cela, sauf pour les qualités morales.

— Vous êtes trop absolu. Prenez donc un peu plus la vie telle qu’elle est. Tout y est si bien mêlé, qu’on ne peut guère distinguer, et il vaut mieux n’y pas regarder de trop près. En définitive, vous voulez une place ; vous êtes capable, instruit, aimable, bien appuyé, il faut l’avoir.

Je le veux bien, mais j’ai peu d’entrain pour la vie active, pour celle du moins qu’on prétend appeler ainsi. Puis, solliciter !… Que Targin obtienne donc cette place pour moi, et je lui cède mon titre de comte. À bientôt, Gilbert.


TRENTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

Paris, 1er novembre.

Je suis heureux pour toi de ton congé et des loisirs dont tu jouis à Hyères, près de ta belle capricieuse ; mais je suis ici bien tristement seul. J’ai vu Delage et Léon ; ce sont des amis ; mais… je te l’avoue, mon sort a l’air de les trop embarrasser et je leur saurais un gré infini de ne pas tant s’inquiéter de moi.

Il n’y a réellement dans le cœur des hommes aucun sentiment dont puisse s’accommoder la dignité d’un homme malheureux. Indifférence, dédain ou pitié. Quand j’étais riche, il ne me venait point à la pensée de refuser aux autres l’égalité, que maintenant je réclame en vain. Il y a bien un mot divin, compassion, souffrir avec celui qui souffre ; mais la chose, où se trouve-t-elle ? et ce mot même, on en a gâté le sens. Il n’y a que toi, cher ami, qui me donnes à peu près le sentiment que je puis vouloir, la compassion vraie ; mais une chose encore me gêne en toi, c’est que tu souffres autrement et plus que moi, et te mets à ma place, sans être moi-même.

Quant au monde, je savais par cœur toutes ces tristes épreuves, devenues banales, de l’ingratitude des obligés, du mépris des sots, de la morgue protectrice des envieux d’autrefois ; mais je ne suis nullement disposé à les supporter, et ceux qui ont voulu contempler de trop près l’éboulement de ma fortune ont reçu de tels pavés, qu’ils ne seront pas tentés d’y revenir, et pourront témoigner de tout ce que j’ai perdu de douceur et gagné d’orgueil.

Est-ce irritant ! Je me trouvais, moi, toujours le même et n’y prenais seulement pas garde, et parce qu’il plaît à des imbéciles d’agir différemment vis-à-vis de moi, il faut que je change d’humeur ! Je ne puis être ferme, parce qu’ils sont changeants ; ni simple, parce qu’ils sont à l’opposé de tout naturel, de toute vérité ! Mon cher, le vrai stoïque doit être seul de son espèce, ou, pour mieux dire, ne peut exister.

Ne conserve plus la moindre illusion au sujet du duc ; il ne fera rien pour moi ; ou, s’il veut faire quelque chose, ce sera détruit sous main, comme il est arrivé déjà pour cette place des eaux et forêts. Madame d’Hellérin n’est occupée que d’une chose, me prouver par tous les moyens possibles combien j’ai eu tort de la dédaigner. Pendant mon séjour chez elle, je l’ai vue prodiguer en ma présence à d’autres adorateurs tout ce que la grâce, l’intelligence et la beauté peuvent gaspiller de trésors. Elle eût voulu me charmer, sans doute, et se venger ainsi, ou peut-être m’aime-t-elle encore ? Peu m’importe lequel des deux. Je n’ai pu te dire avec quelle adresse elle a toujours empêché le duc de songer même à s’occuper de moi, et quelle succession étourdissante de parties champêtres et de soirées mon séjour à Norvan a procurée aux hôtes de ce château. C’est elle, j’en suis sûr, qui a fait donner cette place avant que son mari ait eu le temps de la demander pour moi.

Je n’essayerai pas de lutter contre cette femme, surtout avec un auxiliaire aussi lent et si peu aimable que le duc. Je ne l’importunerai pas, quoi que Delage me conseille. Moi importuner ! pour qui me prend-il ? On ne sait guère combien me coûte une simple demande. Et véritablement, c’est chose honteuse que demander à quelqu’un pour qui l’on n’a ni estime ni affection ; car on ne peut lui rendre en aucune manière ce qu’il nous donne. En quoi cela diffère-t-il de mendier ?

Je comprends aussi qu’on demande ou qu’on exige de soi-disant faveurs dues à des services ; mais quant à moi, l’État ne me doit rien et je n’ai pas même à me croire plus utile qu’un autre ; n’ayant point de spécialité, ce que je peux faire, un autre le peut également. Si j’étais seul, je trouverais bien quelque part ma place ; mais il faut à Blanche un beau revenu et de l’éclat ; il me faut pourvoir d’avance aux besoins d’une famille. Tout cela, au train dont va le monde, semble bien difficile pour moi.

Et cependant, je ne suis pas un être inutile. J’ai de l’instruction, de l’intelligence, une scrupuleuse probité. J’ai de la force, il me semble parfois, à remuer le monde, une énergie secrète qui me dévore et qui, employée hors de moi, me rendrait heureux. Jamais, je n’ai même essayé, vois-tu, de faire comprendre à personne la hauteur de mes désirs, et je n’en parle quelquefois, mais sans paroles, qu’à l’âme de ma mère. En voyant tous les autres se contenter de si peu, je rougis de mon exigence et la cache soigneusement. Je me reproche à moi-même et tâche d’effacer en moi le mal que me cause une parole, un geste, le moindre indice de ces plaies éternelles du cœur, l’égoïsme et la bassesse. Et je me défends de voir, longtemps, jusqu’à ce qu’il me devienne impossible de douter.

— Que te disais-je ? Que je suis peu propre à remplir une place, et moins encore à l’obtenir. Eh bien, que faire ? Je rêve souvent de me vouer à quelque grande œuvre ; puis je me rappelle que je suis engagé à Blanche. Ne le serais-je pas d’ailleurs ? À cette époque stagnante où nous sommes, aucune voie n’est ouverte aux nobles activités. La science seule et ses conquêtes ? mais je n’ai point la passion des lentes recherches. La vie qu’il me faut, c’est à ciel ouvert, avec l’espace devant moi.

Je vais te dire comment se passe ma vie. J’ai enfin trouvé, rue de Courcelles, une petite chambre fort propre. Je vais de là, souvent, au bois de Boulogne, où je passe la moitié du jour dans les massifs les plus solitaires, quelquefois au parc de Saint-Cloud. D’abord, j’écrivais à Blanche tous les jours et longuement, mais on m’a défendu de lui écrire plus d’une lettre par semaine ; cela m’a coûté beaucoup, je lui parlais avec toute mon âme, et il me semblait qu’elle devait m’entendre. Nos étranges mœurs renvoient pour plus de sûreté toute expérience après le mariage. Quelle bouffonnerie !

Eh bien, parfois, véritablement, j’étouffe un peu. Il m’est venu à l’idée d’écrire… un de mes rêves. Je l’ai pris en amour ; il me console et me satisfait, relativement, car l’expression est toujours insuffisante. Quelquefois, tout rempli d’une incarnation splendide, je saisis la plume ; des difficultés de détail çà et là me heurtent et me meurtrissent ; mais je vais toujours, enivré de ma pensée. Quand j’ai fini, fier et joyeux, je relis : ce n’est plus cela ; c’est pâle et froid. Mon idéal flamboyait ; ma pauvre page luit à peine. Oh ! l’éclair de Byron !…

Mais enfin, c’est ce que j’ai dans ma solitude de plus doux et plus selon moi. Cela m’occupe l’âme, et m’empêche de creuser ailleurs. Et puis, si j’obtenais un succès d’écrivain, j’aimerais mieux cela qu’autre chose. Le tout est qu’il se trouve assez d’êtres en ce monde dont ma pensée soit la pensée, ou la vague aspiration. Mon ami, servir ainsi d’expression et de point de ralliement à de nobles êtres, qui, en retour de la joie que vous leur causez de se voir traduits, vous aiment un peu ; éclairer peut-être la conscience de quelques-uns, et, par la seule puissance d’une incarnation nouvelle, donner au bien un peu plus de réalité, c’est beau ; je n’en demanderais pas davantage pour être content de vivre. Elle-même, Blanche, m’en aimerait mieux ; nous nous comprendrions plus aisément.

Chimère nouvelle, n’est-ce pas ? C’est bien possible.

— Et ton mariage ? avance-t-il un peu ?



TRENTE-NEUVIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

9 novembre.

J’ai reçu, il y a déjà huit jours, une lettre d’Édith, dont je t’envoie la copie. Tu connais un de nos principaux libraires. Écris-lui ; peut-être seras-tu plus heureux que moi, qui n’ai pu arriver à rien de satisfaisant.

« Puis-je vous demander un service. Monsieur ? Je le crois et serais fort étonnée de me tromper. Votre intimité dans ma famille vous a mis à même de comprendre que mes idées et mes goûts sont opposés en tout à ceux de mes parents, et que le seul moyen pour moi d’éviter d’incessantes querelles est de rester inerte et muette en leur présence. Vous reconnaîtrez aussi, je crois, qu’une pareille vie ne peut être supportée indéfiniment. Cependant, la force des choses, ou plutôt l’injustice de nos mœurs, me contraignent à rester dans ma famille et ne m’offrent en dehors d’elle aucune existence, aucun avenir. — Je ne veux pas me marier. »

« J’ai vingt-quatre ans ; je suis bien décidée à mourir ou à vivre ; mais je ne veux plus étouffer ainsi.

« Il n’est qu’un moyen d’indépendance, le travail. Malheureusement, la société le refuse aux femmes de ma condition et ne le solde aux autres, d’ailleurs, que par la misère. Je ne pourrais guère me faire ouvrière, ayant besoin de loisirs intellectuels et n’étant point habituée aux privations ; l’exercice de la pensée m’est en outre plus familier que des exercices manuels. C’est donc parmi les travaux de la pensée que j’ai dû chercher celui dont j’étais capable, ou qui pouvait m’être permis. Je connais l’allemand, un peu l’anglais ; j’ai pensé à faire des traductions. Mais il est dans ces langues peu d’écrivains dignes d’être traduits qui ne l’aient été déjà, ou ne soient sur le point de l’être, tandis que le Danemark, la Suède, la Norwége, doivent receler des trésors de poésie encore inconnus pour nous. Auriez-vous la bonté de m’envoyer deux grammaires, suédoise et danoise, avec les dictionnaires ? Mais il me faudrait aussi des auteurs, choisis parmi les plus originaux, et je ne puis vous les indiquer. Il me faudrait surtout un éditeur, qui désirât ces traductions et consentît à m’en faire la commande.

« Voilà beaucoup de démarches n’est-ce pas, Monsieur ; et j’ai bien peu le droit de vous occuper autant. Je dois vous avertir en outre que mes parents seront hostiles à toute tentative de ma part pour m’éloigner d’eux, et qu’ils préféreraient me voir mourir ici de misère morale que me voir agir à vingt-cinq ans en être majeur. Veuillez, Monsieur, vous consulter et me répondre. »

Que dis-tu de cette lettre ? C’est écrit à l’emporte-pièce. Et pourtant cet orgueil me plaît et je suis fier de la confiance de cette fille étrange. Après tout elle a raison ; elle est dans son droit, et je n’ai aucun scrupule à la satisfaire.

Il est certain que le sort imposé aux femmes par nos mœurs est triste. Elles n’ont pas d’existence qui leur soit propre, ni aucun refuge contre l’autorité paternelle que l’autorité d’un mari. Ça conviendrait tout au plus à des odalisques, et non à des natures élevées dans la libre atmosphère de notre siècle. Pauvres oiseaux à qui l’on attache les ailes !

Nous ne songeons guère à cela, nous autres hommes, parce que nous ignorons de telles souffrances. Mais tout à l’heure, faisant abstraction de ces formes qui nous gênent la vue, et me mettant à la place d’Édith, en qualité d’être humain, j’en ai frémi. Certes, à aucun prix je n’accepterais pour autocrate le père Plichon, et cette immobilité forcée d’un être actif et intelligent, qui gît ainsi dans la vie sans puissance d’action, sans avenir, n’est-ce pas affreux ?

Pourquoi ne veut-elle pas se marier ? Par orgueil sans doute. C’est bien possible. Plus aimante et plus dévouée, Édith serait plus aimable assurément et je ne saurais comprendre pourquoi elle ne s’entend pas avec sa mère. Mais nul n’est parfait. J’estime Édith, et serai vraiment son frère. C’est ce que je lui ai dit en lui répondant ; car j’ai envoyé de suite les dictionnaires et les grammaires, plus un livre d’Œhlenschlager. Mais le difficile, c’est l’éditeur. J’en ai vu quatre. Mêmes fins de non-recevoir, partout. Toi, qui connais particulièrement un de ces messieurs, vois, je t’en prie, à te charger de cela. Écris, et tâche d’obtenir une prompte réponse. Je voudrais satisfaire Édith.


QUARANTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Hyère, 12 novembre.

Mon ami, j’en suis toujours au même point, ce qui est désespérant. Olga ne me donne jamais que des demi-promesses, des espérances reculées sans cesse. Elle veut, dit-elle, éprouver mon caractère, et puis elle est d’une coquetterie diabolique, et c’est à n’y pas tenir. Hier, elle m’a reçu en tête-à-tête dans son boudoir ; elle était couchée sur un canapé dans l’attitude la plus séduisante, et me regardait, avec passion. J’ai vu que c’était une épreuve, et j’ai été fort ; car elle est trop fière et trop chaste pour pardonner un manque de respect. Il faut dire aussi que j’étais rempli de jalousie par un mot de cet Italien maudit, qu’elle a renvoyé enfin, et qui a voulu se venger d’elle en me faisant croire… qu’il l’avait eue pour maîtresse, parbleu ! Nous nous sommes battus ; il n’a eu qu’une égratignure au bras, et moi rien du tout. Olga m’a appelé son chevalier, et m’a donné sa main à baiser, ç’a été tout. Elle m’a dit qu’elle avait chassé cet homme parce qu’il avait été audacieux. Pourquoi diable aussi prend-elle ces poses par trop orientales ? Et puis encore, il y a ici un comte portugais et un petit baron de nos compatriotes, pour lesquels elle déploie une amabilité désolante. Mon cher, cette femme-là ne m’aime pas. Je crois qu’elle cherche un mari seulement, et qu’elle hésite beaucoup, pouvant choisir. J’en souffre, car plus ce rêve prend racine en moi, plus la déception serait affreuse. Tantôt elle veut que je donne ma démission, afin que nous puissions courir le monde ensemble, et, pour commencer, elle parle d’aller en Amérique ; tantôt elle me demande si je suis bien sûr d’être ministre un jour.

J’ai reçu, mon cher, la réponse de Harle, notre premier éditeur français, relativement à la demande de ta future belle-sœur. Ce n’est pas très-encourageant : on n’édite rien, que ce soit traduction ou œuvre originale, qui ne soit signé d’un nom connu. Que mademoiselle Édith se fasse un nom, et elle trouvera des éditeurs. Ça me parait un cercle des plus vicieux. Harle me dit en outre : — C’est à l’auteur d’avoir une œuvre à présenter. Que la personne en question fasse sa traduction, on verra après. — Mais il a soin de m’avertir que ces sortes de travaux sont peu payés.

Si tu veux me permettre de te dire mon avis, ni toi ni mademoiselle Édith ne réussirez dans les lettres. C’est une galère où commande le hasard. Point d’arbitre sérieux ; l’éditeur est simplement un capitaliste qui fait des affaires ; on ne trouve à l’entrée de cette carrière que des obstacles, et nul encouragement. Notre pays, plein d’institutions de toutes sortes, n’a pas un seul centre intellectuel où puisse s’adresser un jeune écrivain. En cela comme en tout le reste, le moyen de réussir, c’est d’être riche. Que mademoiselle Édith, si elle le peut, fasse éditer à ses frais. Si elle a bien choisi ses auteurs, et sait les rendre d’une façon à la fois fidèle et intéressante pour nous, elle réussira ; mais, autrement, elle pourrait frapper à cent portes sans être comprise et sans être lue.

Tu abandonnes le duc d’Hellérin, je le reprends. Je connais son secrétaire. Il faut bien que je sollicite pour toi, puisque tu en es incapable toi-même.



QUARANTE-UNIÈME LETTRE.

BLANCHE À WILLIAM.


Le Fougeré, 14 novembre.

Savez-vous, Monsieur, qu’il y a deux mois que vous êtes parti ? Nous sommes à la mi-novembre. Je crois bien que le temps vous semble moins long à Paris qu’ici ; mais moi je trouve odieux qu’on abandonne si longtemps sa fiancée. Vous m’écrivez de belles lettres, c’est vrai ; mais quand c’est fait, vous allez vous promener, vous retrouvez vos amis, vos plaisirs d’autrefois ; tandis que moi, je suis toute seule dans cette grande maison, n’ayant d’autre plaisir que de taquiner mon petit père, de causer de vous avec tante Clotilde et d’écouter le cousin Marc, lequel est arrivé à nous faire tout haut des articles de journal, ce qui m’ennuie. Je ne dirais pas cela devant tante Clotilde, parce qu’elle trouve bien tout ce que dit M. Forgeot ; et, en effet, il lui fait toujours des compliments, beaucoup plus qu’à moi, ce que vous ne trouverez peut-être pas juste, à moins que vous n’ayez changé d’avis, et cela est bien possible, puisque tout est possible à Paris, dit le cousin Marc. Savez-vous que tante Clotilde lui a dit que c’était moi que vous aimiez, et le cousin en a paru très-content, et depuis ce temps il vous est beaucoup plus favorable, ce qui me donne à penser beaucoup ; hein ! qu’en dites-vous ? Cependant je ne pourrais jamais croire que tante Clotilde, qui nous est si attachée… Et puis enfin à son âge ! moi je trouve que ce serait ridicule. Et vous ?

Vous êtes fâché que je ne réponde pas à toutes vos questions, et vous me demandez toujours la même chose, si je vous aime bien. D’abord, Monsieur, papa m’a défendu de, vous dire trop de tendresses, et puis, je ne suis pas tout à fait contente de vous. Il me semble que vous ne vous occupez guère de ce que vous appelez votre bonheur. Vous êtes beaucoup plus occupé de vos idées que d’agir : vous vous découragez tout de suite ; cela vous répugne de solliciter, et vous qui prétendez m’aimer si fort, vous ne faites rien pour moi. Avec tout cela, je ne vois pas trop quand nous pourrons nous marier ; et pourtant votre séjour ici a fait causer un peu ; on s’est douté de la vérité, et mesdames Martin m’en ont fait à mots couverts quelques plaisanteries. Je n’ai pas avoué, bien entendu, car dans l’état des choses je ne puis rien dire ; mais ayez donc vite une belle place, et je me vengerai de toutes les taquineries dont on m’accable à cause de vous. Car je ne dis pas tout ; mais il y a des moments où j’ai du chagrin, allez ! Il y a des gens qui prétendent que vous ne parviendrez jamais, entendez-vous, William ! que vous êtes de ces caractères apathiques et rêveurs qui ne réussissent à rien, parce qu’ils ne veulent pas s’imposer la moindre peine ; mais je veux croire qu’ils ont tort, et que mon William, — tant pis, c’est écrit, papa ne le verra pas, — que mon William m’aime assez pour vouloir triompher des obstacles qui nous séparent.

Il faut, Monsieur, que vous reveniez ici. On a besoin de vous voir. Les gens du Fougeré ne peuvent plus se passer de vous. Toutefois, si quelque affaire vous retenait à Paris, ne venez pas tout de suite ; je vous écrirai le jour qu’il faudra partir, et dont la date n’est pas fixée encore. Ah ! il y a quelque chose là-dessous, mais je ne vous le dirai pas. C’est un mystère. Je vous dirai seulement que, puisque les ducs ne sont bons à rien, j’ai imaginé, moi, de faire quelque chose. Vous saurez ici de quoi il s’agit. Si vous n’avez pas peur de vous ennuyer en restant une quinzaine de plus, venez tout de suite ; mais pas avant de m’avoir choisi une robe de soie bleu Marie-Louise, à rayures ou à carreaux. Il ne faudra pas y mettre plus de soixante francs, et encore ai-je eu bien de la peine à faire comprendre à papa qu’on n’y pouvait mettre moins. Vous prendrez une soie légère. Je me fie à votre goût que je sais très-bon, et je me réjouis déjà de ma jolie robe. Après tout, s’il fallait absolument soixante-dix ou quatre-vingts francs, nous braverions la colère paternelle, et je me chargerais de l’adoucir. C’est que papa crie toujours qu’il est gêné, vous savez, et il parait qu’en effet cette année est bien mauvaise. On n’entend parler que de la misère des pauvres, et l’on dit même qu’il y a des gens qui meurent de faim, ce qui est affreux. Nous ne voyons que mendiants ; il en vient à la porte plus de vingt par jour, et l’on est obligé d’en refuser.

J’entends un coup de fusil : papa vient de tuer une poule ; je crois qu’il n’en reste plus dans le hameau du Fougeré. Pendant qu’il est tout à l’émotion de ce haut fait, je vais plier ma lettre et la donnerai au facteur sans qu’on la voie. C’est pourquoi, mon William, j’ose vous embrasser bien vite et bien fort, de toute ma tendresse. Oui, je vous aime bien. Votre petite Blanche vous aime un peu, beaucoup, passionnément. Revenez bien vite. Oh ! comme je vais être heureuse de vous voir ! Quand vous arriverez, vous nous manderez le jour pour qu’on vous envoie chercher. Mettez pied à terre au bas du coteau et montez par le sentier ; je vous attendrai sous le saule-pleureur du grand étang ; mais… mais vous me promettez de ne pas m’embrasser trop fort… À bientôt, mon William. Je t’aime.



QUARANTE-DEUXIÈME LETTRE.

ÉDITH À WILLIAM.


14 novembre.

Cher frère, ne m’envoyez plus de livres ; j’en ai pour quelque temps de ce roman d’Œhlenschlager que je vais traduire sérieusement. Il eût été désirable que j’en eusse pu lire plusieurs, afin de mieux comprendre le génie de l’écrivain ; mais cette année est désastreuse, et la misère des pauvres, toujours croissante, commande impérieusement l’aumône. Je n’ai presque plus d’argent de la pension que me fait mon père, et l’hiver sera bien long. Avez-vous réfléchi, William, sur le spectacle étrange de ces travailleurs affamés qui viennent demander leur pain à l’abondance des oisifs ? Moi aussi, longtemps j’ai regardé cela comme font les autres, avec les yeux de l’habitude ; mais depuis que j’y applique la vue d’une pensée libre, cela m’hallucine parfois comme le phénomène le plus incompréhensible pour la justice et pour la raison. — Les bases de ces facultés sont pourtant les mêmes chez tous. Mais dans la pratique cela dévie jusqu’à l’absurde, sans doute par une suite d’erreurs accumulées.

Dans votre dernière lettre, vous m’adressez une question assez directe sur ma manière de vivre et mon caractère. J’estime le vôtre plus que celui d’aucun homme que j’ai connu ; mais la confiance a son heure, qu’il ne faut pas hâter. Si vous épousez Blanche, et que nos relations continuent, je crois qu’une intimité sérieuse s’établira entre nous. Quoi qu’il arrive, je ne consentirai point désormais à vous regarder comme étranger, puisque nous nous sommes trouvés frères par le sentiment et la pensée.

J’hésite toujours beaucoup à me mêler de certaines affaires, et cependant je veux vous dire que vous feriez bien de revenir. M. Forgeot vous nuit ici. Qu’y fait-il si longtemps ? Je n’en sais rien. Il vient de faire un voyage à Paris, puis il s’est réinstallé chez nous comme auparavant.

Je vous serre la main,
Édith.

QUARANTE-TROISIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

20 novembre.

J’ai retrouvé le Fougeré bien différent. Ce n’est plus cette vive lumière des jours d’été, si chaude et si pure, qui revêtait toutes choses d’un éclat magique. C’est une couleur plus pâle, un charme plus intime, et ce grand allanguissement, qu’on a justement comparé au soir ou à la vieillesse ; mais rempli d’une sérénité divine et d’une infinie douceur ; car cette mourante, la grande nature, sent très-bien qu’elle va renaître, et que la mort n’est qu’un sommeil.

Toutes les idéalités que l’homme élève à l’état conscient sont dans la nature. Les poëtes ont toujours senti cela sans le comprendre, et l’homme s’en nourrit sans le savoir, lui qui a créé cet antagonisme antivital de l’esprit et de la matière.

Je m’abandonne à ces grandes influences, qui secondent en moi la réflexion ; et quand je marche à pas lents dans le bois sur les feuilles tombées, tandis que les arbres frémissent et que leurs feuilles jaunies se détachent, et planent et s’abattent autour de moi comme des oiseaux, je contemple, calme et sérieux, les pensées qui m’arrivent en foule.

S’il s’est fait un changement dans la campagne, il y on a peut-être un plus profond chez ses habitants. Maman Plichon seule est toujours la même pour moi. J’ai gagné la confiance d’Édith, mais Clotilde s’est beaucoup refroidie à mon égard, et M. Plichon est décidément désagréable. La grande déférence qu’il me témoignait autrefois a fait place à une sorte de ressentiment, que révèlent, malgré lui, son ton et son air, ou parfois de puériles taquineries. On dirait qu’il m’en veut de m’avoir accepté pour gendre. S’il ne s’agissait que de lui seul, je lui rendrais sa parole bien promptement ; mais, à mon sens, il n’est rien dans cette affaire, où Blanche et moi seuls avons le droit de décider.

Pour elle, c’est bien toujours la même enfant, tendre, douce, naïve jusque dans ses ruses ; mais ce culte fervent que nous vouons toujours à l’être aimé, il est altéré en elle, comme, à franchement parler, il l’est en moi. Elle me connaît maintenant des défauts, et elle a raison ; mais ces défauts sont malheureusement les parties les plus intimes de mon caractère, et je ne puis les changer. Elle me reproche mon insouciance des choses extérieures, mon esprit indépendant, ma franchise, et jusqu’à mes rêveries. À présent, elle me sermonne au lieu de m’adorer, et ce petit air de supériorité qu’elle prend parfois, ce ton de sage conseillère, s’ils lui siéent à ravir, — car tout ce qu’elle fait est rempli de grâce, — ne peuvent pourtant me convaincre que je doive mettre un autre à la place de moi.

Peut-être ne suis-je guère plus raisonnable à son égard qu’elle ne l’est au mien ; car je lui en veux de n’avoir donné à l’étude aucune des heures qu’elle a passées loin de moi. Notre Histoire naturelle serait restée ouverte à la même page, si Édith ne s’en était emparée pour l’achever. Je me demande quelle somme de vie intellectuelle peut renfermer une existence aussi dépourvue d’objets sérieux que l’est celle des jeunes filles de la bourgeoisie ? Se parer, broder, babiller : voilà leur journée entière. Elles ont un cerveau pourtant. Que s’y agite-t-il ? Nécessairement des rêves, aussi illogiques peut-être que ceux du sommeil en l’absence de la raison.

J’avais apporté de Paris pour elle trois livres : la Petite Fadette, Picciola et l’Esquisse des progrès de l’esprit humain, de Condorcet, dont j’aime la morale pure, simple et de bonne foi. Les romans ont été lus, dévorés plutôt ; mais, quant à Condorcet, il n’est pas ouvert encore et ne le sera peut-être point.

Quelles étranges filles nous fait cette éducation ! Il est bien avéré de par la poésie romantique, — et c’est tombé à l’état de ritournelle, — que la jeune fille est quelque chose d’immaculé, de candide, analogue dans l’humanité au lis parmi les plantes. La jeune fille ! oh !… cela se prononce d’un air béat, la bouche en cœur, l’œil au ciel. Les viveurs, en particulier, n’entendent pas là-dessus raillerie. Ils ont absolument besoin de sainteté chez leurs filles et chez leurs femmes, et ne sauraient se contenter à moins. Mais alors comment s’arrange-t-on pour les faire vivre, ces anges, dans la constante préoccupation de ce qui ne doit pas être, au point que leurs défiances et leurs soupçons peuvent injurier un honnête homme ? Nulle confiance, nul abandon, nul oubli. Rien d’élevé dans le sentiment. Figurez-vous un croyant, prosterné devant Marie, qui verrait la Vierge se lever et s’enfuir, en criant que le tête-à-tête est inconvenant. Tombé du ciel en terre, il serait forcé de convenir que les célestes créatures ont de bien mauvaises pensées.

La véritable innocence pour moi, c’est, avant tout, une noble confiance. Elle peut connaître le mal, mais sans cesse elle l’oublie. Elle tient l’esprit si haut… Oh ! mon idéal !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

21 novembre.

M. Forgeot est insinuant, aimable, complimenteur ; il cherche évidemment à me gagner. Sans doute il craint que je lui nuise à mon tour prés de Clotilde, et c’est, en effet, mon intention quand j’aurai bien constaté quel degré d’influence il a sur elle. Mais l’un et l’autre se cachent de moi. Clotilde est à la fois enivrée d’aimer et honteuse de rompre ce serment, tant de fois juré, de renoncement éternel au mariage. Comme tu l’avais pensé, Gilbert, M. Forgeot a enfin avoué sa rupture avec Nicolas Gargan ; il ne pouvait justifier autrement un si long séjour au Fougeré, et d’ailleurs il devait craindre mes révélations. Mais il s’est bien gardé de parler de l’infâme tripotage au sujet duquel ils se sont brouillés, et la cause n’en est, suivant lui, qu’à de superbes délicatesses, qu’il s’attribue, et qui ne lui ont pas permis d’hésiter entre sa conscience et son intérêt. Aussi Clotilde le considère-t-elle comme une victime du devoir. Ce qui donne à ces mensonges quelque peu de fondement, c’est que Forgeot a toujours cherché à se colorer d’un vernis de démocratie. Il a publié quelques brochures où il encense tour à tour le peuple, le trône et l’autel, et propose à grand fracas des réformes illusoires ou impossibles.

Cet homme a la nature qui me répugne le plus : esprit faux autant que souple, conscience, nulle, cœur mort, si jamais il a vécu. Cette définition si incomplète, l’homme est une intelligence servie par des organes, le peint complètement si on la retourne. Toutes les ressources de son esprit sont, en effet, appliquées au service de son bien-être, et il ne conçoit pas à la vie un autre but. Sa politique est athée comme sa morale. Il veut la liberté ; mais ne la comprenant, comme toute autre chose, qu’au point de vue individuel, il en fait une licence égoïste, antisociale. L’honneur, l’amour de la patrie, pris dans leur sens le plus juste et le plus élevé, ne sont pour lui que des enfantillages ; car il ne reconnaît que des intérêts. Il condamne les efforts d’un peuple qui réclame sa liberté, si la domination à laquelle ce peuple veut se soustraire est douce, et il ne trouve rien que d’enviable dans le sort de l’esclave bien nourri et bien traité. Ce qu’il y a de très-large chez lui, c’est la tolérance ; la raison en est simple : il ne répugne à rien.

Toutes ces tendances s’accordent avec le goût excessif de son esprit pour le paradoxe, et, comme il cherche à paraître facile et sans préjugés, en même temps qu’il aime à vous étonner de ses jongleries, il n’est sorte d’accommodement qu’il n’essaye et ne façonne, en prenant le biais de tout. C’est, je le répète, l’être le plus antipathique à ma nature ; sa négation de tout ce que j’adore et respecte me fait mal, et je n’ai jamais senti plus vivement la différence d’un homme à un autre qu’en voyant près de moi cette sorte de semblable.

Mais je suis forcé de reconnaître que la fortune l’a mal traité et qu’il mériterait, comme il l’assure, d’être un des coryphées du système actuel. À la place du gouvernement, j’en ferais mon publiciste, et il remplirait ce rôle admirablement, car sa faconde et ses détours ne sont jamais en défaut ; et il a, pour exploiter les vices ou les travers d’autrui, un talent capable d’en séduire bien d’autres que la naïve famille Plichon. C’est une des caractérisations les plus prononcées de l’époque actuelle.

Triste époque, odieux caractères ! Et voici la famine du peuple qui arrive à la suite de leurs accaparements et de leurs pillages. C’est ici qu’il faut la voir, où elle ne se cache point. Le pauvre n’a plus que faire dans sa demeure où la huche est vide et le foyer mort ; il va, poussé par la faim, à la porte de ces maisons dont les greniers renferment des tas de blé qui attendent — qui attendent une cherté plus grande encore, c’est-à-dire la sentence de mort de ces gens-là. Ce ne sont plus des travailleurs qu’on rencontre dans la campagne, car le travail le plus acharné ne leur procurerait plus cette vie misérable qu’ils en obtenaient autrefois, et l’on ne peut travailler l’estomac vide. Ce sont des affamés qui, un à un ou par petits groupes, suivent le même chemin. Ils sont tristes, décents, proprement vêtus, et vous saluent d’un ton simple et digne. Les femmes filent leur quenouille en marchant ; les enfants ne jouent ni ne sourient : ils vont silencieux. J’ai remarqué que, lorsqu’ils vous rencontrent sur le chemin, ils ne demandent pas l’aumône ; c’est à la maison qu’ils vont, car ce qu’ils veulent, c’est du pain. La pâleur, si rare chez le paysan, a déjà envahi la plupart de ces visages, ceux des mères surtout ; et cependant l’hiver commence à peine. Je donne cinq sous à chacun de ceux que je rencontre ; ce n’est que la moitié d’une livre de pain ; mais ils sont étonnés de cette munificence.

Eh bien, le croirait-on ? vu le grand nombre des pauvres, J es riches diminuent la valeur de leur aumône. Autrefois, tout mendiant qui se présentait au Fougeré recevait un morceau de pain du poids d’une livre environ ; maintenant on ne donne qu’un sou, le dixième d’une livre au prix actuel, et cependant l’on dépense bien davantage ; Clotilde donne un sou également. Considère que dans le rayon d’une lieue il n’y a d’autre maison bourgeoise que le Fougeré ; que les paysans, même les plus riches, ne donnent guère, et imagine le sort de ces malheureux !

J’ai rencontré l’autre jour une femme qui portait ses deux enfants, l’un de quatre ans, l’autre de six, au retour d’une course de plusieurs lieues. Elle était bien hâve et bien pâle, et fléchissait à chaque pas sous le fardeau. Ma foi, je lui ai donné tout ce que j’avais sur moi ; j’ai porté les deux enfants à mon tour pendant près d’une demi-lieue, et ils m’ont promis de marcher jusqu’à leur maison, qui n’était plus loin. Au milieu de tout cela, quand j’entends parler de Bourse et de tripotages, la colère me prend, et je sors pour ne pas dire ce qu’ils ne veulent pas comprendre. Conçoit-on qu’en face d’une pareille misère on songe encore à ne pas dépasser son revenu ? Mais c’est la religion bourgeoise, cela, et il est bien juste que toute religion ait ses sacrifices.

Ils ne veulent pas voir. Ils éloignent soigneusement de leur connaissance toute statistique, tout calcul qui les instruirait qu’à côté de leurs épargnes accumulées, là, près d’eux, la faim ronge et tue des femmes, des hommes, des enfants. Ils se plaisent à compter sur la Providence, dont les grâces éclatent dans leurs discours, et sur je ne sais quoi qu’ils supposent encore et qui serait les ressources particulières et secrètes du pauvre. Que de fois je leur ai entendu dire : « Certainement nous ne saurions comprendre cela ; mais ces gens s’arrangent bien différemment que nous. » Il y a cependant une mesure absolument nécessaire à l’entretien de la vie pour tout être humain, et il est facile de reconnaître, en comparant avec le taux du salaire le prix du pain, que cette mesure ne peut être atteinte par le travail le plus soutenu. Or, la saison des chômages a commencé plus tôt cette année, et elle durera plus longtemps et sera plus dure ; car la plupart des petits propriétaires, atteints dans leurs revenus par la rareté de la récolte, se restreignent et gardent pour des temps meilleurs les travaux qu’ils ont à faire.

Malgré tout, quelle que soit la force de l’habitude, des préjugés, de l’aveuglement où l’on s’enferme, l’importune et fatale question s’impose souvent à nos entretiens et y répand sa tristesse. M. Forgeot, qui ne met cependant la main à sa poche dans aucun cas, fait des phrases fort sentimentales sur ce sujet, et sa théorie pour l’extinction de la misère serait, si on l’en croit, aussi infaillible qu’elle est bizarre. Cela sert du moins à persuader à Clotilde que les Forgeot sont nécessaires au bonheur du peuple. Cette digne tante se répand, de son côté, en phrases d’une sensibilité extrême et en soupirs exagérés ; mais le petit sou qu’elle donne la satisfait pourtant sur ce qu’elle peut faire, et la tranquillité de leurs travaux au salon, ni leur babil, ni la fraîcheur de leurs toilettes n’en sont altérés. Il faut pénétrer dans ce sanctuaire pour imaginer à quelle distance des misères publiques et de toute affaire sérieuse peuvent transporter un journal de modes ou une broderie-guipure. En voyant Blanche aussi calme et aussi rieuse qu’à l’ordinaire, souvent je suis tout prêt à lui reprocher cette insouciance ; mais quand je pense à toutes les influences qui combattraient mes paroles dans son esprit, je m’arrête : je n’ose tenter cette épreuve, trop décisive peut-être… pour moi.


QUARANTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT

22 novembre.

Je viens d’avoir un long entretien avec Blanche. Où en sommes-nous ? grand Dieu ! Maintenant, je sais les motifs de mon rappel au Fougeré.

Depuis que je suis ici, j’entends parler de la consécration d’une chapelle qui vient d’être rebâtie à Sanxenay, et qui contient certaines reliques d’un grand prix. L’évêque lui-même vient présider cette cérémonie, et le presbytère étant fort pauvre, aucune autre maison bourgeoise n’approchant à Sanxenay de la splendeur des Plichon, ceux-ci ont obtenu que Sa Grandeur logerait chez eux. C’est dans huit jours seulement ; mais les apprêts de cette réception ont déjà commencé, et l’on ne parle que de cela. Au déjeuner, m’étant permis de plaisanter M. Plichon sur sa déférence envers l’Église, il me répondit d’un ton assez bourru qu’il fallait prendre les choses comme elles sont ; que le clergé était un pouvoir établi ; que son autorité, si elle se contenait dans de sages limites, était respectable et nécessaire, puisqu’il fallait au peuple une religion ; qu’enfin, passer sa vie à faire de la critique n’avance à rien.

« L’évêque, a-t-il dit, est très-influent, comme ils le sont tous, et, de plus, il a son frère qui, vous le savez, est un de nos députés les mieux en cour. C’est donc un homme qu’on serait fort heureux d’avoir dans sa manche. »

Regrettant d’avoir provoqué une discussion qui s’engageait d’un ton peu aimable, je saisis l’occasion de parler d’autre chose, et, quand le déjeuner fut achevé, comme il faisait dehors un beau soleil, et que le temps était doux, je proposai une promenade au jardin et j’offris mon bras à Blanche. À ma grande surprise, on nous y laissa aller seuls, et, quand nous fûmes un peu loin, nous dirigeant vers l’allée des bois :

— J’espère, Monsieur, me dit Blanche, que vous n’irez pas faire l’esprit fort quand monseigneur l’évêque sera ici.

— Ai-je donné le droit qu’on me soupçonne d’inconvenance ? répondis-je.

— Oh ! non, mais vous êtes si incrédule ! C’est très-mal cela.

— Je ne suis pas incrédule, Blanche.

— Mais si…

— Vous êtes une enfant. Et d’abord vous savez bien que je crois à l’amour, dis-je en lui donnant un baiser, car nous venions d’entrer dans le bois et je l’entraînais dans une allée latérale.

Elle rougit, me gronda, mais ne perdit pas de vue le sujet de l’entretien, puisqu’elle reprit bientôt :

— Il ne s’agit pas de cela. Monsieur, mais de vos idées sur la religion, et vous avez tort…

Je me reprochais déjà d’avoir failli manquer cette occasion de causer sérieusement avec ma fiancée ; et, la raillant doucement de partager ce travers qui consiste à accuser de n’avoir point de religion ceux qui ne partagent pas la vôtre, je m’efforçai de lui faire comprendre à quel triste usage servaient tous ces dieux créés à l’image de l’homme, et combien nous devons nous garder de chercher l’Être divin ailleurs que dans les lois de l’univers, et surtout dans celles de la justice, qui doivent nous rapprocher le plus du cœur de Dieu. Je tâchai de lui montrer quelles convulsions épouvantables, ou quelles putrides stagnations, causaient à l’humanité ces barrières, soi-disant immuables, appelées dogmes ; je lui prouvai que l’obstacle le plus funeste au progrès humain, ce sont nécessairement des doctrines dont le premier précepte est d’interdire à la pensée une libre recherche. Toutes ces choses si évidentes et si simples, je les lui dis avec le plus de clarté qu’il me fut possible, et avec un vif espoir de la convaincre ; mais elle est si peu habituée au moindre travail d’esprit, que je vis son attention s’égarer en m’écoutant, et, quand j’eus cessé de parler, elle sembla seulement embarrassée, me dit qu’on était injuste envers les prêtres, qu’elle en connaissait de très-bons, que ceux-ci n’étaient pas coupables des actions des autres, et que M. Camayon, en particulier, l’un des grands vicaires…

— Eh ! s’agit-il de personnes ? dis-je avec humeur.

— Mais oui, Monsieur, c’est de personnes qu’il s’agit, et de la vôtre plus que vous ne pensez ; car il faut absolument, et je le veux, que vous soyez aimable, très-aimable, au dîner de monseigneur.

— Ma foi, je pourrais bien n’y pas assister.

— N’y pas assister, William ! s’écria-t-elle en fixant sur moi ses beaux yeux agrandis par l’étonnement ; si vous faisiez cela,… je ne croirais plus que vous m’aimez…

— Quoi ! notre amour a quelque chose à voir avec cet évêque ? Ah ! çà, quelle plaisanterie…

— C’est que vous ne savez pas, Monsieur, que nous voulons obtenir la protection de l’évêque pour vous, afin que vous ayez une place et que nous puissions enfin nous marier.

Ce fut à mon tour d’ouvrir les yeux.

— Ah ! m’écriai-je après le premier moment d’une véritable surprise, on fait aussi de ces complots-là au Fougeré ?

— Eh bien ! qu’ont-ils de coupable ?

— Rien, si ce n’est, ma chère enfant, que vous ne comprenez pas du tout mon caractère, et c’est fâcheux, très-fâcheux. —

En parlant ainsi, je dégageai mon bras du sien et m’allai adosser contre un arbre, tout pensif.

Blanche, un peu inquiète, vint à moi.

— Qu’avez-vous donc, William ? Oh ! vous êtes un homme étrange ! On ne sait jamais quelle impression vous allez avoir. C’est pourtant une preuve d’affection que mon père vous donne, que nous vous donnons tous, de nous occuper ainsi de vos affaires, afin d’avancer notre mariage.

— Je vous en suis fort obligé, répondis-je amèrement.

— Voyons, William, reprit-elle en serrant ma main entre les siennes, et, en me regardant avec câlinerie : Soyez donc, je vous en prie, plus gentil que ça. Vous ne voulez rien faire pour moi ?

— Mon enfant, lui dis-je, ma chère enfant, vous ne comprenez pas l’action que vous faites. Vous tendez à avilir l’homme que vous aimez, ma pauvre Blanche. Mais si j’étais capable de faire, pour vous obéir, une action basse, je ne serais bientôt plus capable de vous aimer, songez à cela.

— Je ne vous comprends pas du tout, me dit-elle.

— Eh ! je le vois, et c’est là ce qui me désespère. Votre intelligence et la mienne sont étrangères l’une à l’autre, et ne se marieront, elles, peut-être jamais.

Ces mots la piquèrent.

— Je sais, répondit-elle, que j’ai beaucoup moins d’instruction que vous ; mais je crois avoir quelque bon sens, et je l’emploie heureusement à me préserver de ces idées excentriques, qui sont en opposition avec celles de tout le monde et ne font que du mal.

— Vous êtes donc bien persuadée, Blanche, que vous avez raison et que j’ai tort ?

— Mais oui, Monsieur, répondit-elle en souriant, cela ne doit-il pas être ainsi ?

Je la pris par la main, et, la conduisant jusqu’à un tronc de charme coupé qui longeait l’allée, je m’y assis avec elle, en l’entourant de mes bras.

— Chère enfant, lui dis-je alors, je m’aperçois que nous avons commis l’erreur si commune de nous aimer avant de nous connaître ; mais je suis un homme sincère, Blanche, j’ai autant de patience que d’ardeur, et je veux que notre union soit complète. Il faut que nous soyons vraiment époux, Blanche. Voulez-vous m’aider ?

Je lui adressais cette prière avec un tel désir, je me cramponnais à cette espérance avec une telle force, que, sans m’en apercevoir, je la pressai sur mon cœur avec trop de violence et lui fis mal. Un cri de douleur lui échappa ; je me jetai à ses pieds pour lui demander pardon ; elle se montra touchée alors, pleine de tendresse, et je crus un instant avoir trouvé celle que je cherchais. Mais quand nous reprîmes l’entretien, quelques moments après, et que je la priai de m’exposer toute sa pensée, elle recommença mille objections puériles. Elle ne voyait pas la nécessité que nous eussions, elle et moi, les mêmes idées ni les mêmes croyances.

« On peut s’aimer sans cela, puisque l’usage est que l’homme et la femme pensent différemment. Cependant, il y a maintenant beaucoup d’hommes qui se font honneur d’être religieux, et elle eût été charmée que je le fusse, parce que c’eût été à mon avantage de toutes manières. Enfin, elle reprit ses instances relativement à la visite de monseigneur. »

Je cherchai de nouveau à lui faire sentir qu’il m’était impossible de plaire à ces gens-là sans hypocrisie, et d’accepter leur protection sans lâcheté.

En me voyant inébranlable, elle eut un emportement dont je ne la croyais pas susceptible ; des larmes jaillirent de ses yeux, et elle me repoussa en s’écriant que je ne l’aimais pas.

— Je vous aime, lui dis-je, et la preuve, c’est que je souffre beaucoup de vous voir pleurer.

— Si vous m’aimez, il faut me le prouver, reprit-elle en m’embrassant ; il faut que vous fassiez quelque chose pour m’obtenir. Autrement je croirai que mon William ne veut plus de moi. Voyons, Monsieur, vous n’avez donc plus envie d’être mon mari ?

Elle s’efforçait d’irriter ma passion par ses attitudes de sirène et ses gentillesses d’enfant ; pour la première fois, m’enlaçant de ses bras, elle me combla de caresses, avec une audace, ou une innocence, qu’il me serait également impossible d’expliquer. Ma raison faillit m’échapper, et cependant je n’ai jamais plus vivement senti combien l’union des âmes est nécessaire à une ivresse complète. Je m’armai de cette force de volonté, que je trouve toujours heureusement quand je la sens nécessaire, et, devenu tout à coup de marbre, je me levai en disant :

— Blanche, voulez-vous venir ?

Je ne sais de quel air je lui dis cela ; mais elle parut stupéfaite autant qu’irritée, et refusa de me suivre. Je la quittai.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle m’a fait beaucoup de mal. Il me semblait qu’en les essayant ainsi, elle ébranlait les uns après les autres les liens qui m’attachent à elle.

Puis, ces querelles sont dangereuses en ce qu’elles mettent à nu certains ressorts, tristes à voir. Elle s’inquiète, je le vois, des retards de ce mariage, et allègue qu’elle peut être compromise par mes trop longues assiduités. Mais quelle gravité ce dommage peut-il avoir quand notre mariage l’aura terminé ? Doute-t-elle de moi ? Je le croirais presque. Hélas ! divisés de goûts et de croyances comme nous le sommes, nous aurions besoin d’un peu de confiance au moins. Ce que je vois aussi fort bien, c’est que sa vanité aurait à souffrir d’un mariage peu brillant, et qu’elle est loin à présent de cette exaltation qui, à Royan, l’emporta jusqu’à lui faire accepter ma ruine.

… En effet, j’ai dû les désespérer quand je leur ai mandé de Paris combien je comptais peu sur le duc d’Hellérin, et que je ne savais ailleurs sur qui m’appuyer…

… J’ai toujours sous les yeux ce dilemme qui me poursuit : sur tous les points qui découlent de la croyance religieuse, dans notre tête-à-tête futur, ce sera entre la querelle ou le silence qu’il faudra choisir.

Et encore… Non, je ne veux pas cherchera tout exprimer. Il vaut mieux fuir ma pensée, l’apaiser peut-être.

À demain.

23 novembre.

Clotilde a raccommodé notre première brouille, comme elle dit. Le mot est de bon augure. Blanche était tout en larmes, la pauvre enfant ! Et moi aussi, je ne lui donne guère ce qu’elle désire. Elle voulait être comtesse, et je suis démocrate ; elle veut briller dans le monde, et je le déteste ; elle a besoin de luxe, je n’ai pas de fortune, et je refuse même de faire ce qu’il faut pour en acquérir. Elle a été bonne pourtant, et, en la voyant si douce et si malheureuse, en la pressant sur mon cœur, j’ai senti que les serments échangés, les baisers reçus, les souvenirs sacrés d’un amour, même irréfléchi, sont à eux seuls des liens bien puissants encore.

Et puis, qui donc est heureux ? et quel mariage ai-je rencontré qui fût une union ? Avec toute autre des femmes qu’on nous élève, ne trouverais-je pas mêmes inconvénients ? Il faut cependant me marier, ou renoncer à la vie. Qu’y ferais-je seul ? Mieux vaut encore le rôle de combattant que celui de spectateur.

Quant à mes rêves… ils n’existent plus.

24 novembre.

Se connaître l’un l’autre, est-ce donc fatalement ne plus s’aimer ?

Problème éternel et redoutable, que don Juan n’a pu résoudre en courant, que chacun ne résout jamais que pour soi-même, ou ne résout point, — car le regret et l’espoir en appellent toujours de l’expérience, — que l’humanité recommence incessamment, et sans doute poursuivra toujours.

Je l’ai tant appelé, tant aimé, l’amour ! j’ai cru si profondément en lui ! Et cependant il me trompe. J’ai connu déjà les tortures de la trahison ; maintenant les souffrances moins vives mais aussi cruelles du désenchantement.

Si l’amour n’est qu’un leurre, où prend-il tant de puissance ? Tous, à notre heure, nous en raffolons, nous en rêvons tous. Les uns lui donnent leur vie, d’autres leur fortune, d’autres leur honneur ; un grand nombre ne lui accordent qu’une étable dans leur palais ; mais, vil ou grand, il mène le monde. Moi, je lui donnais mon âme tout entière, tout mon espoir, toute ma foi, tout ce besoin immense de croire et d’adorer…

Et qu’aurais-je poursuivi de plus délicieux et de plus grand ? C’est en lui que réside la source du sublime et la vie dans ses bases les plus profondes.

Les hommes ont fait de l’amour un jouet, et de l’ambition une chose sérieuse. Mais qu’est-ce que l’ambition ? Une satisfaction solitaire. Cette égoïste passion n’a et ne peut avoir pour but que des jouissances matérielles, ou le stérile plaisir du commandement ; car, dès qu’elle s’applique à un but moral, elle rencontre l’amour dans la fraternité. Les grands ambitieux n’ont jamais été que des manœuvres. Ouvriers cyclopéens, ils sont venus donner au monde la forme des idées, qu’avaient révélées avant eux des amoureux de justice et d’humanité.

On a beau le railler, on a beau l’avilir. Depuis Homère jusqu’au dernier de nos écrivains, la poésie du monde où se trouve-t-elle ? Et qui charme leurs heures, si ce n’est l’amour, illusion ou réalité ? La science seule a des joies aussi pures, mais non si complètes. Elle étudie l’univers tangible ; plus haute est l’étude de l’âme.

Eh bien, j’y croirai toujours. Ce n’est point l’amour qui nous trompe. C’est nous. Et puis, tout idéal a pour loi d’être poursuivi sans être jamais atteint.

Oui, mais les progrès accomplis demeurent ; tandis que lui c’est une flamme qui éclate, puis s’éteint. Et, comme la flamme, il a consumé ce qui l’alluma…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avouons-le franchement, je ne suis pas satisfait. Plus éclairé qu’autrefois, plus exigeant, c’est moi qui maintenant me refroidis et me détache. C’est une bonne enfant, mais… c’est une enfant. Ce n’est point l’être, à la fois semblable et différent, qui peut doubler ma vie, mon bonheur, ma force ; ni cet idéal supérieur à moi, que j’osai parfois évoquer pour exhaler un peu mon besoin d’adoration. C’est une enfant qu’il me faudrait instruire et développer.

Mais je ne suis pas de ces hommes qui se plaisent à effacer de la vie l’amour pour y substituer la paternité. Plus exigeant, et n’étant pas sûr de pouvoir créer ma Galathée, je l’aime mieux vivante. Enfin, on n’admire guère que ce qui est hors de soi, et je ne me sens pas la fatuité de m’adorer moi-même dans mes œuvres, éternellement.

Elle manque de bonne volonté, d’ailleurs, et préférerait le monde à moi. Ce que je chéris par-dessus tout, la hauteur d’âme, le dévouement, cela ne s’enseigne point.

Oh ! qui me la donnera celle qui demanderait à la vie, avant tout, l’unique certitude, l’amour ? L’être fier et indépendant, actif et chercheur, qui veut prolonger sa voie, non se tapir comme les autres dans quelque niche moelleuse, seul but qu’ils ont tous en vérité…

Je cherche encore ! je n’aime donc plus ?

… Rêves menteurs !… quel être fini pourrait suffire à une aspiration infinie ? L’enthousiasme a-t-il d’autre objet que la perfection ? L’amour est donc nécessairement une illusion, et doit se dissiper quand vient la connaissance.

Quelle horrible logique ! Ainsi j’arrive à nier l’amour !…

… Et cependant le mariage est la loi générale, qui s’impose par sa propre force, et que l’homme suit toujours, tout en la blasphémant.

… Se quitter après s’être aimé ! D’où vient l’horreur et le déchirement de cette pensée ? Pourquoi le souvenir seul de ces tortures me fait-il souffrir encore ? Pourquoi le sentiment d’un sacrilège se mêle-t-il à cette douleur ?

Hélas ! quand nous demandons à l’amour de charmer toute notre vie, nous lui demandons sans doute plus qu’il ne peut donner. L’amour est la fleur de notre jeunesse, azurée, délicate et frêle comme cette fleur du lin, qui tombe dès qu’elle est touchée. L’amour est notre printemps, vieille comparaison, mais juste ; et que nous servirait de vouloir empêcher le printemps de finir ? Il est d’ailleurs d’autres amours qui nous sauvent et nous consolent, moins enivrants, mais plus purs peut-être, puisqu’ils sont plus désintéressés…

Soit ! mais il me restera la soif éternelle d’un idéal que je pressens et n’ai point goûté.


QUARANTE-CINQUIÈME.

WILLIAM À GILBERT.

25 novembre.

« — Mon cher, quand on sera pair de France, on aura des allées sablées, et la boue sera supprimée au Fougeré. »

C’était M. Plichon qui répondait ainsi à une raillerie de Forgeot sur l’état dans lequel il rentrait d’une expédition contre les poules. Il s’avança vers une glace, remonta son col de chemise, prit un air majestueux et se fit la roue.

— Hein ! çà ne m’irait pas trop mal au moins.

— Ah ! çà, demandai-je, quel est le fondement de cette plaisanterie, que j’entends répéter par tout le monde et sur tous lestons ?

— Quand j’aurai ma calèche bleue… dit Blanche en riant.

— Et moi, ma loge à l’Opéra, ajouta maman.

— Et moi, dit Clotilde, seulement un peu de toilette de plus. Oh ! vous m’avez bien mal servie, cousin Marc.

— Vous savez que j’en suis au désespoir et que ce n’a pas été ma faute.

— Non, sans doute ; mais c’est bien dommage que ces actions au pair nous aient manqué. William, lui, s’en serait fait un hôtel à Paris.

— Ah ! dis-je, ce sont les mines qui vous enrichissent ?

— Je le crois bien, mon cher ; elles montent, et monteront au 50 pour 100. Qui sait ? davantage peut-être.

— Le premier dividende va se distribuer, dit Forgeot.

— Nous allons voir ! nous allons voir ! reprit M. Plichon en se frottant les mains. Et, tapant sur l’épaule de Forgeot : Ah ! voilà ce que c’est que d’avoir un parent habile et bien informé.

— Qui sait ? dit maman. On a tu bien des gens se ruiner à ces jeux-là.

— Laisse-moi donc tranquille, s’écria son mari avec impatience. Si je t’avais écoutée, nous restions dans la médiocrité toute notre vie, tandis que je suis sûr de doubler au moins ma fortune.

— Tu as beau dire. Tout placer sur une seule affaire, c’est imprudent.

— Il n’y a que l’audace qui réussit, madame, dit Forgeot. Vous sentez bien que, si je n’avais pas vu là une bonne affaire, je n’aurais pas engagé M. Plichon à acheter, et n’aurais pas acheté moi-même. L’achat des terrains à bas prix par la Compagnie, l’exploitation facile, un rendement merveilleux, tout garantissait aux mines de Fouilliza le succès prodigieux qu’elles ont obtenu. À l’heure qu’il est, les actions sont en hausse constante. Je vous avouerai même, ajouta-t-il en se tournant vers M. Plichon, que, si cela continue, peut-être ferions-nous bien de vendre ?

— Pourquoi çà, puisque le gage est excellent ?

— C’est égal. Il vaut toujours mieux réaliser. On sait ce qu’on a.

Quelque temps après, me trouvant seul avec maman, elle me confirma ce que je craignais, c’est que M. Plichon a vendu toutes ses rentes pour acheter des actions de ces mines. Elle a raison, c’est fort imprudent. Ce Forgeot, comme un vrai démon, est venu troubler la simplicité de leur vie et leur remplir la tête d’ambitions folles. Maman voit bien qu’il s’est complètement emparé de Clotilde. Elle m’a dit :

— Je ne serai pas fâchée de ce mariage ; le cousin Marc est un homme d’esprit, que je crois de facile humeur. Je désire, avant tout, que ma sœur soit heureuse, et elle est encore trop jeune pour que j’aie pu considérer son héritage comme acquis à mes enfants. Cependant, ne parlez pas de cela à mon mari, qui n’en voit rien encore et n’en prendra pas son parti si aisément. Il y a longtemps que j’ai entrevu les projets du cousin Marc, et c’est moi qui ai voulu que Clotilde lui confiât votre engagement avec Blanche, afin qu’il cessât de vous dénigrer par jalousie.

— Charmant procédé, observai-je, et qu’alléguait-il contre moi, ce digne monsieur, chère maman ?

— Oh ! de ces riens qui agissent beaucoup sur l’esprit de certaines personnes. Il y a manière, vous savez, de desservir quelqu’un sans en avoir l’air. Il a profité de votre insouciance, réellement trop chevaleresque, à l’égard des biens de ce monde, pour persuader à mon mari que vous ne pourriez arriver à rien et lui faire craindre de votre part ces coups de tête, qui sont l’effroi des gens positifs. Aussi, votre refus d’entrer dans notre complot vis-à-vis de monseigneur, me fait-il redouter une mésintelligence complète entre vous et mon mari, et vous devriez, William, à cause de cela, vaincre vos répugnances.

— Quoi, maman, vous aussi, vous me conseillez une lâcheté !

— Mais je ne trouve pas que c’en soit une. On ne vous demande que d’être aimable et spirituel comme vous savez l’être, et l’on sollicitera pour vous. Nous vous placerons à côté du grand vicaire, M. Camayon, qui peut tout sur l’esprit de monseigneur, et qui est un homme très-instruit et très-tolérant. Vous n’êtes pas obligé de lui dire vos opinions.

— Il les connaîtra par cela seul que je ne chercherai pas à les cacher. Toutes les questions se rattachent aux questions fondamentales, et deux hommes qui savent penser ne peuvent manquer d’entrevoir réciproquement, après une heure de conversation, quelles solutions morales et religieuses résultent des tendances de leur esprit. Enfin, dites-moi, accepter les bienfaits d’un homme ou d’un parti pour s’en servir contre ce parti, ou contre cet homme, est-ce loyal ?

— Non ; mais qu’avez-vous besoin ?…

— J’ai besoin d’agir, n’étant pas mort, et comme la nature ne m’a point fait indifférent, il se présentera certainement, à moi, des occasions de combattre le vieil esprit, ce que je ferai de toutes mes forces. Vous n’avez pas réfléchi, non plus, que cette puissance que vous voulez tromper jusqu’à l’employer pour moi, n’hésiterait pas un instant, quand elle s’apercevrait de son erreur, à briser l’homme qu’elle aurait élevé. Ce n’est donc pas, en bonne logique, une heure de complaisance qu’il faut me demander, mais une véritable apostasie. Or, maman, est-ce vous ?…

— Non, assurément, dit-elle, et je vois, à présent, que vous avez raison. Mais comment arranger cela avec mon mari, se demanda-t-elle ensuite avec une perplexité si vive, que je mis à chercher moi-même.

C’était bien simple.

— Chère maman, lui dis-je, soyez tranquille, et laissez croire à M. Plichon que tout ira bien. Je serai aimable ; vous me mettrez à côté de M. Camayon, et je vous promets que l’évêque n’usera pas de son influence pour moi.

Blanche, qui craint aussi la colère de son père, détournera ses soupçons. Et voici donc cette grande querelle heureusement apaisée. Mais ma situation en elle-même, vis-à-vis de cette famille inquiète de l’établissement de sa fille, est fausse et désagréable. Puisqu’il le faut, j’en voudrais sortir le plus tôt possible. Fais ce que tu voudras pour le duc d’Hellérin ; puis, cette idée, dont je t’ai parlé, tu sais, un roman auquel je me suis pris dans ma solitude, à Paris, il faut que tu le présentes à ton éditeur. Je te l’envoie. Je l’ai acheté ici, toutes ces dernières nuits. Cette œuvre me tenait l’âme ; elle m’a agité avec assez de force pour en avoir dû garder quelque empreinte, je crois. Il y a là dedans plus d’aspirations que de solutions ; mais les aspirations du présent me semblent le germe des solutions de l’avenir, et il est nécessaire qu’elles se produisent. Tu obtiendras une réponse au plus tôt, n’est-ce pas ?

Envoie-moi aussi, je te prie, la dernière publication de Georges Sand, je veux faire ce plaisir à Blanche. Dans l’explication qui a suivi notre raccommodement, je lui ai reproché son dégoût pour tout livre sérieux, elle m’a promis de lire enfin Condorcet, et m’a tenu parole dès le soir même. Je lui en suis reconnaissant et veux l’en récompenser par une de ces belles incarnations de la pensée qu’elle préfère à la pensée même.

— À toi, mon Gilbert.



QUARANTE-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

26 novembre.

Il y a quelques heures, ne trouvant pas Blanche au salon, je l’ai demandée.

— Elle est, je crois, dans la bibliothèque, m’a dit maman. Je l’ai vue, il y a bien une demi-heure, s’en aller de ce côté, votre philosophe en main, et c’est assurément pour l’amour de vous qu’elle fait cela.

Je me rendis à la bibliothèque pour la surprendre dans sa lecture ; je voulais la remercier, l’interroger sur ce qui l’avait frappée, en causer avec elle ; et le cœur me battait de joie et de gratitude. La porte était ouverte ; j’entre doucement, à petits pas, prêt à déposer un baiser sur le cou penché de ma chère liseuse… elle était étendue dans le fauteuil, les pieds au feu, la tête renversée sur le dossier dans une pose charmante, les yeux fermés ; le livre échappé à sa main était par terre ; Je me penche sur elle : pas de doute, elle dort ; son souffle est régulier, son sommeil est profond. Et voilà donc tout l’effet que produit sur elle mon pauvre philosophe à l’âme si grande et de si bonne foi ! Je ramassai le livre, et, plein de dépit et de désespoir, quelque belle que fût Blanche dans son sommeil, je sortis sans vouloir jeter sur elle un nouveau regard.

Non, c’est impossible ! Elle est née comme cela sans doute, irréfléchie ; puis tout a secondé ses tendances au lieu de les combattre. Elle a vu dans l’esprit de tous ceux qui l’entouraient, et dans les habitudes générales, qu’elle était née pour une existence frivole et facile et s’est contentée de cela, trop aisément. Être jolie, plaire, charmer les yeux des hommes : voilà toute leur tâche, tout leur avenir ; fleurs d’une saison, voilà tout.

On fait ainsi de la femme une sorte d’éphémère. Dans l’idée générale, la seule époque de sa vie qui ait une valeur, un éclat quelconque, c’est de quinze à vingt ans, de la puberté au mariage ; trajectoire brillante, mais courte, et leur destinée se fixe et s’immobilise, à l’heure précisément où l’être moral et intellectuel entre dans sa force. On commence pourtant à s’inquiéter de la mère ; plus tard, s’inquiétera-t-on de l’être humain ?

Seul contre tous, contre l’opinion, contre des habitudes invétérées, contre son naturel même, je le vois trop, je ne puis rien.

27 novembre.

Je viens de découvrir chez Édith une faiblesse féminine. Elle était à l’entrée de la plaine, comme j’y arrivais, et se tenait là, hésitante, regardant de loin les grands bœufs rouges et les vaches qui paissaient. Depuis mon retour au Fougeré, je ne l’ai pas vue plus qu’auparavant et, si j’en excepte quelques regards d’intelligence échangés à table dans les discussions, nous n’avons eu guère plus d’intimité. Je lui en voulais un peu et j’allais la quitter après quelques mots polis, quand elle étendit la main vers moi, me disant :

— Où allez-vous donc ?

— J’aurais craint de vous gêner en vous imposant ma présence plus longtemps, lui ai-je dit.

— Vous n’avez pas d’autre raison ?

— Aucune.

— Vous n’alliez rejoindre personne ?

— Je me promenais, et, comme on trouve qu’il fait déjà froid……

— Oh ! répliqua Édith en souriant, ma tante et son élève Blanche ont toujours tenu à honneur de suivre à la campagne les coutumes de la ville. Aujourd’hui, cependant, le soleil est chaud.

— Vous avez oublié votre chapeau ?

— Cela ne me fait rien.

— Et votre teint, dis-je en admirant son extrême blancheur, vous n’avez donc pas de coquetterie ?

— Non. Que voulez-vous que j’en fasse ?

En même temps, elle me prit le bras et m’entraîna dans la direction du châtaignier où le vieux, comme on l’appelle, a bâti sa hutte circulaire. Elle tenait à la main un livre sur lequel je lus : Fables de la Fontaine.

— Vous allez consulter le sorcier ? lui demandai-je.

— Précisément. Vous le connaissez ?

— Il m’a donné l’hospitalité un jour de pluie, et m’a parlé de son talent.

— Vous êtes disposé à vous en moquer peut-être : vous avez tort. Il a guéri sous mes yeux, du moins selon toute apparence, un enfant malade, et pour les maladies des bestiaux on vient le chercher de plusieurs lieues.

— Quoi, vous croyez, Édith, à la sorcellerie ?

— Je crois à des forces dans l’humanité qui sont encore inconnues, et à je ne sais quelles révélations d’une médecine naturelle, fournies peut-être par les inspirés, ou somnambules d’autrefois, et que la tradition a conservées depuis des milliers de siècles. Cet homme était le fils aîné d’un sorcier, ou toucheur, qui, fils aîné lui-même, avait également reçu de son père l’initiation. Le vieux, de même, a enseigné à son fils certains gestes et certaines prières, et l’a mené cueillir, à certaines heures, les herbes qui guérissent les maladies des hommes ou des animaux. Il ne faut pas lui demander de science ; il ne sait que sa leçon. Il est un des chaînons de la tradition, et voilà tout.

— Il est certain, dis-je, que l’élément mystique, si combattu, vit toujours dans l’humanité ; qu’il y a dans l’histoire des faits inexplicables, et qu’en plein dix-neuvième siècle, à côté du magnétisme étudié dans les villes, malgré les chemins de fer qui se multiplient, malgré l’instruction qui se répand, et malgré la loi, il y a toujours des sorciers dans nos campagnes. Mais… savez-vous qu’il est irritant de ne pas comprendre…

— Ce n’est pas une raison pour nier, mais pour étudier, me répondit-elle d’un ton grave. La science avancerait bien autrement, si la vanité humaine ne l’enrayait à chaque pas. Moi, je crois que la magie, malgré ses superstitions et ses erreurs, n’est autre que la science des rapports de l’homme avec l’univers, rapports secrets et profonds, plus vastes cent fois qu’on ne le croit généralement.

— Mais cette science primitive, lui dis-je, à la fois plus confuse et plus avancée que la science actuelle, serait donc à votre sens une révélation — ou peut-être une innéité ?

— Voilà le mystère, me répliqua-t-elle en souriant. Qui sait si, avant de s’engager dans le sentier de la science, avant de développer en lui l’être intellectuel, l’homme n’était pas doué d’une plus grande somme de cette intuition, que nous appelons instinct chez les animaux ? Instinct humain, il va sans dire, instinct supérieur jet digne de l’espèce, qu’elle a dû perdre le jour où elle a voulu savoir par elle-même et gagner à la sueur de son front la vérité. Cela expliquerait Ève et Prométhée, et l’histoire de la chute, si fortement empreinte dans les légendes ; car toute tradition a sa raison d’être et sa confuse vérité. Cela expliquerait, en outre, cette sorte d’aurore qui entoure le berceau de l’humanité, et cette masse de vérités acquises et de mythes profonds, en face desquels commence l’histoire.

Nous étions silencieux depuis quelques minutes, quand je m’aperçus qu’Édith m’entraînait dans une direction autre que celle du châtaignier. Je l’est avertis.

— C’est à cause des bœufs, me dit-elle, et je crus remarquer de l’altération dans sa voix et dans ses traits.

— Quoi ! vous en avez peur ! m’écriai-je.

— Mon Dieu, oui.

— Voilà une faiblesse.

— Eh ! qui n’en a pas ?

— Vous, je le croyais.

— Vraiment ? qui sait si vous n’auriez pas, vous, plus de préjugés que de faiblesses à mon égard ?

— Comment cela ?

— Vous ne me supposez pas de faiblesses, parce que vous me supposez tous les défauts contraires.

— Oh ! tous, non.

— Tout au moins de la dureté, de la sécheresse… Ah ! votre air me répond que j’ai bien deviné. Vous n’avez pas appris à dissimuler dans le monde, frère William.

En même temps, son bras pressait doucement le mien.

— Chère sœur, lui dis-je, est-ce ma faute si jusqu’ici vous ne m’avez permis de vous juger que sur les apparences ?

— Non, me répondit-elle avec mélancolie, ce n’est pas votre faute, William, mais peut-être n’est-ce pas la mienne non plus ?

Je ne savais que lui répondre et j’attendis, n’osant l’interroger ; mais elle garda le silence.

— L’heure de la confiance, lui dis-je alors, n’a pas encore sonné. Je l’espère, cependant.

— Moi aussi, William, et déjà… quand on a pris l’habitude de tout concentrer en soi, reprit-elle après une pause, on éprouve je ne sais quel embarras… c’est un effort pénible.

Elle se tut de nouveau. Nous n’étions plus qu’à quelques pas de la hutte, à laquelle nous arrivions du côté opposé à notre point de départ, grâce au détour que nous venions de faire pour éviter les bœufs. Il n’était plus temps d’insister pour une confidence. Je préfère d’ailleurs qu’elle vienne sans effort. Je laissai donc ce sujet, et, montrant à Édith la petite Madeluche, assise non loin de là, avec le marmot inséparable et ses autres frères :

— Voici la gardienne de ces animaux terribles, dis-je.

Elle sourit en me répondant :

— Mais elle est très-forte, puisqu’elle représente pour eux la prévoyance qui les nourrit et l’intelligence qui les guide. Moi, je ne suis qu’une représentation de la peur. Que voulez-vous ? c’est instinctif.

Le vieux était assis au soleil, sur un escabeau, souriant aux jeux de ses arrière-petits-enfants, qui se roulaient sur l’herbe autour de lui. À notre arrivée, il souleva son grand chapeau de feutre noir, dont il a pris le parti de relever, à la Henri IV, les bords en loques, et il offrit son siége à la demoiselle, Édith le remercia, le fit rasseoir et lui offrit le livre, dont la vue fit éclater une joie vive sur la figure du vieillard. Il mit aussitôt ses lunettes et commença de lire la cigale et la fourmi, dont la morale, trop conforme à l’esprit du paysan, le fit sourire ; mais pour celle-ci même et pour les suivantes, il fallut expliquer bien des mots, et nous eûmes la conviction que le bon la Fontaine lui-même n’était pas assez simple pour cette intelligence chercheuse, mais sans culture.

— C’est désespérant, me disait Édith en revenant ; il n’y a pas de livres pour le peuple, excepté ceux que le christianisme répand à profusion et qui tendent à l’endormir dans cette vieille résignation, chère à tous les despotismes. Vous n’avez jamais songé, William, quand vous étiez riche, à faire quelque chose pour le peuple ?

Elle m’a fait cette question avec une telle simplicité, que je n’y ai pu voir aucun reproche, mais, en répondant : Non, j’ai rougi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je viens d’avoir une longue conversation, mais bien inutile, avec Clotilde. Elle a voulu nier d’abord qu’elle songeât à se marier ; mais quand je lui eus dit tout ce que je sais sur Forgeot, sa vie licencieuse, ses tripotages, ses honteux marchés, elle s’est irritée, a jeté le masque et a proclamé — ô profanation de ces termes ! — son admiration et son amour pour le triste héros qu’elle s’est choisi. Elle se rattache à cette illusion avec l’ardeur d’un être dont la jeunesse se noie. Pauvre Clotilde ! c’est le funeste amour des phrases qui la perd. Forgeot lui en file tant qu’elle veut, des plus embrouillées, mais des plus précieuses, et elle est ravie, d’autant mieux que tout cela tourne en hymnes à sa louange, que le Forgeot rend dithyrambiques, j’imagine, quand ils sont seuls. Ce goût du faux sentiment, toutes ces folies, viennent assurément des rêves où se perd l’imagination des femmes, faute d’une nourriture plus substantielle. Plus instruites et plus sérieuses, elles distingueraient le faux du vrai et ne se laisseraient pas prendre si aisément à la glu des oiseleurs. — Serait-ce, pour cette raison, que les hommes tiennent tant à l’ignorance féminine ? Ha foi, je m’en lave les mains ; mais ça se peut.

Quand j’entends Clotilde et le Forgeot échanger près du feu, après un bon dîner, des phrases sentimentales sur la misère, tandis que derrière les vitres, dans la cour, défilent un à un ces pauvres spectres qui viennent chercher le cinquième d’une livre de pain, je ris de nous bien amèrement. Quels phraseurs nous sommes !

J’ai écrit ce matin dix pages d’un petit livre pour le vieux.

Eh bien, mon manuscrit, que t’en dit-on ?


QUARANTE-SEPTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

29 novembre.

Quand le cœur est troublé, l’esprit incertain, le moindre événement fait pencher la balance. Je suis tout heureux. Au déjeuner, ce matin, Jean, que sous l’influence des conseils de M. Forgeot, on fait de plus en plus valet de bonne maison, qui nous sert à table maintenant, et qui mettra des gants blancs après-demain pour conduire la voiture de monseigneur, Jean, malgré tout cela aussi bon et aussi gauche que par le passé, arrive un peu tard, tout ému. Il venait de relever la Chollette, tombée d’un pommier, en essayant de cueillir une pomme restée aux branches après la récolte. La pauvre créature s’était évanouie ; on l’avait portée sur un lit ; mais elle ne donnait d’autres signes de vie que des mouvements nerveux. On se récria sur ce triste événement, et je vis Blanche si douloureusement affectée par les détails que donnait Jean, qu’elle repoussa son assiette et cessa de manger. La tante Clotilde refusa, par le même motif, une aile de perdreau. Je portai mes regards sur Édith : elle avait les yeux baissés, le visage immobile comme à l’ordinaire et mangeait avec une sorte d’empressement.

— Que diable allait-elle faire dans cet arbre ? s’écria M. Plichon.

— Elle avait faim, Monsieur, dit Jean, dont la voix s’altéra et qui passa la main sur ses yeux.

Nous restâmes silencieux, tous, et maman dit à Jean de porter chez la Chollette un pain de deux livres et le reste du poulet qu’on avait servi la veille.

M. Forgeot, alors, après avoir forcé Blanche et Clotilde par ses instances à manger des œufs au lait, fît une tirade à sa manière. (Il faut dire que pour lui la misère de la Chollette ne lui a pas fait perdre un coup de dent !)

— Oh ! la femme de cœur ! il n’y a pas d’être plus beau, plus touchant, plus complet. Qu’y a-t-il de plus désirable pour l’homme que cette créature sensible, impressionnable aux maux d’autrui, attachée à ses devoirs, soumise et dévouée, et qui ne cherche point, avec un vain orgueil, à mettre son intelligence en lutte avec celle de l’homme, de peur d’y perdre ses attributs les plus touchants, la grâce et la tendresse. Oh ! le cœur ! le cœur ! il n’y a que cela !

Le cœur ! la femme de cœur, sont le dada favori de M. Forgeot, qui tient beaucoup à trouver du cœur chez ses semblables, et je ris souvent in petto des airs de colombe que prend Clotilde pour mériter le titre de femme de cœur, désir qui parfois la pousse à des excès de sensibilité. La dernière phrase de M. Forgeot était évidemment dirigée contre Édith, et je n’en ressentis pas d’humeur comme je l’aurais fait, à cause de l’insensibilité qui, à ce moment, me choquait en elle. Après le déjeuner, j’avais promis d’aller à Vivonne, à cheval, pour une emplette indispensable à la réception du surlendemain ; je partis ; cette course de six lieues, aller et retour, par de mauvais chemins, prit le reste de la journée, et je revenais le soir par un froid très-vif, presque glacé sur mon cheval, quand, à une demi-lieue du Fougeré, rencontrant le métayer de M. Plichon, je lui donnai la bête à ramener et mis pied à terre.

La soirée, quoique froide, était très-belle ; les étoiles brillaient du plus vif éclat ; la lande s’étendait sous mes pas comme une immense plate-forme couronnée par la voûte étincelante ; et l’on entendait les appels et les chants lointains des bergers ramenant leurs troupeaux. Je me plaisais dans ces harmonies ; maintenant, le sang affluait avec force dans mes veines, et j’aurais voulu marcher longtemps. Non loin de la vive lumière qui partait du salon du Fougeré, une autre lumière, petite et tremblante, marquant au coin des bois la place du hameau, fixa mon attention et me rappela la pauvre Chollette. Je voulus l’aller voir, et je pris, en traversant les bois, le plus court chemin.

Je passais dans une allée quand j’entendis marcher sous bois à côté de moi. J’écoutai, le bruit persista ; il me sembla reconnaître le pas d’un homme ; mais je ne pouvais rien voir dans l’obscurité du feuillage, tandis que dans l’allée il devait quelque peu me distinguer. J’ouvris doucement le long couteau que je porte toujours sur moi et j’attendis.

Un peu plus loin je rentrais dans le bois quand un homme sauta sur moi en criant d’une voix sourde : La bourse ou la vie, s’il vous plaît, Monsieur. Mais il était tremblant comme un coupable, et je n’eus pas de peine à le terrasser. Il portait un fusil qui tomba en même temps que lui et dont il n’avait pas même cherché à se servir.

— Vous en êtes à votre premier mauvais coup, lui dis-je, et c’est la faim sans doute qui vous y a poussé. Mais, pourquoi, au lieu de m’attaquer, ne m’avez-vous pas demandé l’aumône ?

— Ce n’est pas deux sous qu’il me faut, grommela-t-il.

— J’ai dix francs à votre service, lui répondis-je, et, le lâchant aussitôt, je les cherchai dans ma poche. Il se releva lentement, et je vis, à sa voix, qu’il était saisi d’une grande émotion :

— Ah ! Monsieur, me dit-il, vous êtes un vrai homme, et je suis ben au repentir de vous avoir attaqué. Je ne suis pas un brigand, comme vous le devinez bien, mais la misère pousse à de vilaines choses. Voilà quatre jours que ma fille et moi n’avons pas de pain, et, pour aller aux portes, voyez-vous, c’est impossible.

Je lui remis les dix francs et l’engageai, en cas de nouvelle extrémité, à venir au logis et à demander M. de Montsalvan.

— Ah ! ce n’est donc pas vous, M. Forgeot, me dit-il.

— Non ; c’est à M. Forgeot que vous en vouliez ?

— Oui, Monsieur, parce que j’ai su par ma fille, qui va quelquefois au logis en journée ; que ce monsieur-là avait en papier de vrais trésors, de quoi enrichir M. Plicbon et bien du monde, et, voyez-vous, ça m’avait tourné la tête, et je voulais voir si je ne trouverais point dans ses poches une action où deux pour faire le bonheur de ma pauvre fille, puisque, autrement, ça ne lui sert de rien du tout d’être jolie et bonne et sage, et mieux que n’importe qui…

Il pleurait en disant ces derniers mots :

— Vous êtes le père de Mignonne, lui dis-je.

— Oui, Monsieur, balbutia-t-il ; mais ne le dites pas ; je ferais honte à ma fille.

— Elle n’a donc plus de travail ?

— Ni elle ni moi, depuis longtemps ; les riches n’en donnent plus, parce que l’année est mauvaise et que ça craint de manquer après la mort. Ah ! j’ai ben fait travailler quand même, moi, autrefois.

Je rengageai sérieusement, en lui montrant les conséquences terribles de sa faute, à conserver à sa fille le seul bien qu’ils eussent gardé, une bonne renommée, puis je le quittai en lui donnant une poignée de main, seconde aumône, aussi précieuse pour lui que la première. Enfin, je me rendis chez la Chollette. Elle était un peu mieux ; le médecin répondait de sa vie ; et son mari ; qui la soignait, lui faisait boire de temps en temps un peu de bouillon envoyé par Mme Plichon. Cet homme se répandit en remerciements, surtout pour la demoiselle, qui était venue elle-même, et leur avait donné de l’argent, en ordonnant d’aller chercher le médecin. Moi, le cœur me battait de joie, car j’avais pensé qu’en effet elle serait venue. J’ai failli dévorer, en arrivant, sa petite main, et j’eusse voulu la serrer sur mon cœur, la chère et bonne fille. Eh bien, elle ne lira pas, si ça l’ennuie ; mais elle m’aimera, et elle aimera encore les pauvres et les affligés, sans parler de leurs maux aussi bien qu’Édith, mais en les soulageant mieux. Et moi, qui avais osé les comparer, l’une à l’autre, en souffrant secrètement de l’infériorité de ma fiancée !

Ah ! si vraiment l’accord est impossible, je préfère, moi aussi, le cœur à la tête, et j’adore ma Blanche plus que jamais.

30 novembre.

Je viens de recevoir un coup dont je suis encore tout étourdi. Nous causions. Blanche et moi, dans la salle à manger, tandis que maman allait et venait, surveillant le déjeuner. Nous causions de religion. Quand l’occasion se présente, maintenant, d’aborder avec elle les sujets sérieux, je ne la laisse plus échapper ; ce qui l’impatiente, je le vois bien ; son affaire à elle serait éternellement ce doux babillage d’amour, où s’échangent au vol de furtives caresses. Elle me dit enfin avec une vivacité, où se mêlait beaucoup d’impatience :

— Eh bien, quand même vous me prouveriez que je ferais mieux de renoncer au catholicisme, je ne le ferais pas, parce que, pour une femme, c’est très-mal vu, et je ne veux pas me faire remarquer ainsi.

— Vous avez tort, lui dis-je un peu sèchement, ces choses-là n’ont rien à faire avec l’opinion, et…

— Non, reprit-elle avec humeur, je ne sais pas pourquoi vous me tourmentez ainsi ; car c’est moi qui devrais me fâcher de votre entêtement à propos de monseigneur. Il paraît que vous ne m’aimez plus, telle que je suis ; et moi aussi, William, je vous croyais plus aimable.

Elle se remit alors avec ardeur à chiffonner des roses en papier, qu’elle destinait à l’ornement des flambeaux pour le grand jour du lendemain.

Je ne répondis pas, et je songeais silencieusement à l’amertume d’une séparation morale si grande entre elle et moi, quand me revint le souvenir de sa visite à la Chollette ; je sentis alors mon cœur se fondre pour elle, et tout pardonner, et tout espérer encore. Oui, cette divine faculté de se transporter hors de soi, de vivre dans d’autres êtres, qu’on appelle bonté, pitié, charité, amour, elle est la base de tout effort et de toute intelligence, le terrain fertile où germe tout ce qui s’épanouit en pleine lumière. L’égoïste seul est stérile et mort.

Déjà je voyais à son regard qu’elle s’inquiétait de ma bouderie et déjà son coquet sourire avait commencé l’attaque, lorsque je me rendis de bonne grâce et sans marchander. Lui prenant la main :

— Blanche, lui demandai-je, êtes-vous allée chez la Chollette aujourd’hui ?

— Non, me répondit-elle avec surprise. Oh ! nous en saurons des nouvelles par Jean.

— Vous avez été hier, chère fille, bien bonne pour elle.

— Que voulez-vous ? Je ne puis pas supporter d’entendre parler de chutes et de blessures comme cela ; ça me fait mal.

— Mais cela ne vous empêche pas de visiter les malades ?

Elle fixa de nouveau sur moi ses beaux yeux étonnés :

— Que voulez-vous dire ?

— Comment, vous ne voulez pas m’avouer que vous êtes allée, hier chez cette pauvre femme et lui avez donné de l’argent pour payer le médecin ?

— Moi, William ? Mais non ; je n’ai pas quitté la maison hier, et je n’avais guère le temps, je vous assure ; car il me reste encore, Monsieur, une quantité de choses à faire, ces fleurs d’abord, et puis ma toilette, qui n’est pas prête. Savez-vous que c’est très-ennuyeux, au moins, de ne pas avoir de femme de chambre ? À la ville surtout, je ne crois pas qu’on s’en puisse passer ?

Je fis deux ou trois tours dans la chambre et m’en allai. Décidément, ce n’était pas elle. Je ne puis exprimer le mal que cela m’a fait. Je ne l’essayerai même pas ; les pensées qui me viennent, sont telles… Il n’y aurait donc ni bonheur vrai ni amour durable ? Suis-je destiné à être toute ma vie la dupe de mon propre cœur ? Ah ! je voudrais être anéanti ! ou que Dieu me donnât l’oubli de cette vie, et m’en déchargeât.

30 novembre, soir.

Par des questions détournées, je me suis assuré que ce n’était pas Clotilde, c’est donc Édith.

On est allé ce soir à la pêche aux écrevisses, et j’ai dû les suivre, M. Plichon, Clotilde, Blanche, moi et M. Forgeot. Blanche était fort gaie. Cette réception, ce grand dîner, tout cela l’enchante. C’est bien plutôt l’effet d’un goût naturel que l’effet de sa jeunesse. Je me rappelle, enfant, combien je préférais aux journées de réception, même pleines de gâteaux, ces douces journées intimes passées prés de ma mère.

J’ai cru devoir dire à M. Forgeot que j’avais été attaqué dans le bois la veille et qu’on m’avait pris pour lui. Je ne savais guère lui faire une impression aussi vive ; il est devenu fort pâle. Au fait, cet homme-là doit être poltron, et tenir, comme on dit, à sa peau. La nuit venue, M. Plichon, qui craint les rhumatismes, est retourné à la maison avec les dames, et nous sommes restés, le Forgeot et moi, chargés de prendre, à la faveur de la nuit, un nouveau cent d’écrevisses. Il regardait de tous côtés, soupçonnant un brigand derrière chaque touffe d’arbres, et, c’est moi qui ai dû lever les filets dans les endroits sombres. Il prit enfin le parti d’avouer sa peur avec cynisme et s’efforça de la justifier par des arguments. C’est toujours le procédé de ces natures sans élévation et sans idéal. Elles concluent de ce qui est à ce qui doit être, au lieu d’en appeler à ce qui doit être de ce qui est.

Nous remontions au plateau par un chemin bordé de haies épaisses, et il se serrait contre moi, plaisantant lui-même de sa peur le plus agréablement qu’il le pouvait faire, afin de combattre le dégoût qu’il sentait bien m’inspirer, quand nous entendîmes courir quelqu’un derrière nous. Je vis, à la clarté des étoiles, les genoux de mon homme se dérober sous lui :

— M. de Montsalvan, je vous en supplie, défendez-moi.

— Que diable ne songez-vous à vous défendre vous-même ? Et puis, quelqu’un ne peut-il courir… ?

— C’est que j’ai plus de confiance en vous qu’en moi-même, reprit-il en se faisant un rempart de mon corps.

— Comme je lui disais sèchement de me lâcher, le danger se montra sous la forme élégante d’une grande jeune femme aux vêtements sombres, c’était Édith. Un peu essoufflée, elle prit mon bras.

— Et, d’où venez-vous ainsi ? lui demandai-je.

— Du Malignon ; je me promène souvent le soir, j’aime cela ; sachant que vous étiez à la pêche, j’y suis allée ; mais vous veniez de partir, et j’ai couru pour vous rattraper.

— Comme cela, vous n’avez pas peur, vous ?

— Mademoiselle Édith n’est pas raisonnable à cet égard, s’écria Forgeot, et je ne trouve pas ces audaces belles, parce qu’elles sont imprudentes. La peur et la prudence au fond sont une même chose, et la prudence n’est autre que la sagesse appliquée à l’instinct de conservation, le plus légitime, le plus nécessaire de tous. Car enfin, il est incompréhensible que ce soient précisément les choses contre nature qui soient honorées parmi les hommes, et la témérité, l’intrépidité, ces vertus barbares…

Je le laissai discourir tout à son aise. Je sentais sur mon bras le contre-coup des battements précipités du cœur d’Édith ; j’entendais sa respiration pressée ; je songeais à toutes ces preuves qui me sont venues l’une après l’autre, de son jugement, de sa justice, de sa bonté, et je ne puis dire l’impression étrange et profonde que me causaient ces révélations d’une vie intense, dans le sein d’un être que jusqu’alors j’avais cru de marbre. Elle, qui a pris le parti, depuis si longtemps, de répondre par le mépris à ce qui la blesse, ne donna pas davantage la réplique à notre compagnon. Nous nous en prîmes aux étoiles. Je lui appris à connaître quelques constellations et nous parlâmes d’histoire à ce propos. Édith comprend largement toutes choses et les suppositions qu’elle fait parfois sont plausibles et lumineuses comme des systèmes. C’est un des plaisirs les plus vifs qu’on puisse éprouver que le contact d’une pareille intelligence. Aussi, lorsqu’elle m’a dit : — Que vous êtes heureux de savoir l’astronomie ! me suis-je empressé de lui offrir quelques leçons, qu’elle a acceptées, et que nous prendrons chaque soir à la même heure, sous le ciel étoilé.

— Quoi, vous n’avez pas assez du grec et du latin ? s’écria Forgeot, il vous faut encore de l’astronomie !

— Vous savez ces langues ? demandai-je.

— Mon Dieu, oui ; j’ai appris ce que j’ai pu, répondit-elle simplement ; mais ce sont précisément les choses que je ne sais pas qu’il me serait le plus agréable de savoir.

Sur le seuil de la maison, Forgeot, devenu héroïque, me prit à part :

— M. William, me dit-il d’un ton solennel, jurez-moi que vous ne m’avez pas rendu victime d’une mystification.

— J’ignorais que vous fussiez poltron, ai-je répliqué, et je ne suis pas un mauvais plaisant.

— Alors, je pense, n’est-ce pas, qu’il est inutile… cela pourrait effrayer ces dames.

— Ces dames sont courageuses, répondis-je en entrant. Voyez plutôt Mlle Édith.

Il me crut décidé à le ridiculiser et se hâta de prendre l’avance en racontant lui-même son aventure avec esprit et gaieté. Je fus donc obligé de parler de la mienne ; mais, pour dépister tout soupçon, je prétendis qu’à en juger par le costume de mon agresseur, il devait être étranger. Les dames se récrièrent, et l’on m’ordonna de ne plus sortir le soir. Édith avait jeté sur moi un regard inquiet.

— Nous sommes en un temps mauvais, très-mauvais, dit M. Plichon soucieux. Et il parla des troubles survenus en plusieurs lieux par suite de la cherté des grains. Ce qui est étrange, c’est que ni lui ni M. Forgeot n’attribuent ces troubles à l’horrible misère du peuple ; mais à des agents perturbateurs, sorte d’êtres fantastiques amoureux du désordre, comme Satan du mal, et qui, disent-ils, excitent les mauvaises passions. La faim serait-elle une mauvaise passion ? Certes, M. Forgeot ne devrait pas hésiter à la ranger, même avant la peur, au nombre des instincts les plus légitimes et les plus nécessaires de notre nature ?

Mais ce n’est qu’un manteau, jeté sur la vérité qu’ils ne veulent pas voir, un paravent chinois, qu’ils étendent entre la honte de leur superflu et l’horreur d’une situation importune, dont ils ne veulent pas souffrir. Ils sentent confusément qu’ils sont responsables et que le peuple, ignorant et pauvre, ne peut s’adresser qu’à eux, dépositaires de l’instruction et de la richesse. Il est certain que cette famine eût pu être conjurée, adoucie du moins ; mais on n’a songé qu’à s’enrichir de plus en plus aux dépens de la vie des pauvres, et la statistique, cette année, pourrait évaluer combien revient en moyenne d’assassinats à chaque spéculateur.

M. Plichon a eu le tort de prendre il y a quelques mois du blé en paiement et de ne l’avoir pas encore vendu. Sa femme le presse de s’en défaire ou plutôt de le distribuer à crédit dans le pays, mais il s’écrie qu’il ne sait pour qui on le prend, qu’il ne peut nourrir à la fois le pays et sa famille, qu’il ne serait jamais payé, etc. Que diable veut-on ? Il s’est gêné pour quintupler ses revenus et voilà que les misérables frappent à sa porte sous prétexte qu’il faut vivre. Il n’y peut rien.

Je n’aimerai jamais cet homme qui doit, selon toute apparence, être mon beau-père. Je l’excuse cependant un peu en me disant : Ils sont tous ainsi ; ils sont nés dans la religion du capital, comme les Hébreux dans celle de l’arche sainte. Et moi qui ne donne que mes cinq sous ! Il est vrai que je les donne bien des fois par jour. Envoie-moi mille francs. Dieux ! Que je voudrais quelque chose à faire, un travail fécond. Mais lequel ? — Je regarde toujours cette lande de ma fenêtre. Il y a là cent hectares incultes, et le pays meurt de faim. Mais ce n’est pas une utilité qu’on me demande ; c’est de la rente, et Blanche ne veut pas vivre à la campagne. Tiens, c’est fini, nia vie est manquée maintenant ; elle ne sera jamais sérieuse et je la passerai tout entière à regretter et à maudire les vanités où elle se consumera.



QUARANTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.


1er décembre.

Le grand jour est arrivé. Le soleil se lève à peine et j’entends la voix bruyante de M. Plichon qui donne des ordres en bas. L’évêque remplit déjà cette maison ; il est dans toutes les pensées, dans toutes les démarches, et l’accent empressé des voix émues le nomme, ou plutôt le rappelle à chaque instant. Il n’y a qu’Édith et moi que l’événement laisse fort calmes.

Voici ma lande qui s’éclaire : de grands jets de lumière frappent l’horizon ; puis des filets d’or s’allongent obliquement sur la bruyère, dont ils font reluire le vert jaunissant. Maintenant, comme par un grand coup d’optique, tout resplendit à la fois. Il ne reste plus d’ombre que d’épaisses bandes bleues à la lisière des bois. Les troupeaux de brebis arrivent en hélant, les grands bœufs roux mugissent, et la voix des bergers retentit harmonieuse dans l’air du matin.

2 décembre.

La journée d’hier a passé comme passent toutes les splendeurs de ce monde, et déjà ce matin, après un déjeuner un peu froid, l’évêque est parti. Elle marquera toutefois dans les fastes des tournées épiscopales, et quand je songe quelle fille terrible a produit ce brave bourgeois, un fou rire me prend. On déjeuna hier en hâte, et plus tôt que d’habitude. L’évêque arrivait à dix heures au presbytère, où il déjeunait ; la cérémonie commençait à midi précis ; c’était vers trois ou quatre heures que monseigneur devait faire son entrée au Fougeré, et l’on servait à cinq heures le fameux dîner qui se préparait depuis huit jours. M. Plichon, montre en main, tourmentait sa femme et tout le monde ; son anxiété, son empressement étaient si grands qu’il ne songeait plus à les cacher. Il y avait surtout un turbot, demandé à la Rochelle, et que Jean était allé chercher à la poste la plus proche, qui n’arrivant pas, lui causait la plus affreuse inquiétude. Il allait sans cesse à la fenêtre, puis revenait en haussant les épaules et en répétant :

— Sans turbot, il n’y a plus de dîner, tout est manqué ! Si ces misérables ont oublié !… j’avais écrit pourtant, qu’il s’agissait d’une occasion solennelle. Penh ! les coquins, les imbéciles se moquent bien de ça, qu’est-ce que ça leur fait ? Ça arrive le lendemain, mais c’est payé tout de même. Ah ! les infâmes bandits ! les misérables drôles !

Il rencontra mon regard et se remit un peu :

— Sacrédié, William, cet évêque me donne bien du souci et je l’enverrais de bon cœur au diable ! ce n’est pas pour lui que je m’inquiète, au moins, c’est pour le monde.

Édith parut au déjeuner, dans sa toilette ordinaire, et M. Plichon la gronda d’être en retard.

— Il n’est point onze heures, dit-elle en tirant sa montre ; on a avancé le déjeuner.

— Fort bien ; mais il faudra pourtant aujourd’hui sortir un peu de votre flegme et vous habiller convenablement.

— C’est, je crois, mon habitude, répondit Édith. Quant à faire de la toilette, je n’ai pas l’intention d’assister au dîner.

— Et moi, je vous ordonne d’y assister, s’écria M. Plichon avec des yeux brillants de colère. Puisque j’ai deux filles, il faut qu’elles soient là, toutes deux, et qu’on n’ait pas à chercher pourquoi et comment toutes ces singularités. Avez-vous donc juré d’autoriser sur votre compte les bruits les plus fâcheux ?

— Vous savez combien je méprise l’opinion des hommes, répondit Édith en appuyant sur ce dernier mot. Dans son œil brillait une flamme, à la fois terrible et pure.

Maman s’interposant, pria vivement Édith — ses doux regards la suppliaient plus vivement encore — de ne point contrarier son père et de paraître au dîner. Moi-même qui souffrais de cette scène, j’en fis autant. Édith céda. M. Plichon s’apaisa donc ; mais le pauvre homme ne savait guère ce qu’il venait d’obtenir.

Ce qu’il y eut de plaisant, c’est qu’il me catéchisa pour m’emmener à la cérémonie, m’assurant que mon devoir était de respecter extérieurement une religion que plus d’une fois j’ai dû protéger contre les insultes dont il l’accable. Mon refus l’irrita, et nous nous serions peut-être fâchés, si M. Forgeot, conciliateur né de tout ce qui est hétérogène, n’eût jeté entre nous sa phraséologie et ne m’eût donné l’occasion de m’esquiver, pendant une de ses périodes, pour aller au secours de Blanche, embarrassée d’un panier de fruits.

Ils partirent enfin, et revinrent à quatre heures avec l’évêque. Toute la bourgeoisie des environs était déjà réunie au Fougeré. Je dus subir une présentation, dans laquelle on fit sonner haut mon nom et mon titre, et, après avoir salué tout simplement, j’allai dans un coin, d’où j’observai les plaisantes obséquiosités de M. Plichon vis-à-vis de Monseigneur, qu’il appela vraiment : Notre père spirituel, dans un de ses compliments.

Un moment avant qu’on servit, comme je passais près de la salle à manger, maman m’appela.

— Mon Dieu, William, venez donc répéter à Jean le nom des vins ; il ne peut pas les retenir.

Et elle retourna prendre sa place au salon près de l’évêque. Tandis que je m’évertuais à faire prononcer à Jean du mieux possible : Chablis, Beaune, Bordeaux, Xerès, Édith entra. Elle avait une robe grise et un col de dentelle, aucun bijou ni ruban ; mais la beauté de son cou d’un blanc de neige est admirable, et je n’en avais jamais été frappé comme hier ; puis, autour de ce beau front, il y a, dirait-on, un diadème invisible.

— Je pense, dis-je au mal appris valet de chambre, que vous savez maintenant votre leçon.

— Oui, Monsieur, je l’crois aussi, g’n’y a plus q’mes gants blancs qui me gênent.

Édith rit avec moi de l’embarras du pauvre Jean, et nous causions ensemble dans la fenêtre, quand suivi des convives et accompagné de Mme Plichon, l’évêque entra. Ses yeux se fixèrent sur nous :

— C’est ma fille aînée. Monseigneur, dit maman.

Édith salua légèrement et peut-être l’évêque crut-il l’avoir déjà rencontrée.

— Vous êtes menacée d’une séparation, me dit-il en me montrant du regard. Il me prenait sans doute pour le fiancé d’Édith.

À table, Édith se trouvait placée du côté opposé à l’évêque et les yeux de celui-ci se portèrent plusieurs fois sur cette pâle figure, dont l’expression pure et austère est d’un contraste si frappant avec toutes les autres. On attaquait les huîtres, dont l’évêque mangea peu, et le silence était presque général quand Monseigneur, s’adressant à Édith qui, à ce moment, levait les yeux sur lui :

— Vous n’étiez pas à la cérémonie, Mademoiselle, vous étiez souffrante, m’a-t-on dit ?

— Non, Monsieur, répondit-elle, je n’étais pas, en effet, à Sanxenay, mais je me porte très-bien.

Ce titre de Monsieur, qui le rangeait à l’égalité, alla frapper Sa Grandeur en plein visage. Il parut stupéfait et rougit. Tous les convives, qui au moindre mot de Sa Grandeur tendaient les oreilles et avaient, par conséquent, tout entendu, échangèrent des regards pleins d’horreur et d’indignation. Maman avait pâli ; d’une voix tremblante elle s’empressa d’offrir quelque chose à l’évêque, en parlant haut et vite, comme pour s’éloigner le plus tôt possible de l’incident ; le rouge de la colère venait de monter au visage de M. Plichon, qui, tournant vers sa fille des regards flamboyants, allait faire un scandale stupide ; et, je cherchais éperdument quelque moyen de détourner l’attention, quand Jean posa près de moi une bouteille débouchée encore pleine de ce Chablis, qu’il venait de promener autour de la table, en offrant du chat blanc à tout le monde. Passant aussitôt sous la bouteille la pointe de mon couteau, je la fis tomber en plein sur le verre de M. Camayon qui se brisa, tandis que le vin contenu dans la bouteille se répandait à flots dans l’assiette, et de là, sur les genoux même du digne prélat. Je m’écriai, je me levai. M. Camayon s’était lancé à dix pas en arrière. Les exclamations se croisèrent ; l’émotion contenue déborda en doléances ; les serviteurs accoururent, et maman fit étendre plusieurs serviettes sur la nappe mouillée, tandis que j’étourdissais M. Camayon de mes excuses et que je déplorais hautement ma maladresse.

Tout cela prit du temps ; quand l’ordre fut rétabli, il était trop tard pour revenir sur un mot malencontreux. La couleur du visage de M. Plichon avait baissé déjà de quelques tons, et j’ai observé, d’ailleurs, que la colère seule le rend agressif vis-à-vis d’Édith et que de sang-froid elle lui inspire une sorte de crainte.

La conversation prit bientôt un autre cours ; M. Forgeot, qui aime à montrer sa dextérité en jonglant avec les idées sur des sujets délicats, se plut à tracer d’une main habile, à l’épaisseur près d’un cheveu, la démarcation qui doit exister entre le spirituel et le temporel, entre l’État et l’Église, tout en accablant celle-ci de coups d’encensoir. Ce fut une joute des plus courtoises, à laquelle l’Évêque prit part, et où l’on fit des deux côtés assaut de complaisances. M. Forgeot sait être pathétique ; il fit une peinture touchante des bienfaits de l’Église, et n’oublia pas de signaler cette admirable résignation que, dans les épreuves de la crise actuelle, la religion inspirait aux malheureux. Même, il se laissa entraîner un peu loin par son goût pour la phrase et les effets saisissants, car il osa reconnaître toute la profondeur du mal, en montrant des affamés qui, les yeux au ciel, mouraient sans se plaindre.

La sensibilité de Monseigneur parut blessée de ce manque de tact ; il dit d’un ton sec et concentré :

— Oui, le Seigneur nous éprouve cruellement. Que son saint nom soit béni.

— Encore quelques truffes ! Monseigneur, je vous en supplie, dit M. Plichon.

Le moment me parut favorable, et m’adressant à M. Camayon, que j’avais jusque-là comblé de politesses, à l’exception malheureuse du vin de Chablis :

— M. Forgeot, lui dis-je, a excellemment raison : il n’est point de cas où l’utilité de la religion chrétienne me paraisse démontrée mieux qu’en celui-ci, et je comprends maintenant toute la profondeur du mot qu’on prête à Jésus : Mon royaume n’est pas de ce monde. Les pauvres, en effet, seraient bien fous et bien ingrats de se plaindre quand, en échange des tortures passagères de la faim, on leur présente les délices éternelles du paradis, et l’on pourrait à ce sujet parodier le mot de Voltaire : Si le paradis n’était fait déjà, il serait urgent de l’inventer.

M. Camayon s’était vivement tourné vers moi, et m’avait enveloppé d’un regard inquisiteur. Mon visage sans doute l’éclaira suffisamment, car il se le tint pour dit, et répliqua seulement en m’offrant des olives d’un air gracieux. Nous parlâmes le reste du temps d’Homère et de Platon, qu’il aime et comprend en helléniste, et je n’aurai point à m’embarrasser des faveurs épiscopales.

J’avais plusieurs fois cherché le regard de Blanche, mais elle détournait les yeux et paraissait irritée. Je vis bien qu’elle ne me pardonnerait pas facilement de m’être montré maladroit devant une aussi illustre assemblée.

Après le dîner, je m’approchai d’elle pour m’en expliquer, mais elle me reçut avec tant de sécheresse, et presque de dédain, que, fort blessé, je la quittai pour aller chercher Édith ; car je ne voyais pas que la présence de l’évêque à la maison dût empêcher notre cours d’astronomie, et fatigué de l’atmosphère d’étiquette et de convention où j’étais plongé depuis quelques heures, j’avais besoin de respirer de l’air libre et pur.

Édith était déjà remontée dans sa chambre. J’envoyai Jean frapper à sa porte et la prévenir que je l’attendais pour l’astronomie, expression que sans doute il ne retint pas mieux qu’un nom de vignoble, mais qu’Édith devina ; car je la vis descendre bientôt, couverte d’un châle, et avec son fichu de dentelle noire, noué sous le menton.

— Vous voulez me donner une leçon ce soir, me dit-elle d’un air riant et affectueux.

— Pourquoi pas ? chère sœur.

— Mais je ne demande pas mieux, répondit-elle en passant la main autour de mon bras, et, comme nous sortions :

— Ah William, décidément, nous sommes vous et moi deux réfractaires ! »

Nous nous rendîmes dans la plaine en riant comme des écoliers. Je ne saurais exprimer l’impression que me fait la gaieté d’Édith ; elle est si rare, si intime, si bien pour celui-là seul à qui elle la donne, que j’en suis attendri et reconnaissant. La terre était couverte de ténèbres, mais le ciel admirable de beauté.

— Chère sœur, lui dis-je, c’est un peu l’image de notre vie à vous et à moi : le corps dans une ombre qui ne nous plaît guère ; mais les yeux attachés sur les splendeurs de l’infini.

Je me rappelle qu’en parlant ainsi je l’avais entourée de mon bras et que nous regardions le ciel, appuyés l’un contre l’autre. Cela me revient comme un souvenir ; mais dans le moment je n’y pensai pas et, j’en suis sûr, Édith pas davantage. Elle a tant de sérieux et d’élévation, qu’on ne saurait avoir vis-à-vis d’elle les pensées qu’inspirent naturellement les autres femmes, si pénétrées de leur sexe qu’on ne peut l’oublier. Ce qu’on sent avant tout dans Édith, c’est un être sincère et intelligent ; on habite avec elle un monde supérieur à toutes ces misères et ces faussetés qui nous rabaissent malgré nous ; on pense aussi librement qu’avec soi-même ; mais avec un charme bien plus grand. Elle n’a maintenant aucune rudesse vis-à-vis de moi, mais encore un peu de sauvagerie, et garde sur elle-même et ses sentiments un silence complet, ne m’accordant que sa pensée. Elle m’a dit cependant :

— Vous êtes donc maladroit ? William.

— Hélas ! oui, ai-je répondu en souriant.

Ses grands yeux se sont attachés sur les miens affectueusement et elle m’a serré la main.

Tu ne m’écris pas.


QUARANTE-NEUVIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 2 décembre.

Mon cher, imagine-toi bien qu’on obtient une réponse du cabinet des Tuileries plus facilement que d’un éditeur. Il n’y a pas plus de quinze jours que j’ai confié ton manuscrit à Harle et je viens enfin, à force de le harceler et de faire valoir notre camaraderie, d’obtenir une réponse de lui. Je regrette bien qu’elle ne soit pas meilleure, mon cher ami, mais comme je te l’ai dit, la littérature est le plus mauvais moyen de parvenir qu’on puisse rêver. Ton roman est trop sérieux. Je le trouve très-bien, moi. J’y reconnais l’originalité de ton caractère et de ta pensée et je l’ai parcouru avec beaucoup de plaisir avant de le donner à Harle. Mais ce n’est pas cette originalité-là qu’il faut au public ; c’est plutôt celle qui résulte du choc des mots et qui gît tout entière dans le style. Une nouvelle manière d’arranger les mêmes idées, un agréable cliquetis d’expressions, depuis le premier charlatan qui monta sur des trétaux, jusqu’à nos jours, c’est ce qui attire la foule. Tu dis les choses trop simplement et tu agites des questions trop graves ; le public ne demande pas qu’on le fasse penser, mais qu’on l’amuse. C’est ce que m’a dit Harle, et voici ses propres paroles :

« Mon cher, j’ai lu attentivement ; il n’y a pas dans tout çà le plus petit mot pour rire ; je ne vendrais pas. Si votre ami veut faire de la philosophie, qu’il édite lui-même, il aura le plaisir de se lire imprimé. Mais s’il veut faire des romans et être lu par les autres, il faut qu’il s’occupe seulement de l’imagination de son lecteur, et qu’il l’étourdisse par une suite haletante d’événements grimpés les uns sur les autres, ou enchevêtrés le plus possible. Il n’y a pas à craindre d’aller trop loin en ce genre ; le public blasé demandant toujours du nouveau, on peut lui servir de l’impossible sans qu’il se fâche. Vous dites que votre ami a de l’imagination ; ça se voit d’ailleurs, quoiqu’il la fourvoie ; eh bien ! qu’il se grise, puis, qu’il laisse courir sa plume, il réussira. Quant à des œuvres de morale et de sentiment, on n’en peut rien faire, mon cher, rien du tout. »

J’ai répondu ce que tu aurais répondu à ma place ; je lui ai reproché de servir platement le mauvais goût du public au lieu de chercher à l’élever.

— Ah ça, m’a-t-il dit, vous êtes charmant. Me prenez-vous pour l’Académie ? Je suis marchand, mon cher, et je spécule sur les livres, voilà tout. S’il vous faut un jury littéraire, voyez ailleurs.

Mais ailleurs, malheureusement il n’y a rien. Cependant je ne me tiens pas pour battu et je suis allé tout de ce pas chez un autre éditeur, Saurin, qui est homme de goût, dit-on, et moins spéculateur que Harle. Il m’a reçu parfaitement et m’a promis une prompte réponse. Je ne lui laisserai pas oublier cette promesse.

Le secrétaire du duc, Étienne, t’a déjà rappelé au souvenir de ton illustre parent. « Oui, certainement, a dit le duc, il faut que je m’occupe de ce garçon-là ; mais que peut-il faire ?

Étienne a dit que ce qui te conviendrait le mieux ce serait une bibliothèque ou un musée.

« Ah bien ! a dit le duc. Je verrai le ministre. »

Tu ferais bien d’abréger ta visite au Fougeré et de venir te montrer au duc de temps en temps.

Olga est charmante pour moi. Mais elle ne se décide pas. Je conçois bien que ma position n’est pas assez brillante, et qu’épouser un sous-chef de bureau ne sied guère à une princesse, qu’elle soit russe ou non. Mais il dépendait d’Olga de me faire arriver à un plus haut poste et je m’attendais à être présenté par elle à l’ambassade de Russie, où j’aurais connu de hauts personnages, qui pouvaient, grâce à sa recommandation, devenir mes protecteurs. Elle ne veut pas ; elle se contente du petit cercle d’artistes qui l’entoure et ne paraît désirer que l’entrée de quelques salons français. Preuve de goût assurément, mais qui ne me sert pas.

Mon cher William, j’ai peur que décidément tu n’ennuies cette jolie fille de tes sermons et que vous n’arriviez à vous brouiller ensemble. Quelle rage as-tu de vouloir toujours les choses autrement qu’elles ne sont ? Ta fiancée me parait délicieuse, tout à fait femme, et précisément celle qu’il faudrait pour le mettre en rapport avec le monde et te forcer à faire ton chemin. Je ne doute pas qu’au besoin cette aimable ignorante ne sût intriguer comme un diplomate. Une femme cassante et bourrue comme Édith ne mène à rien. Dieu vous garde d’ailleurs de vous empirer l’un par l’autre, celle-ci et toi.

Mais tu remarques fort heureusement que ces femmes-là n’inspirent aucun désir.

Au revoir, mon cher William.


CINQUANTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

4 décembre.

Les mines de Fouilliza viennent d’éditer un programme superbe qui promet trois cents pour cent à chaque actionnaire. Toute la famille est dans l’ivresse. On a déplié un plan de Paris pour choisir le quartier qu’on habitera ; on regarde aux annonces du journal les hôtels à vendre aux Champs-Élysées, et M. Plichon, calculant ses bénéfices, a déclaré le chiffre d’un million et demi.

C’est fini, les têtes ont complètement tourné. M. Plichon parle hautement de sa prochaine candidature. Clotilde aide sa nièce à faire mille projets tout en regrettant beaucoup de n’avoir pas une part suffisante dans l’affaire. Maman elle-même, gagnée par la contagion, partage les rêves des autres ; mais du moins elle a mêlé à cela un mot divin, quand, s’adressant à son mari qui venait d’acheter idéalement un attelage arabe et une voiture, elle lui a dit :

— Nous pourrons donner trois sous à la porte maintenant.

— Un moment ! un moment, s’est écrié M. Plichon, nous n’avons pas encore réalisé.

La faim, elle, réalise et moissonne ses victimes. Le nombre des décès augmente dans chaque commune et à quelques lieues d’ici on a trouvé dans les champs un homme mort de faim. Ce fait a assombri une de nos veillées ; mais le lendemain chacun était comme auparavant, et la même abondance régnait à notre table, la même parcimonie dans l’aumône au dehors.

Blanche n’est plus la même ; on dirait qu’elle a comme son père un ressentiment contre moi de ce que je ne suis pas riche ; elle devient avec moi volontaire et presque fière. Cette douceur tant vantée de la femme de cœur ignorante et humble, semble, ma foi, l’abandonner, et hier, sur une réponse fort légère qu’elle me fit, je le lui ai dit amèrement. M. Forgeot, quelques instants après, — il pose modestement en bienfaiteur de la famille, — ayant dit à M. Plichon que ses filles désormais pouvaient prétendre à des pairs de France, j’ai répondu que c’était mon avis et que je songeais sérieusement s’il n’était pas de mon devoir de ne point entraver un avenir aussi brillant. Clotilde et maman se sont récriées ; Blanche a pris l’air offensé, et le père Plichon, entraîné par l’exemple, a grommelé quelques mots aimables. Je n’en trouve pas moins ma situation fausse extrêmement, et non-seulement hors de moi, mais en moi-même.

Blanche ne m’a point pardonné l’incident de la bouteille renversée au dîner de monseigneur. Et quand je lui ai dit que c’était pour sauver à sa sœur une scène pénible, j’ai vu dans ses yeux bleus, ordinairement si doux, un éclair de colère méchante qui m’a fait mal.

— Ah ! c’était pour Édith ! s’est-elle écriée. Eh bien, je ne vous en remercie pas. C’est par trop de bonté pour elle et de cruauté pour moi. Je ne vous savais pas si dévoué pour ma sœur.

— Mon enfant, lui ai-je dit, j’estime beaucoup Édith parce qu’elle n’a pas de vanité. Je le vois trop à présent, un esprit vain s’allie presque toujours à un cœur vide.

Quelqu’un entrait ; je l’ai quittée et m’en suis allé dehors. Je regrettais de l’avoir blessée par l’arrêt si dur que je venais de prononcer, mais je le sentais juste. Oui, je le reconnais : une femme nourrie de vanités, soumise avant tout à l’usage et à l’opinion, ne peut, à moins d’un miracle de nature, être une femme de cœur. L’amour affirme ; et elle, n’ose penser que d’après les autres ; l’amour est la première des énergies, et elle met son honneur à être soumise et faible ; elle n’est rien par elle-même enfin, puisque l’opinion a tous droits, tout pouvoir sur elle.

Sont-ils donc fous, ceux qui s’imaginent que l’intelligence, autrement dit la lumière, tend à détruire le sentiment ? Lequel des deux croient-ils donc une erreur ? Et d’où leur vient ce système étrange de dualisme, où tout ne serait qu’opposition, contraste et combat, où la vie devient l’œuvre fantastique d’éléments contraires. Athées ! qui ne croient pas à l’unité du vrai.

Que faire ? Comment sortir de cette situation ? Voilà ce que je me demande continuellement, et l’incertitude me rend immobile. Je ne voudrais pas m’en aller d’ici sans avoir abouti à une solution nette en moi-même et vis-à-vis d’eux, et c’est ce qui me retient de jour en jour. Me rendre à Paris pour avancer ma nomination à quelque poste serait une décision et je n’en ai pas.

Je me trouvais dans la plaine, non loin de la hutte du vieux, quand une averse me réveilla de mes tristes rêves, et en regardant où j’étais, j’aperçus Édith qui arrivait en courant. Elle n’avait pour abri que son mouchoir, qu’elle élevait des deux mains au-dessus de sa tête et qui se gonflait auvent, tandis que sa jupe, fouettée par la rapidité de la course, flottait autour de ses pieds. Elle se jeta sur le petit banc de la hutte, près du bonhomme, ravi de la voir, et toute essoufflée appuya sa tête sur le tronc de l’arbre. De la masse de ses cheveux, tordus par derrière, des gouttes d’eau tombaient sur son cou. Elle avait ce même éclat que je lui vis pour la première fois, un autre jour de pluie, en la rencontrant dans les bois. Dans ces moments-là elle n’est plus la même. Au contraire de cette pâleur et de cette immobilité où l’a réduite le contact d’idées hostiles, son contact avec la nature éveille en elle mille grâces, mille vivacités et le plus charmant abandon. J’osai réchauffer dans les miennes ses mains glacées, tandis que nous causions avec le bonhomme. Il nous faisait des questions d’enfant, les plus profondes pourtant qu’on puisse faire, et quelquefois je me taisais, ne sachant que lui répondre, trop ulcéré d’ailleurs pour ne pas douter. Mais Édith répondait toujours, et disait : je crois, du ton dont on dit : cela est certain pour moi. En nous en revenant, je la critiquai, un peu ironiquement, de sa certitude et lui dis que pour moi je cherchais bien souvent en vain le but de la vie, l’utilité dont j’étais, et que plus on s’efforce de sonder la raison d’être de l’univers, et moins on la trouve. Elle attacha sur moi ses yeux profonds :

— Mais, William, vous comprenez le bien et le juste et ils existent pour vous, indépendamment de leur réalisation ?

— Oui, lui dis-je.

— Et tous les désirez avec ardeur, reprit-elle d’un accent qui m’émut d’orgueil, car elle ne questionnait plus, elle affirmait. Je lui serrai la main pour réponse :

— Eh bien ? dit-elle simplement.

Elle avait raison ; le bien et le juste se prouvent à nous suffisamment par le désir et le besoin que nous avons d’eux.

— Sans doute ils existent, dis-je à Édith ; mais nous ne les avons pas.

— C’est peut-être, répondit-elle, que nous avons la volonté de les recevoir plutôt que de les gagner. L’homme, William, est encore sous l’impression des idées de la Genèse ; il accepte le travail comme une punition, au lieu de voir en lui l’instrument de ses conquêtes et la condition de son bonheur. C’est à ce point de vue que les obstacles, si naturels qu’ils soient, l’irritent et le découragent.

— Alors, suivant vous, le but de notre existence ?…

— Est de créer nous-mêmes ce que nous rêvons, répondit-elle avec un tel regard que je faillis plier le genou devant elle, tant que je la trouvai sublime. N’est-ce pas, poursuivit-elle, l’expansion de la vie au plus haut degré, à la fois aimer et vouloir, adorer et créer, agir enfin avec toutes les puissances de l’être. Il y a longtemps que dans le bonheur facile l’homme a trouvé le dégoût.

Pendant cette catéchisation, si bien en rapport avec ma foi, quoique supérieure à elle, mon cœur battait avec violence.

— Ainsi, dis-je, le bonheur se confondrait avec le devoir ? Mais vous n’êtes pas heureuse, chère Édith ?

— Non, parce que ma liberté d’action est entravée ; j’ai cependant quelques joies à moi. Mais, libre et dans ma sphère, je ne demanderais point de ne pas lutter encore. Ce n’est pas le bonheur qui est notre but, William ; il nous est seulement donné par surcroît ; car une divine bonté se trouve au fond des lois de la vie.

— Ainsi, vous aimez la vie, Édith ?

— Oui, mais sans enthousiasme, je l’avoue ; car je souffre beaucoup parfois. Mais je suis heureuse de penser ; je crois qu’on peut être très-heureux d’aimer, et je veux faire ma tâche en ce monde. Du reste, je n’ai pas toujours été aussi sage. Plus d’une fois j’ai maudit la vie et me suis livrée à de grandes irritations. Il n’y a pas longtemps que je pense avec plus de calme.

Elle allait enfin me parler d’elle ; mais nous étions sur le seuil de la maison. Comme elle me prend et m’agite l’âme, cette belle Statue d’autrefois ! Ce n’est que de l’amitié qu’elle m’inspire, mais une amitié des plus enthousiastes, et je voudrais sans cesse m’entretenir avec elle. Avec Édith pour sœur, je puis épouser Blanche — mais l’être s’accommode-t-il d’être scindé ainsi ? Elle a beau dire : la vie quelquefois est amère, louche et douteuse. Lutter, je le voudrais ; mais contre qui ? Contre moi ? Je n’ai pas tort, il me semble. Contre Blanche ? mais un pas de plus ce serait rompre, et maintenant il me semble que l’honneur me le défend, à moins d’un consentement mutuel.



CINQUANTE-UNIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

5 décembre.

Il est une idée qui, depuis quelques jours, m’importune.

Je ne puis voir Blanche sans émotion ; jq ne puis toucher cette petite main, si souvent baisée, sans que le sang coule dans mes veines avec plus de rapidité ; sa voix, en même temps qu’à mon oreille, vibre dans mon cœur ; ses yeux, ses cheveux, tout son être sont pour moi quelque chose de précieux, de cher, d’intime. Je l’aime encore enfin, quoique avec beaucoup moins de fougue et d’enchantement. Autrefois, quand je songeais être son mari, c’était une ivresse inépuisable, et j’avais beau savoir qu’une des lois de la vie les plus inflexibles est que les impressions s’émoussent en se répétant, je mettais mon amour au-dessus de cette loi ; je le croyais un miracle. — Et maintenant, ce que je pressens n’est plus qu’un mélange de bonheur et de désespoir, la recherche insensée de ce que je sais ne pouvoir trouver. Nos âmes ne viendront point s’embrasser sur nos lèvres, et j’aurai beau l’étreindre, je ne la posséderai pas. — Eh bien, quand cette folie du sang et des nerfs sera apaisée, après ?…

Après ?…

Cette question me poursuit sans cesse et m’assourdit sitôt que je suis seul.

Après que je l’aurai possédée comme femme, quand les parfums délicieux de la fleur nouvelle se seront pour jamais évaporés, quand le calme sera venu, après ?…

Après ? Rien. Rien que la lutte entre deux natures dissemblables et que la destinée aura jointes, mais non pas unies.

Si, dans mon désir ardent de l’unir à moi, nous nous sommes déjà heurtés, que serait-ce plus tard quand le ressentiment de l’espoir trompé, le regret de toute l’existence perdue envenimeraient cette lutte ?

Elle ne conçoit, quant à elle, et ne veut entre nous que ces joies d’amour qui existent naturellement entre tout jeune homme et toute jeune fille. On a vite épuisé cela. Rien de ce qui vit n’est immobile, et l’amour suit ces lois éternelles de la transformation par l’alimentation et le mouvement, sans lesquels il meurt. La lune de miel a toujours ses ivresses ; mais… après ?

7 décembre

— Voyons, William, vous ne voulez pas être fonctionnaire ; mais si je vous procurais une recette générale, vous accepteriez pourtant, je pense.

— Pardon, monsieur, un receveur général est un fonctionnaire.

— Oui ; mais il gagne 20,000 francs.

— À merveille ; mais comprenez bien : si je ne veux pas être fonctionnaire, ce n’est pas de peur d’être mal payé, mais parce que je veux rester indépendant et n’avoir pas à tripoter dans les scandales publics. 10,000, 20,000 ou 40,000, vous le voyez, n’est pas la question.

— C’est tout différent, au contraire. Vous ne refuseriez pas 50,000 apparemment ?

— Pourquoi pas ? Là n’est pas la question, je vous le répète. Je ne suis pas de l’avis de la reine de France, et vous pouvez m’en dire tant que vous voudrez.

M. Plichon s’est emporté contre ce puritanisme qui, selon lui, n’est qu’orgueil et qu’entêtement, et nous eussions échangé des paroles désagréables, si je ne lui avais fait observer que ce débat était pour le moment sans utilité, puisqu’il ne disposait pas encore de la haute influence que ses richesses devaient lui procurer plus tard. Il eut été par trop comique de nous brouiller pour cela.

On regrette extrêmement que je n’aie pas d’actions dans les mines de Fouilliza. Je ne sais, mais j’en suis bien aise, ne serait-ce que pour ne pas avoir à faire avec ce Forgeot. Et puis, quelle est la source de ces gains énormes qui enrichissent des oisifs ? Où prend-on cet argent que le travail n’a pas produit ? Dans la bourse d’autrui, cela est élémentaire, et j’ignore pourquoi tout le monde respecte un mystère si facile à percer.

Blanche, qui s’aperçoit de ma froideur, est avec moi tantôt boudeuse et tantôt coquette. Il y a peu d’heures, elle s’est approchée de moi qui lisais dans le salon, et, comme nous étions seuls, elle s’est appuyée sur mon épaule. Elle était enveloppée comme pour sortir ; en retournant la tête, j’ai vu tout près de moi son frais visage, qu’entourait un capuchon doublé de soie rose, et elle me regardait avec cette expression mutine et caressante qui, autrefois, m’eût donné envie de la dévorer de baisers. Eh bien, je suis resté tranquille, et, malgré ses agaceries pendant notre promenade, je n’ai été, sans aucun effort, que poli et fraternel. Ah ! l’amour ne peut vivre sans admiration, et la mienne ne peut être assez excitée par la seule beauté des formes pour que le prestige extérieur ne s’efface pas, à la suite du prestige moral. Pauvre enfant !… j’ai le cœur désolé ; je me maudis moi-même… Ce sera donc éternellement ainsi. On cède au besoin d’aimer ; on suppose tout ce qui n’est pas ; on adore ; puis, dans cette confrontation incessante du modèle idéal et de l’être réel, la vérité se montre, l’erreur se dissipe. Ô cruelle et sanglante tromperie ! illusion maudite ! C’est donc la même histoire, pour tous et toujours. Et ce doute infernal, que l’amour ne soit qu’un leurre, vient toujours se poser dans notre pensée !

Hier encore, j’ai pu lire au fond de cette âme d’argile. On a reçu des Martin l’annonce du mariage de leur seconde fille avec le sous-préfet de l’arrondissement. Grand émoi à cette nouvelle. On ne parle d’autre chose, et l’on se prépare à faire une visite de félicitations chez les Martin. Un sous-préfet, une corbeille de mariage, une maison à tenir, un trône à occuper dans une petite ville, tout cela tourne la tête de Blanche ; ses yeux éblouis et rêveurs m’indiquaient déjà ses pensées. La conversation de ce matin me les révéla mieux encore. Nous étions dans le salon, elle, sa mère, sa tante et moi, quand cette phrase : « Elle se marie avec un sous-préfet, » pour la dixième fois frappa mon oreille.

— Pourquoi, m’écriai-je, ne pas dire qu’elle se marie avec une sous-préfecture ? Ce serait plus net et bien plus en rapport avec cette idée que le mariage pour les femmes n’est autre chose qu’un établissement social. S’il était d’usage de se marier avec son amant, on dirait simplement : elle se marie.

Maman et Clotilde se mirent à rire. Blanche fit la moue.

Eh bien, dit Clotilde, nous devrions, à notre visite de félicitations, leur annoncer aussi le mariage de Blanche. C’est à présent le secret de la comédie pour eux et pour tout le monde. Notre silence les choquera.

— Si tu veux, répondit madame Plichon. »

Mais le visage de Blanche exprima une contrariété si vive, qu’elle allait jusqu’à l’effroi.

— Non ! non ! dit-elle, c’est trop tôt, je ne veux pas.

— Mais puisqu’ils le savent.

— C’est égal, non, je vous assure, on nous ferait mille questions.

— Eh bien, on leur répondra, repartit gaiement Clotilde.

— Papa ne veut pas.

— Oh ! fit la tante d’un air qui tenait peu de compte de l’obstacle, nous le leur dirons en confidence.

— Oui, dit maman, c’est une preuve de confiance à leur donner. Madame Martin nous raconte beaucoup de ses affaires.

Blanche ne répliqua pas ; mais elle était rouge, brodait avec ardeur et se contenait à peine. Sa tante venant à sortir un moment après, elle la suivit.

J’étais blessé, je l’avoue ; mes pensées étaient amères, et je restai longtemps silencieux.

— Comme vous êtes songeur, William, me dit maman en posant sur ses genoux le linge qu’elle raccommodait et en me regardant avec pénétration.

— Je songe, chère maman, à cette vocation des femmes dont je parlais tout à l’heure pour les fonctions sociales bien rétribuées et en honneur ; et je crains que Blanche n’ait manqué la sienne.

— Vous êtes mécontent, je le vois bien, me répondit-elle ; je reconnais qu’il y a de grandes différences entre Blanche et vous ; mais songez aussi qu’elle n’a que dix-huit ans. Les hommes sont ainsi : ils veulent épouser des femmes très-jeunes, et puis ils se plaignent de ne trouver en elles que des enfants. Vous avez neuf ans de plus que Blanche ; c’est énorme cela. Peut-être à vingt-sept ans, devenue mère, prisera-t-elle aussi peu que vous le monde et les plaisirs, que naturellement elle veut connaître avant de les dédaigner.

L’observation était juste en elle-même ; mais je n’espère pas un semblable changement de la part de Blanche, et, ne voulant point communiquer à sa mère mon avis à cet égard, je gardai le silence.

— Moi aussi, reprit maman, je me suis mariée trop jeune et sans aucune idée des devoirs que j’avais à remplir. Je m’aperçois seulement à présent des fautes que j’ai faites ; mais elles sont irréparables. J’ai élevé sur mon sein et dans mes bras un fils qui ne respecte pas l’amour, qui se fait, comme les autres hommes, un honneur de séduire une femme, et qui ne donnera pas à la sienne plus de bonheur que je n’en ai eu moi-même. Édith ne sera jamais heureuse ; elle me trouve trop faible, et n’a pas confiance en moi. Blanche… j’espérais, mon ami, que celle-ci aurait une meilleure destinée, puisque vous l’aimiez ; mais je vous vois déjà désunis ; je reconnais qu’elle n’est pas à votre hauteur, qu’elle est trop vaine, trop légère. C’est ma faute aussi. J’aurais dû résister à son père qui, désolé de la raideur et de la fierté d’Édith, a voulu gâter celle-ci d’une autre manière. Quand je grondais Blanche de ce qu’elle n’étudiait pas, il la consolait, jetait le livre en l’air et la prenait sur ses genoux pour la faire babiller, l’admirant et riant de tout ce qu’elle disait. Il n’y a de femmes aimables que celles qui ne savent rien, répétait-il. Blanche, la pauvre enfant, trouvait cela bien facile ; mais elle était douce et bonne, on en eût fait ce qu’on eût voulu. Avec beaucoup de patience et d’affection, vous la réformeriez, William, j’en suis sûre.

— Et moi, je ne le sais pas, lui dis-je.

Nous causâmes longtemps à ce propos, et j’appris des détails, de ces misères qui influencent fortement un esprit vain et sans consistance. Notre mariage avait déjà fort occupé les gens du pays, et chacun en glosait à sa manière. On avait d’abord supposé que j’étais fort riche, et l’on avait fait compliment à Blanche de cet avantage, de manière à lui ôter l’envie, ou plutôt le courage de le démentir, vis-à-vis de gens qui ne pouvaient guère comprendre et goûter que celui-là. Mignonne, cette fille rejetée pour sa pauvreté, n’avait pas été la dernière à dire : il est riche assurément, d’un ton qui n’admettait pas que le contraire fût possible. Mais, depuis, on avait soupçonné la vérité, et l’on ne pouvait comprendre un comte sans laquais et sans équipage.

Maman finit par excuser Blanche en me montrant sa situation fausse vis-à-vis de tous dans l’attente où nous étions, et tâcha de me faire comprendre les petites blessures d’amour-propre qu’elle pourrait éprouver vis-à-vis de Mlle Martin, quand celle-ci ne manquerait pas d’étaler aux yeux de son amie le luxe dont elle allait jouir.

— Blanche n’a donc pas grand tort, conclut-elle, de vouloir reculer sa confidence. Elle ne veut pas entrer en lice pour être vaincue ; n’est-ce pas naturel ?

— Chère maman, dis-je en lui baisant la main, avez-vous jamais aimé ?

Elle baissa les yeux en rougissant avec un peu de tristesse :

— Que me demandez-vous là, mon cher enfant ? Certainement j’ai aimé. Il y a tant de manières d’aimer.

— Non, maman, il n’y en a qu’une. Vous ne l’avez point connue, mais vous l’avez pressentie. Elle consiste dans un enthousiasme si plein d’orgueil que tous les autres êtres semblent petits et indifférents, en comparaison de celui qu’on aime, et dans un bonheur si grand, que tout sacrifice n’est qu’une joie de plus.

— Ah ! vous êtes trop ambitieux, mon cher William, dit maman en soupirant.



CINQUANTE-DEUXIÈME LETTRE.

WILLIAM À LUI-MÊME.

8 décembre.

Je ne sais où j’en suis. C’est bien étrange ! La vie a-t-elle des émotions que je ne connaissais pas ? Y a-t-il des joies supérieures à celles de l’amour ?

Nous allions nous mettre à table, ce matin, quand maman est entrée, le visage ému. Elle vient à moi et m’embrasse :

— Vous êtes un grand cœur, William, mon cher fils.

Elle venait de causer à la porte avec cette pauvre femme dont j’ai porté les enfants l’autre jour, et qui lui a demandé de mes nouvelles, en racontant l’aventure et en exprimant sa reconnaissance pour moi. Ils ont tous fort admiré que j’eusse pris dans mes bras ces pauvres petits, crottés et déguenillés, pour les porter à travers les mauvais chemins, et M. Forgeot et Clotilde en ont tant dit là-dessus, que je n’ai pu m’empêcher de montrer mon impatience. D’abord je ne puis souffrir que la louange, — le plus fade et le plus écœurant des rapports humains, — se permette de toucher aux actes du cœur ; puis, je leur ai fait observer qu’il n’y avait là rien d’héroïque, puisque j’y compromettais seulement la propreté de mes vêtements, et que j’eusse été par trop lâche enfin de laisser cette pauvre femme écrasée sous son fardeau.

— Ce qu’il vous plaît de trouver beau, leur dis-je encore, c’est surtout d’avoir mis de côté ma gentilhommerie pour traiter des pauvres en frères ; car, vis-à-vis de gens comme il faut, vous auriez trouvé la chose simplement polie. Mais, heureusement, nous laissons de plus en plus derrière nous le temps où l’humanité des riches envers les pauvres était célébrée comme un acte sublime de condescendance, et fournissait le sujet de tableaux touchants, dans lesquels le souverain ou le gentilhomme, la bouche en cœur, et pénétré de sa propre sublimité, posait d’un air complaisant vis-à-vis du manant à genoux. Maintenant nous devons savoir qu’en obligeant notre semblable, nous ne faisons que remplir le devoir le plus simple, le plus impérieux, le plus utile à nous-mêmes.

En achevant ces mots, mon regard rencontra celui d’Édith ; elle baissa les yeux. Elle était pâle, immobile comme à l’ordinaire, et cependant je vis qu’elle était émue, car je commence à lire sur ses traits, malgré le masque dont elle les recouvre. Après le déjeuner, je ne sais encore, je ne puis me rappeler quel mouvement irréfléchi m’entraîna sur ses pas, comme elle quittait la salle et remontait à sa chambre. Je n’avais point d’intention précise, et cependant je montai. L’escalier de pierre est à deux volées. Ces marches bénies, la fenêtre en haut qui les éclaire, forment à présent l’image la plus vivement empreinte que j’ai dans l’âme. J’abordais la seconde volée ; Édith l’achevait ; elle entendit le bruit de mes pas et se retourna… Oh ! je ne vis jamais figure si radieuse et si éclatante, quand elle descendit les marches jusqu’à moi. Elle me jeta les bras autour du cou, serra fortement ma tête sur son sein, voulut parler ; mais elle éclata en sanglots et je sentis mon front baigné de ses larmes.

Je ne puis exprimer le choc qui se fit en moi. Ce fut comme une entrée dans un monde nouveau. Depuis ce temps, je suis là, ivre, étourdi, le corps inerte, l’âme si haut qu’elle échappe à ma propre vue. J’éprouve un immense bonheur, sans savoir pourquoi. Oh mon Dieu ! l’amitié serait-elle supérieure à l’amour ?

9 décembre.

L’hiver a des beautés que je ne lui soupçonnais pas. La terre est glacée, mais le ciel est admirable. Le soleil tantôt luit, tantôt se cache sous des nuages blancs. Les chênes ont encore leur feuillage ; le vert de la lande a bruni ; mais les fougères qui la parsèment sont devenues d’un rouge éclatant. Là-bas, sur ces ajoncs qui bordent un carré d’herbe, le soleil, grand décorateur, fait éclore les nuances les plus vives et roule mille splendeurs ; les voici maintenant dans l’ombre et ces chênes brillent à leur tour ; les blancs nuages qui glissent au ciel, forment sur la lande des ombres légères, qui la parcourent en la plissant, comme le vent l’onde.

Tout ce qui est autour de nous est révélation de l’inconnu. Qui saurait lire dans la nature saurait tout sans doute ; car les plus grandes choses ont d’humbles attaches ; tout est parent dans l’univers. Moi, je trouve à rêver des joies infinies, là, sur ma table accoudé, contemplant cet horizon, avec lequel je me sens mille affinités secrètes. Il y a là de ma vie future ou passée ; que d’espaces invisibles j’ai explorés, les yeux attachés sur quelque détail de cette lande, ou la voyant d’ensemble, confusément, à travers les brumes de la rêverie.

Édith m’a raconté sa vie, hier, dans une promenade où nous nous sommes rencontrés. C’était bien hier. Depuis qu’elle m’a donné sa confiance et son amitié, les jours sont si pleins qu’ils me semblent valoir beaucoup d’autres jours. Elle sort toujours vers quatre heures et je la rencontre aux environs de la cabane du vieux, où souvent nous nous asseyons. Il nous apprit hier que la pauvre Mignonne s’est empoisonnée en mangeant des baies vénéneuses, parce que Justin, vaincu par son père, ne la voit plus et va épouser la fille d’un riche. — Pauvre fille ! dit Édith, et elle resta triste et silencieuse quelque temps, après quoi elle se leva et sortit de la cabane.

Nous avions fait à peine quelques pas ensemble qu’elle me donna la main comme pour me quitter.

— Vous ne revenez pas à la maison, demandai-je avec tristesse ; car je souffrais de la perdre déjà.

— Non, répondit-elle, et elle s’éloignait, quand je la vis se retourner au bout de quelques pas. Eh bien, si vous le voulez, venez avec moi, William. Mais c’est un peu loin.

— Où allez-vous donc ?

— Voir cette pauvre Mignonne.

— Ah ! bien, chère Édith. Vous êtes donc aussi compatissante pour les peines d’amour ?

— Et pourquoi pas ?

— C’est que… je le crois du moins, vous ne les avez pas comprises ?

Elle sourit :

— Je les ai effleurées, William. J’ai voulu aimer et ne l’ai pu. C’est à dater de ce moment que j’ai découvert le profond antagonisme qui existe entre mes idées, mes besoins, mes volontés et ce que le monde nous offre. Et c’est depuis ce temps que je suis devenue silencieuse, froide en apparence ; car je ne le suis pas, en réalité, William.

— Je le sais ! je le sais ! répondis-je, en prenant sa main dans la mienne.

Je désirais ardemment sa confidence, mais n’osant le lui dire, toute mon attitude le lui disait. Elle garda le silence, hésitant encore sans doute. Intérieurement, je la suppliais, je trouvais que sa confiance m’était due et qu’elle m’eût fait une horrible injustice en ne me l’accordant pas. Toute la chaleur de ma volonté semblait avoir passé dans la paume de ma main qui touchait la sienne, comme pour se communiquer à elle ainsi.

— Je n’ai jamais raconté ces choses à personne, dit-elle enfin, et j’ai une telle habitude de renfermer en moi tous mes sentiments que j’éprouve à les dire une sorte de souffrance. N’en soyez pas blessé, William, puisque le besoin de vous ouvrir mon âme tout entière est encore plus fort que cette répugnance. Car je ne puis vous dire combien je suis heureuse de cette fraternité, que je découvre à chaque instant plus profonde entre vous et moi.

— Et moi, m’écriai-je, Édith, vous m’élevez à une hauteur, où je jouis d’une vie nouvelle, comme au sommet des montagnes, en respirant un air plus pur, on se sent plus fort et plus léger. Chère sœur bien-aimée, j’ai beaucoup rêvé, beaucoup désiré, et cependant je n’avais encore jamais compris un état de l’âme si sublime et si heureux.

Elle me regarda avec une tendresse, où se mêlait un peu de surprise, et en même temps une expression de timidité charmante que je n’avais point encore vue sur son visage ; nos mains unies se pressèrent longuement.

— J’avais dix-neuf ans, me dit-elle, quand mon père me présenta un jeune homme avec lequel il désirait me marier. Il se nommait Alfred Rocheuil ; il était riche ; il avait fait de bonnes études et travaillait dans la maison de son père, banquier à Poitiers. Sa figure annonçait la bonté et l’intelligence ; il avait du tact et de l’esprit. C’était, comme on dit parmi nous, un parti superbe, et mon père était fier de son futur gendre. M. Alfred était devenu amoureux de moi dans une soirée où nous nous étions rencontrés. J’étais alors très-naïve et parfois très-gaie. Toute ma vie s’était partagée entre les livres et les champs. Je disais ce que je pensais ; j’avais confiance en l’avenir.

Ma première impression fut beaucoup d’étonnement, une sorte d’effroi qu’on songeât à me marier ; je me sentais beaucoup trop jeune pour savoir être femme et mère ; je le dis à mon père et demandai du temps. Il compta sur M. Alfred pour me décider bientôt, et tout d’abord, en effet, l’amabilité de ce jeune homme, l’amour qu’il avait pour moi me touchèrent. Un nouvel horizon m’apparut ; des sentiments nouveaux s’éveillèrent en moi. Oui, l’amour me fit battre le cœur, et je crus que j’aimais M. Rocheuil. Cependant, la crainte de m’engager persistait, je voulais savoir…

Édith s’arrêta comme embarrassée ; un voile de pourpre s’étendit sur son visage ; et moi, je me le rappelle, j’avais le cœur serré à en mourir.

— C’est difficile à exprimer, reprit-elle. J’aimais à être avec lui, à l’entendre exprimer ce qu’il sentait, mais lorsqu’il me demandait ces marques d’amour qui engagent… baisers ou serments, instinctivement je me rejetais en arrière ; quelque chose me retenait. Plus il devenait exigeant, plus cette répulsion acquérait de force. Je ne réfléchissais pas que j’avais tort, que je voulais me servir de lui pour éclairer ma route, sans lui rien donner, que j’abusais du sentiment, sincère à sa manière, qu’il avait pour moi. J’ai compris cela depuis ; mais quelle folie ont les hommes de faire peser sur des êtres à peine sortis de l’enfance, les soins et les intérêts les plus graves ! Peu à peu, dans mes entretiens avec M. Alfred, je connus tout l’esprit du monde sur l’amour, le mariage et la condition des femmes. À travers son amour et sa politesse, je vis pourtant qu’il partageait les opinions de mon père, que je croyais exceptionnel sur ce point. Je vis clairement qu’il ne prisait en moi qu’une chose, la beauté qu’il me trouvait, me tenant quitte de tout le reste, sauf de l’esprit de douceur et de soumission que je n’avais pas. Je le vis lui-même, tel que depuis j’ai trouvé presque tous les hommes, fat, irréfléchi sur toutes choses vraiment sérieuses, plein d’un orgueil faux, et parfaitement égoïste. Dès lors, ses prétentions m’indignèrent, et je ne m’attachai plus qu’à le dégoûter de moi en me faisant bien connaître à lui. Nous eûmes ensemble sur le chapitre des droits et des devoirs les querelles les plus animées. Il me railla, je le persifflai. Nous étions fort mal ensemble déjà, quand, sur ce mot fameux, qu’emporté par la colère, il osa me citer : la femme n’est bonne qu’à coudre et à faire des enfants, je le renvoyais à la première Gothon qui pourrait lui plaire, et lui défendis de lever désormais les yeux sur moi.

Mon père avait eu le tort d’annoncer notre mariage publiquement. Quand M. Rocheuil vint lui rendre sa parole, quand je déclarai que, pour rien au monde, je ne consentirais à me marier, sa fureur n’eut pas de bornes, et non plus ses soupçons. Il traita fort mal M. Rocheuil. Quant à moi, les scènes que nous eûmes ensemble furent cruelles… Tenez, William, je vous dirai tout. Depuis ce temps, je n’estime plus mon père… et je l’aime bien moins.

Je voyais maintenant combien cette confidence avait dû coûter à Édith. Cette coloration charmante que le grand air met sur ses joues avait fait place à une pâleur extrême ; elle était agitée d’un tremblement nerveux. Je la fis asseoir sur un tertre des bords du chemin. Quand son tremblement eut cessé, elle respira plusieurs fois largement, et une larme coula sur sa joue. Puis elle se leva, reprit mon bras et me fit signe de ne pas parler. Elle eut mieux fait peut-être de ne pas me laisser à mes pensées, tandis que je marchais ainsi à côté d’elle, son bras sur le mien, repassant en moi ce qu’elle venait de me raconter. Pourquoi m’a-t-elle dit qu’un homme avait osé être amoureux d’elle ? Pourquoi ai-je vu sur ses lèvres ce mot d’amour, et dans son cœur la conception et l’aspiration de l’amour vrai ? Ah ! quel mal elle m’a fait sans le vouloir !

J’ai passé la nuit en d’affreuses colères contre ce misérable qui avait osé prétendre à elle, et surtout contre cette fatalité stupide qui nous mène hors de nos voies, un bandeau sur les yeux. La vie est une marche à tâtons dans les ténèbres, et, comme des enfants, nous nous hâtons de saisir l’objet le plus proche. Toutes les heures, une à une, se sont écoulées en rêves, en projets insensés. Je me suis levé avec l’intention de fuir à jamais le Fougeré ; je l’ai revue ; elle m’a souri et son serrement de main, son regard affectueux, ont remis le calme en moi. Il me semble à présent que j’ai eu le délire et que je ne l’aurai plus. Quelle situation étrange ! Est-ce le vide de mon cœur qui m’agite ainsi ? Suis-je comme un homme mourant de faim, à qui la fièvre cause des hallucinations ? Plus je vais cependant, plus je sens qu’il faut que je parte. Mais comment me dégager honorablement ?

Nous parlions de Mignonne aujourd’hui, Édith et moi.

— Elle n’en mourra pas, me dit Édith. Le vieux ne nous l’avait pas dit ; mais il l’a soignée. Les coliques s’apaisent, sa figure est plus reposée ; elle cède à la fatigue et dort.

— Tant pis pour elle, dis-je.

— Non, elle se relèvera peut-être guérie de corps et d’esprit. L’amour de la vie, ou plutôt la crainte de la mort, semble maintenant dominer sa douleur, et elle reçoit avec reconnaissance les soins de son pauvre père.

— Je l’avais bien jugée, m’écriai-je. C’est une imagination romanesque, et voilà tout. Elle a voulu jouer le rôle d’une héroïne. C’est un suicide d’importation parisienne. Un autre amant la consolera.

— Vous êtes bien sévère, William. Cette jeune fille est romanesque, sans doute, mais elle est sincère. Comme la plupart des femmes, elle avait pris pour base de son existence, la plus frêle de toutes, l’amour d’un homme. N’est-il pas naturel que, cet amour lui manquant, elle ne sache plus de quoi vivre et désire la mort ?

Mal disposé comme je l’étais, ces paroles d’Édith me blessèrent, et quelque temps après, assez hors de propos, je lui reprochai de ne pas supposer les hommes capables d’aimer.

— En général, me répondit-elle, l’amour n’est pour eux qu’une satisfaction égoïste, qu’un épisode, tandis que les femmes y mettent leur vie tout entière.

— Il y a pourtant, repris-je, des hommes de cœur… dont l’égoïsme et la légèreté des femmes ont perdu la vie.

— Je parlais, dit Édith, de ce qui arrive le plus souvent, il me semble du moins, dans les conditions actuelles. Au reste, nous sommes tous responsables, et souffrons tous, à différents degrés, des mêmes erreurs.

Et comme elle me regardait en même temps, sa voix prit l’accent de la surprise.

— Je croyais que nous pouvions parler de cela en indifférents, William. Je n’y mets pas d’esprit de parti, et ne vous en suppose pas. Que vous soyez homme, que je sois femme, peu importe, je n’y songe point.

— Vous possédez l’esprit d’abstraction à un degré remarquable ! m’écriai-je. Et, fâché d’avoir dit cela, furieux contre elle et contre moi-même, je la quittai brusquement, disant que j’avais mal à la tête, et que l’air des bois me ferait du bien.

10 décembre.

Quand j’ai fixé mes pensées sur ce papier, cela rafraîchit un peu mon cerveau ; je ne reviens plus sans cesse sur le même objet pour le considérer sous toutes ses faces et l’interpréter de cent façons ; sur un souvenir, sur un trait furtif, pour les graver à jamais dans ma mémoire. L’incarnation de la pensée est, certes, une chose bonne, utile, c’est le travail, c’est la vie. Le rêve, sorte de gestation, est maladif souvent et sa confusion nous fatigue. Je ne sais quelle étrange erreur fait dédaigner, sous le nom de matière, tout ce qui s’épanouit au grand jour de la forme, dans une vie complète. Oh ! que je souffre les nuits ! D’horribles pensées battent mon front ; je ne vois qu’images funèbres. Au fond de toute conjecture, le désespoir. Dans la journée je respire mieux ; certaines issues me semblent possibles ; parfois de célestes clartés m’inondent ; par-dessus tout enfin le bonheur m’enivre, en dépit de l’avenir.

J’étais allé ce matin par le chemin où l’autre jour nous avions passé ; je ne sais pourquoi je l’ai rencontrée ; elle venait sans doute encore de chez Mignonne. Elle m’accueillit du même air et du même ton dont elle m’accueille toujours, confiance et amitié, rien de plus. Me suis-je trompé, mon Dieu, une heure plus tard ! Non, le même rayon nous a pénétrés, et nos âmes se sont jetées ensemble éperdues dans ce grand foyer d’amour où l’individualité s’absorbe, où la vie touche à la mort, où la pensée elle-même s’arrête… Oh ! non ! l’on ne peut aller seul dans ces abîmes ; elle y était avec moi.

Nous entrions dans la plaine, où paissent les vaches et les grands bœufs roux, quand nous vîmes ce pauvre groupe affaissé contre la haie, cette femme le sein nu et pendant, qui, la tête baissée, le front pâle, révélait par son attitude l’abattement du désespoir, et sur ses genoux ce petit enfant, dont la faible plainte, s’exhalant par intervalles, semblait le tintement d’une agonie. Nous allâmes à eux. Soit étreinte de la douleur, soit épuisement, la femme chercha vainement un peu de voix pour nous répondre, mais par un geste saisissant, elle nous montra son sein vide, et l’enfant qui râlait. Oh ! le regard d’Édith ! le mouvement à peine indiqué, mais sublime, par lequel, dans un élan aussitôt réprimé par la pensée, elle toucha son sein de vierge en regardant l’enfant ! Puis, elle jeta les yeux autour d’elle cherchant du secours, et, comme j’allais courir à la maison, dont nous étions encore à plus de dix minutes, je la vis passer devant moi, rapide comme un trait, arriver au milieu du troupeau qui paissait et s’arrêter près d’une vache, derrière laquelle elle s’agenouilla. Elle avait passé le bras dans la jambe de l’énorme bête, et malgré la résistance que celle-ci lui opposait en marchant et se secouant, elle avait déjà fait jaillir une cuillerée de lait dans la paume de sa main, quand arrivant, je saisis la bête par les cornes. J’avais sur moi une de ces petites tasses de cuir que portent les chasseurs ou les touristes pour boire aux fontaines ; je la remis à Édith qui la remplit, et nous revînmes en courant près des pauvres affamés, à qui nous partageâmes le contenu de la coupe. C’est tandis qu’elle épanchait ainsi goutte à goutte le blanc liquide sur les lèvres de l’enfant que nos regards se sont rencontrés. Ce fut un coup de foudre plein d’éclairs, œuvre de Dieu, qui nous a mariés en cet instant même. Oui, quand elle aurait dormi des années entre mes bras, quand tous les hommes auraient signé sur une feuille de papier notre mariage, nous ne serions pas mieux l’un à l’autre, je le sens bien. Comme elle était émue et tremblante, l’instant d’après ! Nous avons remis ces deux pauvres êtres aux soins de maman ; il nous fallait être seuls ; mais Édith s’est renfermée. Hélas ! je n’ai point osé la suivre. Ah ! si Blanche n’était pas sa sœur !… Mais qu’importe ? Vis-à-vis de toute autre femme, Édith ne me permettrait pas de rompre mes serments. Eh bien, pourtant je ne peux les remplir ; non, c’est impossible. Maintenant, je ne le peux, je ne le dois pas.

12 décembre.

Il y a des jours aussi pleins que des années, des heures plus longues que des jours. Mille événements doux ou terribles, que nul ne voit, se passent en moi, et je ne sais au milieu de tout cela quel homme je suis pour les autres, car l’habitude seule me guide dans mes rapports avec eux, et je n’ai d’attention que pour leur dérober ma vie intérieure. Je m’étais levé ce matin résolu à partir ; j’avais considéré ma situation dans sa désolante réalité : les liens qui m’engagent à Blanche sont faux et vains en elle comme en moi, je le sais, et, si nos cœurs pouvaient se montrer à nu, l’évidence même prononcerait ; nous ne sommes point unis. Mais nous portons en nous, par le fait des idées générales, bonnes ou mauvaises, une seconde nature toute de convention, qui nous fait agir avec l’hypocrisie la plus naïve et la plus inconsciente dans tous les actes qui doivent tomber sous le contrôle d’autrui. Si je romps, Blanche, qui au fond de l’âme me préférerait un homme plus riche et mieux épris, versera des larmes sur ma trahison et s’arrangera pour en souffrir, ne fût-ce que par l’ennui d’avoir à se montrer quelque temps fidèle à mon souvenir. Édith elle-même m’accuserait et j’aurais rompu sans retour avec sa famille et avec elle. Montrer la vérité à Blanche et la lui faire adopter, vaincre les objections, les répugnances, les beaux sentiments, les défiances de tous, œuvre impossible ! Si peu d’entre nous cherchent le vrai et le veulent sincèrement ! Et cependant, quant à devenir le frère de celle que j’ai si longtemps appelée, dans mes rêves ardents, pour mon éternelle compagne, quant à vivre près d’elle dans les bras d’une autre que je n’aime pas, c’est outrager plus que l’honneur, c’est plus que rompre des serments, ce serait manquer à ce qu’il y a de plus sacré, me mentir à moi-même.

Voilà ce que je m’étais dit, ce que je dois me dire encore. Tout cela est vrai ce soir, comme c’était vrai ce matin.

J’allais partir, fuir une situation si fausse et si odieuse, partir sans explication et leur envoyer ensuite mes excuses et mes regrets. Je ne la verrais peut-être plus ; je ne savais pas ce que je ferais après ; mais rester ainsi à deux pas d’elle, sans jamais pouvoir l’atteindre, c’était au-dessus de mes forces, ou du moins je le croyais.

Puisqu’elle le veut, j’essayerai ; mais si mon cœur m’échappe, ce sera sa faute. Elle est plus forte que moi. Ce qu’on doit faire, on le peut toujours, m’a-t-elle dit. Hélas ! je n’en suis pas sûr.

J’étais allé sous le châtaignier, espérant la rencontrer, pour échanger avec elle un dernier regard ; mais elle n’y était pas, ni le vieux non plus. Je m’en étonnai ; le jour était pur ; il faisait peu froid ; un clair soleil réchauffait les dernières pâquerettes. La petite Madeluche était là, gardant les bœufs ; je lui demandai ce que faisait son grand-père.

— Il est malade, me dit-elle ; il n’a pas pu se relever ce matin, et, m’a dit comme ça, si vous vous mettiez en peine de lui, que vous l’alliez voir.

Je me rendis à la ferme, avec un vague espoir d’y trouver Édith ; elle n’y était pas ; mais le vieux, en me voyant, parut tout content et il me tendit la main :

— Je pensais bien que vous viendriez, me dit-il, et je suis sûr aussi que la demoiselle viendra. Ah ! vous êtes tous deux braves et de bon cœur. Vous devriez vous mettre ensemble. Il y en a qui disent que c’est l’autre que vous voulez. Moi, je ne crois pas… Eh bien, Monsieur, voilà que mon heure est arrivée. Je ne sais pas bien où je vais aller ; mais je n’ai point peur du bon Dieu.

Il y avait sur son front de mourant une admirable sérénité ; dans ses yeux une flamme secrète qui me frappa, et je la contemplais, cherchant en moi-même quel pouvait être le sort futur de cette âme simple, bonne et croyante. Je songeais en même temps au moyen de nous rejoindre, Édith et moi, dans un autre monde, et, dans l’exaltation où me jetait le chagrin, sans doute je perdis la notion du temps. Je me rappelle seulement que les yeux du vieillard se troublèrent, que la flamme un moment y brilla plus intense, puisqu’ils s’éteignirent et se fermèrent. Je m’aperçus alors que je serrais sa main un peu fortement, et je fis un effort pour détendre mes nerfs crispés.

N’est-il point mort ? me demandai-je en voyant sa face pâle et ses yeux fermés ; mais sa main moite restée dans la mienne répondait au battement de mes artères par un battement égal. Il dort, pensais-je, quand le vieillard se mit à remuer les lèvres et sa voix s’éleva un peu changée, douce et mystérieuse :

— Vous êtes en grande peine, me dit-il ; mais ayez patience et bientôt tout changera. Votre bonheur n’est pas loin de vous. Je vois passer la charrue où le ver travaillait seul ; il y a là-bas de joyeux enfants ; oh ! la jolie troupe ! Un ange est au milieu d’eux ; le pays prospère. Écoutez, me dit-il encore, écoutez bien ; je vais vous indiquer où est votre trésor, le trésor qui vous est réservé. Passez par la porte du jardin, franchissez le pas qui est en face et suivez le sentier jusqu’à la lisière du bois. Là, vous compterez les cépées à votre gauche ; — il compta lui-même : une, deux, trois, quatre…, neuf. Vous prendrez à gauche de la neuvième et suivrez tout droit. Là, sous un chêne, vous verrez le trésor qui vous est promis et il ne faut pas partir avant qu’il vous soit promis. Vous ne devez pas partir encore.

J’avais vu des magnétisés ; mais il s’était endormi si vite sous mon seul regard, que je ne pus croire à ce phénomène et je le secouai en l’appelant. Il sourit :

— Ce n’est pas ainsi que vous me réveillerez. Laissez-moi dormir encore.

Je voulus alors faire les passes qui arrachent à ce sommeil ; mais il me pria d’une voix suppliante de le laisser et d’aller où il m’avait dit.

Surtout, répéta-t-il, ne partez pas.

J’obéis, curieux de voir ce que signifiait sa prophétie. Il était seul quand j’étais entré ; je le laissai seul, et suivis le chemin qu’il m’avait indiqué.

Cinq minutes après la neuvième cépée, j’arrivais sous un chêne, au bord d’une allée, où je vis Édith, enveloppée dans un châle, et qui pleurait, le front appuyé contre l’arbre.

Je jetai un cri de joie. C’était bien elle, mon trésor ! Surprise, elle laissa échapper un autre cri et voulut me cacher son trouble ; mais je saisis ses mains et l’attirai dans mes bras.

— Édith ! oh ! ma chère Édith, pourquoi pleurez-vous ?

Elle me repoussa doucement, et se remit à sa place, appuyée contre le chêne :

— Le sais-je moi-même, William ? je repassais toute ma vie en moi et m’accusais de beaucoup d’erreurs. J’ai été froide et dure pour les autres ; je le vois maintenant, et cela me fait mal. Je ne savais pas… il me semblait que j’avais raison de mépriser ceux qui ne pensaient pas comme moi. Je rejetais la vie, ne la trouvant pas suffisamment belle, j’attristais ma famille ; j’ai secouru les pauvres sans les obliger. Depuis hier, je sens cela, et tout à l’heure j’en avais le cœur déchiré. Mais je veux être bonne pour les autres, maintenant, William. Je veux aimer de toute mon âme et de toutes mes forces, dussé-je en souffrir… même jusqu’à la mort.

Deux larmes limpides, globes de cristal où le ciel se réfléchit, coulèrent sur ses joues. Je les recueillis de mes lèvres avec une adoration égale à celle de ces chrétiens, qui croient recevoir en eux la divinité. Des paroles passionnées échappèrent à mes lèvres. Édith se troubla.

— Cher frère, me dit-elle, en passant son bras sous le mien et en m’entraînant dans une allée, je ne mérite guère d’être aimée ; je n’ai vécu jusqu’ici que pour moi.

— Et vous avez eu raison, lui répondis-je plus froidement ; car j’avais peur de ses résolutions et sentais la nécessité de me remettre ; avant de pouvoir donner, ne faut-il pas que l’être soit constitué en lui-même complétement ? Vous vous êtes formée seule à force d’idéal, de justice et de noble orgueil.

— Mais j’ai dépassé le but, mon ami, oh ! je le sens bien. J’ai tout mesuré à ma règle sans pitié pour l’aveuglement ni pour la faiblesse. J’ai frappé ceux qui ne savaient pas marcher, pour les faire aller plus vite. Dans un autre genre, ma folie s’est trouvée pareille aux intolérances que je blâmais. Ne pouvant réformer le monde d’un coup, je me suis réfugiée comme les ermites d’autrefois dans un égoïste abri ; j’ai renié les miens ; je me proposais de passer ainsi ma vie en simple spectateur, sans mêler mon action à celle des autres.

— C’est-à-dire, m’écriai-je en tremblant de rage, que vous allez abaisser votre fierté jusqu’à descendre dans les bras d’un homme qui ne vous comprendra pas… afin… d’être mère… Eh bien…

Je sentis sur mon bras une ferme pression, et de cette voix claire dont un honnête homme prononce un serment :

— Non ! William, dit-elle.

— Édith ! Édith ! ce n’est pas assez. Vous avez bien raison ; il faut aimer, et tout obstacle doit s’effacer devant ce qu’il y a de plus grand et de plus sacré, l’amour véritable. Quand il tombe du ciel sur deux têtes humaines, c’est la grâce même, Édith, c’est l’ordre de Dieu !

Elle m’écarta de la main, fit quelques pas et resta un moment immobile, en appuyant la main sur sa poitrine comme si elle souffrait :

— William, me dit-elle ensuite d’une voix altérée, mais en s’efforçant de sourire, nous sommes de grands enfants ; nous nous laissons emporter par ce qui souffle en nous à cette heure ; mais ce qu’il faut écouter, c’est la voix de l’être immuable et indépendant qui juge en nous nos propres actes. Une exaltation, quelque divine qu’elle soit dans sa source, n’est pas, ne doit pas être notre seule loi.

— Puisqu’elle divine, m’écriai-je, nous ne pouvons mieux faire que de la suivre et de l’adorer.

— Non, reprit-elle en s’arrêtant, non, ce n’est pas tout.

Je me taisais, tremblant, mais prêt à lui tout dire, quand, relevant son front pâle qui semblait recouvrir une résolution immuable :

— Il y a le présent aussi bien que l’avenir, William ; et Dieu, comme autrefois, ne doit pas faire oublier les hommes. Il n’y a pas seulement l’idéal, il y a la vie, la vie humaine, réseau de joies, de douleurs et d’intérêts où nous sommes mêlés tous ensemble comme les fils d’une trame, et notre premier pas vers le bien ne peut consister à écraser le bonheur d’autrui en courant au nôtre. Non, mon ami, rien ne peut nous délier de nos devoirs les uns vis-à-vis des autres, quelque temporaires qu’ils soient. Notre véritable but n’est pas le bonheur. Non, la vérité même n’a pas le pouvoir de nous dispenser de la justice.

Elle avait raison, quoique bien sévèrement. J’étais le fiancé de sa sœur. Ah ! pourquoi, dans mes heures d’ennui et de doute, ai-je formé ces liens maudits ? Je restais là, presqu’à ses pieds, à la fois écrasé par une douleur immense, et prosterné par un amour plus enthousiaste et plus profond que je ne l’avais rêvé. Je regardais son beau visage, transfiguré par la hauteur de ses pensées, où brillait encore l’humidité de ses larmes, et je ne pouvais m’éloigner, quand elle mit sa main dans la mienne en me disant :

— Adieu, cher William.

Le sang me battit aux oreilles ; ma vue se troubla ; une oppression invincible m’ôta la voix, et je la laissai partir.

Mais, quand elle eut disparu, j’éclatai eu sanglots. Le vent sifflait autour de moi dans les feuilles sèches et j’eusse voulu être emporté, balayé bien loin, dans des espaces où je me fusse perdu. Ah ! je l’avais maintenant cet amour tant désiré ; plus de doutes, plus d’hésitations ; c’est elle, je n’ai même pas besoin de me le dire ; il n’y a là ni pensée ni volonté ; cela est, parce qu’elle existe et que je suis. Quelle fatalité, grand Dieu ! m’a fait si longtemps passer insoucieux, aveugle à côté d’elle. Ne suis-je pas un fou, bien digne de mon sort !

Je lui obéirai ; je ne pars pas. Mais je me demande encore si c’est bien possible. Je ne vois de tous côtés devant moi qu’injustice ou crime. N’est-ce pas me jouer du mariage que d’épouser Blanche ? Le pourrais-je d’ailleurs ? Non, c’est une infamie. Elle juge de trop haut, Édith, elle ne sait pas, non, elle ne se rend pas compte de ce qui se passe en moi. Son caractère, si ferme et si élevé, la place sans effort au sommet de tout devoir et supprime tout combat en elle. Ah ! qu’elle est heureuse d’être ainsi !… Non ; je préfère mille fois souffrir ces tortures et l’aimer éperduement.

J’avais oublié le bonhomme. On est venu ce soir de la ferme nous raconter l’état où il se trouvait, et qui semble à ces gens un miracle. Il a parlé, donné des conseils ; il a révélé des choses cachées, et il a indiqué une source voisine de la ferme dans un endroit où l’on creuse déjà. Inquiet de l’avoir laissé dans cet état si longtemps, j’ai couru à son chevet et l’ai réveillé en quelques passes. Il s’est levé sur son séant en disant : — Quel bon sommeil ! comme je suis bien ! et il a repris la conversation où nous l’avions laissée. J’ai défendu qu’on lui dit ce qui s’était passé, de peur de jeter un trop grand trouble dans son cerveau. Je songe à sa prophétie. Il m’a conduit au trésor ; mais le reste l’a-t-il bien vu ? Puis-je espérer que tout changera, et que mon bonheur n’est pas loin ?

15 décembre.

Édith n’est plus la même. Elle n’a rien changé à ses habitudes et vit toujours dans sa chambre ; mais pendant le temps qu’elle passe au milieu de nous, à l’heure des repas, sa froideur et son mutisme habituels ont fait place à un ton de douce et charmante humeur, qui fait une adorable femme de cet être splendide. Ce beau regard, autrefois si fier, s’est adouci ; sa voix a des inflexions nouvelles qui me font frémir le cœur. Elle ne dédaigne plus de se mêler à la conversation, même quand le sujet en est futile, et de grandes remarques lui sont inspirées parfois par de petites choses ; mais elle les formule du ton le plus simple et son accent demande à ceux qui l’écoutent : — Ne trouvez-vous pas ? Quand on discute sa pensée, elle l’explique avec une clarté saisissante, et si la discussion s’échauffe et se prolonge, elle détourne l’entretien. Son but n’est plus d’affirmer seulement, mais de faire réfléchir, et elle entre résolument dans cette voie d’amour et d’utilité qu’elle vient de se tracer à elle-même. Si peu marqué encore que soit ce changement, il étonne la famille et l’on en cherche la cause. Moi seul la sais, et j’ose à peine me la dire tout bas : Elle est ainsi maintenant parce qu’elle m’aime ! C’est à devenir fou de délices et d’orgueil !

— Oui, si le bonheur était fait pour moi.

Il n’y a que Forgeot pour qui elle reste sévère et froide, et elle a raison ; cet être-là est faux des pieds à la tête et a complétement oblitéré en lui, à force de rhétoriser, toute vérité d’appréciation. Il a osé lui adresser des compliments et ne s’est attiré qu’une méprisante réplique.

Elle a aussi vaincu sa froideur pour son père. Ce matin, il était souffrant et n’a pas déjeuné. On lui apporta une infusion de feuilles d’oranger qu’on déposa bouillante sur la cheminée, autour de laquelle nous étions groupés. On causait, ce breuvage était là depuis longtemps et allait devenir froid, quand Édith, prenant la tasse, la présenta à son père en le priant de boire. Je le vis très-touché de cette attention, et Blanche, qui a le monopole des câlineries et des petits soins, s’étant élancée pour ôter la tasse des mains de sa sœur, M. Plichon lui dit un peu brusquement :

— Reste donc tranquille, toi, tu n’y pensais pas.

Maman regarde Édith avec une joie de mère et je ne sais quel instinct la porte à me regarder aussitôt après. Mais ce qui me touche le plus, en me faisant mal pourtant, ce sont les prévenances d’Édith pour sa sœur. Il y a quelques heures, elle l’encourageait à sortir par ce beau temps froid.

— Je t’assure, disait-elle, que cela te ferait du bien.

— Mais je ne suis pas malade, répondait Blanche d’un petit ton sec.

— Tu serais plus forte. L’hiver t’a déjà pâlie.

— Oh ! je ne tiens pas à être rouge comme une paysanne.

— Tu n’as pas ce danger à craindre. Tu ne gagnerais que plus de souplesse et de grâce à courir un peu. Rien n’énerve comme l’atmosphère d’une chambre chauffée.

— Les femmes n’ont pas besoin d’être fortes, répliqua Blanche en se laissant aller mollement dans un fauteuil.

— Mais si, dit Édith, elles en ont besoin, et ne serait-ce que pour leurs enfants…

— Oh ! ma chère ! Et, par un geste d’Anglaise, Blanche ramena ses mains effilées sur son visage.

Moi, je les contemplais toutes les deux. Édith surprit mon regard ; une rougeur passa sur ses traits ; elle serra son châle sur sa poitrine et dit en partant :

— C’est votre faute, William, vous qui aimez la nature et l’exercice au grand air, vous auriez dû les lui faire aimer.

Je n’osai la suivre, je sentais bien qu’elle ne voulait pas.

16 décembre.

Elle ne comprend pas ma situation. Elle croit sans doute que sa sœur m’aime réellement, que je pourrais encore être heureux avec elle. Elle croit que nous pouvons vivre ainsi, elle et moi, côte à côte, et séparés à jamais. Elle m’évite cependant. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois, au lit de mort du pauvre vieux, et quelques instants avant de s’éteindre, il nous a parlé comme on parle à deux fiancés, presque à deux époux. Était-ce un rêveur ? était-ce un voyant ?

Ma porte ouvre sur le corridor à dix pas de la sienne. Je ne vis pas en moi ; j’ai l’oreille tendue sans cesse, je ne suis plus chez moi dans cette chambre et ne me trouverais à ma place que sur le seuil. Deux heures par jour, je la vois et je l’écoute ; mais elle s’efforce alors d’être à tous et nous ne pouvons causer. Quand parfois nous sommes seuls ensemble, nos âmes s’enlèvent à une même hauteur, d’où elles dominent toutes choses et s’entendent délicieusement. Son contact à elle seule produit ce phénomène et je ne suis avec tout autre que la moitié de moi-même…

J’ai entendu son pas dans l’escalier, je suis sorti. Elle a rougi en me voyant et d’un ton de gaieté quelque peu forcée :

— Vous allez à la promenade, m’a-t-elle dit ; j’en viens.

— Puisque tel est votre désir, lui répondis-je.

Elle marchait toujours et je la suivais ; nous nous trouvâmes ainsi à la porte de sa chambre.

— Viendriez-vous me faire visite ? dit-elle du même ton.

— Je craindrais trop de vous déplaire.

— Que vous avez donc un mauvais caractère, William ! entrez, et si quelqu’un de mes livres peut vous convenir… Je vous montrerai où j’en suis d’Axel et Valbor.

J’entrai, et le souvenir de l’impression que m’avait causée pour la première fois la vue de cette chambre me vint avec le retour de cette impression : c’est du respect et de l’attendrissement, c’est surtout… quelque chose d’inexplicable. L’aspect de cette chambre est si doux, si austère, si mystérieux ! Que de pensées, que de secrets dans cette âme concentrée, combien d’elle il y a là !

Elle se débarrassa de son châle et de sa frileuse et m’offrit un siége près du feu ; mais elle-même ne s’assit point ; je restai debout. Je parcourus ses livres, qui sont les poëtes et les philosophes que moi aussi je préfère, et je lui empruntai Byron pour avoir quelque chose d’elle. Œlenschlager était ouvert sur son bureau ; je lus sur son cahier de traduction ce qu’elle venait d’écrire. C’était l’impression d’un amour exalté jusqu’au dévouement, et il y avait dans ces lignes écrites de la main d’Édith une chaleur et un lyrisme qui m’émurent au dernier point. Traduire ainsi, avec une telle force et une telle clarté, n’est-ce pas penser soi-même ce qu’on écrit ? L’idée qu’elle avait compris et senti ces choses me causa une émotion telle que je dus m’asseoir et ne pus répondre à quelques mots qu’elle m’adressa. Elle éprouvait aussi, je crois, quelque embarras, car elle se mit à railler le désordre de sa table, et, en l’arrangeant, fit disparaître le cahier ; mais dans sa précipitation un autre tomba ; je le ramassai : il s’était ouvert et j’y lus en lettres plus grosses que le texte ordinaire : École buissonnière.

— Qu’est-cela ? demandai-je.

— Oh ! s’écria Édith en saisissant le cahier, rien, des niaiseries.

— Vous ne pouvez pas écrire des niaiseries, dis-je d’un ton de reproche.

— Eh bien, ce sont des idées fixées là au jour le jour, que je n’ai jamais relues, et qui ne sont que pour moi.

— Oh ! Édith ! oh ! je vous en prie, qu’elles soient pour nous deux !

Elle rougit beaucoup :

— Non, William, vraiment, je ne puis. Voyez-vous… il faut bien s’épancher de quelque manière, et je n’avais personne à qui parler. C’est dans le secret le plus profond de ma pensée, toute seule avec moi-même que j’ai écrit cela. Tenez, il vaut mieux…

Elle approchait le cahier du feu, je saisis sa main. Elle était émue, confuse :

— Oh ! William, ce n’est pas bien.

— Je ne le prendrai pas sans votre permission ; mais je ne veux pas que vous le brûliez. Édith, je ne suis donc pas digne de votre confiance ?

— Oh si ! j’ai beaucoup, beaucoup de confiance en vous.

— Non pas tout entière.

— Mon Dieu, si, pourtant. — Et sa tête se pencha sur son sein en disant cela. Je faillis l’étreindre dans mes bras, je me contins avec peine.

— Alors, repris-je d’une voix altérée, pourquoi ne voulez-vous pas ?…

— Mais, je vous le répète, c’était pour moi seule…

Hélas, je n’osais lui dire que je voulais mêmes droits qu’elle avait elle-même, et que l’amour me les donnait ; qu’elle et moi nous pouvions nous substituer l’un à l’autre ; je n’osais le dire ; mais je le sentais, et l’ardeur de mon désir sans doute éclatait sur mon visage ; ma main tremblait.

— William ! oh ! vrai, vous désirez cela si fortement ? murmura-t-elle en me retirant sa main.

Je la laissai aller, et baissai la tête avec désespoir. Elle vit combien je souffrais et d’un brusque mouvement, où je sentis un transport de tendresse, elle me donna le cahier.

Je m’écriai, je ne pus m’empêcher de la remercier à genoux. Mais je la vis pâlir et d’un ton sévère, elle me releva :

— William !

Mon Dieu ! mais ne venait-elle pas de se donner à moi ! Les autres cèdent leurs lèvres, donnent leurs corps ; elle, elle venait de lever pour moi, pour moi seul, les voiles de son âme, de me livrer la source de ses émotions les plus vives et les plus sacrées. J’allais connaître et savourer ses impressions intimes, ses secrètes délicatesses ; je la possédais enfin, sauf cette indépendance incessible de l’être qui s’appartient et qui veut. Et l’étendue de ce don, elle l’avait sentie. Elle avait souffert dans sa pudeur, elle avait lutté, et ne s’était rendue qu’en me voyant souffrir. Ô mon Édith ! Jamais je n’éprouvai pareils ravissements et pareille torture. Dans quel abîme d’amertume et de délices je suis plongé !

18 décembre.

Ce cahier, je l’ai lu et relu toute la nuit. C’est bien elle ! mais plus grande, plus divine que je ne la savais. D’où vient-elle, mon Dieu ? Née seulement depuis dix ans à la vie de la pensée, comment possède-t-elle tant de hauts secrets ? Elle a du premier coup trouvé ce que je cherchais, ce que tous cherchent encore. Ah ! si de toute ma foi je ne croyais pas à l’immortalité, je la comprendrais et la toucherais par elle. Cette âme, si savante, si forte en naissant, a déjà vécu. Je me demande seulement de quel ciel elle est tombée.

Je voudrais garder ce cahier ; mais peut-être exigera-t-elle que je le lui rende, je vais donc transcrire pour moi seul, comme elle le fit pour elle seule, tous ses fragments sur l’amour. Ils sont le résumé, plus naïf et plus pur, de tout ce que j’ai pensé ; mais je n’ai pas su trouver comme elle une solution vraie. Elle, elle sait tout.

Premier fragment. « Ce dont parlent la plupart des hommes et des livres sous le nom d’amour me cause du dégoût, une sorte de haine. Ils me font éprouver de la honte à être femme. Souvent, en considérant cette passion telle qu’elle se présente, si peu de chose comme but, j’éprouve un étonnement extrême en la voyant un des principaux mobiles du mouvement humain, une des plus grandes préoccupations de l’être. Chez la femme, elle s’allie volontiers à l’ambition ; c’est un moyen. Pour l’homme c’est un but, mais de sensualité pure. Et cependant, il sacrifie souvent à ce but son devoir et sa conscience. »

« Dans les moments d’exaltation, où l’amant évoque, pour les jeter aux pieds de sa maîtresse, toutes les grandeurs et tous les devoirs, le livre m’échappe des mains et je me dis : Quoi ! tant pour si peu ! Et je ne puis savoir pourquoi il l’aime à ce point. Elle est belle ; il aspire à la posséder. On n’y voit guère autre chose.

« Dans les conversations, où l’on se permet tant d’allusions transparentes, l’amour est un plaisir dont les hommes rient, dont les femmes rougissent.

« Moi, je ne puis comprendre à la fois sa force et son abjection. Les hommes méprisent l’amour et ils se laissent gouverner par lui. Se méprisent-ils donc eux-mêmes ? »

Deuxième fragment : « Il faut, cependant, me rendre compte de cette colère et de cette douleur que j’éprouve quand on parle devant moi de l’amour, ou plutôt des rapports qu’ont entre eux sous ce nom l’homme et la femme.

« Il y a donc autre chose pour moi qui mériterait ce nom ?

« Oui, je l’ai senti plus d’une fois. J’ai rêvé plus d’une fois de l’avenir comme épouse et mère. Quand M. Rocheuil me parlait de son amour, une émotion vive et douce me serrait le cœur. J’ai pleuré amèrement quand je l’ai reconnu indigne, mais ce n’était pas lui que je pleurais. Je me rappelle l’impression que m’a causée l’histoire d’Abeilard et d’Héloïse. Cela n’est pas un roman ordinaire. J’ai compris la douleur de cette femme, et sa révolte contre une séparation, que lui impose la volonté brutale de son amant. Elle seule aimait, elle aimait avec passion… je comprends la passion, et c’est étrange ; car il me semble que je n’aimerai jamais.

« Je vivrai toujours seule, de peur d’épouser quelque autre Rocheuil plus hypocrite que le premier. Mais j’ai parfois des heures de rêverie où cette résolution me cause une tristesse extrême ; une si longue solitude me glace, et je me sens, dans ces moments-là, comme attirée vers une autre patrie, où l’on pourrait s’aimer sans s’avilir.

« Entre mon aspiration et l’amour de ce monde, il y a un abîme. »

Troisième fragment : « Je sortais dans le jardin quand mes pigeons sont venus voleter autour de moi, et je suis allée leur chercher du sel, dont ils sont friands. Après avoir mangé dans ma main, ils se mirent à becqueter les grains tombés sur ma robe étalée autour de moi ; je les regardais. Le mâle tournait en roucoulant autour de sa femelle et j’admirais les belles nuances de sa gorge. Ils se prirent à se baiser. — Moi j’attendis, pour me relever, qu’ils eussent cessé leurs caresses, car il m’eût semblé faire, en les chassant, une action aussi stupide que si j’eusse renversé leur nid. Mais tout à coup une grosse exclamation retentit ; c’était la voix de mon père. Il frappa dans ses mains et les pigeons s’envolèrent.

« — Vous devriez rougir de honte, me cria-t-il en passant, furieux.

« Étonnée d’abord de sa colère, à mon tour, elle m’indigna. J’ai longtemps réfléchi à cela et j’arrive à cette conclusion, que les hommes trouvent sans doute la nature impure à cause de leur propre impureté.

« Cela m’a consolée : l’animal a reçu sa loi ; l’homme doit trouver la sienne. Il part de plus bas que l’immondice, mais pour s’élever plus haut que l’innocence. »

Quatrième fragment : « Je viens de lire un article où don Juan est représenté comme un chercheur d’idéal en amour ; n’est-ce pas plus que spécieux ? C’est un résultat de ces travaux d’épluchage auxquels se livre notre siècle, faute de mieux, sans doute, ou de ce charlatanisme qui recherche le bizarre, à défaut du vrai. Don Juan ne poursuit que le plaisir dans la variété. Il n’a ni la patience ni l’attention qu’exige toute étude ; il ne cherche pas, il court. C’est le type du libertin ; qu’il reste à sa place.

« Mais… la loi de progrès et de changement qui semble régir toutes choses, régit-elle aussi l’amour ?

« Si cela est, les plus ardentes croyances de l’âme humaine ne sont qu’illusion, et les liens les plus forts qui unissent les hommes sont brisés.

« Mais si l’amour doit se borner à un seul être, l’âme est donc arrêtée sur ce point dans son développement. Il n’est plus permis de comparer, de choisir ; plus d’idéal en cette voie.

« Cependant, tout le témoigne, faute de trouver dans l’être borné un aliment infini, l’amour s’éteint par la connaissance.

« Puisqu’il s’éteint, il peut donc renaître, il peut donc changer ? Mais peut-il s’éteindre complètement ? Pourquoi ce triple lien du père, de l’enfant et de la mère, si vivant, qu’on ne peut le trancher ni le dénouer sans que cela crie ? Est-ce bien tout dans l’amour que l’illusion ?

« Le progrès, l’élément nouveau, ne sont pas la vie entière. L’esprit lui-même a ses bases, nécessaires à toute recherche, au doute même. Ce qui s’acquiert et ce qui se garde ne sont pas des choses différentes. Le passé, en dehors de la succession des temps, ne forme qu’un seul être avec l’avenir, et l’amour se compose d’attachement aussi bien que d’aspiration.

« Toute la difficulté, sans doute, est d’accorder ces deux termes.

— L’aspiration, dans l’amour, est-ce la recherche de l’être ? ou celle de la perfection idéale dans l’être vivant ?

« L’une et l’autre, assurément. Un être fort imparfait ne nous touche point. Une réunion d’idéalités ne charme point notre cœur ; c’est d’un être conscient et volontaire seul que nous pouvons recevoir la joie d’être compris et aimés.

« La recherche du beau idéal dans l’être fini est évidemment bornée. Épuisé, faut-il donc le rejeter en disant : Tu n’as plus rien de nouveau pour moi, je ne t’aime plus, et passer à d’autres ? Mais les autres, de même, s’épuiseront ; car notre désir est plus grand que notre puissance, et nous demandons plus que nous ne pouvons donner. — Il faut en convenir, cette recherche est injuste aussi bien qu’insensée. C’est moins de l’amour que de l’égoïsme. »

« Et n’est-ce point aussi parce que nous poursuivons trop peu l’idéal en nous que nous le cherchons dans les autres si ardemment ?

« Non, l’aspiration n’est pas l’amour tout entier. Il contient encore l’attachement, base solide, fruit de la fleur. L’enthousiasme en amour a pour fin le dévouement. »

Cinquième fragment : « J’entends par dévouement le sacrifice de l’aspiration, de cette enivrante recherche de l’idéal dans l’être, aux intérêts de la famille, au respect des souvenirs, au devoir enfin.

« Deux êtres que réunit autrefois une adoration mutuelle, bien qu’ils soient devenus incomplets l’un pour l’autre, ne sont-ils pas encore ceux qui ont le plus de rapports et qui peuvent le mieux s’entendre dans un but commun ? L’illusion est passée ; mais ils se doivent l’un à l’autre l’enchantement qu’elle leur a causé. Pourquoi s’obstiner à demander à l’été les fleurs du printemps quand la moisson réclame ses ouvriers ?

« Je crois que bien des désordres et des folies ont pour cause le vide que trouvent autour d’eux ceux qui ont considéré l’amour comme but de la vie. Il est, sans doute, un moyen puissant de s’élever à l’idéal ; mais il n’est pas l’idéal lui-même, — ou du moins ne peut être poursuivi comme tel sous forme humaine. »

« Notre but, c’est une œuvre conçue dans l’idéal et poursuivie à tout prix, malgré tout obstacle, par deux êtres appuyés l’un sur l’autre et qui, réunis dans la même foi, s’aiment, s’encouragent et se consolent. »

Elle a raison, je le sens et le reconnais, bien que mon amour pour elle domine tout en moi. Mais c’est qu’en elle se confondent le devoir et le bonheur. Elle sent ce qu’il faut faire ; elle voit où est le mal ; elle trouve le remède. Elle réveille tous mes rêves tristement comprimés ; elle me rend à moi-même et triple mon courage. Ah ! c’est avec elle, mais avec elle seule que je puis être utile et grand. Et je le serai. Non, cette union qui existe déjà, la seule légitime, ne sera pas sacrifiée à de prétendues convenances. Je ne le souffrirai pas.

Sixième fragment. « Ce ne sont partout dans les champs que nappes de blés mûrs, si épaisses et si serrées, que les bras manquent pour la moisson. Il faut se hâter pourtant ; car le soleil chauffe les grains et les mûrit ; ils rompraient vite leur frêle enveloppe, et le moissonneur ne rapporterait dans la grange que des épis vides.

« Je souriais au spectacle de cette abondance, et je me disais : Le pauvre, cette année, aura du pain à souhait. Nous ne verrons pas, l’hiver prochain, les petits enfants et les vieillards se traîner dans la neige ou dans la boue jusqu’à notre porte, où ils se tiennent silencieux, l’air triste et suppliant. Je me parlais ainsi, le cœur tout épanoui de joie, et, les yeux dans l’espace, je cherchais instinctivement la cause bienfaisante du bonheur humain, quand notre métayer, triste et brusque, vint jeter une gerbe à côté de moi. Tout en essuyant son front, chargé de soucis et de soins, il jetait des regards désolés sur le groupe des travailleurs qui, suivant leur sillon, chantaient et riaient.

« — Qu’avez-vous ? lui demandai-je.

« — Eh ! mam’zelle, tout ça me ruine, voyez-vous.

« — Comment ? votre moisson est magnifique !

« — C’est ben ça, précisément. Si le blé avait été rare cette année, j’aurais fait de bonnes affaires ; mais une moisson comme ça, c’est ruineux, je suis perdu.

« Il s’éloigna, et je me demandai si quelque coup de soleil l’avait rendu fou ; mais j’ai reçu l’explication de ses paroles :

« Quand la moisson est rare, il faut peu de travailleurs pour la recueillir. Partout, le salaire est faible, car ils s’offrent tous à l’envi. Donc, peu de frais de récolte, et le blé se vend très-cher.

« Quand la moisson est abondante, les journaliers, demandés de tous côtés, mettent leurs services à haut prix. Il en faut un grand nombre, chèrement payés. Pour pouvoir acquitter ces salaires, il faut vendre en hâte. Le blé, de toutes parts offert, tombe à un taux qui n’atteint pas les frais de culture.

« Le journalier, du moins, l’homme qui n’a pour capital que sa propre force, retire-t-il un grand profit de cette abondance ? En apparence, oui, d’abord ; mais en réalité, non ; car la gêne ou la ruine de celui qui commande le travail met son salaire en péril, et produit ensuite de longs chômages. Si peu que vaille le blé, il ne peut l’acheter que par petites portions, ne recevant que par faibles à-comptes. Bientôt, grâce à de savants retards, à d’habiles manœuvres, le grain entré dans le commerce hausse, et la spéculation, qui l’a reçu à vil prix des mains du travailleur, le lui rapporte à un taux plus convenable.

« Concluons : une abondante moisson ruine le fermier ; une récolte rare l’enrichit.

« — C’est comme cela, m’ont-ils dit d’un air profond. Le bien des uns fait le mal des autres. C’est comme cela.

« Ils trouvent la chose ingénieuse.

« — Moi, si j’osais appeler à témoin l’intelligence qui a conçu les lois de l’univers, je lui dirais : Vois ce que l’homme a fait de ton œuvre : l’abondance des trésors de la nature fait gémir le travailleur ! il triomphe sur le sillon vide.

« Je sais que le temps viendra où l’on s’étonnera de tant de folie. Mais, d’ici-là, mon Dieu, que de souffrances et de larmes ! Le temps viendra ; mais seulement à l’heure où nous l’appellerons. Si je pouvais l’appeler ? Il faut que j’en trouve la force. »

ÉCOLE BUISSONNIÈRE.

Septième fragment : « L’enfant du pauvre ne va pas à l’école.

« — Il y a des places gratis, — Fort peu ; mais, qu’importe ! il n’a pas de pain ; sa mère et ses petits frères n’ont pas de pain. Il n’a pas le temps d’aller à l’école ; il faut qu’il mendie.

« Beaucoup d’autres enfants, qui ne mendient point, n’ont pas le temps non plus. Ils vont garder le bétail, ou les volailles, que la mère élève pour les vendre, afin de ne pas mendier.

« Et puis les paysans se demandent : À quoi ça sert-il d’aller à l’école ?

« Après des dépenses de temps et d’argent qui sont grosses pour eux, ils voient revenir leurs enfants vaniteux, quand ils étaient humbles, rêvant de la ville et d’un peu de luxe, parce qu’ils ont appris que Sémiramis ou Néron avaient des palais. Ils savent lire ; mais ne comprennent pas ce que dit le livre ; ils écrivent ; mais les messieurs se moquent des lettres qu’ils font. Il leur faut une plume pour compter ; mais leur père compte de tête plus vite et plus juste. Ils n’aiment plus autant la terre et sont moins durs au travail.

« On ne peut savoir d’eux le nom d’une herbe, ni ses propriétés. Ils ne savent pas pourquoi tel pré ne donne pas de foin, et ce qu’il faudrait y faire.

« Leur père a beau les interroger, ils n’ont rien à lui apprendre. Pour ce qu’il doit leur enseigner lui-même, ils sont en retard.

— « Les discours officiels se félicitent des progrès de l’instruction primaire. Ils devraient dire à quoi elle sert. Quant à moi, je n’ai rien trouvé à répondre à ce paysan qui hier me le demandait.

« Un peu de science pratique et de poésie : voilà ce qu’il faudrait au fils des champs.

« Quand je serai sortie de cette prison, d’où je puis seulement contempler la vie, voilà ce que je ferai :

« Je prendrai un brevet d’institutrice et j’achèterai une maison, à l’extrémité d’un village, au milieu des champs.

« Là, j’appellerai les enfants, garçons et filles, et la rétribution des plus riches me servira à nourrir ceux qui n’auront pas de pain.

« La classe du matin consistera en une heure d’exercice de lecture ; mais, auparavant, je leur aurai lu quelques pages, intéressantes pour eux, qui leur feront comprendre à quoi sert de savoir lire et qui exciteront leur désir d’apprendre.

« Alors commencera l’école buissonnière : nous irons dans les champs, le long des haies, dans les bois, chercher des insectes ou des plantes.

« Les enfants ne marcheront point deux à deux, alignés comme des soldats, mais en bande joyeuse et libre. Il sera, dans l’école, permis d’être enfant, et l’ordre et la bonne tenue consisteront seulement à ne pas gêner les autres.

« Quand chacun aura choisi l’insecte ou la plante qu’il veut connaître, on s’assiéra tous en rond, et chacun à son tour exhibera son butin.

« Quelle est cette petite plante à longue tige et à fleurs roses, si jolie ? Les enfants s’écrient : C’est la centaurée !

« Voilà des milliers d’années qu’elle guérit les fièvres des hommes et réjouit les prés de ses gracieux corymbes. Elle porte le nom d’un des premiers médecins connus, et la voilà parmi nous, aussi jeune et aussi fraîche qu’au temps où l’homme s’habillait de peaux de bêtes et chassait avec des arcs.

« On la met dans l’herbier, puis on passe à une autre. Bien souvent, ce sont des plantes déjà étudiées qu’ils ont cueillies de nouveau pour en répéter avec amour, ou terreur, la légende terrible ou charmante.

« Les jours de pluie sont consacrés à la revue des herbiers. J’écris moi-même au-dessous de chaque plante ses propriétés, après que l’enfant l’a étendue et fixée sur la page.

« On rentre pour la leçon d’écriture. Il n’est pas besoin de récréation. La collation se fait en causant de la promenade.

« Cette leçon d’écriture se change la seconde année en leçon d’orthographe. On ne copie plus une exemple, mais une page de livre. La troisième année, on écrit de tête, et c’est un devoir de style et d’orthographe à la fois.

« Nouvelle promenade : on va voir les travaux des champs. On étudie les terrains et les pierres, ou, alternativement, les animaux domestiques, leur anatomie, leur caractère, leurs goûts, leurs maladies.

« On revient dans la classe pour une leçon de calcul. Dès que l’enfant connaît la numération, toute abstraction s’efface. Chaque règle a son but pratique et s’applique surtout aux opérations de la vie agricole.

« Car c’est mettre de côté tout à la fois la nature de l’enfance et la marche naturelle de l’esprit humain que de commencer par les règles générales. C’est par l’analyse qu’on est parvenu à la synthèse ; l’esprit de l’enfant, que charme le détail, ne peut s’élever à des vues d’ensemble.

« On y arriverait seulement la troisième année, peut-être la quatrième ; l’expérience peut seule régler ces dispositions.

« Nous formerions peu à peu un musée minéralogique. Certains appareils de physique seraient nécessaires, ainsi que des gravures de zoologie.

« Si j’établis cette école, d’autres pareilles la suivront certainement ; car elle est nécessaire. Les paysans sauraient alors pourquoi leurs enfants vont à l’école ; et cette pauvre enfance, depuis des siècles estropiée et rachitisée, s’épanouirait enfin à l’air pur dans sa liberté.

« Il faut que j’apprenne l’histoire naturelle. »

D’autres fragments reviennent sur cette idée et la complètent, entre autres celui-ci :

« Il faut bien que l’homme sache l’histoire de l’humanité. Mais pour l’enfant cette histoire est peu saine. L’enfant est l’espoir des temps, l’homme de l’avenir. Lui faire connaître avant sa maturité les erreurs et les crimes des anciens — ou plutôt des trop jeunes — humains, n’est-ce pas infuser dans son sang les germes de maladies, déjà trop héréditaires ? Tant de guerres, de massacres, de rapines, de conquêtes, tant de violences, tant de faux orgueil sont-ils bien propres à former une âme à la justice et à l’égalité ? L’histoire écrite pour les enfants serait un recueil de beaux caractères, de faits d’héroïsme ou de vertu ; ou bien, à l’exemple de Bossuet, mais non dans le même esprit, une esquisse à grands traits de la marche progressive de l’homme, depuis son berceau, jusqu’à nos jours. »

Elle et moi nous pourrions ensemble réaliser tout cela ; je deviendrais avec elle un homme nouveau. Je me ferais agriculteur ; je prêcherais d’exemple les nouvelles méthodes, et, tandis qu’elle jetterait dans les âmes la bonne semence, je transformerais en grenier d’abondance la lande inculte. Édith, mon Édith, vous n’y pensez pas de sacrifier à un vain engagement ce noble avenir.

Ah ! que je l’aime ! je ne puis sortir de ma chambre que pour la revoir. La vue de sa sœur me fait mal et je l’évite ; je dois leur sembler étrange. Il me prend parfois l’envie de penser tout haut, d’exposer la vérité de ma situation devant tous, et de leur dire, à Blanche elle-même : N’ai-je pas raison ? Tout ne sera-t-il pas mieux ainsi ? Je le ferais peut-être, sans ce Forgeot, qui est toujours là.



CINQUANTE-TROISIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

20 décembre.

Tu m’inquiètes, mon cher William, je ne reçois plus un seul mot de toi. Que deviens-tu ? Voilà quinze jours que tes confidences, autrefois si abondantes, ne m’arrivent plus. Es-tu définitivement détaché de ta fiancée ? Triste exigeant, va, éternel rêveur. Ah ! mon cher, l’imagination est un don bien précieux, mais la nature le vend trop cher à ses favoris. Il faudra donc que je te voie tout effleurer, sans jamais te fixer à rien. Heureusement, ton avenir ne m’inquiète plus, car le mien est fixé. Enfin, mon bien cher, j’épouse Olga. J’ai sa promesse, et je viens de donner ma démission ; car tu comprends comme nous que l’époux de la princesse Vanilisikow ne peut rester sous-chef de bureau dans un ministère. Ministre, à la bonne heure, je ne dis pas. La chose ne serait pas tout à fait impossible. J’ai un salon à Paris ; une terre dans quelque département ; je répands des bienfaits, je suis nommé à la chambre ; le reste dépend de moi, ou des caprices de la fortune, qui souvent porte au pouvoir des gens plus inconnus, moins bien préparés.

Mais laissons cela aux temps à venir. Mon mariage a lieu dans un mois et il va sans dire que tu es mon premier témoin. Ah ! mon cher, enfin ! enfin ! c’est partie gagnée ! je suis au comble de mes vœux ! Vois ce que c’est que la persévérance. On n’arrive mon cher, qu’avec cela.

Il faut bien que je te donne des nouvelles de ton manuscrit. J’ai vu Saurin, avec lequel j’ai longuement causé : Il reconnaît le mérite de ton œuvre ; mais il ne croit pas plus que Harle à son succès, et refuse également d’en faire l’essai. Ses raisons sont à peu près les mêmes, toujours le goût du public ; l’ouvrage est trop sérieux. M. de Valencin m’a-t-il dit, voulez-vous que je vous donne le fin mot ? Il nous faut du décolleté ; il n’y a que ça. Le succès des ballets de l’Opéra, vous savez, tient au plus ou moins de longueur des jupes de danseuses ; et, s’il y avait moins de pantalons, on applaudirait bien davantage. Eh bien, voyez-vous, pour un livre, le grand talent consiste à faire des pantalons — car il en faut toujours — bien faits, ou plutôt pas trop bien faits, et de la gaze la plus claire possible. Habillez comme cela deux ou trois scènes, le reste importe peu.

— Cependant, lui dis-je, il répugne à un honnête homme…

— Attendez, me dit-il, ce succès-là peut être encore un succès d’estime. Il y a moyen de tout arranger. On peut, tout en prenant ce moyen sûr et facile d’être lu, obtenir pourtant les honneurs du grand jour et des jugements sérieux. Il ne s’agit que de mêler à tout cela un peu de catéchisme, de jeter du fond du vice quelques soupirs très-ardents vers la vertu, le foyer domestique, une mère sainte, les joies de famille, etc. On dit alors : Ce n’est pas écrit pour les enfants ; mais le but est moral. Dame ! le chemin du paradis est bien jonché de pierres et d’épines ! celui de la morale est plein d’immondices. À présent, c’est accepté.

Il conclut en te conseillant beaucoup de traiter ce genre, où ton style, à la fois souple, ferme et facile, dit-il, te promet de beaux succès. Je te connais trop pour ne pas savoir que tu dédaigneras ces conseils, comme d’autres plus sages peut-être. Mais, mon cher, je vais être riche, et c’est moi, si tu le permets, qui me fais ton éditeur. Écris-moi bien vite pour me rassurer sur ton compte et m’adresser tes félicitations.

Ton ami et frère,
Gilbert.



CINQUANTE-QUATRIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

23 décembre.

Mille pardons, mon ami. Voilà bien longtemps, en effet, que je te néglige. Vois-tu, j’étais sous l’empire d’émotions qu’on ne peut, qu’on ne doit confier qu’à soi. J’écrivais encore, mais les lettres ne partaient pas, et j’oubliais ainsi que tu n’avais rien reçu. Pardonne-moi, j’ai beaucoup souffert, je souffre beaucoup encore, et je n’aime pas à me plaindre, tu sais. Je te dirai simplement ceci : J’aime Édith, et je vais me marier avec Blanche, tout est décidé. Charge-toi, je te prie, de la corbeille et consulte pour cela Mme Léon. Faites absolument ce qu’il vous plaira. Tout m’est égal sur ce point. Je n’irai pas à Paris. Je ne pourrais m’occuper de futilités en ce moment et je veux passer ici les derniers jours qui me restent. Qui me restent, veux-je dire, avant ce mariage.

De moi-même, je l’avoue, je ne pouvais m’y décider. J’attendais, il me semblait que la vérité se ferait d’elle-même, que quelque événement allait venir, qui romprait ma chaîne. Blanche, irritée de ma froideur, était agressive, taquine, pleine d’aigreur ; nous faisions déjà fort mauvais ménage. Ses parents soucieux m’observaient ; Édith m’évitait. Je voulus rompre avec cette situation, de plus en plus insoutenable, et, coupant court aux instances de maman et de Clotilde, qui ne comprennent rien à mes tourments, prétextant des affaires, j’annonçai, du ton le plus péremptoire, mon départ pour le lendemain. Cela leur fit l’effet d’un coup de foudre au milieu d’un orage, et M. Plichon, me demandant solennellement un entretien, m’emmena dans la bibliothèque :

Vous voulez partir, monsieur William ?

— Oui, Monsieur, mes affaires m’appellent à Paris.

— Quand reviendrez-vous ? me demanda-t-il en fixant sur moi ses yeux bleus, plus sagaces et plus pénétrants qu’à l’ordinaire.

J’hésitais à répondre.

— Vous ne savez pas ?

— Il m’est bien difficile, Monsieur, de fixer le jour.

— Écoutez, M. William, il y a cinq mois que vous honorez ma fille de vos assiduités. Ce n’est pas l’usage, vous le savez. Dans le monde, on n’admet un jeune homme chez soi que lorsque toutes les conditions sont connues et réglées, que le mariage est fait en principe, et qu’il ne reste plus qu’à faire faire connaissance aux futurs époux.

— Oui, Monsieur ; mais cette coutume est odieuse, absurde.

— Non, Monsieur, elle ne l’est pas ; attendu que de cette manière le mariage est certain et que tout se passe dans l’ordre ; tandis qu’avec vos raisons de sentiment (il faut entendre l’accent de mépris dont il dit ce mot), rien de sûr, et l’honneur des familles se trouve exposé, Monsieur, aux caprices des hommes d’imagination.

Il s’échauffait, je faillis en faire autant ; car ces attaques incessantes et stupides contre les hommes d’imagination me lassent les oreilles ; sentiment, honneur vrai, délicatesse, tout cela est pour eux de l’imagination. Mais je me souvins à temps que j’étais en faute, et qu’en effet mon amour pour Blanche avait été le fruit d’une imagination inquiète. J’admirais sa naïveté, sa grâce ; j’étais touché de son amour pour moi, produit également de l’imagination d’une jeune fille qui voulait aimer et qui choisit l’homme recommandé à sa vanité par les suffrages d’une foule. Oh ! si alors j’avais résisté aux prières de Clotilde… ! Mais je n’aurais pas connu Édith ; elle ne m’aurait pas aimé, et même, au prix du malheur, je veux garder ce lien, le seul qui me fasse accepter une vie éternelle.

M. Plichon finit par me déclarer nettement ses craintes : il voyait avec chagrin que je n’étais plus amoureux comme autrefois, que ça se gâtait entre nous. La place que j’occuperais pouvait se faire attendre une année encore. Il n’y avait pas de raison pour que ça finît, et, dans le cours d’une année, on ne peut savoir combien d’eau passe sous le pont, non plus que d’idées dans la tête d’un homme. Il soupçonnait enfin que j’en viendrais à ne plus aimer sa fille, et c’était pour cela précisément, le malheureux, qu’il voulait au plus tôt nous marier. Il me parla avec emphase de sa fortune future ; elle lui permettait, dit-il, d’être généreux ; une fois marié, j’aurais des idées plus sages et prendrais à cœur de faire mon chemin. Il termina en me proposant de me marier dans la quinzaine. J’étais atterré.

— Monsieur, lui dis-je, vous me permettrez quelques réflexions.

— Des réflexions, Monsieur ! s’écria-t-il en devenant écarlate ; un honnête homme pour tenir sa parole n’en a pas besoin.

— Nous traitons la question de temps, Monsieur, et pas d’autre, répliquai-je sèchement.

— Le temps, Monsieur ! le temps est quelquefois tout ; depuis cinq mois que vous êtes ici, on s’étonne partout que le mariage ne se fasse pas. Il commence à circuler des bruits injurieux pour ma famille et…

— Je ne suis venu chez vous, Monsieur, que sur votre invitation et celle de Mme Plichon ; je n’y suis resté que sur vos instances.

— Eh ! je le sais bien ! j’ai cédé à leur volonté… on ne devrait jamais céder aux idées des femmes. Mais elles vous tourmentent, et l’on veut avoir la paix. Je sais que j’ai eu tort ; la confiance est toujours funeste…

— Assez, Monsieur, lui dis-je, voilà deux fois que vous m’insultez. L’affaire qui nous occupe n’est pas de celles qui se traitent comme un marché. Il y a des convenances premières et plus hautes que celles que vous invoquez. Mais, puisque vous parlez purement et simplement de parole donnée, je vous rappellerai les termes de notre engagement : je voulais, pour garantir mon indépendance, avoir une fonction avant de me marier.

— Fort bien. Monsieur ; et si vous n’en avez pas, ou que vous ne jugiez pas convenable d’en accepter ?

— Ce point est délicat, en effet. Monsieur ; j’y réfléchirai et vous aurez ma réponse ce soir.

Je le quittai, sans vouloir l’écouter davantage, et je courus dehors, où le froid me calma les nerfs, et où je restai longtemps, épiant vainement la sortie d’Édith. Elle ne descendit que pour le dîner, morne réunion où chacun s’observa sans pouvoir causer. M. Forgeot seul mangeait et parlait d’égal appétit. À l’exception de Clotilde, on commence au Fougeré à être fort las de cet hôte ; mais il semble n’y rien comprendre, se passe fort bien des instances qu’on ne lui fait pas, et vit à l’aise comme chez lui.

Mon regard demandait à Édith un entretien ; je la vis inquiète. Elle causait, cependant, avec cette grâce toute nouvelle qui maintenant s’épanche à flots de tout son être ; Je l’adorais avec désespoir. Aussitôt que maman se fut levée, j’allai à la fenêtre et, frappant sur la vitre la mesure d’un récitatif, j’y adaptai en anglais, qu’on prit, sans doute, pour de l’italien, ces paroles : i must speak to you this night. Il faut que je vous parle ce soir. Je la distinguai dans le jardin un instant après, et je courus la rejoindre.

Elle n’avait ni châle ni coiffure. Je ne sais si elle tremblait de froid ou d’émotion ; elle me dit :

— Qu’y a-t-il, William ?

— On me somme d’épouser votre sœur, lui dis-je, et vous savez que ce n’est pas elle que j’aime. Est-il permis de traiter le mariage comme un engagement ordinaire ? doit on jurer un mensonge ? tenir sa parole aux dépens de la vérité ?

— Vous n’êtes pas seul dans cette question, me répondit-elle d’une voix brisée. Si vous n’aimez plus, on vous aime encore. Par crainte d’être malheureux, vous ne devez pas briser le bonheur d’une autre.

— Et vous aussi, Édith, vous ne la connaissez point. Son âme est sans force ; elle n’est point de celles qui savent aimer. Un autre la rendrait plus heureuse que moi.

— Ne craignez-vous pas de vous abuser, William, parce que vous avez intérêt à le faire ? elle n’est point à votre hauteur, mais, dans sa mesure, elle aime et elle souffre aussi. Il me semble, William, que le respect des engagements, le souvenir de l’amour que vous avez eu pour elle, la recherche du bien et de la justice, en voilà assez pour remplir la vie d’un honnête homme et lui donner même quelques bonheurs. Je ne vous en dirai pas davantage. Votre conscience seule doit vous décider ; mais si vous rompez avec ma sœur, moi aussi j’en serai malheureuse, car, je vous le jure, nous ne nous verrons plus ; tandis que j’avais espéré pouvoir toute ma vie vous traiter en frère.

Elle monta les deux marches qui vont du jardin à la maison et disparut dans l’ombre du corridor. Je vis une nuée de ténèbres descendre sur moi et je sentis mon cœur s’en aller. Il était tard, je crois, quand je rentrai. J’étais calme. Nous rîmes beaucoup des plaisanteries de Forgeot, qui a souvent de l’esprit. Ces dames montèrent à leurs chambres, je restai seul avec M. Plichon.

— Je trouve. Monsieur, lui dis-je, que vous avez raison ; il faut que ce mariage se fasse au plus tôt. Veuillez vous-même fixer le jour le plus proche.

Il fut étonné, mais content, et me dit que ce qu’il aurait craint par-dessus tout, après l’esclandre qu’avait faite la rupture du mariage de sa fille aînée, c’était que pareille chose arrivât à la cadette. Il était certain maintenant que tout irait bien, que le mariage et l’état de père de famille me rendraient plus positif. Il possédait assez, d’ailleurs, pour doter ses petites-filles, et si Blanche n’épousait pas un pair de France (c’était une idée de Forgeot), elle épousait du moins un grand nom, ce qui allait bien avec la richesse. Il parla comme cela pendant une heure, et me quitta fort attendri.

Je joins à cette lettre, mon cher ami, toutes les indications et les demandes nécessaires pour que tu puisses m’expédier promptement mon acte de naissance et les actes de décès de mon père et de ma mère. Fais, je t’en prie, diligence. On désire publier les bans le plus tôt possible.

Je te félicite d’être enfin arrivé au but que tu ambitionnais depuis si longtemps, et je te désire, mon très-cher Gilbert, un véritable bonheur. C’est peut-être le hasard qui le donne. Adieu.

P. S. Il faut que tu joignes aux cadeaux de noce une paire de jolis pistolets de chez Devisme. C’est pour Anténor.


CINQUANTE-CINQUIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

26 décembre.

Aussitôt cette lettre reçue, cher ami, cours chez Delage et prends cinq mille francs que tu m’enverras. C’est une dette d’honneur et d’humanité, que je dois acquitter le plus tôt possible. Nous venons d’avoir ici une triste et chaude affaire, et si les choses avaient été poussées à l’extrême, comme le voulait une passion féroce, il y aurait eu de grands malheurs.

M. Plichon avait eu le tort, par ce temps de famine, de garder une assez grande quantité de blé dans le grenier de sa maison. Ce n’était point une spéculation ; ce blé lui avait été remis en payement, à la suite d’une faillite ; mais, soit odieux calcul, soit imprévoyance, ou plutôt peut-être par un sot entêtement, il s’obstinait, malgré les instances de sa femme, à ne pas le vendre. L’effet naturel de cette conduite fut qu’on le signala comme accapareur, et qu’une sourde colère s’amassa contre lui. D’autre côté, le bruit de cette fortune sur laquelle il compte s’étant répandu, on ne recevait plus qu’avec indignation l’aumône, dérisoire en effet pour ces temps de misère, qu’il fait donner à sa porte. Ses ennemis attisaient le mécontentement public par des calomnies ; car il a pour ennemis tous ces paysans, gros propriétaires, qui, lui étant à peu près égaux en richesse, jalousent son titre et ses manières de monsieur, et lui en veulent de sa morgue vis-à-vis d’eux.

De toutes les mauvaises passions soulevées dans cette affaire, la plus excusable à coup sûr est celle qui fit accourir dimanche soir, au Fougeré, cette bande affamée, composée d’une vingtaine d’hommes, d’une douzaine de femmes et de quelques enfants furieux et hagards, formant l’arrière-garde. Comme à l’ordinaire, la famille était allée le matin à Sanxenay, et moi, me trouvant seul dans la maison (plus que seul, car elle était à quelques pas de moi dans sa chambre et je ne pouvais la voir), je sortis. J’errais dans la lande quand Leyrot m’aborda.

Je t’ai parlé de Leyrot, le père de Mignonne, qui fit contre moi cette malheureuse tentative dans les bois, il y a un mois environ. Je ne l’avais rencontré qu’une fois depuis ; il m’avait salué en baissant les yeux, et, comme je lui offris de l’argent, il me refusa, disant qu’il avait quelque chose encore. Cet homme, déjà, m’inspirait de l’estime et de l’intérêt. Ce qu’on m’apprit de lui m’en inspira davantage. Il a été riche autrefois et le serait encore, s’il s’était borné à faire comme les autres ; mais il conçut des plans d’amélioration agricole et voulut les réaliser. L’instruction lui manquant, il fit fausse route et ne réussit qu’à manger son patrimoine. Le paysan, ami de la routine, lui eût à peine pardonné son succès ; on récompensa naturellement du dernier mépris ses malheureuses tentatives. Rejeté de ses anciens pairs et tombé au rang des pauvres, Leyrot ne trouva parmi ceux-ci même que raillerie insultante, jalousie du passé. En outre, il resta fier. Il demanda du travail ; mais comme il avait été maître, on se défia de sa force et de son obéissance, en tant que manœuvre, et aucun propriétaire ne se soucia de l’employer. Il a vendu successivement toutes ses terres ; mais il s’est obstiné à garder sa maison de ferme, située près du hameau du Fougeré. Sa femme y est morte ; il veut, dit-il, y mourir aussi. Le travail de sa fille ne pouvant suffire à les nourrir l’un et l’autre, le besoin et l’oisiveté l’ont jeté dans le braconnage. Il jouit cependant de la réputation d’un très-honnête homme, et au temps de sa fortune il était généreux.

Au moment où Leyrot m’aborda, je songeais précisément à la famine qui désole le pays, et à l’immense quantité de grains qu’eût fournie cette lande inculte ; je voyais, comme en un mirage, la lande défrichée, une grande ferme bâtie, à peu près au milieu, des bœufs, des charrues, d’abondants pacages, un peuple de travailleurs. Sous l’influence de ce rêve, le poids écrasant qui m’accable était soulevé ; j’étais presque heureux.

Je communiquai ces idées à Leyrot et il me dit que c’avait été son rêve de défricher tout ce grand espace, que ça l’aurait rendu riche et capable d’aider bien du monde aussi.

— Mais ce n’est pas tout ça, me dit-il tout à coup en s’interrompant, est-ce que mamzelle Édith est à la maison ?

— Elle doit être dans sa chambre, répondis-je.

— Nous ferions bien. Monsieur, reprit Leyrot, d’aller au Fougeré voir ce qui s’y passe.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

Mais il refusa de s’expliquer et ne dit que des choses incohérentes, où je démêlai seulement qu’il avait de l’inquiétude, pour des motifs qu’il voulait cacher.

La maison était fort tranquille ; nous vîmes par une brèche du jardin la voiture arriver de Sanxenay ramenant la famille Plichon ; le jardinier rôdait dans la cour. Quoiqu’il fît une bise glaciale, je ne voulais pas rentrer, je suis toujours mieux dehors, et je continuai, pour dire quelque chose, de causer avec Leyrot de ce rêve commun à lui et à moi du défrichement de la lande. Je vis où il échouait. Comme presque tous les esprits ardents que leur but passionne, il compte pour peu le temps et les difficultés. Sa conception l’éblouit et lui cache tout le reste. Je me fis instruire par lui-même des détails de la pratique pour les lui représenter. J’exigeai qu’avant la moisson nous fissions le labourage, et nous commencions enfin le défrichement sur des bases à peu près sûres, quand une clameur et des coups frappés à la porte de la cour attirèrent notre attention.

— Les voilà ! s’écria Leyrot.

— Qui donc ?

— Eh ! ceux qui ont faim ! Aussi, Monsieur, pourquoi monsieur Plichon met-il là haut tant de blé qui ne fait rien ? Est-ce pas, dirait-on, à seule fin d’agacer les gens ? Mais pour moi, Monsieur, la vilaine chose que j’ai faite, vous savez, sera la première et la dernière. On peut bien après tout mourir de faim. Seulement je ne veux pas qu’on vous fasse de mal, ni à mamzelle Édith, et je cours chercher mon fusil pour vous défendre. Rentrez, ça ne sera pas long ; je l’ai caché dans le bois.

Il s’enfuit en courant, avant que plein de surprise j’eusse pu lui répondre. Je rentrai au moment où les domestiques éperdus venaient barricader la porte du jardin. Comme dans beaucoup d’anciennes demeures, les fenêtres sont garnies de volets à l’intérieur. On les fermait aussi ; partout devant mes pas, l’obscurité se faisait et j’eus à peine le temps de reconnaître toutes ces pâles figures, bouleversées par la terreur. Édith n’était pas là ; mais nul danger ne la menaçait encore. Je sentis les mains de maman qui cherchaient les miennes :

— William, nous sommes perdus ; je connais mon mari ; tâchez d’obtenir qu’il cède.

— N’avez-vous pas sur lui plus d’influence que moi ? répondis-je.

— Hélas ! dit-elle, jusqu’à la bourse, comme toute amitié vulgaire.

— William ! s’écria Blanche en se jetant dans mes bras, je suis folle de peur !

— Ce n’est pas le moment, ma chère enfant, dis-je en la déposant sur un fauteuil. Nous avons tous besoin de courage et de sang-froid.

Clotilde, évoquant tout haut les idées les plus funestes, passait d’une chambre à l’autre en poussant des gémissements, comme si elle se fût chargée d’énerver tout le monde. Le cousin Marc était tout petit garçon et ne disait mot, bourré sans doute de pensées qu’il ne voulait point émettre. Il aidait maman à consolider la porte d’entrée, où l’on frappait toujours.

Je trouvai dans la cuisine M. Plichon, occupé à haranguer les domestiques. C’était à grand renfort des expressions les plus vives, et il s’efforçait de faire sentir à ses auditeurs, aussi vivement qu’il en était convaincu lui-même, que la propriété est ce qu’il y a de plus nécessaire au monde : Ces insensés fauteurs des plus honteux désordres, s’écria-t-il en finissant, voudraient qu’il n’y eût plus de maîtres. Et que deviendraient les domestiques, je vous le demande ?

La cuisinière se prit à pleurer en disant que c’était bien vrai, et que pour elle, elle prendrait plutôt sa broche à rôti pour empêcher ces gueux de toucher à sa cuisine. Jean assura qu’il ne souffrirait pas qu’on fît du mal à monsieur ni à ces dames ; le jardinier regrettait fort, je crois, de n’être pas au jardin ; il faisait cependant assez bonne contenance.

Rouge jusqu’à la racine des cheveux, les yeux hors de la tête, M. Plichon se mit alors, avec une activité fébrile, à distribuer à chacun son arme ou son emploi. Gonde eut pour fonction de fondre des balles. Comme il décrochait deux vieux fusils pendus à la cheminée :

Vous, me dit-il, William, vous prendrez celui d’Anténor. Ah ! s’il était là !

Je tirai M. Plichon à part et lui représentai que, malgré ses armes et son courage, l’issue de la lutte était fort douteuse, vu le nombre des assaillants. Les portes pouvaient à la fin céder. Excités par la résistance, ils pouvaient se porter aux derniers excès. Ce qui rendait ces gens agressifs et furieux, c’était la faim ; on pouvait donc les satisfaire en livrant le blé, et ce sacrifice peu grave préservait des malheurs les plus terribles.

Je n’oublierai jamais le regard qu’il me lança. On y lisait clairement que l’amour-propre et l’amour de la propriété peuvent pousser un disciple de Voltaire à d’aussi grands excès que ceux du fanatisme religieux.

— Je défendrai jusqu’au bout ma propriété et ma famille, me répondit-il, plaçant naïvement en premier lieu ce qui l’occupait le plus. Je ne commettrai point la lâcheté de céder à ces brigands. Si vous avez peur, je me charge des deux fusils.

Sans me fâcher, je haussai les épaules et pris le fusil d’Anténor :

— Je défendrai, lui dis-je, votre famille que vous mettez en péril pour un peu d’argent ; quant à tirer sur des hommes qui demandent du pain, je ne le ferai pas.

En même temps, je le quittai pour aller voir ce que devenait Édith. Du bas de l’escalier, j’entendis sa voix. Elle parlait aux assaillants ; on avait cessé d’ébranler la porte. Je courus me placer auprès d’elle, à la fenêtre de l’escalier donnant sur la cour, et je contemplai la foule. Il y avait sur tous ces visages bien plus de malheur que de colère ; quelques-uns avaient l’air égaré, quelques-uns baissaient la tête. Deux ou trois criaient et gesticulaient ; et j’aperçus dans les groupes Leyrot qui, son fusil sur l’épaule, tâchait de leur persuader de battre en retraite.

— Je vous en prie, disait Édith — et je ne vis jamais expression plus noble, et plus touchante — je vous en prie, songez aux suites de tout ceci : je connais bien mon père ; il ne cédera pas à la menace. Il y aura donc, si vous persistez, de grands malheurs, et quand même vous seriez vainqueurs et que vous pourriez emporter le blé, songez que dès demain les gendarmes seraient chez vous, et que vous seriez emmenés en prison, condamnés aux fers pour toute votre vie. La loi est terrible contre des actions pareilles à celle que vous faites. Retirez-vous donc promptement, je tâcherai d’obtenir de mon père qu’il donne le blé, ou vous le vende à crédit. Mais au nom de votre vie et de votre liberté, retirez-vous. En ce moment, vous semblez les plus forts ; demain, mes pauvres amis, la société tout entière serait contre vous, et elle vous écraserait.

Un grand nombre d’entre eux se regardèrent et j’entendis qu’ils disaient :

— La demoiselle a raison.

— Mais un homme aux joues creuses, au corps décharné, vrai martyr de la misère, s’écria :

— Qu’est-ce que ça nous fait ? mourir pour mourir ! Ceux qui auront le cou coupé ne souffriront plus ; ceux qui seront en prison mangeront du pain.

— Oui ! oui ! crièrent-ils, c’est vrai, mourir pour mourir ! Et ce furent de toutes parts des clameurs, des plaintes. Une femme montrait son sein, où la peau se collait aux os. Une autre criait :

— Avoir du blé tant que ça chez soi, et laisser crever les gens comme des chiens, faut n’avoir pas de cœur !

Ce fut le signal de cris et de vociférations, où les menaces les plus terribles furent prononcées contre le père d’Édith. Celle-ci descendit rapidement et je la suivis. Elle courut à son père, lui prit les mains et le conjura de donner satisfaction à ces hommes, qui réclamaient un droit plus grand, plus sacré que celui de la possession de quelques sacs de grains ou de pièces d’argent. Mais M. Plichon la repoussa, la traitant de folle.

— Mon père, dit Édith, avancez-moi ma pension de l’année prochaine, et vendez-leur ce grain au prix du marché.

— Veux-tu que je te casse la tête, cria-t-il en écumant ; prends garde, mon fusil a besoin de partir.

Il était réellement fou, et fou furieux, au point que je demandai à Mme Plichon si elle m’autorisait à le désarmer, et à le réduire à l’impuissance.

— Non, me dit-elle en frémissant, attendons ; tout ce que je puis sur lui, je l’essayerai.

Les coups recommençaient et devenaient furieux : la porte s’ébranlait. Édith se retira en disant à son père que, s’il tirait sur ces pauvres gens, il la trouverait au bout de son fusil. Comme pour répondre à cette menace, M. Plichon s’élança aussitôt à l’étage supérieur, en ordonnant à Jean et au jardinier de le suivre ; mais sur un signe de maman ils restèrent, et seule elle courut sur ses pas. Je ne savais plus où était Édith, et j’eus peine à m’arracher des mains de Clotilde et de Blanche que Forgeot ne rassurait guère.

Et à ce propos, si l’on avait eu le temps de rire, il faut dire qu’il faisait la plus drôle de mine, partagé entre ses angoisses et la crainte de paraître lâche aux yeux de Clotilde ; il proposait toutes sortes d’héroïques résolutions, qu’il trouvait ensuite moyen de ne pas exécuter.

Parvenu en haut de l’escalier, j’entendis les éclats de l’entretien qui avait lieu entre M. Plichon et sa femme dans une chambre du premier étage, et, courant à la fenêtre, je vis Édith dans la cour. Je sus plus tard qu’elle avait passé par une fenêtre du côté du jardin, en ordonnant à Gonde de la refermer sur elle. Je la rejoignis, grâce à mes leçons de gymnastique, en sautant tout simplement en profondeur, sur la pointe des pieds, du premier étage, qui n’a pas plus de vingt pieds de haut. Le gazon de la cour me reçut assez mollement et Leyrot en un instant fut à mes côtés ; mais aucun de ces pauvres assaillants n’avait eu l’idée de me faire le moindre mal.

Édith distribuait à ces gens tout l’argent qu’elle avait, une centaine de francs, les suppliant de se retirer. Une idée me vint, que je fus stupide de n’avoir pas eue plus tôt :

— Écoutez, dis-je à la foule, je sais qu’il n’y a pas là-haut dans le grenier plus de cinq cents boisseaux de froment ; je m’engage à vous en livrer, dans huit jours, cinq cent cinquante chez cet homme, — je montrais Leyrot, — qui vous le distribuera suivant le nombre de bouches qu’il y a dans chaque famille. Est-ce convenu ?

La plupart crièrent : Oui ! oui !

— C’est le monsieur aux cinq sous, disait-on à demi-voix.

— Eh bien ! retirez-vous au plus vite maintenant, et que chacun se tienne bien tranquille chez soi ; car il y a eu déjà trop de bruit, et j’ai peur qu’on nous ait entendus jusqu’à Vivonne.

— Les gendarmes ! murmurèrent-ils, comprenant l’allusion, et les yeux d’un grand nombre se portèrent naïvement du côté de la ville, qui est à trois lieues.

J’aurais voulu parler avec plus de douceur et d’effusion à ces pauvres gens, qui se fiaient si facilement à ma parole ; mais un coup de fusil parti des fenêtres pouvait tout perdre ; mes derniers mots avaient répandu la panique parmi ces esprits timides ; je la laissai agir et en moins de cinq minutes la cour se vida. Il n’y resta bientôt plus que Leyrot, que je congédiai en le remerciant. Clotilde vint nous ouvrir une fenêtre du rez-de-chaussée, et j’osai enlever dans mes bras ma chère Édith, que la joie maintenant rendait tremblante. Elle ne me dit rien ; mais, s’adressant à Blanche qui était là :

— Embrasse-le, c’est lui qui nous a sauvés.

Blanche répondit — d’un air qui, si l’on ne se respectait soi-même, vous donnerait envie de souffleter une femme :

— Oui, la diplomatie lui convient mieux que la guerre.

— Ma chère, lui répliquai-je, si vous aimez les spadassins, je n’en suis pas, et s’il faut être monté sur des cadavres pour vous paraître un héros, je consens à votre mépris.

Je lui tournais le dos quand je reconnus près d’elle Prosper Coulineau. Au bruit de l’émeute, exalté par les périls de sa belle, cet amant malheureux était accouru ; il avait pu pénétrer dans la maison en même temps qu’Édith en sortait et il était venu faire hommage à Blanche de son dévouement et de sa valeur. Cette action, et les discours de paladin que, dans son exaltation, le jeune homme aura tenus, mis en regard de ma conduite diplomatique et de mon peu d’égard pour les frayeurs inutiles, doit en effet m’avoir nui considérablement dans cet esprit puéril et romanesque. Fasse le ciel qu’il en soit ainsi, et que Prosper Goulineau joigne les myrtes de l’amour aux lauriers de la gloire ! Je ne voudrais pourtant pas, même au prix de mon salut, que le sang d’un de ces malheureux eût rendu Prosper plus aimable aux yeux de Blanche. Ayons de l’humanité, que diable ! puisque la femme douce et sensible, ce chef-d’œuvre de sentiment, se plaît aux sanglants trophées et chérit les pourfendeurs.

Et moi, qui donne ici dans la sottise commune de me piquer au vif, parce qu’on doute de ma valeur, je laisse toutes ces folies pour te dire, mon Gilbert, que j’espère un peu. M. Plichon, à ce qu’il paraît, est très-irrité de ma conduite. Il est au lit, malade d’une sorte de coup de sang, causé par les émotions de la journée. Il me reproche d’avoir compromis son honneur en traitant au lieu de combattre et de dissiper follement les restes de ma fortune. Il est certain que, sans cette clause du régime dotal, à laquelle je me suis, hélas ! engagé moi-même, il aurait déjà rompu le mariage. Malheureusement, cela le rassure. Cependant, grâce à son caractère irritable, que je ne compte point ménager, notre première entrevue peut être une rupture.

On vient de découvrir la source indiquée par le vieux. Il voyait donc bien. Parfois, l’espérance m’afflue au cœur, me monte au cerveau, m’enivre. Quelle attente !

L’heure du facteur est proche. Je te dis adieu. Envoie la somme immédiatement. Je tiens à être ponctuel, et il nous faut encore le temps d’acheter et de faire venir tant de sacs de blé.


CINQUANTE-SIXIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

29 décembre.

Non, le bonheur n’est pas pour moi. Ma destinée s’accomplira.

De nouvelles complications se sont produites qui pouvaient tout remettre en question ; elles ont fini par serrer plus fortement ce nœud qui m’étouffe.

Avant-hier, nous étions tous réunis dans la salle à manger quand madame Plichon, que nous attendions, est enfin venue. Elle était si triste, si défaite, qu’au premier coup d’œil je vis un malheur et m’approchai d’elle en lui demandant ce qu’elle avait. Elle me remit une lettre, d’une main tremblante. Cette lettre, venant de l’agent d’affaires de M. Plichon, annonçait que les mines de Fouilliza étaient en faillite complète ; les livres étaient saisis, les directeurs en prison et le parquet nanti de l’affaire ; car le prétendu capital de 6 millions était un pur mythe et ne se composait, outre la valeur réelle des mines, c’est-à-dire fort peu de chose, que de l’argent même des acheteurs. Les actions, cotées à la Bourse, avaient déjà changé de mains, vendues, sous un prête-nom, par les directeurs de l’entreprise ; et comme elles s’étaient élevées, sous l’influence des programmes, à un tiers au-dessus de leur émission, les porteurs actuels des actions perdaient le tiers de leurs versements, à supposer que l’encaisse se retrouvât entière ; mais on disait Roblard, le principal directeur, parti pour la Belgique, et de grandes dépenses avaient été faites pour l’établissement de la compagnie.

— Nous sommes ruinés, mes enfants, dit ma pauvre maman en joignant les mains. Je sais que votre père, je n’ai pu l’en empêcher, avait vendu toutes ses rentes pour acheter ces malheureuses actions. On les lui avait tant vantées, ajouta-t-elle, en se tournant vers Forgeot. Vous ne saviez donc pas, Monsieur, que ces gens-là étaient des voleurs ?

Forgeot était fort pâle et renversé sur sa chaise comme un homme foudroyé.

— J’allais les lui faire vendre, balbutia-t-il. Déjà ! Roblard est un misérable !

Ce déjà fut pour moi une révélation. Forgeot savait l’affaire véreuse et en était peut-être un des organisateurs. Sans doute, comme il le dit, il allait pousser son parent à vendre, en lui donnant des soupçons qu’il savait trop justes, et, s’il l’eût fait plutôt, M. Plichon eût été l’un des gagnants de ce jeu infâme. Mais à coquin, coquin et demi. Roblard avait pris les devants, ou les mesures de la justice avaient tout hâté.

— C’est un scandale de plus à porter au compte du système honteux qui règne, dis-je en regardant fixement Forgeot. Décidément, on va trop vite. Ceux qui se sentent compromis là dedans feront bien de suivre Roblard.

Il me regarda d’un air éperdu, comme si j’eusse voulu l’aider, et sans prendre garde à mon mépris. Sa conscience, je crois, n’existe plus.

Édith s’était approchée de sa mère, et, l’embrassant :

— Chère maman, nous travaillerons, dit-elle.

— Oui, tu seras la plus forte, toi, dit Mme Plichon en la serrant dans ses bras, et l’on va savoir ce que tu vaux.

Blanche se trouva mal, nous la secourûmes. Clotilde pleurait, se répandait en malédictions, faisait cent questions et ne comprenait rien à l’affaire. Elle se releva enfin par un élan de générosité :

— Mes amis, s’écria-t-elle, moi je n’ai presque rien perdu ; ce que j’ai du moins est à vous.

Je regardai Forgeot ; ce n’était pas son affaire. Il leva les bras par un geste désespéré, chercha des yeux son chapeau, le prit, et vint se placer un genou en terre devant Mme Plichon.

— Pardonnez, dit-il, à l’homme le plus malheureux !…

Clotilde fondit en larmes ; Édith se rejeta en arrière et s’éloigna ; ma pauvre maman eut l’extrême bonté d’être émue :

— Une imprudence n’est pas un crime, dit-elle, mon pauvre cousin ; nous ne vous accusons pas.

— Dieu merci, reprit-il en se relevant, je suis atteint du même malheur ; je suis ruiné encore plus complétement que vous ; il ne me reste rien !

Sur ce mot, d’un air héroïque, il se retourna vers nous tous, nous dit adieu solennellement et se dirigea vers la porte. Comme il s’y attendait bien, Clotilde courut au-devant de lui :

— Où allez-vous, Marc ?

— Je pars… chère Clotilde.

— Où allez-vous ? je vous le demande.

— Je n’en sais rien, répondit-il en levant les yeux au ciel.

— Marc, je ne veux pas que vous partiez.

— Mon devoir me l’ordonne, répliqua-t-il.

Et il monta dans sa chambre.

— William, dit maman, qu’il n’aille pas prendre congé de mon mari et l’instruire de cette nouvelle, M. Plichon n’est pas encore assez fort pour l’apprendre. Cela le tuerait.

Je courus sur les pas de Forgeot, accompagné de Clotilde.

— Je n’osais pas aller dans sa chambre, me dit-elle ! mais je vais y aller avec vous.

Je vis qu’elle avait la tête montée au diapason le plus haut :

— Soyez donc tranquille, répondis-je, il ne partira pas sans déjeuner.

Elle répliqua naïvement : — Vous croyez ? n’ayant conscience ni de mon intention ni de ce qu’elle disait elle-même, son imagination étant par avance à ce qui allait se passer.

Le cousin Marc ne s’était point hâté d’aller trouver son hôte ; il traînait sa malle dans sa chambre comme nous entrions, et l’arrivée de Clotilde ne le surprit guère, bien qu’il fit un geste tragique en l’apercevant.

— Marc, je veux savoir vos projets, vos ressources, tout. J’ai droit à votre confiance. Pourquoi vous presser de partir ?

— Ah ! trop chère Clotilde, ne comprenez-vous pas mes remords, en présence de cette famille qui me doit sa ruine ?

— Mon ami ! mais ce sont de nobles cœurs ; ils vous excusent ; ils vous pardonnent. Vous n’êtes point coupable dans tout ceci ; vous en êtes la victime comme eux.

— Sans doute, pour votre âme élevée, Clotilde ; mais je connais la faiblesse humaine ; ils m’en voudront malgré tout. Il faut que je parte. Adieu, pour jamais sans doute, hélas ! J’espérais vous offrir, Clotilde, une immense fortune ; au lieu de cela, je suis ruiné. Je refoule désormais au fond de mon cœur tous ces ambitieux projets d’un bonheur !… (il ne trouva pas d’épithète).

— Marc, cela ne peut pas être ainsi. Qu’est-ce qu’un vil métal peut avoir à faire dans nos sentiments ? Non, au contraire ! vous êtes pauvre, malheureux ? plus que jamais il faut rester, Marc, m’entendez-vous ?

Ils se pressaient les mains ; Clotilde avait besoin de faire un coup de tête ; le péril était imminent. Moi, le coude appuyé sur la commode, je les regardais, et ma présence, je le voyais, gênait Marc horriblement.

— Clotilde, dit-il enfin, comme après un grand effort, vous allez être leur ressource ; moi, mon expiation sera de vous laisser à eux.

— Et que deviendrez-vous, Marc ?

— Je ne sais pas, dit-il. Je chercherai.

— Cherchez ici ; attendez.

— Non ; j’ai de la force en ce moment ; j’en veux user. Et puis, je pouvais habiter chez mon cousin ; je ne resterai pas à la charge de la femme que j’aime !

Cette quintessence parut sublime à Clotilde.

— N’êtes-vous pas aussi mon parent ? dit-elle en baissant les yeux.

— Trop ! et pas assez ! répondit-il. Je vous dis qu’il faut que je parte.

— Et moi, je vous dis que vous ne partirez pas. Je ne vous laisserai pas aller seul, abandonné… Ne comprenez-vous pas que j’en mourrais d’inquiétude ? Restez, Marc, et bientôt, chez moi, vous serez chez vous.

Que n’allait-il s’engager à la porte Saint-Martin ? Je faillis le lui dire ; mais Clotilde ne m’eût pas cru et se fût défiée de moi. Ils unissaient leurs mains de l’air de ravissement obligé en pareil cas, lorsque je m’avançai : — Clotilde, lui dis-je, M. Forgeot n’est pas libre de s’engager à vous. Moi aussi, ce matin, j’ai reçu une lettre : M. Forgeot est gravement impliqué dans le procès qui va s’ouvrir et doit songer, soit à se mettre au plutôt en sûreté, soit à se justifier des soupçons qui planent sur lui. Dans une situation semblable, sa délicatesse ne lui permet pas de recevoir votre engagement.

Le regard que Forgeot me lança ne fut pas mortel ; mais eût voulu l’être.

D’où tenez-vous ces nouvelles. Monsieur ?

— D’un ami.

— Puis-je savoir ?…

— Non, dis-je en accompagnant ce refus d’un tel coup d’œil, qu’il vit en moi un ennemi bien décidé à rompre ses feintes.

— Je pars, dit-il. Vous voyez déjà. Ce monsieur a besoin de votre héritage.

En souriant, je lui répondis :

— Quand vous vous serez justifié des soupçons qui pèsent sur vous, on verra si vos insultes valent la peine d’être relevées.

Il est certain que j’agissais ainsi sans rien savoir, mais dominé par des soupçons irrésistibles, et que le trouble de cet homme confirmait à chaque instant. Et j’avais deviné si bien, qu’un mandat d’amener, porté par deux gendarmes, est arrivé hier. Mais le Forgeot était parti depuis près de vingt-quatre heures. Clotilde est au désespoir. Il est certain qu’elle n’a pas de chance dans ses amours. Elle persiste cependant à croire qu’il comparaîtra et fera briller son innocence. Je ne le pense pas.

Nous avons eu en outre la visite du juge de paix, accompagné de son greffier et d’un autre scribe, qui venaient prendre des renseignements sur l’affaire de dimanche dernier. Mme Plichon a déclaré son mari hors d’état d’être interrogé, quoiqu’il soit assez bien pour se lever, et qu’il garde seulement la chambre ; puis elle a présenté l’affaire comme extrêmement grossie par les rumeurs qui ont circulé et se bornant à des coups de bâton donnés dans une porte par quelques gamins. Le rassemblement, assura-t-elle, n’avait d’autre but que de recevoir une aumône qu’elle voulait faire. Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.

Les domestiques qui avaient le mot ont dit la même chose, et si le juge de paix a interrogé quelqu’un sur son chemin, les paysans, selon leur invariable habitude en pareil cas, ont dû lui répondre qu’ils n’avaient rien vu.

Grâce à la maladie de M. Plichon, nous avons donc sauvé tous ces pauvres gens, et la provision de blé, cause de tout le mal, part demain pour le marché, d’où nous la ramènerons, Leyrot et moi, si, comme je l’espère, je reçois ton envoi ce soir.

M. Plichon ignore tout encore. Maman porte son malheur courageusement. Il leur reste le Fougeré, qu’elle prend pour sa dot, et un hôtel à Poitiers, qu’ils mettront en vente et qui sera la dot de ses filles. Elle s’occupe déjà de réduire les dépenses de la maison. On renverra le jardinier, dont Jean prend la place ; au lieu des quatre ou cinq plats qui couvraient la table, nous n’en avons plus que deux, bien suffisants. Édith est presque gaie. Elle, sa mère et moi nous causons affectueusement, tandis que Clotilde soupire et que Blanche, les yeux gros, ne peut manger. Cette pauvre enfant ne comprend pas la vie sans richesse ; elle ne se sent pas le courage de travailler ; elle pleure de ne plus avoir de chiffons à acheter ; elle s’irrite et sanglotte quand sa mère lui dit :

— Tu devrais t’habituer. Blanche, à faire ta chambre. Quand nous n’aurons plus Jean à la maison, la bonne ne pourra suffire.

Elle me fait pitié. Et vraiment, il faut la prendre en pitié pour lui pardonner un peu, quand elle entre en colère de me voir tenir ma parole et distribuer aux pauvres ce que j’ai promis. Elle jalouse pour sa corbeille le pain que ces misérables vont manger, ou plutôt, habituée à se renfermer dans le cercle le plus étroit, elle ne comprend qu’elle-même et ses propres besoins. Ces profonds moralistes, qui ont inventé l’antagonisme entre le cœur et l’intelligence, ne soupçonnent guère à quel point on rétrécit le cœur en rétrécissant l’esprit.

J’avais repris ma première résolution ; je voulais partir ; car dans ces nouvelles circonstances, M. Plichon lui-même ne pouvait exiger notre mariage, avant que j’eusse acquis un revenu capable de subvenir à l’entretien d’un ménage et d’une famille. Faut-il l’avouer, je songeais déjà aux bienfaits possibles de cette absence, à l’influence croissante que pouvait obtenir Prosper, aidé des 150,000 francs qu’il possède dit-on ; mais le sort est contre moi et je n’ai plus qu’à m’abandonner à ses décisions : hier, je reçois de la part du secrétaire du duc l’avis de ma nomination comme employé dans les bureaux du ministère de l’instruction publique, 3,000 fr. d’appointements.

J’aurais dû, j’y pense à présent, déchirer cette lettre et n’en tenir compte ; mais mon premier mouvement n’est jamais la ruse, et quand maman me demanda :

— Que vous apporte donc cette grande enveloppe, William ?

Je lui présentai bêtement la lettre. Son cri de joie m’avertit de ma folie.

— Ah ! voilà qui vous sauve. Blanche et vous, dit-elle. Dieu soit béni !

Blanche aussi parut charmée ; tout le monde me félicita ; je m’efforçai de sourire et faillis me trouver mal.

N’oublie rien, cher Gilbert, de tout ce que j’ai demandé.


CINQUANTE-SEPTIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

31 décembre 1846.

À mon tour de réclamer ta compassion, William. Je me croyais au comble du bonheur ; tout est perdu. Je ne sais pas quelle est la plus forte de ma douleur, ou de ma colère. Et ce qui m’accable encore le plus, c’est que je ne puis m’en prendre qu’à moi ; c’est que je dois me traiter d’imbécile, d’aveugle, de niais. J’aurais su toutes ces choses plutôt, si je l’avais voulu ; mais l’ambition, l’amour, une folle confiance, me fermaient les yeux. Ah ! tu avais bien raison de me dire un soir : — Cette femme n’a pas une vraie distinction ; elle n’est pas chaste, et elle ne t’aime pas. Je faillis me fâcher contre toi ; car j’étais ivre de sa beauté et de sa fortune, avantages si évidents qu’ils me laissaient tranquille sur tout le reste. Je n’avais jamais songé à rien soupçonner relativement à son origine et à son rang. Cet arbre généalogique étalé dans son antichambre, quelle effronterie !…

Mais je te parle comme si tu savais.

Les préparatifs de notre mariage se faisaient. L’autre jour, je rencontrai, chez les Balbou, Mlle Graeboffen, cette petite bossue si méchante que tu connais, qui me poursuit depuis deux ans de ses agaceries. Elle me fit encore tant d’avances, que je ne pus m’empêcher de l’inviter et, en dansant, elle me dit :

— Vous allez épouser la princesse Olga. C’est un beau parti ; cependant, à votre place, je voudrais savoir pourquoi elle n’est pas reçue chez l’ambassadeur de Russie. Cela paraît louche à beaucoup de gens.

Je répondis qu’elle n’y allait pas parce qu’elle n’y voulait pas aller ; Mlle Graeboffen sourit d’un air… enfin cela me trotta par la tête et j’allai à l’ambassade dès le lendemain. Un ami de Valabine, qui est là, m’a fourni d’amples renseignements et voici l’affreuse vérité : Olga n’est qu’une esclave circassienne élevée en Ukraine chez le vieux prince Babaïloff, dont elle est devenue la maîtresse, et qui lui a laissé deux ou trois millions, au détriment de sa famille. Le soi-disant boyard, qu’elle appelle son père, est un esclave affranchi qu’elle paye pour jouer ce rôle ; sa sœur est bien sa sœur ; Olga est une infâme ! cet Italien était bien son amant ! J’allais tomber au dernier rang des dupes et des imbéciles. J’ai tout rompu sur-le-champ, tu le penses bien. Mais je suis au désespoir. Cette femme je l’aimais, je la désire encore, je ne puis me consoler de la perte d’un rêve si beau.

D’autre part, j’ai fait ce que l’honneur exigeait ; mais me voilà sans ressources. J’avais donné ma démission, tu le sais ; maintenant plus de carrière, plus d’avenir. Je me suis endetté à poursuivre cette fortune qui m’échappe, et ne sais plus vraiment où donner de la tête.

Tout cela va t’affliger, quand tu as bien assez de tes propres ennuis, cher William. Ah ! mon ami, de quoi sert la prudence ? Tu vois, nous ne sommes pas plus heureux l’un que l’autre. Je me croyais si sûr, si habile ! À quelque but que nous visions, ce ne sont partout que chimères. Que ne donnerais-je pas maintenant pour retrouver cette place, que j’ai quittée si stupidement !

Je songe bien à aller raconter ma triste aventure à mon ancien chef du personnel, qui, lorsque j’allai prendre congé de lui, m’exprima les regrets les plus gracieux. Mais peut-être ne s’adressaient-ils qu’à l’homme riche que j’allais être, et mon malheur pourrait le trouver moins aimable. C’est tout au plus, d’ailleurs, s’il pourrait m’offrir la position inférieure à celle que j’occupais. Et quel ennui de reparaître ainsi, malheureux et humilié, aux yeux de ceux qui m’ont vu partir avec tant d’envie. J’ai préféré l’honneur à la fortune, ce devrait m’être une gloire pourtant ; mais j’ai bien peur qu’on ne m’en sache pas gré. Les hommes sont impitoyables. On ne verra en moi qu’un maladroit.

Non, je ne me consolerai jamais de cet échec, vois-tu ; il y a de quoi m’emplir l’âme d’amertume pour la vie entière. Je suis si furieux d’avoir été trompé, que je ne veux plus croire à rien.

Mme Léon va t’expédier la corbeille, je t’envoie les pistolets. Et les diamants de ta mère, qui sont en dépôt chez Delage, ne les veux-tu pas ? Vu le peu que tu possèdes, nous n’avons pas fait trop largement ; mais ces diamants à eux seuls composent un cadeau princier, qu’il ne serait peut-être pas prudent de confier aux messageries. Dis-moi tes intentions à cet égard.


CINQUANTE-HUITIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

3 janvier 1847.

Mon ami, console-toi ; tu n’as perdu que de l’argent ; des biens infinis te restent. Oh ! mon cher Gilbert, aime, il n’y a pas au monde d’autre joie. Il n’y a pas d’autres splendeurs, pas d’autre réalité. Quand je songe à vos ambitions, vous me semblez fous ; je ne puis vous comprendre. Si tu savais ce que c’est qu’un bonheur immense en soi et qui se sent l’infini pour carrière ! Il est vrai qu’elle seule peut inspirer un tel amour et le remplir de pareils ravissements ; et cependant aimer, ce doux et magique échange, c’est toujours, vois-tu, le bien le plus grand, c’est la grâce céleste elle-même, l’effluve éternelle, supérieure à tout ce qui passe autour de nous.

Tu le vois, mon Gilbert, je suis heureux. Ton embarras seul me peine ; sans quoi je t’estimerais heureux d’avoir échappé à ce mariage. Prends courage, mon ami. Avec de la jeunesse, de l’énergie, une bonne conscience, tu te relèveras bientôt. Nous allons nous revoir, et causer de tes affaires. Je vais dans peu de jours m’arracher d’ici ; car j’ai à travailler, à créer notre avenir, et je suis animé d’une telle ardeur, que par moments j’ai hâte de la quitter. Veux-tu prendre la place qu’on m’a offerte ? Tu connais le secrétaire du duc ; ce serait facile. C’est peu, mais en attendant… Je ne l’accepte pas, moi ; j’ai maintenant bien d’autres projets.

Mais il faut que je te dise tout. Tu sais dans quelle situation affreuse j’étais, ou plutôt, non, tu ne savais pas, car je n’avais pu t’avouer la résolution extrême que j’avais prise dans mon désespoir : esclave de ma parole, l’âme aux fers, je ne pouvais plus vivre. Ce mariage, maintenant, me révoltait. Rien du prestige qu’autrefois Blanche avait eu pour moi ne subsistait plus ; sa présence m’était importune ; il me fallait un effort de justice pour être indulgent et bon vis-à-vis d’elle. D’ailleurs, aimant Édith, je ne pouvais épouser une autre femme, je ne pouvais à ce point profaner l’amour. J’étais donc décidé à ne point entrer dans la chambre nuptiale, et, ma promesse accomplie, à me brûler la cervelle le soir du mariage. Blanche, comtesse et libre, ne m’eût pas pleuré longtemps.

Te croyant riche alors, je laissais à ma veuve le peu que je possédais ; je léguais à Édith les diamants de ma mère, dont je ne voulais point que Blanche se parât. Édith en eût fondé son école ; je la priais seulement de garder une bague en mémoire de moi. Je n’avais pas été son frère ; mort, elle n’eût pas refusé de m’accepter pour amant, et m’eût chéri comme tel dans son âme.

Ne pouvais-je, diras-tu, m’expliquer franchement et rompre ? Mais à quoi bon ? Je perdais Édith ; mieux valait mourir. C’était bien peu courageux ; mais je souffrais tant ! Je me sentais incapable de rien faire d’utile sans elle ; je n’aurais pu que traîner ma vie dans le plus mortel ennui. Depuis que j’avais pris cette résolution, au contraire, j’étais calme, je souffrais moins. Elle m’aimait, je le savais ; nous nous retrouverions ; mais je n’avais pas le courage d’attendre ici, avec cet unique désir dans l’âme, qui des minutes me faisait des heures, et me rendait l’heure aussi longue qu’un jour. Bien sûr de la reconnaître ailleurs, je préférais me confier à cet oubli de la mort, qui endort nos douleurs et calme nos attentes.

Et cependant une réflexion depuis m’est venue qui m’a fait frémir : ça toujours été pour l’homme un problème que de savoir s’il a le droit de briser une existence qui lui pèse. Si la justice préside, et c’est ma croyance, à toute part qui nous échoit, l’impatient qui rejette sa tâche mérite-t-il d’aller plus loin ? n’est-il pas condamné sans doute à la reprendre ? pouvons-nous tromper cette loi des affinités qui marque notre place en tel lieu, à tel moment, d’après l’état où nous sommes ? Hélas ! par mon impatience et ma lâcheté, j’aurais pu m’éloigner d’elle pour un temps plus long, elle si forte, si austère, si obéissante envers la justice.

Mais elle est à moi et je suis à elle. Nous voilà deux pour l’éternité. Comment cela s’est-il fait qu’elle ait consenti à notre bonheur ? que tout le monde y consente ? Je vais te le dire : c’est bien simple.

— Cette vérité que je sentais, que j’affirmais seul, l’inanité de tout lien sérieux entre Blanche et moi, Blanche elle-même l’a sentie et manifestée. Mon cher, notre sort commun ne tenait qu’à une pendule, et cette pendule a sonné l’heure de notre séparation. Dieu bénisse, où qu’il soit, le saint pape Gerbert !

Notre mariage était décidé plus que jamais ; on avait demandé les dispenses de bans ; on avait fixé le jour et les lettres d’invitation se préparaient ; tout cela, il est vrai, sur un ton assez triste ; car la ruine de la famille réprimait forcément tout éclat, toute fantaisie. On n’avait communiqué à M. Plichon la triste nouvelle qu’après son entière guérison et avec les plus grands ménagements. Elle ne l’en avait pas moins accablé ; après tant de rêves ambitieux, c’était un affreux réveil. Un autre coup était venu s’ajouter à celui-là et le rendre plus amer. Anténor vivait à Paris en fils de famille et ne ménageait rien, pas même sa santé peut-être, en dépit des nobles conseils de Forgeot. Des notes de tailleur et de chapelier, celle d’un dîner gigantesque et la réclamation d’un magasin de nouveautés qui avait fourni au jeune Plichon des mantelets et des robes de soie, étaient arrivées au Fougeré. M. Plichon s’aperçut ce jour-là que l’éducation de son fils était manquée et me le dit naïvement.

J’avais donc peu d’effort à faire pour me mettre au ton de cet intérieur, où régnait la tristesse. Blanche seule par moments se ranimait en pensant qu’elle allait habiter Paris, tenir un ménage, faire des emplettes elle-même, et surtout aller dans le monde, car elle n’y renonçait pas. Sa visite chez le duc d’Hellérin surtout lui tournait la tête ; elle ne pouvait manquer d’être invitée aux soirées de la duchesse, et sa corbeille lui donnerait les moyens d’y paraître avec avantage. Il lui avait bien fallu faire le sacrifice de cette femme de chambre, à laquelle elle tenait tant ; mais elle rêvait encore, la pauvre enfant, une foule de joies impossibles dans la situation qu’elle devait avoir.

Car il va sans dire que la dot était réduite. M. Plichon promettait encore 20,000 fr. ; mais, pour avoir le capital, il fallait attendre que la maison de Poitiers eût été vendue ; c’étaient 1,000 fr. de rente qui, joints aux 3,000 de ma place, ne nous donnaient à Paris que le strict nécessaire. Je n’avais garde, quant à moi, de déranger les rêves de Blanche, et cela ne m’importait guère ; mais la fillette avait une fièvre de zèle touchant ses fonctions futures, et l’entretien avec elle ne roulait que là-dessus.

Elle en vint aux chiffres ; Clotilde et sa mère furent consultées, et j’eus à dire ce que je pouvais savoir de la dépense d’un ménage à Paris. Mes renseignements eurent peu de valeur ; mais on savait par les Martin beaucoup de détails, et les supputations les plus modérées se montaient toujours à plus de 4,000 fr. de dépenses annuelles. Et le mobilier ?

Pour l’acheter, Clotilde avait fait à sa nièce un cadeau de 3,000 fr. On évalua d’abord le linge et l’argenterie, ce qui engloba presque tout ; car un des orgueils de la province est la quantité du linge empilé dans les armoires. Assurément, elles en achetaient trop ; mais je les laissai faire. Il ne resta presque rien pour l’ameublement. Je voyais l’irritation de Blanche croître au milieu de ces déficits. Elle mettait en écrit tous ses calculs et promenait partout son crayon et son cahier, qui le plus souvent gisaient sur la cheminée, d’un air abattu.

Après avoir essayé vainement d’échapper à ces détails, l’ennui qu’ils me causaient, un instinct secret peut-être, ma secrète irritation, me poussèrent à embarrasser Blanche encore davantage ; ce qu’elle ignorait des détails du luxe à Paris, je l’en informai ; le total s’accrut d’une manière désespérante ; mais tout ce qu’elle portait en compte n’en était pas moins indispensable. Nous arrivâmes ainsi à 6,000 fr.

La voyant désespérée, je lui proposai de tout recommencer, en réduisant tout. Les sommes nécessaires à l’achat du linge, des lits, de l’argenterie, furent établies au plus bas mot, à 1,800 fr. Nous rachetâmes sur nouveaux frais, un peu plus modestes, les meubles de la chambre à coucher, de la salle à manger, de la cuisine. Il ne resta que 500 fr. pour le salon.

Il y fallait cependant un canapé, des fauteuils, des chaises, le tout en velours. Autrement, une duchesse ne s’y fût pas assise. Doubles rideaux guipure et soie, glaces et vases, table et tapis, garniture de la cheminée.

Tout cela fut brin à brin discuté, supputé, considéré sous toutes faces. Nous n’arrivions à rien de possible ; et moi, ennuyé au delà de toute expression, je me vengeais, tantôt en augmentant les difficultés, tantôt en proposant des mesures radicales qui l’exaspéraient. Elle me lança un regard terrible quand j’imaginai de remplacer par de simple perse les rideaux de soie, et le velours par du damas.

— Ma chère enfant, lui dis-je alors, ce qu’il y a de plus misérable, c’est d’affecter un luxe qu’on ne peut soutenir. Un petit employé à Paris doit loger au quatrième, près des faubourgs, et se passer de salon.

Alors tout en colère, se tournant vers moi :

— Quel étrange noble vous êtes ! vous n’avez que des goûts roturiers.

— Je vous demande pardon, répliquai-je, le ridicule de vouloir paraître appartient surtout aux parvenus. La vie de la grisette et de l’ouvrier ne sont pas hors la loi humaine ; ils ont aussi leurs plaisirs. Après le travail de la semaine, viennent les courses du dimanche, hors barrières, dans la patache ou dans l’omnibus, et le dîner à l’auberge, arrosé de vin bleu et d’éclats de rire. L’hiver, le spectacle, vu des troisièmes ou quatrièmes loges, en toilette modeste, est le même que celui dont on jouit des premières dans les petits salons de velours, ornés de glaces, où les belles dames vont pour coqueter.

Blanche serrait les lèvres et baissait les yeux. Mes dernières paroles, en lui montrant hors de sa portée la vie élégante qu’elle ambitionnait, lui causaient par avance les tortures de l’envie. J’ajoutai :

— Vous pourriez, il est vrai, obtenir une entrée dans ces salons, par grâce et comme par aumône ; mais une femme pauvre qui veut briller s’attire, sachez-le bien, des insultes de tous genres, et où je placerai, moi, mon orgueil, c’est à vous en préserver.

Elle ne dit rien, mais le crayon trembla dans sa main comme elle feignait de poursuivre ses calculs.

— Où en étiez-vous ? dit maman qui vit l’orage.

Nous continuâmes. Après avoir posé sur la cheminée deux vases fort mesquins, nous en vînmes à la pendule. Cette pendule ne pouvait coûter moins de 150 fr. pour n’être pas trop vulgaire, nous posâmes donc ce chiffre, et, comme c’était le dernier détail, on chercha la somme : 3,900 !!! Blanche jeta le cahier à l’autre bout de la chambre.

— Nous avions mis tout au plus bas, dit-elle ; maintenant, j’y renonce. Et elle se mit à pleurer.

— Supprimons la pendule, dis-je alors.

— Supprimer la pendule ! s’écria-t-elle en relevant la tête et en me regardant avec autant de stupéfaction que si j’avais dit : — C’est demain la fin du monde. — Supprimer la pendule ! répéta-t-elle avec une horreur mieux sentie, je crois que vous êtes fou !

— Je crois au contraire que cela serait fort sage, dis-je en souriant, mais avec ténacité.

— Eh bien, s’écria-t-elle, je renonce à tout ! je ne veux plus m’occuper de tout cela ! je ne veux plus me marier ! Vous me feriez mourir de chagrin.

À ces mots, je faillis suffoquer de joie ; mais, rappelant toute ma présence d’esprit, je me hâtai d’en prendre acte. Élevant la voix au-dessus du ton de maman et de Clotilde, qui grondaient Blanche et traitaient comme une boutade sa déclaration :

— J’ai reconnu, dis-je, depuis longtemps, que nous n’étions pas faits l’un pour l’autre ; je suis heureux, Blanche, que vous le reconnaissiez comme moi.

— William ! s’écria madame Plichon, tout ceci n’est pas sérieux.

— Chère maman, repris-je avec un regard qui lui donna le soupçon de la vérité, je serai toujours votre fils, et je veux l’être ; mais Blanche et moi, je le répète, nous ne sommes pas faits pour être unis, tant nos caractères et nos goûts diffèrent. Il lui faut un homme riche, et qui aime le monde. Aimable et charmante comme elle est, elle le trouvera.

— Vous ne m’avez jamais aimée ! s’écria Blanche au milieu de ses pleurs.

— Je vous demande pardon, répondis-je en prenant cette petite main, autrefois tant baisée, qu’elle retira brusquement, je vous ai aimée sans vous connaître. Maintenant que je vous connais… Vous m’êtes encore chère, mais non plus comme autrefois. Cependant si vous désirez toujours notre union…

— Jamais ! s’écria-t-elle, jamais ! Je serais trop malheureuse. Moi aussi, maintenant, je vous connais ; avec votre air de douceur, vous êtes le plus entêté des hommes, vous ne m’aimez plus, et je vous déteste !

— C’est trop, cela, dis-je avec un peu de tristesse, tandis qu’elle s’échappait du salon, suivie par sa mère ; car pour moi le seul souvenir d’une affection est encore de la tendresse, et que Blanche le veuille ou non, je resterai son ami.

— Ah ! mon cher William ! s’écria Clotilde aussitôt que nous fûmes seuls, ah ! mon pauvre ami ! je n’aurais jamais cru cela de Blanche. Encore une déception. Il n’y a donc point au monde, grand Dieu ! d’affection vraie ! Ah ! vous devez bien souffrir !

En même temps, elle s’empressait autour de moi, voulait me faire respirer des sels, m’offrait sa médiation, et j’eus bien de la peine à lui faire comprendre que je n’étais ni malade ni désolé, ce qui la déconcerta encore plus que tout le reste. Cette pauvre Clotilde, elle, ne comprend plus rien à la vie depuis quelque temps ; car elle n’ose plus même donner de larmes à Forgeot, qui, tu le sais, figure en première ligne dans tous les journaux, parmi les bandits organisateurs de l’affaire des mines.

J’obtins donc de Clotilde qu’elle cessât ses consolations, et je sortis du salon sous prétexte de prendre l’air.

Certes, j’étais libre, et, quelle que fût la contrariété de M. Plichon, rien ne pouvait m’obliger, après les paroles de Blanche, à renouer cette union. Je montai l’escalier ; je cessais enfin de me contenir, et l’ivresse du bonheur me montait à la tête. J’allai frapper à la porte d’Édith ; elle vint ouvrir, et, en me voyant, devint toute saisie :

Qu’y a-t-il, mon Dieu, William ?

À peine eut-elle refermé la porte. — Il y avait un nuage autour de moi ; je la voyais à peine. — Je lui dis :

— Votre sœur vient de rompre avec moi !

Édith comprit aussitôt ; car, sans me répondre, elle se laissa tomber sur une chaise.

— C’est Blanche elle-même qui a rompu ? me demanda-t-elle enfin d’une voix altérée.

— Je vous le jure, Édith, je suis libre, je suis libre !

Et je m’agenouillai devant elle, baisant sa robe, pleurant et criant de joie, car, j’étais sûr qu’elle m’aimait et je n’avais jamais espéré ce moment où nous étions. Elle me donna ses mains qui tremblaient et elle appuya sa tête sur mon front. Ce que nous dîmes est écrit en moi ; je ne l’oublierai jamais. Nous n’avions qu’une pensée, à la surface de laquelle d’autres passaient, comme dans l’infini le fini s’agite, et de temps en temps, quand nos esprits emportés bien loin revenaient à ce moment bienheureux de notre rencontre et de notre union, nos mains échangeaient une pression nouvelle, et de nouveaux frémissements de joie nous parcouraient le cœur.

J’étais à genoux ; elle s’en aperçut et me fit asseoir près d’elle ; et ses regards rayonnants et souriants me disaient :

— Ce n’est pas à genoux que tu dois m’aimer. Il me venait des pensées, des protestations qui mouraient sur mes lèvres ; tout cela était inutile, nous nous comprenions. Un seul regard disait plus que cent paroles. La nuit tomba ; mais nous nous contemplions encore dans la nuit. Je sentis que désormais nous serions toujours ensemble, même éloignés. Il me faudrait aller travailler loin d’elle pour l’acquérir ; mais la distance même n’avait plus le pouvoir de nous séparer.

On appela Édith pour le dîner ; nous descendîmes. Blanche gardait sa chambre. M. Plichon arrivait de la ferme ; il ne savait rien. Le dîner fut silencieux ; mais tout éclairé pour elle et pour moi des rayons de nos regards qui se croisaient à travers la table. Parfois, en contemplant cet être admirable que j’avais jusqu’alors adoré de loin, une folie me prenait, et je ne pouvais croire qu’elle était à moi, ou j’étais sur le point d’en crier de bonheur.

Après dîner, je fis signe à maman, et l’emmenai dans la bibliothèque, où je lui dis tout. Elle me sauta au cou en poussant un cri de joie.

— Ah ! mon cher enfant ! j’y avais pensé ; mais je ne croyais pas que ce fût possible. C’est en effet mon Édith qui doit être votre femme ! Elle sera donc heureuse ! moi, qui en désespérais. Blanche, comme vous le dites, trouvera, j’espère, un autre mari, mieux en rapport avec elle. Et vous ne nous quitterez pas, William !

— Le mari de Blanche, lui dis-je, est sous votre main si vous le voulez, riche et très-amoureux.

— Prosper ? demanda-t-elle. Ah ! sans doute ; mais… le moulin !

— Je la raillai de ses préjugés, et lui fis sentir que, pour marier richement une fille sans dot, il faut faire quelques sacrifices. On obtiendrait du père de Prosper la moitié de sa fortune, c’est-à-dire environ cent cinquante mille francs, en faveur de cette noble union, et quant à Prosper lui-même, il n’aurait d’autres volontés que celles de Blanche ; car elle était le rêve, l’étoile de ce pauvre garçon, que la veille même, à dix heures du soir et par une forte gelée, j’avais rencontré immobile dans l’avenue, occupé à contempler la fenêtre éclairée de celle qu’il aimait.

Maman enfin se chargea de tout arranger près de son mari. Le scandale d’une rupture, qui était la grande préoccupation de M. Plichon, se trouvait sauvé par la substitution d’Édith à sa sœur. On soutiendrait aux gens qu’ils avaient mal vu, et qu’il s’était toujours agi, non de la plus jeune, mais de l’aînée.

Et maman a réussi, M. Plichon est charmé qu’Édith se marie, non sans quelque frayeur toutefois, de ce que deux pareilles têtes, comme il dit, pourront faire ensemble. Les deux sœurs viennent d’avoir une explication, où Blanche a assuré qu’elle n’avait aucun regret touchant ma personne. Maintenant, elle affecte de me traiter en frère, et prend le beau rôle dans notre rupture, en donnant à entendre qu’elle seule a voulu briser. Nous la laissons faire. Cependant, le dépit et l’amour-propre la pousseront à désirer un prompt mariage et la feront passer, je crois, sur la mésalliance, quand elle se sera persuadée suffisamment qu’elle aime Prosper, et que le refuser serait le précipiter la tête la première sous les roues de son moulin. C’est d’ailleurs un beau garçon, poétique et timide comme un amant malheureux, doux, instruit, pas trop gauche et romantiquement pâle, d’une pâleur qui malheureusement rappelle la farine, mais qui fera très-bien à cent lieues d’ici.

Quant à moi, je te l’ai dit, je rejette la bureaucratie. Me voici rendu à moi-même et j’ai des projets nouveaux. Il me faut acquérir l’aisance pour mon Édith et pour moi, et nous avons également besoin d’une utilité vraie, à laquelle nous puissions nous consacrer. Elle a raison : le but de la vie, c’est une œuvre conçue dans l’idéal, et que l’homme et la femme, appuyés l’un sur l’autre, et soutenus par l’amour, réalisent ensemble. Notre bonheur, si grand qu’il soit, ne nous suffirait pas, si nous nous bornions à le savourer avec égoïsme. Il est pour nous une force, par conséquent un devoir de plus.

Cette lande inculte qui est là sous mes yeux et sans cesse les attire, c’est elle que je veux féconder, c’est par elle que je veux procurer à ce pays pauvre une plus large vie. C’est là que plus tard nous réaliserons le beau rêve d’Édith, en donnant aux enfants de ces campagnes de l’instruction et du pain. Je vais consacrer le reste de cet hiver à repasser mes livres de science : chimie, physique et géologie ; puis, au printemps, j’irai revêtir la blouse dans une ferme-école et me livrer aux travaux des champs. Je ne deviendrai l’époux d’Édith que lorsque je me serai senti maître dans cette science si vaste et si complexe des forces de la nature et de leur exploitation par l’homme. Leyrot défrichera les terres que je vais acheter, en attendant que j’y puisse moi-même mettre la semence. Les diamants de ma mère, auxquels jusqu’à présent je ne voulais point toucher, je les vends sans remords pour fonder notre œuvre et pour assurer notre bonheur.

Ma lande en ce moment déploie toutes ses pompes. Il fait un beau jour d’hiver, sec et brillant. La gelée de la nuit s’est fondue en vapeurs que le soleil a dissipées. Toutes les couleurs et toutes les nuances de l’arc-en-ciel se succèdent dans ce grand espace. Si belle dans sa stérilité, sans doute, elle le sera moins, féconde. Elle différera d’elle-même, comme la jeune fille folâtre et naïve diffère de la femme aux pleins contours, que l’amour à rendue mère. Mais c’est de même au nom de l’humanité, que cette transformation doit s’accomplir, et je fendrai sans regret du soc de la charrue le sein de cette terre, en invoquant l’amour et le travail, dont les poésies ne sont pas inférieures à celles du sauvage et de l’inculte.

Voici l’heure où nous allons nous promener ensemble, Édith et moi. Je te quitte. Ma prochaine lettre t’annoncera le jour de mon arrivée à Paris. Courage, cher Gilbert. Tu vas retrouver ton compagnon plus fort et plus heureux que tu ne l’as jamais vu, et nous travaillerons ensemble à notre avenir.



CINQUANTE-NEUVIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

12 janvier 1847.

Ta lettre m’a rendu heureux pour toi ; mais, mon cher ami, tous les bonheurs ne sont pas les mêmes. Tu aimes, c’est bien, et tant que cela durera, tu seras charmé de ton sort ; mais moi je n’aime plus et même franchement je suis las de ce métier, métier de dupe. Il est douteux que je puisse aimer désormais ; et quand ? et qui ? Puis, il faudrait toujours pourvoir aux réalités de la vie, fort nécessaires, même pour un amoureux. Elles me sont offertes, mon cher, et je les accepte. Je sais que tu vas me blâmer, mais ma foi, je n’y puis rien. J’épouse le 20 de ce mois, tu vois que le jour est fixé, — Mlle Graeboffen. Elle n’est, j’en conviens, ni belle ni aimable ; mais depuis deux ans elle m’aime, ce qui de sa part est fort gracieux, et elle a six cent mille francs. Je t’avoue que pour moi ce dernier trait est indispensable. Il vaut donc beaucoup mieux que j’épouse une femme qui possède cela que de risquer d’en aimer une autre qui n’ait rien.

Tu te crois heureux pour l’éternité ; mais on le croit toujours, mon cher. Et qui assure, que tu ne te lasseras pas de ta belle Édith, comme tu t’es lassé de Blanche ? L’amour passe toujours ; l’indépendance et les plaisirs que donne la fortune restent. Je ne veux pas te désenchanter. Je me défends un peu par avance, et voilà tout.

J’espère que tu voudras bien être mon témoin, et je t’attends au plus tard le 19 au soir. Nous partons aussitôt après le mariage pour une terre que ma future possède en Westphalie.

À toi,
Gilbert de Valencin.


SOIXANTIÈME LETTRE.

WILLIAM À GILBERT.

15 janvier 1847.

Oui, je te blâme, et cruellement ; car tu me fais souffrir dans mon estime pour toi. Tu n’as pas réfléchi, Gilbert. Une panique te pousse à cet acte odieux. Épouser une femme que dans ta lettre précédente tu qualifies toi-même de méchante bossue ! une femme dont tu n’auras pas d’enfants ! n’est-ce pas le mépris du mariage porté jusqu’au sacrilège ? Tu ne peux pas être heureux ; car je te connais mieux que tu ne fais toi-même. Tu étais bon, fait pour sentir vivement les bonheurs de la famille. Le chagrin te prendra bientôt, près de cette femme que tu ne peux pas aimer, dans cette union sans consolations et sans avenir.

Si tu savais combien j’ai le cœur triste de te voir presque perdu pour moi ; car nous suivons des voies si différentes, que nos pensées ne peuvent plus s’associer. Une gène, que tu ressens déjà, va glacer notre amitié. Déjà tu doutes de moi, et tu m’attaques dans ce que j’ai de plus cher, pour te disculper d’avance, dis-tu. Mais je n’espère pas changer ta résolution ; tu as attendu pour m’en faire part d’être à la veille de l’exécuter, et ma lettre ne peut t’arriver que le jour où tu demandes que j’arrive moi-même. Non, je ne serai pas ton témoin ; je ne rentrerai à Paris qu’après ton départ pour l’Allemagne.

Ce n’est point une rupture, je n’en admets pas entre nous. Mais je ne puis surmonter sitôt le chagrin et les répugnances que m’inspire ta situation. Combien tes rêves de jeune homme étaient différents de cette triste fin, Gilbert. Tu as agi par coup de tête, dans l’effroi de la pauvreté. Quand le regret t’aura pris, nous pourrons mieux nous entendre et je pourrai t’aimer comme auparavant. Je serai toujours ton ami. Reste le mien, malgré ma franchise. Il est des souvenirs que rien ne peut briser, et contre lesquels l’orgueil même doit être sans force ; nos jeux d’enfance, nos épreuves de jeunesse, une si longue communauté… Au revoir, Gilbert.


SOIXANTE-UNIÈME LETTRE.

GILBERT À WILLIAM.

Paris, 12 juin 1832.

William, si je ne te savais pas si généreux et si confiant, je n’oserais pas revenir à toi ; car j’ai attendu le malheur pour m’y décider. Mais sans que j’aie besoin de te l’affirmer, tu sais que mon amitié n’a pu s’éteindre. Tu n’étais pas à Paris quand j’y suis revenu, et puis je craignais ton mépris, et n’aurais pu supporter ta froideur.

Je n’aurais pas osé parler de ma femme en face de la tienne, encore moins vous la présenter. Mon ami, je souffrais mille fois plus que tu ne l’avais prédit, et je n’ai pas voulu te porter ce malheur ignoble, auquel tu ne pouvais rien. La vue seule de ma femme, son amour, sa jalousie, tout m’écrasait. Au milieu de ces dégoûts, je n’ai pu jouir de la richesse et l’ai presque prise en haine.

Me voilà débarrassé de mon joug, et seul et pauvre comme auparavant. Ernestine est morte en couches, il y a deux mois, sans avoir pu donner la vie à l’enfant qu’elle portait, et sa mère m’a dépouillée de tout. Ces quatre ans et demi de galères ne m’ont servi à rien ; mais je me sens si heureux d’être libre, que la pauvreté ne me fait plus peur. Conseille-moi sur ce que je dois faire, et avant tout, permets-moi, si ton cœur le demande, d’aller t’embrasser. J’ai appris par Delage que tu es devenu un grand propriétaire. Si je pouvais t’être utile là-bas ? Mon cher ami, je suis si humilié vis-à-vis de toi, — par ma seule faute, j’en conviens, — que je souffrirais de tes bienfaits, et que cette utilité dont je parle devrait être incontestable.

Si tu n’as pas besoin de moi, je recommencerai à Paris cette chasse aux places, si longue, si écœurante, mais dans laquelle, j’espère, de bonnes relations me serviront.

Et puis, peut-être tune m’aimes plus. — Ne te fâche pas ! je l’ai mérité.

Réponds-moi sur-le-champ, et parle-moi au long de toi, de ta situation. As-tu des enfants ? Ce bonheur dont tu étais enivré, il y a quatre ans, est-il encore le même ? Qu’est devenue Blanche ? et Clotilde ? et tous ?

J’ai rencontré Forgeot à Spa l’été dernier. Il allait rentrer en France, fier et plein de faconde comme auparavant et se posant en victime des révolutions.

Comment vous entendez-vous avec le beau-père ? Ta femme voudra-t-elle m’accueillir ? et ton entreprise ? parle-m’en avec détail. Mais tu n’as plus besoin de t’épancher comme autrefois ; tu n’es plus seul.

J’ai relu bien souvent la fin de ta dernière lettre, celle qui m’arriva la veille de mon mariage. Tu m’y faisais la promesse de m’aimer comme auparavant quand je serais malheureux. J’aurais dû réclamer bien plus tôt ; mais me voilà enfin. Au revoir, n’est-ce pas, William ?



WILLIAM À GILBERT.

SOIXANTE-DEUXIÈME LETTRE.

16 juin 1852.

Non, tu n’en pouvais douter. En reconnaissant ton écriture, j’ai eu un saisissement de joie, et j’ai pleuré en lisant ta lettre. Oh ! mon pauvre Gilbert ! comme tu t’es fait souffrir ! Je t’attendais depuis bien longtemps et ne pouvais comprendre ton silence. J’ai voulu souvent t’écrire ; mais je te croyais fâché contre moi, je n’osais te parler de mon bonheur, de tout ce qui m’occupait… Je vais donc être tout à fait heureux ; car il faut que tu viennes avec nous. Édith te recevra en frère. Oui, mon ami, nous avons un enfant, un garçon qui est fort et marche déjà. Il est sérieux comme sa mère, à laquelle il ressemble ; mais il rit aussi de grand cœur quand nous jouons lui et moi. Tu le verras. Nous préparons ta chambre. Viens vite, et nous causerons.

Mais je veux te donner, en attendant, tous les détails que tu demandes. Va, j’ai toujours un grand plaisir à causer avec toi, et tu me trouveras aussi bavard que par le passé. Je vais te mettre au courant de tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation ; quand tu arriveras au milieu de nous, tu n’auras rien à apprendre ; il semblera que nous ne nous sommes point quittés.

Je partis du Fougeré à la fin de janvier 1847, après avoir commencé déjà l’exécution de mon plan, en achetant cent hectares de bruyères incultes, au prix de vingt-sept mille francs. Ces terrains s’étendaient des bords du Malignon jusqu’à un bouquet de bois, vers le milieu de la lande, et formaient une seule pièce, d’immense étendue. Mais le terrain ici se vend peu cher et l’on tire de ces terres incultes si peu de profit, que le propriétaire auquel j’eus affaire s’en défit avec plaisir, pour acheter ailleurs. Cette première mise de fonds n’était que la moindre chose ; il fallait défricher, puis bâtir la ferme. Leyrot était devenu mon agent ; il avait compris mes plans, et son désir de les exécuter n’avait d’égal que sa joie de m’être utile. Nous nous concertâmes. Le défrichement opéré comme à l’ordinaire, en arrachant la brande à l’aide de la pioche, eût demandé des années et coûté beaucoup. Nous achetâmes douze bœufs vigoureux et deux grandes charrues. Leyrot loua quatre domestiques et se chargea de tout loger dans sa ferme vide. On se mit à l’œuvre alors, et, à partir de ce moment, pendant dix-neuf mois, sauf par les grandes pluies ou la sécheresse extrême, ces deux grands attelages passèrent sur la brande, qu’ils soulevèrent et ensevelirent sous les guérets.

Leyrot travaillait et surveillait tout, avec autant d’ardeur qu’il en eût eu pour lui-même ; il s’entendait avec Édith, qui me transmettait ses comptes, ses observations, ou ses embarras. Pendant ce temps, moi, j’étais à Grignon, prenant part à tous les travaux, étudiant dans ma chambre, assistant aux classes, ne me rebutant de rien, encouragé par les lettres de ma fiancée et par mon but lui-même, que je fixais constamment. J’y restai une année ; puis je voyageai en France, en Angleterre et en Allemagne pour visiter des fermes célèbres et comparer les différents procédés, les diverses applications.

En septembre 1848, je revins au Fougeré. Sous la direction de M. Plichon, ma ferme s’était bâtie et l’intérieur s’achevait. Outre une dizaine d’hectares, ensemencés déjà, la plupart en légumineuses, pour la nourriture du bétail, quarante hectares défrichés étaient prêts à recevoir la semence. Je venais diriger ce nouveau travail.

J’achetai du fumier et quatre juments du pays pour les charrois ; le blé nécessaire à l’ensemencement des quarante hectares m’était fourni par le produit d’une emblavaison, faite l’automne précédent par Leyrot. Nous commençâmes à meubler la ferme, que Leyrot et sa fille vinrent habiter. Elle était belle et commode. Par une innovation que dans ces campagnes, pas même chez les bourgeois, on ne voit nulle part, elle a un second étage qui fait notre logement. Nous aimons à dominer le paysage et à voir au loin. Le bruit de la ferme en outre nous incommode moins, les greniers étant au premier, au lieu d’être sur notre tête.

Tu trouveras notre mobilier modeste ; mais il n’y manque rien de ce qui est vraiment utile et commode. Une simple addition de cinq cents francs aux trois mille francs de la tante Clotilde, qui voulut faire à Édith le même cadeau qu’à Blanche, a suffi pour payer, outre ce mobilier, celui de la ferme. Il est vrai que nous n’avons pas encore de pendule ; mais la montre d’Édith et la mienne vont parfaitement. J’oubliais un grand coucou, entouré de roses, qui de son balancier monotone règle l’heure en bas. N’est-ce pas assez de luxe, et puis-je regretter cette fameuse pendule qui changea si soudainement ma destinée, il y a quatre ans ?

Mais je suis sûr que tu ne t’imagines pas combien j’avais dépensé déjà. La terre, assurément, rend plus qu’on ne lui donne, mais il faut lui donner beaucoup. Pendant ces dix-neuf mois qu’il m’avait fallu acheter du fourrage et de la litière, et nourrir mes domestiques, j’avais, en y comprenant l’achat des bœufs et des charrues, dépensé près de quinze mille francs. La construction de la ferme, le prix du terrain, l’achat du fumier et de la semence ajoutés à cette somme, élevaient mes déboursés à soixante-deux mille francs. J’avais vendu soixante mille francs les diamants de ma mère ; il ne me restait plus de mon avoir personnel qu’une dizaine de mille francs ; car mes études et mes voyages avaient emporté leur part, et sans la dot de ma femme il m’eût été difficile de continuer, à moins de m’endetter, de me ruiner peut-être. Le plus fort était fait cependant ; j’allais récolter. Édith voulut consacrer sa dot à l’achat de quatre-vingt nouveaux hectares attenants à notre ferme, qu’on m’offrait alors ; mais nous ne payâmes que le tiers comptant et le reste nous servit à continuer nos dépenses et à acheter au printemps de nouveau bétail, juments, porcs, moutons charmois, qui garnirent notre pâturage…

Mais je m’aperçois, cher ami, que je te traite en agriculteur. Ma fonction m’absorbe et je la laisse faire ; car c’est une des plus larges et des plus variées qui puissent occuper l’esprit d’un homme. Elle est loin cependant de me rendre insensible aux questions générales qui nous intéressent tous, et le spectacle de ces dernières années m’a troublé bien souvent au milieu de mes travaux. Mais dans nos plus grandes colères et dans nos plus vifs chagrins, l’idée que nous travaillions, autant qu’il était en nous, à la solution du problème nous a soutenus et consolés.

Notre mariage eut lieu en novembre, et nous passâmes l’hiver au Fougeré. Maman, qui depuis la perte de leur fortune, a plus d’influence sur son mari, maintenait notre intérieur dans une paix profonde. Clotilde, toujours bonne, mais un peu triste, brodait une layette à tout hasard. Blanche, mariée depuis plus d’un an avec Prosper, habitait Paris.

Pendant l’hiver, je fis entourer le domaine d’un large fossé bordé d’aubépine et planté d’ormeaux, de pommiers et de cerisiers. Édith a voulu que les belles bruyères détruites par notre charrue eussent asile sur la jetée, où toutes leurs variétés fleurissent en un cordon charmant. Nous allâmes au printemps habiter la ferme et planter notre jardin.

La récolte de 1849 fut magnifique. Nos quarante-cinq hectares, ensemencés en froment et seigle, nous rendirent quatre mille cinq cents doubles décalitres, valant onze mille deux cents francs. Mais ne va pas prendre ce chiffre pour celui du revenu net ; car les dépenses de la récolte et du battage, l’achat d’une machine, le gage et la nourriture des domestiques et des bestiaux, le réduisaient à douze cents francs à peine, et je devais en automne consacrer une forte somme, près de cinq mille francs, à la création de prairies artificielles, qui m’affranchiraient enfin de l’obligation d’acheter tous les ans pour un millier de francs de fourrages, en sus des légumineuses que la ferme fournissait.

Je ne veux pas te fatiguer par le détail de progrès peu appréciables pour toi, mais délicieux, même dans leur lenteur, pour ceux qui les créent eux-mêmes. Les soirs de printemps, en nous promenant autour de nos blés, en épiant les progrès de la prairie, tandis que les oiseaux chantaient leur couchée et que les travailleurs revenaient des champs, les harmonies de la nature nous semblaient plus suaves et plus pénétrantes. Nous n’en jouissions plus en voluptueux, mais en créateurs, et cette joie est celle qui rapproche le plus l’homme de ses destinées futures et des êtres supérieurs. C’est que nous marchons, vois-tu, vers un idéal dont nous sommes certains, et que nous goûtons d’avance à chaque progrès qui l’amène. Le travail, selon qu’on l’accepte ou qu’on le repousse, est un bonheur ou une torture. C’est un bonheur pour nous.

Je me lève avec le jour, non pour surveiller mes domestiques ; ne travaillant point comme eux, cela me répugne et Leyrot suffit pour cela ; mais je parcours le domaine ; je vois en quel état se trouve chaque chose, ce qu’il faudrait faire, et souvent je le fais moi-même, quand il ne s’agit que d’un coup de main. Je visite les cours, les étables, trouvant toujours çà et là quelque chose à redresser, quelque soin à prendre. Je taille mes arbres, je cultive mes fleurs, j’ai ma part de la garde du bambino, qui vient avec moi le plus souvent, grimpé sur mon épaule. En cette saison, je vais fréquemment à la collation des gens, qu’ils font dans les champs ; je mange avec eux de leur pain, qui est excellent ; ils me donnent parfois des conseils utiles et de mon côté je les instruis en causant avec eux. Bien nourris, bien traités, mes domestiques ne me quittent guère. J’aurais voulu les rendre associés dans mes travaux ; mais je n’ai pas jusqu’à présent de base équitable ; comme ils ne peuvent participer aux pertes, toute rémunération, lors d’une belle récolte, n’est jamais qu’un surcroît de gages, ou un don que je leur fais.

Nous recevons trois journaux : un politique, un scientifique et un agricole. Nous achetons à mesure tous les ouvrages nouveaux de quelque valeur, science, philosophie, ou littérature, qui viennent à paraître ; mais c’est l’hiver que nous lisons le plus. Dans l’été, science, poësie et philosophie vivent surtout en nous et autour de nous. Tous les dimanches et tous les jeudis, le soir, nous nous réunissons aux domestiques pour une ou deux heures, après le souper, et tantôt nous causons seulement avec eux, tantôt nous leur lisons, en les développant, des faits récents ou anciens qui peuvent les intéresser et les instruire. On leur fournit aussi des livres le dimanche. Mignonne apprend à lire à ceux qui ne le savent pas. Cette bonne fille est devenue avec nous plus simple et plus gaie. C’est elle qui tient le linge de la maison et qui fait les repassages ; elle veille à la propreté des chambres, au ménagement des fruits. Elle serait, en un mot, notre femme de chambre, si nous ne faisions nos chambres nous-mêmes, Édith et moi. L’autre servante fait la cuisine et soigne les volailles, concurremment avec Édith, qui tous les printemps s’occupe des couvées. Ma chère femme prend beaucoup de peine, surtout pour l’enfant ; mais le rôle de mère lui sied à merveille, et ses joues, pâles autrefois, ont maintenant le coloris de ces petites roses des haies, les plus pâles des roses roses, mais les plus suaves.

Après quatre ans et quelques mois de travaux, ma ferme des Bruyères compte actuellement cent vingt hectares en rapport, et de nouveaux défrichements s’y ajoutent chaque année. Elle fournit avec abondance la nourriture du bétail, et celui-ci nous rend le fumier nécessaire à l’engrais des terres. La vente de nos poulains et de nos moutons nous procurera cette année au moins deux mille francs de bénéfice, et mes blés me donneront bien huit mille francs de revenu net, tous frais et consommation déduits. J’ai fait planter sur la pente du Malignon, dans les rochers, à la place des épines, une vigne qui me fournira dans deux ou trois ans du vin pour mes travailleurs. Songe qu’à part cet achat du vin, de quelques articles d’épiceries et du vêtement, la ferme fournit à toutes nos dépenses. C’est la saine abondance de la vie agricole, où la richesse se présente sous sa forme primitive, où l’on a rarement besoin d’argent.

Édith, je dois l’avouer pourtant, est devenue plus coquette. Mais une robe de toile claire, des manches de mousseline, quelque charmant fichu : voilà sa toilette de toute la saison, et tu me trouveras vêtu de coutil des pieds à la tête.

Et maintenant, mon ami, avec ce revenu de dix mille francs, en moyenne, qui chaque année doit recevoir une augmentation par l’adjonction de guérêts nouveaux, nous pouvons commencer enfin l’exécution de notre plan le plus cher, c’est-à-dire réaliser la conception d’Édith, l’école buissonnière.

Nous avons au rez-de-chaussée, entre cour et jardin, une grande salle largement vitrée, vide encore et que nos gens et les habitants du pays appellent notre église, ne pouvant deviner à quel usage nous la destinons. C’est notre église en effet. C’est là que nous rendrons nos devoirs à l’idéal, en guidant selon nos forces l’humanité dans ses voies. Édith s’est procurée dès l’année dernière un brevet d’institutrice de première classe. Une jeune fille du village sera maîtresse de lecture et d’écriture sous sa direction. Ceux des pauvres petits dont la besace ne sera pas garnie trouveront à la maison un repas suffisant, et le fléau de la mendicité sera doublement écarté d’eux dans le présent et dans l’avenir.

Comme je ne pourrais suffire à la surveillance de la ferme et aux soins de l’école, non plus qu’Édith, je cherche, Gilbert, un professeur encore jeune, capable d’envisager et de connaître la science au point presque exclusif de l’application, et qui sache dévoiler aux enfants les secrets de la nature, sans les dépouiller de leur poësie. Je te préviens que celui-là sera aussi le second d’Édith et le mien ; nous lui tracerons la voie que nous avons méditée et choisie ensemble, et dont nous avons fixé la méthode d’un commun accord. Il ne lui faudrait donc au commencement que le bagage ordinaire de tout homme instruit, quelques mois d’étude et de réflexion, une bonne volonté sérieuse, et ce caractère doux et complaisant, cette bonté naturelle que je connais à mon ami. Songe à cela, Gilbert, ou plutôt viens en causer avec nous.

Voilà l’utilité que tu demandais, une des plus incontestables qui se puisse trouver. Si tu adoptes et comprends comme nous cette œuvre, elle te charmera et t’exaltera le cœur. Et tu la comprendras, j’en suis sûr. Pour certaines âmes, un changement de milieu est toute une rénovation, parce qu’elles n’étaient vraiment qu’égarées, c’est-à-dire littéralement hors de leur chemin. Rien n’est touchant comme l’enfance, quand, au lieu de l’attrister et de la glacer de crainte, on sait l’attirer à soi. Mon cher petit enfant, et ceux qui, je l’espère, me viendront encore, élevés avec les autres, leur garantiront ma sollicitude et mon indulgence, et partageant ainsi avec les enfants des pauvres le don le plus précieux de l’égalité, ils en auront, je crois, le cœur plus large. Et ce qu’Édith et moi nous aurons fait de bien retombera sur eux en bénédiction.

Nous avons une si ferme volonté d’accomplir cette œuvre, que je suis sûr que nous l’accomplirons. Mais nous avons à lutter encore avec bien des préjugés et surtout avec cette morale officielle, triste oripeau, qui recouvre tant de dissolution. Sans parler de la prière, à laquelle il faudra sans doute nous soumettre, mais qu’Édith rédigera, il nous faudra triompher de ces malsaines préoccupations qui séparent dans l’école ceux que Dieu a mêlés dans la famille. Nous ne sommes pas de ceux qui confondent l’enfant avec l’homme et qui osent souiller son innocence de leurs précautions ignobles. Dans notre école, garçons et filles seront confondus comme ils le sont dans la vie, et parce qu’il est absurde de séparer ceux qui doivent être plus spécialement unis et parce que la science et la vérité sont les mêmes pour tous.

Si tu veux rester avec nous, comme je l’espère, apporte ton piano ; la musique nous manque. Tu seras heureux d’accompagner quelquefois la belle voix d’Édith, et puis tu nous enlèveras dans ces hautes régions où la musique transporte ; tu parleras la langue de l’infini à ces pauvres gens courbés vers la terre, et rempliras de vagues désirs leur âme endormie.

Tu me demandes des nouvelles de tous ceux dont autrefois je te parlais. Blanche, je te l’ai dit, peu de mois après notre rupture, s’est mariée avec Prosper, non sans avoir désespéré dix fois le pauvre garçon, qui faillit en perdre la tête. La principale condition du mariage fut qu’on habiterait Paris ; et le voisinage du moulin et la familiarité des deux vieux parents sont en effet si désagréables pour Blanche, qu’elle ne vient ici que très-rarement. Est-elle heureuse ? Je ne le crois pas. Elle méprise son mari, qui est cependant un homme de cœur et dont le seul défaut est un caractère faible. Prosper commence à s’effrayer des prodigalités de sa femme. Ils ont à peine neuf mille francs de rente, et Blanche est devenue une femme à la mode, dans le cercle d’artistes qu’ils fréquentent. Elle a deux enfants, que sa femme de chambre élève. Le vieux meunier branle la tête d’un air soucieux quand il parle de sa bru et continue avec ardeur à tourner la roue de son moulin, à cause, dit-il, des petits-enfants, qui pourraient bien avoir besoin de ce grand-père, qu’ils ne connaissent pas.

Maman est comme toujours la plus aimable et la meilleure des mères. Clotilde est devenue moins expansive et plus réellement mélancolique. Elle raffole de notre enfant au point de souffrir quand elle s’en sépare, et je l’ai vue pleurer une fois, comme Andromaque, d’un jour passé sans le voir. La pauvre fille a manqué sa vie par esprit romanesque et faux jugement ; elle se trouve seule maintenant, sans lien assez sérieux avec ses semblables pour se sentir nécessaire et à sa place quelque part. Elle en souffre d’autant plus qu’elle est très-aimante, et que se dévouer est pour elle un besoin. Mais l’amour a ses exigences naturelles qu’on ne peut tromper et devient une souffrance quand il n’est pas payé de retour. Aucun de nous ne peut rendre à Clotilde ce que son âme inoccupée a besoin de donner. L’enfant lui-même a sa mère et moi qu’il préfère à elle. Elle avait demandé à Blanche de lui céder sa fille ; mais Prosper, qui adore ses enfants, n’a pu faire ce sacrifice. Je la gronde quelquefois de nous ravir Julien, et lui conseille sérieusement d’aviser à avoir des enfants elle-même ; mais elle est arrivée à l’âge de trente-six ans et ne peut plus, avec l’insouciance ou la confiance d’une jeune fille, épouser un parti, un inconnu.

En t’expliquant tout cela, il me vient l’idée que, vivant l’un près de l’autre, vous pourriez vous aimer. Elle n’a que cinq ans de plus que toi, elle est encore jeune et fort agréable ; tu la verras. Certes, elle saurait te faire oublier les mauvais jours, et n’aurait le tort que de te gâter. Je sais que, si tu acceptais son dévouement, tu ne serais point ingrat. Ma foi, ce serait drôle si je t’appelais mon oncle. N’en ris pas. Quand tu auras passé quelque temps au milieu de nous, et pressenti les joies de la famille, tu voudras en goûter aussi et savoir ce que ce peut être que de voir son enfant marcher pour la première fois, ou bégayer ses premiers mots. Julien lui aussi t’instruira, notre professeur. Viens-nous, viens-nous vite.

Faut-il enfin que je réponde à cette autre demande que tu m’adresses, touchant mon bonheur ? Il est des joies que l’âme ne confie point aux lèvres ; mais ce que je puis dire, je te le dirai. Non, mon ami, mon bonheur n’est plus le même. Il ne saurait l’être, car, en nous développant, nous changeons sans cesse et notre horizon aussi, à mesure que nous marchons, change autour de nous. Les joies les plus vraies, sont-ce les premières ? Peut-être ; mais je n’en suis pas bien sûr. Plus je vis avec elle, et plus je m’élève, à ce qu’il me semble. Nous avons l’un sur l’autre ce pouvoir d’activer en nous les forces du sentiment et de la pensée. S’agrandir, n’est-ce pas devenir plus heureux ? Je le sens ainsi du moins.

Notre amour n’y peut perdre ; il s’augmente au contraire par des découvertes toujours nouvelles, par ce besoin profond que nous avons l’un de l’autre, par tant de bonheur échangé déjà, par tant de bonheur que nous nous gardons encore. Nous ne nous sommes point absorbés l’un dans l’autre ; l’absorption est un rêve, un despotisme ; c’est la mort d’une âme. Nous sommes restés distincts et indépendants, autant que l’amour le peut permettre, c’est-à-dire que notre pensée a gardé toute sa liberté et que nos volontés ne relèvent que d’elles-mêmes. Édith n’est pas de celles qui se donnent une seule fois pour toute la vie ; elle s’appartient, le sent et le fait sentir. Je suis toujours son amant et ne la respecte et ne la désire pas moins que le jour où, devenu libre, et sachant bien qu’elle m’aimait, je l’obtins pour fiancée. Elle est en face de moi comme les délices et le charme de ma vie ; mais aussi comme un être libre et clairvoyant, dont le jugement m’est plus précieux que celui de tout autre, dont l’estime m’est nécessaire autant que l’amour. Les élans de sa tendresse me sont toujours une grâce, une faveur, et, je te l’avoue, je l’admire tant, que je ne puis comprendre par quel miracle d’amour, ou quelle bonté de sa part, je suis précisément pour elle ce qu’elle est pour moi.

C’est que toute la raison de l’influence de l’être, vois-tu, est dans sa force et dans sa liberté. Pouvons-nous désirer ce que nous possédons ? Non, et le triste secret de tant d’abandons et de satiétés est là. L’être qui s’appartient à lui-même, au contraire, est toujours notre arbitre pour ce que nous voulons de lui. Il porte en lui tout l’inconnu de ses résolutions futures, tout ce que l’indéterminé contient d’infini.

Puis, nous travaillons ensemble au même but. Aux joies de l’amour s’ajoutent les plaisirs de la recherche, l’activité de la lutte, et l’ardeur des espérances. N’est-ce pas le véritable bonheur humain que cet épanouissement de toutes les facultés dans une même harmonie ? C’est la vive saveur de l’inconnu, mêlée à l’ineffable douceur des attachements sacrés ; c’est la sécurité dans l’agitation, le progrès dans la durée, la vie enfin, conforme aux lois naturelles.

Non, l’amour même ne peut contenir l’esprit, infatigable chercheur, conquérant insatiable. Mais quand deux êtres sont unis à la fois par un grand amour et par de communes croyances, leur mariage, vois-tu, c’est le roc solide, inexpugnable, éternel, contre lequel se brise tout effort de l’Océan, du temps ou des hommes, et sur lequel fleurissent les plus douces choses que puisse créer le mélange des forces de la terre et de la rosée du ciel.


FIN.

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CORBEIL, TYP. ET STÉR. DE CRÉTÉ.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


 56
 67
 68
 84
 86
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